Piano de verre

Mon professeur de danse donne cours le lundi, mercredi et vendredi à la même heure, mais j’ai fini par me caler uniquement sur le lundi, parce que la pianiste ce jour-là est différente. Non seulement elle ne modifie pas le rythme en cours d’exercice, contrairement à son collègue qui, par ennui ostensible, se retrouve à faire du jazz avec du classique, mais elle improvise parfois à la manière de Philip Glass : instantanément, on respire mieux, et l’exercice prend une autre dimension – presque une représentation intérieure.

C’est probablement aussi pour ce compositeur que j’aime tant les chorégraphies de Sol León et Paul Lightfoot – même si je comprends les gens que cette tarte à la crème rebutent. Le rejet de cette musique est en quelque sorte inclus dans sa composition : il est un moment où la répétition qui nous hypnotisait soudain devient insupportable – la répétition de trop. Elle arrive rarement pourtant, et presque uniquement par défaut d’attention : un bruit, une fatigue nous a tiré à l’écart, et c’est comme le sang qu’on entend soudain battre dans ses tempes, la pulsation devient bruit. Bruit léger mais continu : irritant. Il me semble que le compositeur joue avec ça, et que c’est là que réside son génie, à répéter la pulsation jusqu’à la transe, et modifier imperceptiblement la ligne musicale pour éviter que la répétition s’entende comme telle et suscite l’irritation – pour que la joie, la transe demeure. C’est comme une règle de vie, une règle du vivant : rien ne se prolonge qu’en s’altérant ; il faut exister pour vivre, sans cesse sortir de sa forme pour se réinventer – la vie comme mue prolongée.

C’est toujours la même flèche à double-sens que je revois sur le tableau de la salle d’hypokhâgne : identité <–> altérité. Quand l’interprète parvient à faire entendre cette tension entre désir du même (qui est crainte du changement) et désir de renouvellement (irritation de l’enlisement), la musique de Philip Glass me subjugue. Les dix pianistes qui se sont réunis à la Philharmonie pour donner l’intégrale des études pour piano me l’ont chacun à leur manière fait un peu mieux comprendre. Évidemment, aucun n’a joué les même pièces et certaines sûrement étaient pour me plaire plus que d’autres, mais l’on sentait diverses manière d’interpréter, qui me permettaient plus ou moins d’entrer dans la transe.

Le degré zéro de l’interprétation, l’étalon mesure, est fourni par le compositeur lui-même, qui vient jouer les deux premières études. Observer un créateur jouer lui-même sa création est souvent fascinant ; on comprend mieux d’où elle surgit, soudain, comment elle s’articule et s’enracine dans un corps ou une personnalité. Cela ne donne pas LA manière d’interpréter pour autant, ni ne constitue nécessairement la meilleure interprétation. Voir du Forsythe dansé par William Forsythe ou du Preljocaj dansé par Angelin Preljocaj est une expérience à la fois intéressante et décevante : le mouvement sur eux est naturel. C’est la torsion qu’il prend lors de la transmission qui le rend vraiment fascinant, qui fait surgir le style. C’est peut-être d’ailleurs la marque du talent : le mouvement se charge de sens et rend mieux encore sur d’autres corps – signe qu’il y a là une œuvre, à interpréter. Quelque chose de similaire se passe lorsque Philip Glass joue ses propres pièces : il y a presque de la maladresse ; on sent des cassures, mais voulues, évidentes, comme dessinant un paysage intérieur. Pour autant, je n’entends pas tout à fait ce que j’ai fini par identifier comme le style Glass – qui est un peu à la musique ce que Duras est à la littérature : un style qui appelle le pastiche par sa structure ostentatoire, facile à méprendre pour des tics, mais inimitable dans sa capacité à faire voir, entendre et ressentir ce qui surgit soudain sous la main (la plume, les doigts) de l’artiste.

Le pianiste qui suit Philip Glass et que l’on applaudit à son entrée… est en réalité un machiniste chargé d’échanger les tabourets pré-réglés et disposés en arc de cercle autour du piano comme un cadran solaire lunaire. Ce sera la running joke de la soirée ; on l’applaudira presque jusqu’au dernier échange de tabouret.

Le pianiste qui suit le compositeur et le machiniste donne pour ainsi dire dans l’excès inverse (même s’il s’agit probablement d’un effet de contraste) : son jeu virtuose semble si facile, si rapide, tout est si lié qu’on n’a plus le loisir d’entendre les failles de la musique, celles qui nous happent. Ce sera l’écueil principal de la soirée : la trop grande facilité, revers de la virtuosité. Le verre ne vole plus en éclats – tranchants ; il s’avale d’un trait, glass of water, piece of cake.

Puis il y a Timo Andres. Il architecture ses études pour m’en faire entendre les creux, les silences qui y résonnent et prennent à la gorge. Opère alors une rare métaphore : les cordes du piano se confondent avec mes cordes vocales, et ça se serre au rythme des petits marteaux. Être cloué sur son siège, cela doit être ça. Et il faut un talent certain pour donner ainsi envie de chialer, une envie vague et noble, alors que ça siffle, clique et gling-gling chez les voisins (j’ai passé une bonne partie du concert avec la main en cornet autour de l’oreille pour minimiser les bruits parasites).

Il y en a eu d’autres coups de cœur durant la soirée (notamment Thomas Enhco), mais celui qui m’est resté, le coup de gorge, c’est lui, Timo Andres, avec son look trop premier de la classe pour ne pas être un génie. Un Mika pianiste, qui retrouverait les autres coachs de The Voice avec Aaron Diehl en Soprano, Célimène Daudet en Jennifer et Philip Glass en Julien Clerc. Palpatine m’a regardé avec un drôle d’air quand je me suis amusée des correspondances à l’entracte, mais ne s’est pas formalisé en seconde partie de soirée quand je me suis exclamée-murmuré : mais c’est Liberace ! à l’arrivée de Nicolas Horvath. Pardon, pardon, à tous. Je commence à avoir faim et suis moins concentrée, je plane un peu et commence à délirer avec les petits carrés de la Philharmonie, qui se détachent des murs et se transforment en triangle, des échardes de verre ; ça tourne, ça tourne depuis le piano en spirale et je plane de Maki Namekawa jusqu’aux sœurs Labèque, l’une après l’autre. Quelque chose comme ça :

C’est un peu kitsch, mais je débute dans ce genre d’illustration.

S’il fallait tenter une dernière image pour appréhender la musique de Philip Glass, ce serait celle des cercles et de la spirale : ça tourne, ça tourne en rond croit-on et, sans avoir compris comment, on se retrouve ailleurs, élevé dans une spirale qu’on n’a pas vue nous emporter.