Octobre 2024, journal

Mardi 1er octobre

À la barre au sol, j’annonce un nouvel exercice et je ne l’ai pas encore montré que C. me coupe :
— Ohlala, ça va être horrible.
— ?
— Je reconnais ce petit sourire, maintenant, cet air réjoui, là… ça veut dire que l’exercice va être horrible.

Je réfute, votre honneur, l’exercice n’est pas horrible, il est efficace.

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Mercredi 2 octobre

Une petite fille me demande si on pourra faire « des compositions », comme avec la prof de l’an passé : oh que oui, dix minutes de répit !

Les groupes relous ne sont pas les mêmes que la semaine passée ; il est décidément impossible de rien prédire. Après un cours sans vague, la dame de l’accueil me prévient qu’une mère a récupéré sa fille en pleurs et va appeler la directrice pour se plaindre. Interloquée, je me repasse ce dont je me souviens du cours sans trouver ce qui a déclencher l’incident : qu’ai-je pu dire de blessant ? qui puisse être mal interprété ? y a-t-il eu des méchancetés prononcées à son encontre dans le vestiaire ? Je les ai trouvées éteintes en arrivant en cours, me souviens leur avoir demandé si elles étaient fatiguées, mais rien de plus. L’idée que j’ai pu blesser une gamine me retourne le bide et le cerveau. Je suis terrorisée à l’idée qu’une indication manuelle pour corriger un placement ait pu la faire se sentir mal. Normalement, je demande toujours avant si je peux les toucher, mais il est possible qu’à la cinquième heure de la journée, après avoir récolté bon nombre de regards étonnés et de bah non, ça me dérange pas, j’ai omis le recueil de consentement explicite pour une zone qui me semblait « neutre » comme les pieds ou les bras (crêtes iliaques et cuisses me semblent trop intimes pour que je puisse oublier, et les fesses sont un no go absolu, je tripote mon propre postérieur si je veux faire comprendre un truc).

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Jeudi 3 octobre

Photo d'un rebord de fenêtre derrière laquelle a été placé un jouet tyrannosaure qui fait coucou à une dinosaure plus petit qui a passé la tête par un accroc du rideau.
Géniale mise en scène dans les rues de Croix

Carton, scotch, règle et feutres : je passe un moment à bricoler un carton pour expliquer les épaulements — au final peu utilisé. Je le range vite fait, un peu honteuse d’avoir été si enthousiaste de cette maigre trouvaille.

carré en carton avec une croix rouge et une noire, scotch, ciseaux et feutres à côté

Dès les dégagés, c’est une évidence : cette fille est une fausse débutante. Je lui demande confirmation pour la forme, elle acquiesce ; je suppose qu’elle veut reprendre doucement. Au fur et à mesure du cours pourtant, le décalage s’accentue. Elle n’est pas seulement une fausse débutante, mais une très bonne danseuse, bien meilleure que moi. Le quiproquo se lève grâce à l’horaire de fin, plus tôt qu’elle ne l’avait anticipé : elle pensait être au cours de niveau supérieur… qui avait lieu dans la salle d’à côté. Je l’encourage à aller grappiller la demi-heure restante ; après tout, notre cours tout débutant qu’il soit l’a échauffée. Elle avoue être un peu frustrée (tu m’étonnes), même si elle a la gentillesse d’ajouter que ça l’a fait travailler en profondeur (les cours débutants quand on ne l’est plus, c’est une redécouverte de tout ce qu’on escamote et ça peut être costaud, j’ai découvert ça en donnant cours au enfants). Les autres, ravies d’avoir eu un modèle de choix à copier pendant tout le cours, trouvent que c’était très bien de l’avoir avec nous : « Tu reviens quand tu veux » lui lancent-elles en passant la porte.

À ce même cours d’adultes débutants, il y a une mère et sa fille, respectivement début vingtaine et cinquantaine. J’adore qu’elles aient décidé de faire ça ensemble. La fille a proposé à la mère, qui a accepté pour être avec elle, sans trop se renseigner, sans faire attention à l’adjectif « classique » accolé à « danse ».  Quand elle s’est rendue compte dans quoi elle s’était laissée embarquée, elle a craint un truc rigide — si ce n’était pas vous, je n’aurais pas continué, elle s’en est persuadée. Quand elle me propose après le cours d’aller boire un verre avec elle et sa fille, et une collègue trentenaire qui a prévu de les rejoindre, je mets de côté mes réticences à aller boire un verre (le bar, le bruit, les prix alors qu’on pourrait manger dans un restaurant) et me joint à cette soirée entre filles.

C’est plaisant puis étrange : entre diverses anecdotes, les deux collègues débriefent de dingueries professionnelles. De l’extérieur, il est clair que leur environnement de travail est toxique et qu’elles sont déjà en burn out ; de l’intérieur, c’est moins évident, elles sont au bord de craquer mais il manque toujours un cran pour acter le craquage, une insomnie supplémentaire, un nœud plus serré au ventre ou une autre soirée gâchée à discuter de ce qui s’est passé au boulot pour s’assurer qu’on n’est pas folle. Elles s’encouragent, elles ne vont pas se laisser faire, elles ne vont pas se laisser faire cette fois. Cette fois de trop. Elles ont manifestement été identifiées comme des bonnes poires par les manipulateurs, parce que la conversation révèle d’autres red flags dans leurs relations de couple — repérés par l’une, complètement ignorés par l’autre. Tout au plus le drapeau vert pourrait-il être légèrement orangé sur les bords. Ce n’est pourtant jamais bien signe quand on s’autocensure face à un compagnon, surtout quand celui-ci met la barre haute sur l’apparence de sa moitié.

La chaleur du cours de danse m’a quittée sans que je m’en aperçoive de suite, compensée dans un premier temps par l’inhabituelle douceur de la saison. La nuit fait son œuvre et je m’éclipse la première, frigorifiée depuis un petit moment. C’était manifestement déjà trop tard : je me réveille à 5h du mat’ avec un hérisson dans la gorge.

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Vendredi 4 octobre

La dimension ultra genrée du classique est une plaie quand on a une classe de filles avec un seul garçon — lequel est affublé d’une maladie qui lui interdit de sauter pour corser un peu plus l’affaire. Je me mets en quête de variations mixtes ou masculines qui pourraient être abordables ou facilement simplifiées pour des enfants en deuxième cycle. Sur Twitter, on me suggère le début de la variation de Lenski dans Onéguine et la variation du danseur en brun dans Dances at a Gathering. J’apprends la moitié de cette dernière à partir d’une vidéo avec Hugo Marchand avant de me rendre compte que je suis incapable de la compter à coup sûr : bof bof pour l’apprendre aux élèves.

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Samedi 5 octobre

Les filles qui commencent les pointes cette année ont mille questions avant d’acheter leur première paire. Je réponds du mieux que je peux, sachant que les pointes sont un outil de travail très personnel ; ce qui convient à l’une ne conviendra pas à l’autre. On parle dureté de semelle, hauteur d’empeigne, forme du pied, embout en silicone ou en tissu, etc. Je conseille surtout d’insister auprès de la vendeuse pour essayer pleins de modèles, et de ses fier à ses conseils… s’ils ne sont pas démentis par leur ressenti. Élastique ou rubans ? Chacun sa préférence. Je suis partisane du combo élastique et rubans (en coton) pour un bon maintien du chausson et de la cheville. Ma réponse semble les perdre. Heureusement une élèves formule le problème : je dis tout le contraire de l’autre prof. Oups. L’autre prof n’a manifestement pas envie de perdre un temps infini en laçage et impose un système de double élastique dont je ne sais, aux explications embrouillées des enfants, s’il est plus complexe ou ingénieux. J’essaye de ne pas remettre en cause le choix de ma collègue sans me dédire : celles qui ont cours mercredi font comme l’a demandé la prof du mercredi ; celles qui n’ont cours que le samedi avec moi ont le choix.

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Lundi 7 octobre

Quand la prof demande si ça fait longtemps qu’on n’a pas enfilé les pointes, je réponds que ça fait des mois, months, sans préciser que ça fait des mois que, non seulement je n’ai pas enfilé mes pointes, mais que je n’ai même pas pris de cours de danse. Quatre, pour être précise. Quatre mois. Je donne des cours de danse, je prends des cours de posture, mais je n’ai pas pris de cours de danse depuis la fin de la formation. Et c’est très bien comme ça. Je suis contente d’avoir attendu que l’envie revienne pour reprendre. Je retrouve les studios gigantesques, les camarades de la promo suivante, découvre les nouveaux. Rien n’a changé et tout a changé : je ne suis plus élève, je ne suis plus évaluée en permanence et, partant, je ne me juge plus en permanence. Plus d’évaluation intériorisée et systématisée en critique anticipée, les vacances que cela me fait ! Je peux à nouveau danser, je suis là pour ça, le sourire qui éclot tout seul quand le mouvement me porte.

Je prends plaisir à prendre ce cours qui place, me remets dans mon corps et mes sensations. Une main sur le ventre, une main sous la fesse, de part et d’autre d’une hanche invisible dans sa sudette, la professeure régulièrement invitée le scande : tout est dans le centre et les ischio. Ça tombe bien, mes ischio-jambiers sont au rendez-vous, je parviens de mieux en mieux à les mobiliser. Même si je mets encore trop de force dans tout ce que je fais ; just stack the bones, rappelle la voix qui semble n’avoir que ça, des os sous la peau, un French bun folâtre sur la tête. Good, great, excellent. Son enthousiasme est aussi affable qu’artificiel — très américain, en somme. Cela m’empêche de développer pour elle de l’affection alors que je raffole de ses exercices. Je suis revenue parce que son nom était sur le planning (et j’en ai fui un autre : une professeure humainement riche et sensible, mais dont tout le cours m’est désagréable, des exercices à sa voix ; il suffit que je l’entende pour me crisper ; j’ai l’impression de me faire engueuler à chaque fois qu’elle émet un son). De retour chez moi, je m’empresse de filmer les exercices qui me restent pour m’en souvenir.

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Mardi 8 octobre

Mum au téléphone me trouve la voix assurée, plus mature, plus… femme, une vraie adulte, qui tranche avec l’image de post-ado que je renvoyais jusque-là. Et je le sens. Je me sens vieillir en bien, en poids posé, gravité qui donne de l’aplomb, voix qui guide et soutient, il faut bien. Je sens l’expérience de vie qui est là, une grosse malle aux trésors sur laquelle je prends appui, malgré mon inexpérience de professeure.

J’aperçois la directrice me désigner à son interlocutrice à travers la porte vitrée. Elle intercepte mon interrogation et ouvre : « Elle me demandait qui était la prof. » La fille avec le legging au goût douteux, il fallait répondre. C’est sûr qu’assise en simili-écart au milieu des autres à discuter étirements, je n’étais pas forcément identifiable comme prof.

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Mercredi 9 octobre 

Les cours se passent un peu plus sereinement, surtout ceux du matin. L’après-midi me rend perplexe. Quand je demande aux pré-ado qui font toujours un peu la tronche leur ressenti sur le cours et le niveau de difficulté, elles me répondent que c’est trop facile. Je ravale mon étonnement : je n’ai pas encore réussi à obtenir ne serait-ce qu’une coordination de base correcte de bout en bout dans les pliés (je ne parle pas de la qualité du pas  — un plié moelleux, des genoux au-dessus des pieds — juste de bras qui savent à peu près où il vont et s’ils hésitent, demeurent dans une position identifiable). Je ne doute pas de leurs capacités dans l’absolu, mais elles ont une si piteuse mémoire qu’il m’est impossible de distinguer une difficulté physique d’une difficulté mnésique. Tant que je ne vois pas l’enchaînement, je ne les vois pas vraiment danser. Alors je propose ce deal : dès qu’elles ont mémorisé les exercices, on passe à plus difficile. Elles comme moi sommes un peu perplexes de la perspective de l’autre, mais au moins, maintenant, nous en connaissons la teneur.

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Jeudi 10 octobre

Heureusement que la barre à terre est proche du sol, parce que j’ai la tête qui tourne au début ; c’est dire le niveau d’énergie initial. Arrivée down tant physiquement que moralement, je ressors pourtant de l’école de danse avec la patate : la magie des cours de danse adultes.

En plus, les adultes peuvent dire des choses réjouissantes comme : on n’a jamais assez de musiques Disney après que je me suis excusée de leur faire faire des soubresauts sous l’océan, tandis que les enfants trouveront que ce sont des musiques d’enfant donc de bébé. On déambule, on fait des bulles sous l’océan. SOUS L’OCÉAN.

À la fin du cours, L. est mi-réjouie mi-gênée : « C’est bizarre, mais plus j’ai mal après, plus j’aime. » Elle est des nôtres, elle aime ses courbatures comme nous autres.

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Vendredi 11 octobre

[rêve — était-ce cette nuit-là ?] Échapper aux zombies dans ce rêve n’implique pas de fuir, mais de se faufiler. Ils sont partout dans la ville, les rues, les commerces. Ils ont le même aspect que les gens normaux, à ceci près qu’ils se déplacent en zig zag. C’est à cela qu’on les reconnait. Surtout, surtout, ne pas leur rentrer dedans sinon ils se mettent à vous tabasser, et alors il faut les tuer, c’est à celui qui tuera l’autre. Le danger constant, c’est épuisant, ils faut sans cesse discerner, anticiper, ne heurter personne par mégarde et dans le doute, s’échapper, monter quatre à quatre les escaliers pour revenir dans la cachette sécurisée, souffler un peu.

Second cours de danse de la semaine / du mois / de la rentrée : des équilibres sereins à la barre et un peu de narcissisme — je me trouve les jambes joliment galbées (la perception de mon corps est directement liée à mes sensations et à ce que je sais avoir ou non travaillé).

Sieste : enfin ça se dépose. C’est comme ça que j’y pense. Pas en terme de repos mais de dépôt, comme on dépose les armes, comme les flocons d’une boule à neige se déposent après l’agitation. Mon cerveau reste engourdi au réveil, je savoure la trêve de moulinage, regarde juste dehors, le biseau de lumière tour à tour flou et net comme un cutter, comme un pan de Hopper.

Au cours de stretching postural, S. me rapporte qu’I. raconte à tout le monde que la barre à terre est géniale. Merci radio ragots pour le compliment, je prends, quand bien même les grands yeux d’I. s’émerveillent d’à peu près tout tout le temps.

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Samedi 12 octobre

À 9h30, un samedi matin, la ville s’éveille encore. Au peu de passants dans les rues, on voit davantage ceux qui y ont dormi et ne mendient pour certains pas encore. L’eau goutte de la raclette du laveur de vitre qui, enfermé dans l’Apple Store, opère la non-magie de la transparence tandis que les vendeurs assemblés en cercle pour un meeting s’appuient comme ils le peuvent sur les tables entre lesquelles ils vont passer la journée à circuler — quand on est agile, on reste debout. Les sourires, quand il y en a : sont-ce des sourires de façade, des sourires pour s’encourager soi ? ou de vrais sourires parce qu’après tout nous sommes dans le Nord, où les gens sont chaleureux ?

Il y a des jours comme ça… Je passe mon temps à lutter pour récupérer l’attention des élèves. C’est épuisant et m’énerve d’autant plus que je tends à devenir coupante. Je ne dis rien quand je vois un groupe d’élèves (toujours les mêmes) papoter alors qu’on marque tous ensemble l’exercice ; après tout, on l’a déjà fait la semaine dernière, peut-être qu’elles l’ont déjà. De fait, elles ne l’ont pas et sont les seules à ne pas l’avoir. Ça part tout seul et j’entends le ton giflant comme s’il venait de quelqu’un d’autre : ça vous aurait peut-être été utile de marquer avec nous plutôt que de discuter. Le microgramme de satisfaction que j’éprouve à cette sortie vengeresse me débecte aussitôt.

« À se regarder pousser une gueulante, ardente ou glaciale, histoire de retransformer le chaos qui vient d’entrer dans la salle en une classe à peu près d’équerre. » Cela fait un moment que je lis le blog de Monsieur Samovar, mais récemment ses billets se sont mis à produire un drôle d’écho : d’avoir des enfants en cours, même si ce sont des cours de danse qui ne dépendent en rien du cursus obligatoire de l’Éducation nationale, j’ai l’impression que… je comprends davantage ce qu’il raconte, pas qu’intellectuellement, quoi, et ça éclaire ma propre expérience en retour, allège mes embarras de prof débutante en montrant qu’on patauge tous.

Cela ne me dérange pas que les élèves parlent entre eux du moment qu’ils chuchotent et gardent un œil sur ce qui se passe. Mais sans cesse lutter pour récupérer leur attention, ça non. Devrais-je ne rien autoriser du tout, pas de chuchotis, rien ? Asseoir un fond de discipline « autoritaire » pour que ça n’en ai jamais l’air ? Mais alors, est-ce que l’absence d’éclat de voix ne s’imposerait pas au prix d’une peur latente, dont je ne veux pas ?

Heureusement, il y a de belles choses à les voir interpréter le début de la variation du danseur en brun. À la fin du cours M. note avidement la référence du ballet dans son carnet, Jerome Robbins, Dances at a Gathering, pour la retrouver chez elle. (Le samedi suivant, elle a manifestement répété et appris la suite.)

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Lundi 14 octobre

[Rêve] Dans une maison qui n’est pas à ma grand-mère ni à ma mère ni à moi, nous passons dans la pièce d’à-côté à l’insu de la propriétaire, en plein jour, pas d’inquiétude, on se demande plutôt quelle pâtisserie manger. Il est question de toilettes [encore et toujours, l’inconscient ne parvient pas à se soulager]. Mais aussi de passer un concours pour peut-être intégrer la dernière année de l’école de danse de l’Opéra [périodiquement je me redonne en rêve une chance pour entamer une carrière professionnelle de danseuse]. En montgolfière, on s’élève au-dessus de la prairie, avec vue jusqu’à la mer.

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Pour un projet mêlant public scolaire et élèves du conservatoire, je me retrouve dans un collège de Lille. Le niveau sonore à l’entrée de l’établissement m’abasourdit ; j’avais complètement oublié cette intensité. Différente mais non moins intense est celle de la chanteuse lyrique qui baroquise à moins d’un mètre de moi durant toute la matinée. Il s’agit pour l’équipe d’expérimenter les morceaux sur lesquels vont travailler les enfants, et pour les professeurs de musique, de s’accorder sur les nuances d’interprétation à transmettre. Je me demande un peu ce que je fais là, à la fois chanceuse et piégée, essayant avec une égale volonté de rendre audible et inaudible ce qu’on nous fait chanter (essayer et participer / ne rien fausser). Sans prendre aucune note sur la partition que je remiserai sagement de retour chez moi, je découvre le monde et le vocabulaire de l’ornementation baroque, avec ses battements et tremblements qui ornent les portées de petites vagues et de + (indiquant qu’il faut aller chercher la note plus haut et descendre).

Quand on passe dans la salle de spectacle (incroyable, je n’ai jamais vu ça dans un collège) pour l’atelier de danse baroque, c’est le soulagement.  Les professeurs de musique sont moins à leur aise ; chacun son tour. Ils s’en tirent bien pourtant, alors que c’est costaud pour une initiation. Les trois segments, bras, avant-bras, main, ça paraît facile comme ça, mais le souvenir des cours de pratique à l’université est à peine suffisant pour incorporer sereinement les coordinations qui nous sont proposées par le maître à danser du jour. J’ai du mal à casser le poignet d’une seule main et à inhiber le réflexe d’harmonisation ou de symétrie qui me pousse à soulever le poignet qui devrait rester tombant.

Casse-croûte dans la salle de musique, ça m’amuse :  L. a toujours des Tupperwear ultra-cuisinés, tandis que le jambon-beurre maison de V. trahit une moindre habitude de manger à l’extérieur. Quand c’est fréquent et qu’on a la flemme, comme moi, on se fait des pâtes. La conversation embraye sur un sujet léger et amusant ; tout en mastiquant, nous dressons la liste de tous les prénoms vieillots portés par nos jeunes élèves. La perception évolue en sens inverse de l’âge : certaines vieilleries ou étrangetés pour moi ont eu le temps pour L., tout juste 20 ans, de devenir actuelles et presque banales.

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En attendant l’heure de me rendre au cours que je donne, je me pose dans l’une des rares médiathèques lilloises à être ouvertes le lundi, fourrage dans les bacs et en sors Blanc autour, que j’avais repéré dans la vitrine de la librairie BD de Montrouge. Lecture in one go. La bibliothécaire circule tout autour avec un plaid vaguement écossais sur les épaules. Sur le plus proche fauteuil, à distance respectueuse, se succèdent un lecteur d’Histoire puis de manga, T-shirt ramen assorti, qui bouge les lèvres comme les gens qui lisent leur livre de prières. Cette après-midi bibliothèque pourrait devenir un rituel si je vais aux cours de stretching postural le lundi midi. Reste que les heures captives sont longues, l’immobilité amène le froid, et la durée de la session n’est pas proportionnée à celle de la lecture. L’intérêt est né, s’est maintenu puis émoussé ; il a fait son temps, mais le temps n’est pas encore écoulé.

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Mardi 15 octobre

Rouvrant le pot de marmelade de gingembre attaqué en diagonale pour laisser intact un bout de la surface lisse, inentamée du pot neuf, je me demande si d’autres gens font pareil, s’il y a d’autres gens assez bizarres pour tenter de conserver le plus longtemps possible un vestige de perfection initiale. Est-ce que ça dit quelque chose de moi ? Peut-être que je m’accroche à une croyance, à l’idée d’un donné une fois pour toute que l’on ne peut que préserver ou abimer. Comme si ce qui comptait n’était pas ce à quoi l’on parvient, mais d’où l’on part, dont je m’éloigne toujours à contrecœur. Est-ce qu’un pot de marmelade de gingembre peut trahir ça ? Il y a un moment où il faut ruiner la perfection de la gelée inaugurale si on veut que le plaisir des tartines beurre-gingembre continue.

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La réunion n’en finit pas. Les gens ne partagent pas ce qu’ils ont réfléchi en amont, ils commencent à réfléchir en groupe. Ça me rend chèvre.

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En ce moment, je pousse des petits couinements de dinosaure satisfait en me glissant sous le plaid. Douceur, chaleur, excitation minuscule. Lecture, sieste, orgasme. Je relève la tête de mon livre et plus rien ne bouge — sauf les branches d’arbre, les insectes et les nuages — mes pensées au même rythme de fausse immobilité — passent sans qu’on s’en rende compte. La lumière du soleil (jaune) et le ciel nuageux (gris) s’annulent en une lumière blanche sans heure. L’infini de l’après-midi se savoure entre 14h et 16h, après quoi l’étale se relief. En sortant du bus, je relève la tête, admire les vergetures, la peau d’orange du ciel.

Ciel au pommelage rapproché

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Pour faire plaisir à ses anciennes élèves, la directrice (leur ancienne prof) prend la barre au sol avec elles. C’est un peu étrange pour moi, qui n’ose pas corriger sa posture de tout le cours. Ce n’est pas si dur, objecte-t-elle à la fin à ses anciennes élèves qui lui promettaient de partager leurs onomatopées. Cette remarque me laisse perplexe sachant que certains mouvements n’étaient pas justes (donc ne sollicitaient correctement pas les muscles) et que le but n’est de toutes façons pas d’en baver, mais de se gainer et s’étirer de manière efficace, pour se sentir bien dans sa vie de tous les jours et progresser en danse. Le rapport des gens à la difficulté me laisse globalement perplexe, ces derniers temps. Mais peut-être n’est-ce absolument pas la question, peut-être avait-elle seulement besoin de faire bonne figure et se rassurer — sur sa valeur de professeure non diplômée (le diplôme a été créé un an après ma naissance) comme sur l’état de son corps tout juste retraité.

De mon côté, peut-être que j’en rajoute dans les bêtises, que je dis par exemple en passant d’un exo sur le dos à un exo sur le ventre qu’on se retourne comme un poulet grillé, mais ce n’est pas de ma faute, c’est l’odeur dans le bus en venant — à quoi tiennent les métaphores servies lors d’un cours de danse… Quand, sur le dos, les jambes en table, j’explique qu’on va descendre un pied l’un après l’autre pour piquer le sol, l’évidence s’impose pour quelqu’un : c’est comme attraper un sachet de bonbon, mais avec les pieds. Je suis d’accord, mais seulement si ce sont des Michoko.

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Mercredi 16 octobre

Mes règles sont en avance (décalées avec la Lune ?) et c’est la dernière semaine avant les vacances, mais curieusement le marathon du mercredi se passe mieux qu’anticipé, les enfants ne sont pas si dissipés. Je me rends compte en rédigeant cette entrée que je note la même chose chaque semaine pour le mercredi : un peu moins fatiguée. Cela ne relève probablement pas tant de l’amélioration que du soulagement. Je devrais prendre acte de cet état de fatigue tolérable, mais l’anxiété semble avoir conservé le tout premier mercredi comme mètre étalon absolu et me le fait craindre chaque semaine.

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Madame, y’a H. qui pleure. Quand mes yeux la trouvent, H. est recroquevillée debout sur ses pleurs silencieux, tétanisée par des larmes qui tombent au sol… en flaque. En flaque ! Il y a une petite flaque d’eau par terre.  Je croyais que ça n’existait que dans les bande-dessinées. Une partie de mon cerveau s’esbaudit de cette profusion lacrymale, tandis que l’autre fait ce qu’on attend d’elle, s’enquiert de se qui passe, tente de rassurer, demande des excuses à la camarade qui s’est permis de dire à H. qu’elle était la seule à ne pas y arriver — ce qui, outre n’être pas charitable, est complètement faux, parce qu’on est en train d’apprendre un nouveau pas et, c’est normal, on tâtonne.

C’est parce que vous êtes trop nulles ! j’entends chez les 9-10 ans. Mais qu’est-ce qu’elles ont aujourd’hui ?  Je dois expliquer que, même si « c’est une blague », je ne veux pas de ça dans mon cours  — d’autant qu’on finit toujours par se demander si la blague en était vraiment une, dans ce genre de cas ; ça introduit le doute chez ceux qui en font les frais et fragilise leur confiance. Donc nope, hors de question.

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À un papa qui amène sa fille toute échevelée, je dis gentiment que ce serait bien si elle pouvait avoir un chignon la semaine suivante : « Pour le spectacle, bon d’accord, mais chaque semaine, non, non ! » Yeux qui roulent, bouche qui s’ouvre… Manifestement j’abuse grave. Un chignon pour un cours de danse classique. Et puis quoi encore, un chignon banane laqué avec une tiare ? J’en viens à douter de la légitimité de ma demande ; après tout, la convention de mon monde ne fait pas forcément sens pour tout le monde.  Est-ce que je n’abuse pas à relayer cette demande de la directrice, alors que l’essentiel est que les enfants ne soient pas gênées pour danser ? Décontenancée, j’essaye de négocier pour que la petite vienne avec des épingles, je lui ferai moi son chignon, ce n’est pas un problème, pendant que la père attrape les cheveux de sa tête blonde et lui fait une queue de cheval à l’arrache sans brosse. Le message est manifeste : ce papa dépose sa fille pour une heure de garderie bon chic bon genre, qu’elle s’amuse, hein, faudrait pas que l’activité exige un effort supplémentaire. De tout le cours, la gamine n’a pas arrêté de passer ses mains autour de son visage pour repousser les cheveux qui lui tombaient dans les yeux.

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Cette tendance que j’ai à parler au conservatoire de ce qui ne va pas à l’école et à l’école de ce qui ne va pas au conservatoire. Pourquoi je fais ça ? Le besoin de débriefer des angles morts propres à chaque structure a des relents de bitchage hypocrite. Pourtant, je pense chaque chose que je dis, en positif comme en négatif.

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Jeudi 17 octobre

Je prends plaisir à rédiger un article de blog sur le livre de Clémentine Mélois. Cela n’empêche pas l’anxiété de remonter.

Malgré ma préférence pour la VO, Tuca & Bertie passe mieux en français. J’ignore si c’est une pure question de vitesse, si l’animation empêche une inconsciente lecture sur les lèvres ou si les sous-titres se détachent moins bien sur le dessin que sur une image filmée, ralentissant la lecture, mais même avec les sous-titres, je peinais à suivre le rythme.

La dermatillomanie ou le plaisir à s’exploser des boutons selon Tuca (je plussoie) :

"Allez, avoue que t'aimes ça. C'est étrangement jouissif."

"C'est comme éclater du papier bulle"
En V.O. : It’s like bubble wrap but made out of skin.

Mes adultes débutants font des progrès, il faut les voir en retiré, ça me rend toute chose guillerette. Une dame dont je n’avais même pas retenu le prénom me tend un tote bag avec cinq élastiques du type qu’on utilise pour travailler la souplesse : c’est pour vous, je les ai récupérés au travail. C’est pour moi, pour nous, forcément j’ai de suite envie de jouer avec.

Et on tire sur la barre, fesses en arrière, dos plat… Je n’avais pas prévu la force d’une de mes jeunes adultes, qui fait de la muscu : la fixation se décroche, cheville arrachée du mur, poussière de plâtre tout autour. Oups.

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Vendredi 18 octobre

Réveillée 7h30, je me suis rendormie jusqu’à 11h ! Poisseuse de ne pas avoir pris une seconde douche la veille au soir, je me réveille crade mais régénérée.

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Samedi 19 octobre

Est arrivée en cours il y a quelques semaines une enfant ahurissante, dont je me demande à chaque fois ce qu’elle fait là. Pourquoi n’est-elle pas à l’école de danse de l’Opéra ? Musculature finement dessinée, cou-de-pied, ligne d’arabesque à se damner, placement et coordinations en place, compréhension immédiate du mouvement, musicalité, intelligence vive, curiosité, gentillesse, plaisir manifeste — tout, elle a tout. Je dois vraiment me creuser la tête pour trouver quoi lui dire et ne pas l’ignorer ni la placer dans un inconfortable rôle de chouchoute en la félicitant systématiquement.  Les pointes aident, où elle rencontre le problème inverse de tout le monde : ne pas passer par-dessus le plateau.

Il m’est difficile de ne pas conserver un ton énervé quand j’ai dû forcer ma voix pour récupérer l’attention du groupe. Je dois faire un effort conscient et moduler mon expression pour repasser dans l’appréciation des efforts engagés dans le mouvement, indépendamment du comportement qui a nécessité un rappel à l’ordre juste avant. Je sais pourtant qu’élever la voix n’est jamais bon, ni pour le groupe ni pour mes cordes vocales. Pour préserver ces dernières, je tente de mettre la musique puis de l’arrêter dès qu’elle a déclenché chez les élèves le réflexe de se mettre en position, histoire de pouvoir donner quelques indications dans le calme revenu, mais c’est presque pire tellement c’est passif agressif. C’est fou comme il est facile d’en vouloir aux élèves de ce qu’on devient à leur contact lorsqu’on est fatigué et démuni.

À côté de ça, il y a des moments de grande beauté, comme de les voir plongés dans leur interprétation tête en l’air pour l’entrée du danseur en brun.

Après le cours, je reste pour une petite session d’improvisation en solo. Je n’avais pas réalisé jusque là qu’il n’y avait personne après moi, que je pouvais profiter du studio.

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Dimanche 20 octobre

Encore un dimanche où la douche marque la césure entre deux pyjamas. Du rangement.

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Lundi 21 octobre

Nouvelle compréhension unlocked au cours de stretching postural : je dois avoir l’impression de ne pas tendre complètement mes genoux pour assurer la continuité entre plié et relevé. C’est la différence entre tendre et allonger que nous avions vue en formation (reculer le genou à l’horizontale versus laisser le genou suivre le mouvement vertical du bassin qui s’éloigne des chevilles), que j’avais intellectuellement comprise et observée sur des jambes en X, mais que je n’avais pas du tout sentie dans mon propre corps. Je ne pensais pas verrouiller les genoux, alors que si, c’est une tendance que j’ai, qui va de paire avec le réflexe de me caler à l’arrière de la jambe / cheville. Je découvre qu’on peut se caler à l’avant, que c’est même souhaitable.

Ce lundi, nous sommes seulement trois au cours, trois danseuses. On commente, on s’interroge, on cherche les sensations, on onomatopéise les difficultés et on papote aussi entre deux, j’adore. Contrairement aux cours en soirée, où l’on trouve des profils divers, avec gens qui font du tennis, d’autres sports ou qui juste s’entretiennent, on peut s’atteler à des mouvements strictement liés à la danse. Par exemple, le travail de torsion pour l’arabesque en twistant ; ça a encore du mal à venir.

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L’après-midi, je donne mon premier cours particulier chez moi, la cheminée en guise de barre. Je propose à la maman, que j’ai déjà rencontré, de rester assister au cours ; elle ne veut pas déranger, mais si ça ne dérange pas, elle veut bien, c’est vrai qu’elle a déjà passé trois heures dans sa voiture à bouquiner ce matin, en attendant que sa fille sorte de répétition. Pour l’avoir eu en stage cet été, je sais que la jeune fille est avide de comprendre et de progresser. Alors, j’y vais, je la bombarde de corrections pour tourner les cuisses en dehors, pas seulement les hanches et les chevilles, relayer l’en dehors musculairement tout le long de la jambe, appuyer dans les orteils vraiment, pas juste sous le coussinet, trouver la torsion dans l’arabesque…

Le changement est spectaculaire pour l’arabesque ; bien placée, la jeune fille  se découvre de nouvelles capacités — et surtout, elle ne ressent plus le pincement aux lombaires qui l’amène régulièrement chez l’ostéo. « Même moi qui n’y connait rien, je vois la différence » souffle la maman, dont j’ai eu l’occasion de constater qu’elle est une vraie ballet mum et s’y connait beaucoup plus qu’elle ne pense à force d’observer. Comme mon miroir n’est pas assez grand, je lui propose de prendre sa fille en photo, pour qu’elle puisse voir sa nouvelle ligne d’arabesque, lier image et sensation. À elle non plus, on n’avait jamais expliqué — même incrédulité que pour moi il y a quelques mois.

La barre n’est qu’un prétexte. Pour chaque exercice, quasiment, on se retrouve à tester d’autres mouvements ; il faut nous voir, toutes les deux, nous asseoir, nous relever, assises, allongées, chaussons retirés, remis, élastiques saisis puis écartés, yeux coincés en l’air à l’affût d’une sensation comme si c’était un mot oublié… Tout ce que j’ai compris, récemment ou moins récemment (mais surtout récemment), j’ai envie de lui transmettre. Dans l’enthousiasme, je lui ressers toutes mes découvertes… et me rends compte après coup que c’est une très mauvaise stratégie si je devais la voir toutes les semaines. Il serait beaucoup plus intelligent de choisir une ou deux corrections fondamentales et de les décliner tout au long de la barre : cela permettrait une meilleure incorporation pour l’élève, et me laisserait des cartes à jouer pour d’autres cours. Pas de regret à avoir ici, car la jeune fille a un emploi du temps tellement blindé qu’on ne pourra se voir qu’à l’occasion des vacances scolaires, mais c’est une bonne leçon pour moi, quelque chose à garder à l’esprit pour le futur. À elle, je conseille à chaque cours de choisir une, maximum deux corrections et de se concentrer dessus tout au long de la classe : un cours seulement pour la rotation des cuisses, un seulement pour le repoussé des orteils, un pour s’assurer de la symétrie des bras, etc.

Le temps passe vite, je déborde. On discute aussi, sa maman, elle et moi, et on se quitte presque deux heures plus tard pour un cours qui devait n’en durer qu’une.

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Je recopie tout Hollie McNish avant de le rendre à la médiathèque. Encore une note de blog qui va rester en brouillon (une éternité, dans le meilleur des cas).

Demain, je pars à Paris alors que l’appart enfin rangé et dégagé, avenant, que j’ai envie d’y vivre un peu là maintenant. C’est toujours comme ça.

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Mardi 22 octobre

La propriétaire va passer en mon absence pour permettre à un artisan d’établir un devis. L’impression que tout doit être nickel ajoute à la tension qui précède n’importe quel départ quand on a des TOC. Comme souvent ces derniers temps, priorités et perspectives se trouvent écrasées, tout mis sur le même plan, tout doit être fait, poubelles sorties, miettes ramassées, chauffe-eau arrêté, linge rangé, valise terminée, vaisselle rangée, rebord de l’évier essuyé, hôte dépoussiérée, aspirateur passé, livres rendus à la médiathèque. Sur le trajet, je remarque qu’il fait beau, comme si l’information ne m’était pas parvenue par la porte-fenêtre. C’est un temps à se balader au parc Barbieux, mais je n’aurai pas le temps d’y aller, pas le temps d’en profiter en tous cas, si j’y mets les pieds, ce sera chronométrée par ma to-do list mentale. C’est toujours quand l’appart est quasi nickel, espacé, aérée, lumineux que je dois le laisser et n’en pas profiter, pour retrouver celui cluttered du boyfriend.

Dans le métro lillois, une femme enceinte reste debout à côté de moi — il y a du monde et pour deux stations élude-t-elle quand son amie insiste… Son compagnon, drôle d’oiseau dont les rides répercutent le sourire en infinies fossettes et douceur, se tient plus loin près de la porte et essaie de faire deviner ce qu’il a acheté, composé en partie de chocolat. L’amie, entre eux deux, tente une suggestion, mais non, ce n’est pas un gâteau au chocolat, il le répète à cause du bruit, ce n’est pas un gâteau, mais oui, il y a du chocolat, l’énigme ricoche jusqu’à moi. La femme enceinte est perplexe : des Michokos ? je lui suggère. Et m’excuse, le chocolat m’a trigger. Elle répercute ma réponse, mais non, ce ne sont pas non plus des Michokos. Ils descendent là, moi aussi, bonne journée, au revoir. Sur le quai, l’homme en aparté me donne la réponse : de la mousse au chocolat, comme ça vous savez. Comme ça je sais — combien ces gens sont adorables.

Dans train, les bruits m’assaillent : conversations (ça parle à côté en termes mêlant travail et vie privée), tchik tchik tchik de qui pianote déjà vigoureusement, sacs et manteaux qui se zippent dézipent, les haut-parleurs déversant une annonce par-dessus. Quand je raconte ça au boyfriend, il me suggère de prendre un casque, mais si je ne m’expose pas un minimum, je ne vais plus rien supporter. Alors je prête attention, écoute pour spatialiser chaque son et le remettre à sa place, à distance. Je crois que ça fonctionne, je m’endors.

Dans le métro parisien, les gens sont bien habillés (mieux habillés) mais aussi arrogants. Pas là qu’aurait lieu ma petite interaction lilloise. À Lille souvent, quand on croise un regard dans le métro, quand on se surprend hagard, fatigué ou ennuyé, on s’adoucit d’un sourire échangé ; à Paris, ce serait de la provocation, qu’est-ce qu’elle me veut, back off, le code veut qu’on s’évite et se dédaigne. Je ne vaux pas mieux que les autres, muette à l’arrivée de la culpabilité, répondant dans une barbe que je n’ai pas au bonjour du vagabond qui insiste, il est un humain qu’il sache, nous pourrions répondre, chercher de la monnaie, pendant que s’installent malaise et puanteur.

Retrouvailles tranquilles avec le boyfriend. Les peaux se reconnaissent, s’échauffent, se ramollissent, durcissent et se ramollissent encore, bonnes pâtes à pain à pétrir et caresser. Sa bouche rattrape la mienne pour la mettre en sourdine quand. Les draps déjà bons à changer.

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Mercredi 23 octobre

Il fait incroyablement doux pour la saison. Je lis dehors, par terre dans la cour, en suivant le trajet du soleil. Adossée au muret, aux mauvaises herbes, en tailleur un peu plus loin. L’ombre de l’immeuble d’à côté grimpe doucement le flan de la maison (divisée en appartements, mais elle a un toit de maison, elle, quand l’immeuble d’à côté est partout à angles droit) et fait paraître lumineuse et claire la façade qui pourrait pourtant bénéficier d’un ravalement. La maison est radieuse sous le ciel intense, je lis par terre sur le bitume. Ça a un goût d’enfance. À quatre heures, je vais chercher un goûter au coin de la rue : un petit pain avec des pépites de chocolat qui, le pain au chocolat étant déjà pris, a été baptisé douceur au chocolat et c’est vraiment ça, une douceur chocolatée qui se grignote à même le papier d’emballage. La ville elle aussi a grignoté, le soleil ; je profite de son dernier pan collée au portail de la résidence d’à côté. Ça amuse les gens devant qui je m’efface pour les laisser passer. Il y a du jeu dans leurs mots : amusez-vous bien, me dit-on comme à une enfant. Une bonne lecture, c’est quelque chose que l’on souhaite à quelqu’un d’assis sur un banc.

(Le lendemain, je m’y prends un peu mieux, un peu plus tôt et je peux sortir lire sur le perron.)

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Jeudi 24 octobre

J’ai du mal avec les podcasts, mais grâce à l’épluchage des légumes pour le curry japonais et à la panne de courant, j’ai enfin écouté l’épisode de Tous danseurs avec Laura Cappelle. Cela me confirme ce qu’augurait la lecture de l’introduction de son essai sur la création en danse classique : que du bon.

Petit pan de mur éclairé par la flamme d'un chauffe-plat dans l'obscurité

Heureusement l’épicerie du coin est encore ouverte quand survient la coupure de courant. Nous pouvons ainsi éteindre les lampes de poche et entamer un dîner romantique aux chauffe-plats après avoir transféré le contenu du congélateur chez le voisin et sorti sur le rebord de la fenêtre le morceau de sopalin qui a pris feu. Le boyfriend est agacé d’être privé de riz pour accompagner le curry (lequel arrivait heureusement en fin de cuisson) et surtout soucieux des travaux que la panne implique à très court terme. Cette soirée épique me rappelle les coupures de courant de mon enfance  (plus fréquentes que de nos jours, quand j’y repense) et l’aspect ludique prend le relai de la contrariété. Le chat quant à lui regarde sa fontaine à eau arrêtée et refuse de boire l’eau déjà croupie c’est certain.

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Vendredi 25 octobre

Un ami du boyfriend passe nous prendre en voiture pour un week-end d’anniversaire surprise à Nantes. Sur la route, il évoque sa relation d’emprise avec une perverse narcissique, et le long apprentissage pour s’en défaire sachant qu’il lui reste en partie lié puisque c’est la mère de ses enfants (eh, vivement la majorité). En quatre heures de trajet, on cause de beaucoup d’autres choses, notamment de travail et de reconversion : la passagère à l’avant est en plein dans le flou. Notre conducteur partage une approche qui a complètement changé sa manière d’aborder la chose. Plutôt que de choisir un métier en s’orientant vers un domaine (le social, l’agri- ou culture tout court, le sport, l’informatique…), on peut se demander ce qu’on aimerait qui le constitue au jour le jour, au niveau du corps : préfère-t-on être debout ou assis ? dehors ou à l’intérieur ? interagir avec beaucoup ou peu de personnes ? qu’on revoit ensuite ou pas ? pour un accompagnement dans la durée ou ponctuel ? Il faut aussi penser à la périodicité — et ce dernier point me semble crucial — à quel rythme souhaite-t-on ou tolère-t-on que le boulot se répète : au bout d’une heure, d’une journée, d’un trimestre, d’une année ? Sachant qu’il y a évidemment plusieurs niveaux de périodicités : par exemple, mes cours de danse se répètent d’une heure sur l’autre (au sens où on reprend l’échauffement à chaque fois), mon planning de semaine en semaine (du lundi au samedi, j’ai vu tous mes élèves) et la courbe de progression sur l’année (avec ce suspens : jusqu’où vais-je mener mes adultes débutants ?).

À 22h30, le sécurité du camping passe pour nous prévenir gentiment qu’il nous faudra la mettre en sourdine à 23h max. Sans être particulièrement bruyants, nous sommes nombreux, tous rassemblés sur la terrasse d’un des bungalows. De toute la soirée, je n’ai pas arrêté de manger toutes les quiches vegétariennes et végétaliennes et les cookies avec ou sans gluten qui débordent de partout devant nous — pour tromper le froid, on va dire.

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Samedi 26 octobre

La nuit a été hachée, mais je le savais, que je dormirais mal, j’en avais pris mon parti. Je suis presque agréablement surprise : résignée, les ronflements ne m’irritent pas, et les réveils ne s’éternisent pas en insomnie comme je l’avais redouté.

Ce que je n’avais pas prévu, en revanche, c’est le froid qui, sans être mordant, s’accumule tout au long de la journée. La partie de mini-golf à laquelle j’assiste les mains dans les poches est supportable grâce aux machines de sport de plein air juste à côté ; un peu d’elliptique aide à se réchauffer. La visite de la ville en revanche est difficile : je pensais que marcher suffirait à me réchauffer, mais le groupe s’est calé sur la vitesse de marche de la petiote, même quand elle est en poussette. Ma mini-doudoune aurait été parfaite sous ma veste en polaire ; elle est malheureusement restée à Roubaix. Au bord de la Loire, je lui dédie de tendres regrets. Au point où j’en suis, je ne vais pas me priver de la bonne glace qu’on me fait miroiter, et je poire-cacaote-grelotte à la Fraiseraie après un safari en slow motion pour admirer la machine éléphant qui se promène dans la ville. Elle est immense et avance au rythme d’un camion de nettoyage en faisant à peu près le même bruit — je n’avais jamais remarqué ça sur les vidéos de l’île des machines aperçues ici ou là. Il y a quelque chose de magique à regarder se mouvoir cette créature qui ne l’est pas du tout, toute de métal, bras mécanisés, tuyaux, rouages et moteurs et lourdeur quand on l’imaginerait si facilement légère, lisse et numérique. Comme si le monde de James Thierrée s’était échappé du théâtre.

Glace devant le ciel nantais

Notre groupe avance toujours à vitesse pachydermique. C’est un paquebot qui vire lentement, sur le pont duquel je piétine et ronge mon froid. Quand on s’échoue dans un bar en attendant l’heure de la réservation à la crêperie, c’est trop pour moi, le bruit, les conversations croisées, la musique, la grande tablée, je shutdown et me réfugie dans la somnolence pour limiter les stimuli agressifs. Souris en mode économie d’énergie.

Les grandes tablées sont frustrantes et épuisantes. On est toujours en train de démêler les écheveaux sonores pour distinguer une conversation, parfois deux, et c’est généralement celle que l’on veut vraiment suivre qui se perd derrière celle, plus proche, qui nous inclut davantage ; une réponse est attendue de nous, et ça y est, on a perdu le fil de l’autre discussion, on ne saura pas ce à quoi on prêtait l’oreille. À la crêperie, le problème de perdre une discussion en répondant à l’autre ne se pose plus, je suis focus sur la carte puis mon assiette. Suite à un quiproquo (je pensais l’avoir crue en salade), je découvre la salicorne cuite, qui se marie très bien avec le bleu et les noix de ma galette. Je me régale et me réjouis : ce n’est pas tous les jours que l’on découvre de nouvelles saveurs.

La serveuse un peu autoritaire au début du service se détend à la fin du repas, rassurée par le groupe qui n’a pas posé de lapin, n’est pas trop bruyant, n’a pas monopolisé les tables pour rien en se partageant trois galettes et se révèle même composé de gros mangeurs qui enchaînent deux galettes avant de passer au far breton. Elle nous raconte qu’elle n’est plus serveuse pour bien longtemps : elle se reconvertit dans le soin animalier. Deux parents essayent déjà de lui refourguer leur progéniture en stagiaire quand-il-sera-plus-grand et, ces liens affermis par le chouchen, elle nous parle de sa femme, qui porte le même prénom qu’elle mais aussi le même nom, deux femmes de même prénom et de même nom, quelles étaient les probabilités, ça rend fou le facteur.

(Comme une lettre à la poste : laisser croire que nous nous sommes endormis durant le temps calme de début d’après-midi, chacun dans son bungalow, alors que nous rigolons comme des ados d’avoir été arrêtés en plein élan par un ami venu toquer à la porte après avoir laissé filer l’heure de rendez-vous.)

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Dimanche 27 octobre

Le chouchen et le bleu font fort. À quatre heures de matin, je fuis la chambre à gaz et passe le reste de la nuit sur le canapé en skaï un peu petit, recroquevillée pour tenir sous la veste en polaire. La journée est de trop. Je rentre en moi pour rester le plus passive possible et moins subir le rythme du groupe, trop lent dans sa marche, trop rapide au café où je commençais tout juste à me réchauffer malgré la porte grande ouverte. À peine s’est-on fait offrir la tournée de chocolats chauds que l’on repart, se promener dans le jardin japonais de l’île de Versailles (ça ne s’invente pas). Le lieu est joli, si ce n’était pas sous un parapluie, j’apprécierais beaucoup d’y flâner. En l’état (de fatigue), j’ai juste envie de revenir au chaud. On poireaute un gros quart d’heure à l’arrêt de tram après qu’il nous a filé sous le nez, et rebolote à la terrasse du restaurant qui n’est pas prêt à nous recevoir, quinze, vingt, trente minutes, le timing devient trop juste, je ne commande rien, les autres avalent leurs frites froides et on file. Notre conducteur a un train à attraper à Paris en début de soirée.

Je me détends quand on se retrouve au chaud et en nombre réduit dans la voiture. C’est un peu bizarre, mais ces trajets sont presque ce que j’ai préféré du week-end, quand le temps contraint dans un petit espace amène la conversation à se nouer autour d’expériences plus personnelles, légères et graves, sincères ou amusées. Il est entre autres question des choix de parentalité quand on a divorcé d’une perverse narcissique (comment accueillir la parole des enfants sans dénigrer l’autre, ni dans son rôle de parent ni d’amoureuse passée), de l’attention impliquée par un look négligé (faussement négligé s’il devient systématique d’avoir des chaussettes dépareillées, un lacet défait ou, chez les danseurs contemporains, une unique jambe de pantalon relevée) et de se défaire du passé ou de sa garde-robe. J’adore que K. expédie ses colis Vinted avec mot pour dire tous les concerts à laquelle cette minijupe ou ce bracelet clouté a assisté. Quelque part sur l’autoroute, il y a aussi cette phrase qui me cueille, qu’il faut tout une vie pour passer du contrôle à la maîtrise. Le conducteur a passé du temps chez le psy, ça se sent, ça le rend encore plus humain et passionnant.

La fatigue tombe quand on est enfin chez soi. Elle tombe, à la fois moindre et plus intense.

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Jeudi 31 octobre

Plein de seaux citrouille identiques se baladent dans Montrouge. Mum m’en offre une au chocolat. C’est le jour de ma conversation annuelle avec mon demi-frère. Joyeux anniversaire. Merci. On n’enchaîne pas ; cela n’empêche pas d’être sincère.

Bientôt à la retraite, Mum a vidé son enveloppe du C.E. pour nous offrir deux places à l’Opéra : nous allons voir le programme Forsythe-Ingermann à Garnier. J’ai sorti les chaussures vernies qui ne voient plus le pavé à Lille et un petit pull vaguement dos nu pailleté pour ne pas me sentir trop pouilleuse. La minijupe grise et noire qui était plus ou moins ma tenue de base parisienne me donne aujourd’hui l’impression d’être habillée ; ce n’est pas un pantalon de danse, rendez-vous compte ! Je ne comprends pas trop la DA, me confie le boyfriend en me voyant enfiler par-dessus le seul gilet que j’ai sous la main, orange presque fluo. La direction artistique n’aime pas avoir froid.

Nous profitons de la proximité de la rue Sainte-Anne pour manger un bol de ramens avant le spectacle. Les soba d’Aki sont encore meilleures et plus copieuses que dans mon souvenir, l’œuf cru remplacé par du tofu frit. Je me délecte du bouillon bien chaud et des petits morceaux de friture qui baignent dedans, avec profusion d’algues savoureuses.

Et c’est l’heure, nous y sommes. La sonnerie ne sonne pas, remplacée par des cloches, moins stressantes, mais un peu austères. C’est mon ancienne vie qu’elles enterrent — ou ressuscitent, je ne sais pas bien. L’impression est persistante d’être de retour dans ma vie d’avant. Les contrôles à l’entrée, la boutique, le grand escalier, l’extrême entre-soi social, le velours des tentures et des fauteuils… tout est familier et pourtant je ne me sens plus appartenir à ce monde. Cela me semble même un peu fou qu’il ait pu être le mien à une époque. Je suis très contente d’être là, mais j’y suis comme on se retrouve dans une maison d’enfance, en visite. Sans même en éprouver grande nostalgie. Le passé a bien vécu.

Le plafond de Garnier, faiblement illuminé dans le noir

Ce qui n’y appartient pas, au passé, c’est ce qui se déroule sur scène : ça, peut-être, ça m’avait manqué ? Pas vraiment non plus pourtant, pour être honnête. Sans rien enlever au plaisir réel que j’ai à être de retour, me revient confusément le souvenir d’une lassitude qui poignait, la vie par procuration, les doses de scène à augmenter pour que le shoot fonctionne. Il me fallait bien quelques années de sevrage pour retrouver l’intensité de l’exceptionnel. Pas de manque, mais du plaisir, c’est au final une relation beaucoup plus saine. Exit le chocolat liégeois que j’entrevoyais après le spectacle à l’Entracte (la brasserie est blindé) ; le désir d’un bon Coca bien frais bien sucré monte dans le bus du retour (direct, ce luxe !) et c’est exactement ce qu’il nous fallait, ce débrief Coca-canapé.

Journal de septembre 2/2

Lundi 18 septembre

Vous êtes raide ! s’exclame le médecin en m’examinant. Voilà quelque chose que je n’ai pas l’habitude d’entendre.
Je suis de retour avec la radio : en plus des disques abimés, il y a de l’arthrose et des vertèbres biseautées en bec de perroquet.
Super, j’ai le dos en bouillie. Il me corrige, ce n’est pas ça un dos en bouillie. Manifestement, c’est plutôt le sien. Il va quand même falloir faire une croix sur une certaine manière de danser, de ce que je comprends.
Je ne vais pas vous mentir, vous allez morfler, qu’il dit quand je lui demande ce que ça implique pour la danse.
Et : il va falloir utiliser plus votre cerveau que votre corps.
Il me parle aussi de vieux rusés, roublés, d’autres manières de. Le boyfriend me parlera d’adaptation. Il va falloir t’adapter. Ça mange quoi, les perroquets ?

Pour le moment, je vais avoir de l’X-prime à leur donner. Je ne sais pas si c’est ma voix qui lutte pour ne pas se briser ou le compte-rendu du radiologue qui donne du crédit à ma douleur, mais j’ai enfin le droit à des anti-douleurs. Ça fait un mois que je suis censée soulager ce lumbago au Doliprane (la Lamaline, il avait refusé de m’en prescrire et m’avait regardée comme une junkie quand je lui avais dit que mon généraliste parisien m’avait prescrit ça, que c’était efficace et que je le supportais bien).
Ça épuise, la douleur. Je ne vous le fais pas dire.

Je n’en mène pas large en arrivant dans la cour de l’ancienne usine où sont nichés les studios de danse. Deux camarades sont sur les escaliers en béton, et É. vient à ma rencontre avec un gros hug.

Sur l’arthrose, Google dit : dégénérative, 40 ans, kiné, assouplir. (On sait tous qu’il ne faut pas le faire, et on le fait tous.)

Le soir, au téléphone, Mum cherche toutes les causes possibles et imaginables : serait-ce l’héritage familial ? Ma grand-mère a eu sa première crise d’arthrose à 40 ans. Ou ma croissance rapide à une époque où je dansais dix heures par semaine ? Si ça a conduit à une légère incurvation du tibia ou de la fibula, je ne sais plus, ça a donc pu avoir une incidence sur les os.

Elle cherche à comprendre, comprendre, comprendre, s’en veut et boucle. Je m’aperçois au bout d’un certain temps que c’est elle qui boucle plus que moi, que ça ne m’aide pas, ni elle, et je coupe court. Comme pour l’épisode des mitaines à Décathlon en début de mois, j’ai l’impression de me voir de l’extérieur, d’observer avec du recul des schémas de pensée communs.

C’est peut-être là le seul bien que m’a apporté l’affaire avec mon ex : avoir admis que, parfois, on peut faire sans comprendre, qu’il vaut mieux cesser les conjonctures sur le passé et se projeter sur des hypothèses de vie future. Ici : comment faire pour que ça n’empire pas, minimiser, faire avec.

Mum pourtant m’aide à couper court à cette idée que peut-être je n’aurais pas dû faire cette formation, que j’aurais pu danser encore 10 ans tranquillement en amateur. Elle me rassure en me racontant ce récit horrible d’une mère qui a refusé que son fils fasse de l’équitation par peur d’une chute, et qui est mort adolescent dans un accident de scooter. Et : on se décide toujours à un instant t avec ce qu’on a. Et : on peut voir les choses à l’inverse, être prof de danse me permettra de rester dans le studio même si je ne peux plus vraiment y danser. Ce n’est peut-être pas une bonne idée niveau frustration, j’ai les larmes au bord de la voix en disant ça. Me faut juste le temps que. Me faire à l’idée. Mais si ça se trouve, je suis passée de justesse, c’était le bon (dernier) moment.

Et le boyfriend de renchérir : même en fauteuil roulant, tu serais encore danseuse. Ça fait partie de toi. Ça fait partie de moi. (Je n’ai pas envie que cette partie disparaisse.) Je pensais en avoir encore pour dix, quinze ans tranquille, avant de me poser ce genre de question.

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Mardi 19 septembre

Réveil à 6h30, de douleur, après 6h de sommeil.

Les effets du Tramadol arrivent par bouffées, comme un soupir chaud qui se diffuserait dans tout le corps (ou comme les endorphines d’un orgasme, maintenant que j’y pense). La fente des yeux se rétrécit presque mécaniquement, et il faut passer par-dessus cet espace de brouillard sensoriel pour projeter son attention vers le monde extérieur — un cours qu’on essaye de suivre, par exemple.

Je dois lutter contre le sommeil et la molécule m’empêche d’y céder. Impossible de bénéficier de l’avantage de l’inconvénient, et d’utiliser la somnolence pour sombrer dans un sommeil réparateur : la conscience suit la bouffée de détente, elle sombre avec elle… mais remonte également avec elle, si bien que je crois m’endormir et me retrouve quelques minutes plus tard à nouveau suspendue sur la crête du sommeil.

Le Tramadol engourdit la perception de la douleur… et les autres. Les fourmis dans les jambes comme la vivacité intellectuelle. Tout fonctionne au ralenti, je suis ramollie du bulbe. C’est assez agaçant quand on est habitué à ce que ça fuse et qu’on se retrouve à faire le tour des synapses en leur demandant de bien vouloir échanger leurs informations, vous deux, là-bas au fond, connectez-vous, bordel, mais le calme est impressionnant : les pensées ne circulent pas assez vite pour pouvoir boucler et émettre leur cri de gyrophare ; je suis dans l’incapacité physique d’éprouver de l’anxiété. Cette altération chimique me conforte dans l’idée que la forme de la pensée épouse la nature de la douleur, et pas seulement son intensité. En attendant un retour à la normale, j’alterne les (dé)plaisirs : la douleur qui disparaît ou l’acuité intellectuelle qui revient.

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L’école a mis en place un coaching psy de groupe. J’assiste à la deuxième séance en visio : nous sommes deux. Pour l’effet de groupe, c’est raté ; j’ai davantage l’impression de tenir la chandelle dans un échange qui appelle une relation thérapeutique duelle. Pour autant, malgré la sensation d’être de trop, d’épier même, c’est fascinant de voir se dessiner l’énigme d’une personnalité, de ressaisir des traits connus dans un schéma familial qui se devine, et les éclaire de nouvelles ombres. La fragilité, la justesse qui s’en dégage, la force de l’intimité à ce moment-là… Après ça, tout paraît un peu faux et fade, superficiel.

J’ai l’impression d’être shootée à la vulnérabilité, de me nourrir de la blessure comme d’autres de sang ; qu’il y a un élan de prédation voyeuriste que je dois masquer, au même titre qu’une éventuelle distraction, si fréquente en visio. De fait, je vérifie fréquemment mon expression faciale dans la vignette à l’écran, et compose une neutralité fantasmée, en gommant autant que faire se peut les grimaces de surprise, d’ennui ou de compassion catastrophée. La coach, quant à elle, a régulièrement l’air soucieux, comme si ses sourcils souffraient d’une empathie hypertrophiée. À la fin de la séance, elle me remercie pour mon écoute, qui pour elle dit quelque chose et lui donne l’impression de déjà mieux me connaître. Cela me surprend, la découverte de l’autre au travers de son écoute muette, je n’y avais pas pensé.

Ma camarade a manifestement trouvé un certain apaisement — et moi de même, comme absorbé(e). Je comprends mieux mon ostéo-psy qui exerce encore passé l’âge de la retraite, alors qu’elle souffre d’une spondylarthrite ankylosante : la douleur d’autrui constitue un divertissement pascalien d’autant plus efficace (invisible) qu’on tente de participer à son soulagement.

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Longue visio avec boyfriend. Je partage mes découvertes sur les expériences perceptives engendrées par le Tradamol, qu’il ne connait que trop bien, et on cause mécanismes mentaux, drogues, cerveau cotonneux ou sous 20 000 volts. Je commence à comprendre le concept de drogue récréative en tant qu’expérience perceptive (mais suis bien trop control freak pour que cela m’attire). On cause aussi shoot de vulnérabilité et carence affective, avec lui qui n’est pas là et qui est là toujours, là devant derrière son écran. Gratitude-amour-sexitude quand il se met à chanter dans un sourire réjoui une musique qu’il a retrouvée après qu’elle lui a trotté anonyme dans la tête.

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Mercredi 20 septembre

Observation d’un cours d’enfants, qui en sont à leur troisième année de danse classique : beaucoup d’autonomie et pas beaucoup de musique — de danse, même ?  Ils traversent cinq exos à tout casser pendant le cours, ça me semble tellement peu. J’ai l’impression qu’il s’agit davantage d’apprendre des choses à travers la danse (mémoriser, comprendre le mouvement, s’entraîner en autonomie, gérer son espace par rapport aux autres…) que d’apprendre à danser. J’imaginais que les compétences découlaient implicitement de l’apprentissage de la danse, pas que celui-ci n’était qu’un prétexte.

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Improbable goûter à la Wilderie avec une A. de passage à Lille. Je suis explosée de fatigue, mais ça m’aère la ceinture lombaire. Une brioche fourrée à la glace au yaourt artisanale et au coulis de framboise se trouve devant moi et A. se trouve quelque part derrière un milkshake quand je lui demande si elle n’a pas pensé à s’installer en Pologne, dont elle revient tout juste. Sa réponse m’apprend que c’est la question qui, à chaque fois qu’elle est posée, comme un juron, nécessiterait de mettre un billet au pot commun de son psy. Pas de doute, c’est un goûter de trentenaires. Polysémie du hummm, entre délicieux et désolée.

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Jeudi 21 septembre

J’ai accepté une séance d’ostéo avec mon généraliste en me disant qu’on n’était jamais à l’abri d’une bonne surprise et surtout, que si ses propres manipulations échouaient et la douleur continuaient, il lui semblerait plus acceptable de me prescrire une IRM pour qu’on connaisse vraiment l’état du bousin.

Il fait dans l’efficacité plus que dans la douceur, dirons-nous avec litote. Je fais de même quand il me demande de serrer mes genoux autour de son avant-bras. Il retire son bras, surpris, dessine un rapide rond du poignet et se repositionne pour reprendre la manipulation : vous avez de la force ! Vous venez de demander à une danseuse classique de serrer de toutes ses forces ses adducteurs…

Après des manipulations musclées, il se lance dans un massage pour relaxer les muscles… et je hurle littéralement de douleur quand il arrive au  niveau de la jonction dorsales-lombaires, me mets à pleurer. Je ne pensais pas que vous aviez aussi mal, qu’il me dit. Ça va, en ce moment ? Je lui réponds que pas vraiment, puisque ça fait un mois que j’ai mal en continu et que je suis handicapée dans ma formation. Mais à part le dos, c’est tout ? Mais mec, c’est largement suffisant pour me ruiner le moral.

Cette fois l’ordonnance est tellement longue que je la tends au pharmacien en disant que je viens faire un hold-up.

…Vendredi 22 septembre

Miracle, la manipulation a fonctionné, le dos est débloqué. La douleur a reflué, je revis.

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L’enseignante très rêche quand elle donne la classe cesse de l’être lorsqu’elle endosse le rôle de formatrice. C’est décidément curieux, ces changements d’attitude en changeant de casquette. Comme l’intervenant du stage de rentrée, bon pédagogue lorsqu’il fait cours, à la limite du tyrannique quand il redevient chorégraphe.

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J’ai maintenu le rendez-vous de suivi que j’avais pris avec mon ostéo-psy, le besoin de la seconde casquette commençait à se faire sentir. Tout en me manipulant doucement le crâne (l’ostéopathie crânienne est le seul truc qui avait réussi à me faire dormir quand j’étais petite et que ma mère commençait à hésiter à me jeter par la fenêtre tellement elle n’en pouvait plus), elle m’a fait explorer ce qui s’est joué émotionnellement quand je me suis bloquée et depuis la rentrée. Conclusion en gros-grossier : je me casse, il faudrait le dire plutôt que le faire ; partir plutôt que s’abîmer. Et au besoin, avoir un mal de dos diplomatique — aka simuler si ça peut éviter de souffrir. Là, c’est de la science-fiction pour moi, la bonne élève de service. Justement, je dois cesser d’être bonne élève : je ne perdrai pas ma place même si je perds mon rang (première dans la fratrie ou en classe, je n’avais jamais fait le rapprochement). À la fin, tout semble tomber sous le sens à sa place ; cela m’a fait un bien énorme, un apaisement assez incroyable.

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Le boyfriend est dans le train qui arrive, moi au bout du quai. Un couple devant moi se retrouve, s’étreint, plein de tendresse : bientôt à moi, à nous ! Mais pas vraiment. Le boyfriend n’a pas d’ostéo-psy, lui, plus de parent, peu d’amis géographiquement proches, et son anxiété sa fatigue se déversent à côté de moi sous forme d’agacement.

Le restaurant que j’avais repéré a davantage l’air d’un bar une fois sur place, je nous fais errer dans les rues pavées. Certains supporters de rugby sont déjà presque saoûls.

C’est une fois attablés dans un restaurant thaï que l’on se retrouve, avec d’inattendues confidences familiales perclues de culpabilité au-dessus d’un tigre qui pleure. J’ai pris un curry de légumes mijotés, chaud, réconfortant, exactement ce qu’il me fallait… ou presque. Je n’avais pas anticipé que les épices étaient contre-indiquées avec les anti-douleurs qui décapent l’estomac. Les crampes me saisissent, vite rentrer, vite se réfugier chez moi, dans ses bras, chacun cherchant en l’autre un réconfort qu’il a du mal à se donner.

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Samedi 23 septembre

Une journée à ne rien faire
— que se reposer et se retrouver. J’ai
dormi, somnolé, écouté ma fatigue, la musique nouvelle composée au synthé par mon acouphène, la vibration de ses ronflements de l’autre côté de la cloison,
poussé la porte pour voir s’il dormait encore (il dormait encore),
ignoré l’acouphène reprenant son sifflement sans modulation, le bruit des émissions télé, ma déception à ce qu’elles soient lancées,
câliné enfin, enlacé, embrassé  sa bouche, ses tempes, ses joues, son cou, son torse,
caressé sa peau, son T-shirt, ses cheveux, son visage, tout ce qui de son corps passait à la portée de ma main,
mis la moitié de la crème de roquefort à côté de la casserole, évadé plusieurs gnocchis,
digéré de ton mon long contre tout son long,
pleuré de soulagement quand j’ai cessé d’être seule dans mon corps, qu’il m’y a retrouvée, prenant la place de la douleur,
laissé le soleil quitter le rebord de la fenêtre,
cherché le souvenir de l’été sur la terrasse avant qu’il ne la quitte à son tour,
observé la toile d’araignée qui n’a pas bien suivi ses leçons de géométrie (ou qui a juste bu du café),
lu un poème, puis deux, trois,
éternué, touché ma tête (de bois) et les pieds de la table en bois (ou en contreplaqué),
lavé mes cheveux tête en bas pour la première fois depuis un mois,
coupé, émincé, touillé des oignons, des poivrons, des aubergines, des olives (les câpres étaient entières), servi la caponata à 21h passées,
avalé des pilules au cours du repas,
appris que mon restaurant roubaisien favori avait définitivement fermé (il servait le meilleur Welsh que j’ai mangé, cuisiné avec de la Guiness),
vu de loin, de derrière sa nuque, des armoires à glace se disputer un ballon ovale,
entendu ses explications sur mêlée, mulot, pool, touche, pénalité, essai, sa grand-mère irlandaise, ma tête sur l’oreiller, sa jambe entre les miennes, des prolongations avant d’entamer dans la nuit le jour suivant, lui qui vient me border de son corps

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Dimanche 24 septembre

nuit hachée,
écriture, un peu, dans la chambre, la porte entrouverte
et lui toujours qui dort,
puis il est question de César dans mon salon — le boyfriend a le YouTube éclectique,
et nos corps se rechargent tant qu’ils peuvent peau à peau,
à peu près

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Seule, les samedis filent et les dimanches s’étirent. À deux, c’est l’inverse : le samedi est un jour plein, de sa promesse de lendemain partagé, et le dimanche se précipite vers le départ. Tôt pour le boyfriend qui préfère couper court, moi qui rallonge tant que je peux.

Son départ, c’est comme s’extirper de devant la cheminée après s’y être attardé. Pour ne pas sentir le froid, je pars en même temps que lui, dans la direction opposée, au parc Barbieux. Il fait un temps d’automne idéal : été indien. Je prends une glace au camion à glace, mais j’hésite avec une crêpe, signe que la saison avance. Le soleil est plus bas — plus beau et plus triste.

Une petite fille à vélo voudrait aller voir les chevals. Le père casquette à l’envers et sac Cabaïa répond que non, on n’ira pas voir les chevaux, et il poursuit stoïque tandis que la petite fille pédale et caprice avec obstination : elle veut aller au club. Je veux aller au club. Je veux aller au club. Y pique, le caprice. Il y a un parc et du vélo, c’est déjà bien, diront chacun des parents sans se concerter à quelques distances de là. J’essaye de me laisser distancier par les cris, les rattrape malgré moi. Sur un banc plus avant, la sœur le vit plutôt bien : elle hennit, c’est comme ça que font les poneys. Un poney avec un legging léopard assorti à celui de sa mère. Seule la taille du motif diffère, et c’est étrange, cet animal dont les taches rétrécissent en grandissant. Plus loin un autre enfant d’une autre famille ne veut pas aller au club, mais faire un rouler bouler. Ça me semble plus abordable.

Allongée seule sur un banc dans la lumière, la chaleur et les cimes qui conversent entre elles, je me relève. Tandis que je laisse vivre mon regard devant moi, repoussant le moment d’ouvrir le recueil de poèmes que j’ai emporté (mais ai-je envie de lire des poèmes quand la lumière en écrit tout autour de moi ?), un déambulateur se gare à côté de moi : ça ne vous dérange pas que je m’assois ? Non. On va faire la conversation. Non. Cette seconde occurence, je la pense mais ne la dit pas ; elle m’a eue. La vieille, que je laisserais bien sans son substantif de dame, a tôt fait de me parler des arabes, y’en a beaucoup à Roubaix, lui fait remarquer sa fille, et des Noirs, y’en a de plus en plus, mais y’en a partout, à Bruxelles aussi, elle me crispe, mais on est tous des êtres humains, encore heureux, et elle est étrangère elle aussi, polonaise, et le mari de sa fille, néerlandais. J’ai du mal à ne pas être polie, même avec une vieille (dame) assez probablement raciste. Je ne relance jamais la conversation, réponds du bout des lèvres du bout du banc, mais n’ose pas partir de suite, j’attends un peu. Et sans que j’ai rien demandé, j’en apprends plus sur sa prothèse de hanches, sa belle maison, ses aide-soignantes, les chamailleries de famille, le beau temps. À 17h46, j’estime qu’il est temps d’aller faire les courses pour préparer à dîner. Elle objecte que tout est fermé, mais je peux sans mentir répondre que le Carrefour City est ouvert. On a fait un début de rencontre, conclut-elle sur sa faim. On ne dira pas ça. J’abandonne mon banc si bien situé au soleil, dans le vallon qui coupe de la circulation, et tente de me laver dans la lumière de cette interaction.

Fatiguée, fiévreuse, tristounette.

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Lundi 25 septembre

On analyse en cours les différentes écoles de danse classique au prisme des outils choréologiques, et c’est passionnant. Au lieu de s’en tenir à des intuitions mâtinées de clichés (le chic français, le lyrisme russe, la vivacité américaine…), on apprend à discerner ce que les corps mettent en valeur. Par exemple, l’école russe a tendance à dessiner largement dans l’espace, tandis les écoles françaises et danoises privilégient les lignes courbes et droites dessinées dans le corps (plus que dans l’espace par le corps). Le cercle décrit dans l’espace par le genou lors d’un petit développé pour présenter le bas de jambe ? D’un coup, c’est une danseuse russe que je vois surgir, ça me scie.

Cuisine, visio, relecture d’un devoir et il est déjà trop tard pour être raisonnable, pour respecter le descrendo des écrans vers le sommeil. Cette impression d’être submergée, que trop. Insomnie. Vers 2h30, je sursaute en entendant un moustique passer : tension en bas de la colonne vertébrale. Quatre heures plus tard, il est trop tôt pour se réveiller, mais la douleur me réveille. C’est le nerf, à nouveau.

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Mardi 26 septembre

Le médecin en a manifestement assez de me voir dans son cabinet : je dois apprendre à gérer mon corps, vous n’êtes pas une victime.  Mi-coaching mi-ferme-ta-gueule. J’apprends qu’il a été militaire et boxeur, j’aurais préféré que ça n’explique rien. Il n’y a pas que dans la danse qu’on a un rapport tout pété à la douleur.

Les gens que je croise dans la rue en rentrant chez moi font preuve de davantage d’empathie ; me voyant pleurer, ils s’arrêtent pour savoir si ça va, et ça va aller, merci et désolée, c’est juste un nerf coincé. Je m’arrête plusieurs fois  et en repartant tire sur mon pantalon comme si ça pouvait moins solliciter les muscles. La manipulation a transformé la difficulté à marcher en véritable douleur.

M’allonger va calmer la douleur, je me dis, et ça la calme — un temps, jusqu’à ce que soudain ça se mette à hurler, mon corps me crie dessus, c’est fort à en pleurer. Je ne tiendrai pas longtemps comme ça, et je ne peux pas aller ne serait-ce qu’à la pharmacie au bout de la rue, le moindre mouvement décuple tout. Je pense à SOS médecin, cherche le numéro, et découvre que ce n’est pas national, mais régional, l’appel est payant. Ça me semble louche, mais je n’arrive pas à réfléchir, j’appelle ma mère. Elle trouve le même numéro et une autre ligne de conseil médical. La communication avec le conseil médical est mauvaise ; mon interlocutrice me demande de me déplacer. Justement, je ne peux pas, et raccroche en pleurant. SOS médecin est débordé et n’a pas de médecin à m’envoyer. Ils me souhaitent bon courage. Je ne vois plus quoi faire d’autre et appelle le 15. Les renvois se succèdent, et chaque échange se termine par la même formule, bon courage, mais cette fois-ci, on m’envoie quelqu’un.

Je me traîne littéralement au sol pour ouvrir la porte aux ambulanciers. Ils sont infiniment gentils, me posent des questions, m’aident à rassembler quelques affaires, la radio, mon sac, un sweat car il peut faire froid aux urgences. Prenez votre temps, ils me le répètent plein de fois. Lui ressemble au compagnon de JoPrincesse, elle à une Lea Seydoux qui ne ferait pas de cinéma. Ils m’encouragent à me relever, je me ferai moins mal seule, et en m’agrippant au chambranle de la porte, à mon propre étonnement, je me mets debout. Est-ce de me savoir prise en charge ? d’être certaine que, si je tombe sans pouvoir me relever, on pourra me rattraper ? Je me tiens partout où je peux pour diminuer le poids sur la jambe ; les rampes de chaque côté des escaliers me servent de béquille. En un rien de temps, je me tiens coi dans le brancard, culpabilisant de mobiliser tant pour si peu, puisque j’ai pu me lever et parcourir quelques mètres. Comme si c’était la panique de rester seule avec la douleur qui m’avait paralysée. La rue se referme à l’horizontale et en un rien de temps, tranquillement, les briques sont remplacées par les fenêtres sotixante-disardes de l’hôpital tout proche — il me semble prendre note de décorations en papier ou post-it, je ne sais plus, quelque chose comme ça derrière les fines rayures du pare-brise.

À l’admission, je baigne dans la fatigue et la camaraderie des ambulanciers. L’urgence aussi à ses échanges routiniers, ses plaisanteries et ses cafés nécessaires pour repartir. Ils m’oublient un peu et sont toujours gentils au-dessus de moi. On me demande à l’accueil ce que j’ai pris contre la douleur. Mon interlocutrice invisible semble surprise : de l’Xprime, c’est tout ? C’est tout ce que j’avais, en tous cas. Quand je passe au triage, l’ambulancier propose d’aller me chercher un fauteuil pour m’éviter de marcher ; l’infirmière le coupe dans son élan : une cruralgie ? Elle peut marcher. Elle peut marcher les quelques mètres qui la séparent des fauteuils de la salle d’attente, effectivement, comme elle aurait pu s’épargner de raviver la douleur. Elle attend, dans toutes les positions qu’on peut prendre sur une chaise, et devient une patiente. La douleur est telle que ça lui porte au haut-le-cœur. Elle a le réflexe de se lever pour chercher les toilettes, et se rassoit illico en se tenant au bord du mur. Une patiente qui a l’air davantage dans l’inquiétude que dans la souffrance se rend à l’accueil, et demande un seau ou un sac, il y a quelqu’un qui va vomir. Je suis quelqu’un qui va vomir. Elle revient avec un récipient en boîte à œuf recyclée en forme de haricot ou de rein, dans lequel les médecins des séries posent leurs instruments sanguinolents ; ils n’ont plus que ça. Je remercie et ne vomis pas, finalement, ingrate que je suis. La femme qui vient de s’installer en face de moi gémit en se tenant la tête ; elle aussi est dans la douleur plus que dans l’angoisse, gère quand même au téléphone un rendez-vous d’avocat à fixer ou reporter.

C’est finalement mon tour de consulter l’interne, très gentil, et rassurant après m’avoir demandé de pousser mon pied en chaussette contre ses mains en résistance et vérifié la similitude avec mon pied resté en basket : pas d’atteinte moteur. Il me demande ce qu’a fait ou prescrit mon généraliste et résume : il n’a pas pris en compte votre douleur, quoi. Voilà, c’est aussi simple que ça. Je le fais sourire quand j’explique que le Tramadol m’empêche de dormir, et quand il me demande ma profession. La reconversion comme prof de danse au moment où votre corps vous lâche, on a déjà fait mieux comme timing, mais ça se défend comme ironie tragique gaguesque de série B. Il conclut en réitérant son absence d’inquiétude sans pour autant évacuer la douleur : on va essayer de vous soulager. Je veux bien, oui, je remercie d’une petite voix.

On me fait asseoir et rouler dans un fauteuil jusqu’à une autre salle d’attente, où une infirmière finit par arriver avec des médicaments. L’un se verse sur un sucre, comme de l’absinthe. Il y a un second sucre parce que les gens trouvent ça amer souvent, mais ça me semble d’une fraîcheur incroyable. Avant ou après, je demande est-ce que vous pouvez me faire rouler jusqu’aux toilettes ? Me faire rouler, comme une pâte à pain ou un boulet ; la formulation me ravit dans l’anticipation de sa prononciation. Un petit cri m’échappe en me levant, on oublie vite la défaillance de son corps.

Je ne me souviens plus trop comment, je passe du fauteuil à un brancard. La douleur a un peu diminué, mais pas disparu. Si elle était à 7-8 en arrivant, parce que j’imagine que pires douleurs doivent exister, elle serait à présent à 5. La nouvelle interne qui a pris le relai s’en étonne : on m’a donné de fortes doses. J’ai droit à un bonus de décontractant musculaire, et à partir de là, ça commence à aller vraiment mieux, même si tendon, muscle ou nerf, ça s’agite tout seul sous ma peau, juste au-dessus du genou, ça palpite comme un muscle qui tressaute au coin de l’œil, et moire la peau. J’aurais bien filmé cette curiosité s’il n’y avait partout des affiches réitérant l’interdiction de filmer dans les hôpitaux, article légal à l’appui.

Il s’en passe des quarts et des heures, mais le temps cesse d’exister, lui aussi anesthésié par le Tramadol : il passe lentement quand la douleur accapare, s’éclipse quand le comatage prend le dessus. Seule la douleur donne la mesure. Je regarde longuement les dalles du plafond, la rainure dans un sens et pas dans l’autre. La sortie de secours, aussi, avec ses deux DEL, une dans le blanc du bonhomme, une dans le vert. Je ne cherche pas à me divertir en observant sciemment des détails, je laisse le monde exister autour de moi, se manifester dans ses détails insignifiants et s’oublier dans ses persistances parasites (le boyfriend au téléphone se rend compte bien avant moi d’un bip enfin arrêté).

On m’a garée à côté d’une vieille dame virulente qui traite tout le monde de fainéant et d’ordure. Elle crie à la négligence, mais refuse qu’on la soigne. Elle a bien vu les médecins, là, mettre de la poudre blanche dans les bouteilles d’eau, ils veulent tous nous empoisonner, ça tombe sous le sens. L’énergie qu’elle met à vitupérer est supérieure à celle dont disposent les plus fringants qui viennent de prendre leur garde. Ce n’est pas de sa faute si elle est comme ça, me glisse l’interne. Je me doute, je me doute, mais ne parviens pas vraiment à la plaindre. Parfois, ce n’est pas qu’elle se calme, mais elle s’enraye, on peut l’ignorer brièvement comme on passerait à côté d’un acteur qui répète son monologue. Un rien la ranime. De temps à autres un médecin l’asticote gentiment en passant (pour plaisanter, pour rester humain, se donner du courage en ce début de nuit de garde, ne pas l’abandonner à l’indifférence…) et je lui en veux un tout petit peu de remettre une pièce dans la machine. C’est amusant quelques minutes, puis triste, puis même plus ; coincé à côté, c’est juste un bruit parasite fatiguant. Au bout d’un moment, l’interne me fait rouler à la perpendiculaire de son couloir : vous serez plus au calme. Effectivement, la vitupération s’émousse de quelques décibels appréciables. Tant pis pour le courant d’air, j’ai mon sweat, merci monsieur l’ambulancier.

Par intermittence, je m’aperçois qu’est toujours là le vieux monsieur qui ne veut pas aller à l’hôpital et, quand on lui explique qu’il y est, veut rentrer, rentrer dîner. Il est suppliant. Il ne veut pas aller à l’hôpital.

De ma nouvelle place de parking, j’échange quelques mots avec une mère qui a manifestement l’habitude des lieux, elle cherche une infirmière pour enlever le cathéter de son fils adolescent, il n’y a plus que ça et ils pourront partir, mais elle ne trouve personne, d’habitude ce n’est pas comme ça, et c’est terrible qu’on puisse avoir des habitudes dans cet endroit sans y travailler. Sans même être majeur. La porte se referme, se rouvre. Ils finissent par avoir disparu. Plus tard, depuis une autre porte je crois, une petite fille explique qu’elle s’est fait mal en passant dans un tunnel rouge, comme si la couleur avait à voir avec la douleur.

On me laisse très gentiment comater en position allongée pendant que quelqu’un vient me chercher. Je n’ai même pas pensé à rentrer en taxi ; je n’ai jamais vu de taxi à Roubaix, et au moment où je suis sur le brancard, leur existence a complètement disparu du champ des possibles. C’est Mum qui vient me chercher à l’hôpital depuis Paris, vous avez de la chance que votre maman vienne de Paris, j’ai de la chance. Je l’attends trois heures sur le brancard — ou juste dix minutes après avoir eu l’ordonnance et les recommandations de l’interne : 5 jours de repos complet et surtout ne pas reprendre le sport avant d’avoir fait un gros travail pour me remuscler, de préférence avec un kiné. Vous n’avez pas de muscles. Quand même, au moins les jambes. Elle m’accorde les jambes, mais pas le dos, le buste, vous êtes trop fine. Mes muscles non examinés sont un peu vexés, mais se tiennent coi sous le sweat.

Je sors des urgences sur mes deux jambes, à tous petits pas précautionneux, craignant à chaque transfert de poids que la douleur resurgisse. Mais non, j’avance sonnée sur un nuage de jambes en coton.

Dîner de minuit surréaliste à base de Muscat et de fromage (à part le sucre médicamenteux, je n’ai rien avalé depuis le déjeuner). Quand l’appétit va…

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Rétrospectivement, j’en veux à mon généraliste de ne pas avoir pris ma douleur au sérieux. Non seulement j’aurais pu ne pas avoir si mal aussi longtemps, mais cela aurait évité que je coûte une fortune à la société en faisant déplacer une ambulance et en encombrant les urgences. On ne m’a fait aucun examen à l’hôpital, et les médicament que l’on m’a administrés sont des molécules que je prenais déjà — à des dosages sans commune mesure. Il aurait suffi d’augmenter drastiquement la posologie pour éviter cet épisode.

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Mercredi 27 septembre

C’est le soulagement de la douleur. Pendant que Mum télétravaille, je comate sous Tramadol 100, vomis vite fait mes Dinosaurus. Dans la soirée, un nouveau symptôme me fait craindre des complications, et en fait non : à n’être plus couplé au même contexte que la veille, où je ne pouvais plus marcher, il n’a plus rien d’inquiétant, on peut en rigoler avec le médecin du 15 (les médecins hospitaliers sont vraiment formidables).

Mum m’a trouvé un miroir pour aller au-dessus de ma cheminée : grand, les bords supérieurs arrondis, le cadre un peu travaillé mais pas rococo, qui rappelle les moulures du plafond. Parfait à ceci près qu’il déforme sérieusement quand on s’éloigne : le tableau accroché sur le mur d’en face  reste un quadrilatère mais ne peut plus prétendre au parallélogramme. Parfait quand même.

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Jeudi 28 septembre

Je passe la matinée dans mon lit à comparer des vidéos de variations classiques interprétées par des danseuses de différentes nationalités pour essayer de déterminer précisément les caractéristiques de chaque école dans chacun des extraits. C’est chouette et laborieux. Il me faut souvent faire des allers et retours sur des extraits de quinze secondes pour voir quoi que ce soit.

L’absence de douleur sans Tramadol me rend euphorique. Mum me trouve l’œil malicieux, prêt à dire et faire des conneries. Tu ne veux pas reprendre un demi-Tramadol ? plaisante-t-elle, faussement saoulée. Mais quand j’hésite à aller en cours juste pour écouter, elle ne plaisante plus : 5 jours de repos complet, on a dit. Elle serait prête à me ligoter. Passer à la médiathèque en revanche lui semble acceptable ; on se gare juste devant, j’ai réservé des ouvrages pour les retirer au comptoir, sans avoir à monter dans les étages.

Il était une fois 2 sur Disney+ : moins déjanté, plus poussif que le premier, même si la métaphore est bien filée sous les bons sentiments. Vaut surtout pour le duel des deux méchantes, quand la princesse de mère adoptive se transforme en… belle-mère.

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Vendredi 29 septembre

Contrecoup de l’euphorie, la fatigue se déploie, petite déprime. Je concentre le peu de capacité d’attention que je trouve (il faut vraiment la soutenir, dans un effort quasi-architectural) pour rédiger la synthèse supplémentaire qu’une enseignante me demande malgré mon absence, à cause de mon absence, même, pour la rattraper — par anticipation, la synthèse devant être rendue avant le cours. Comme si mon absence physique était le seul obstacle à ma présence, que j’étais retenue quelque part en pleine forme. La présence d’esprit…

Effort et relâchement. Je lis je crois, regarde quelques épisodes de la saison 2 d’En thérapie.

Anna et le roi, sur Disney+ : mais, mais, c’est The King and I ! J’avais vu la comédie musicale au Châtelet, mais ignorais qu’il existait un film, avec Jodie Foster qui plus est ! On en visionne la moitié avant de tomber de fatigue.

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Samedi 30 septembre

C’est la braderie à la médiathèque, l’Italie chez Picard. Dans l’épicerie d’à côté, Mum trouve un improbable miel à la coriandre. On ramène des pâtes surgelées, des livres et des CD avec leurs côtes à trois lettres, démagnétisés. Une étiquette Coup de cœur s’est faite plastifiée sur l’un des livres que je choisis ; il faut croire que l’amour ne préserve pas du déclassement.

On finit de regarder Anna et le roi. C’est chaud d’Occidentalocentrisme colonial sous couvert de bons sentiments antiracistes. Ceci étant posé, je résiste difficilement à Jodie Foster et aux histoires d’amour d’autant plus puissantes qu’elles n’adviennent jamais — du pur possible désincarné (très puritano-compatible du coup), où le summum de l’érotisme se conclut dans un frôlement de mains ou de regards. L’amour est là, mais il n’y aura pas d’histoire, et c’est là toute l’histoire. Pour l’éternité sans durée.

Ma cuisse reste anesthésiée, je ne sais pas trop vers où me tourner pour la suite. Une seule chose est sûre : je ne veux pas retourner chez mon médecin traitant. J’écume Doctolib, et c’est un embroglio entre Tataouine et les calendes grecques : les rhumatologues ont des mois d’attente, les généralistes ne prennent plus de nouveaux patients, ou sont aussi âgés que le mien. J’en voudrais un plus jeune, avec moins d’expérience peut-être, mais pour qui la gestion de la douleur aura fait partie de sa formation.

Couchée trop tard, plus envie de dormir. Je finis Qui a tué mon père ? d’Édouard Louis. La partie à charge et à décharge me touche moins que le portrait ambivalent du père, imbuvable mais pas abominable, qui aime son fils mais en a honte (la fierté s’apprend).

Journal de septembre 1/2

Vendredi 1er septembre

Pas envie de quitter le boyfriend. Me lover contre, tout contre lui.

(J’ai spontanément indiqué juillet au lieu de septembre pour les premières entrées de ce journal, c’est dire mon désir de rentrer.)

Mum me remmène à Roubaix, avec mon lumbago et mon barda. Monter en voiture sans courber le dos implique une chorégraphie adaptée : le dos tourné à la portière, fléchir les jambes et attraper la carrosserie au-dessus de l’ouverture pour se tracter vers le bas et déposer ses fesses sur le siège avant de pivoter. Tadaaa.

Courses chez Leclerc. Est-ce la rentrée scolaire ? le début du mois avec le salaire qui vient de tomber ? la veille de la braderie de Lille ? Je n’ai jamais vu autant de monde. Sur le présentoir à côté de la caisse, où l’on trouve habituellement des magazines de recettes mal fagotés, un Magazine HPI. Soit une publication pour un phénomène qui concerne 2 % de la population (un chouilla plus si l’on inclut les proches), dans un lieu que l’intelligence a déserté — sauf à s’appeler Annie Ernaux. Regarde les lumières, mon amour. Est-ce une honte que de s’intuitionner HPI, quelque chose qu’on ferait passer sur le tapis à la dernière minute comme les serviettes hygiéniques quand on est ado ? Ou un booster d’ego, qui ira bien avec les chewing-gums pour l’haleine mentholée ? Quoiqu’il en soit, on salue la performance marketing : déjà deux numéros à son actif, c’est le Magazine HPI n° 3, il aura au moins tenu jusque-là.

Chez Décathlon, c’est la valse des hésitations. Mum hésite entre deux tailles de moufles-mitaines pour la marche nordique — une invention ingénieuse, avec un clapet maintenu par un aimant pour découvrir la mitaine quand il ne la capuchonne pas en moufle. L’une est un peu juste, l’autre risque de gêner la préhension du bâton. Elle essaye l’une, puis l’autre, puis l’une, puis s’excuse, elle essaye une dernière fois l’une puis l’autre, puis l’une… et je me vois soudain de l’extérieur,  je vois d’où je viens, pas de nulle part, prise dans cette filiation de l’indécision comme elle dans l’hésitation, l’instinct contredit ou mis en doute par tout un tas d’arguments rationnels. Je reçois lesdits arguments pour et contre et pour, j’essaye de les ordonner pour faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre, et c’est finalement le non-choix qui l’emporte : acheter la taille qui n’est pas disponible en région parisienne, sans l’échanger contre celle acquise dans le doute ; il sera toujours temps (dans la limite de quinze jours ouvrés) de rendre l’une ou l’autre paire.

Au retour, je mets de côté le short de sport rapporté sans lui ôter son étiquette : ai-je bien fait ? (Depuis le mois suivant, je peux affirmer que oui, mais ce n’est pas la question.)

…

Samedi 2 septembre

On a tenté sans succès de faire rentrer le vélo dans le coffre pour l’emmener réparer. On s’est promené à la braderie organisée par le centre commercial dégriffé en plein air de Roubaix, sans qu’aucune fripe ne nous donne envie de l’acheter. On a mangé :
/ un clafoutis chèvre, petits pois, menthe — première impulsion pour me remettre à cuisiner et tester de nouvelles recettes ;
/ de gros gâteaux au Grand Café Roubaix, allitération à prononcer la bouche pleine de cheesecake à l’Oreo ;
/ un chirashi saumon et anguille, avec une soupe miso qui réconforte et réchauffe même après une belle journée. La vaisselle japonaise m’a donné envie d’un thé au jasmin. L’objet seul a suffi à induire une envie, de gestuelle, de saveur.

Théières individuelles et gobelet sans anse pour le thé, noir avec une bande décorée de motifs bleus

Deux sigles animent la conversation : HPI (l’enfant d’une de ses amies a été diagnostiqué et à peu près tout qu’elle lui raconte fait écho à des anecdotes de moi petite ; je rétorque que c’est souvent génétique, ce truc-là, suivez mon regard, je ne vais quand même pas brandir les baguettes) et les TOC (je savais qu’elle en avait eu, elle aussi, et qu’ils avaient disparu quand elle avait habité en couple, mais j’ignorais qu’ils étaient reliés au même lieu). Ce partage de vulnérabilité, en créant de l’intimité, me relance paradoxalement dans une dynamique plus joyeuse.

La conversation enjouée se poursuit jusqu’à 1h du mat’ sur le canapé — et à côté quand on en bondit pour se montrer des trucs de danse ou de Pilates. En lui faisant mettre son poids en avant, je fais comprendre à Mum la différence entre repousser au niveau des orteils et les crisper. À sa joie de comprendre une consigne-correction qui n’était reliée à aucune sensation répond la mienne, de voir que je suis capable d’aider à cette prise de conscience (comme la dernière fois avec ma marraine et une position de yoga dans laquelle elle perdait l’équilibre).

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Dimanche 3 septembre

Bouillotte froide, douleur accentuée au réveil, rêve à l’avenant : mon ex nous a livrées à des Russes, je le retrouve et le gifle à répétition sans réussir à lui faire perdre son sourire narquois.

Promenade au parc Barbieux : le bien que font les arbres.

Rangement, tri, administratif : impression d’efficacité et de place nette.

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Lundi 4 septembre

L’ostéo me soulage du lumbago, un nerf reste coincé dans le processus. Changement de douleur comme un changement d’ostinato dans la musique de Philip Glass.

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Mardi 5 septembre

Vive l’opium, vive la Lamaline.

Rentrée (administrative). Aujourd’hui, on se fait la bise. Dos en carafe oblige, au lieu de me pencher, je plie les genoux, et les plus petites s’offusquent du différentiel ainsi souligné.

Réunion de rentrée avec tous les partenaires de la formation, soit une rangée de personnes avec de petits papiers illisibles posés devant eux, qui essaient tous de faire court et échouent tous sauf deux (concis, expressifs, engageant). Pourquoi on s’inflige ça ? Les intervenants ont l’air aussi ennuyés que nous tant qu’ils n’interviennent pas. Douleur au nerf, ça dure dans le corps plus longtemps que ça ne dure dans l’abstraction du temps mesuré.

Dans la promo, personne n’a envie d’être là — ni à cette réunion, qui est une redite de l’an passé, ni pour reprendre la formation, qui a assez duré. Surtout mon binôme classique, avec qui nous nous entraînons mutuellement. On voudrait déjà être diplômées. Les petits fours salés sont délicieux, je n’ai aucune gêne de socialisation, n’essayant pas de parler à des inconnus, et pourtant j’ai l’impression de me retrouver en-dehors de ma place ou plutôt que ma place serait précisément d’être toujours un peu à côté, de ne pas savoir à quelle distance me situer, de trop en dire, parler de moi ; je réponds à comment ça va et tu as fait quoi cet été  avec trop de franchise ou de chance (j’ai le dos bloqué et des congés de privilégiée) ; on me répond court quand je retourne la question, et je voudrais n’être pas si plus vieille ou encombrante, ne pas ressentir si vivement les petites frictions interpersonnelles passées ou à venir. Bref, j’ai le nerf crucial crural à vif, et je suis contente de vite rentrer, me plonger dans les souvenirs de l’été avec du tri de photo.

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Suite de En thérapie (l’épisode avec Carole Bouquet est vraiment mal joué). Le début de la série offrait la simplicité d’un patient par épisode, d’une énigme à déchiffrer ; mais le psy prend de l’épaisseur, cesse de n’être qu’un psy, et l’énigme devient un imbroglio, une impossibilité de démêler ce qui se joue. J’aurais voulu qu’il n’y ait pas d’enjeu autre que les patients, que les relations humaines deviennent enfin un peu lisibles. Je suis fatiguée, je crois, et repousse d’heure d’aller déposer et retourner la douleur dans le lit.

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Mercredi 6 septembre

Proposer une intervention sur les violences sexistes et sexuelles en milieu étudiant, c’est plutôt une bonne idée ; programmer la même intervention deux années d’affilée pour le même public, moins. Même (surtout ?) quand on s’aperçoit n’avoir pas retenu grand-chose d’une année sur l’autre. C’est très long, et la douleur en position assise n’arrange rien. De fait, je passe la dernière heure debout au fond de la salle.

Léger étonnement qui n’en est pas vraiment un : dans la salle, la plupart des filles connaissent la vidéo du consentement expliqué avec une tasse de thé ; les garçons, quasiment aucun.

Manque d’enthousiasme. Je me sens sans énergie, sans aucune envie de porter des projets, alors que tout le monde n’a que ça à la bouche, des projets, informes, flous, projetés comme ça devant nous dans l’éther des possibles qu’il faudrait actualiser. Encore trois heures de réunion, assis par terre cette fois, c’est une manie de danseurs. Heureusement, il y a eu de la Lamaline entre temps.

De nouveaux étudiants me vouvoient à l’école, j’ai l’âge d’y être professeur. Sur le retour, deux pré-ados assis sur un perron me saluent d’un bonjour madame. Bonjour, je réponds évidemment ; encore quelques années avant d’ajouter les enfants.

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Jeudi 7 septembre

Nouveauté intéressante sur le papier : un atelier d’accompagnement psychologique à la réussite par une artiste-enseignante-chercheuse-coach. Sur place, je ne sais plus trop : la composante psychologique prend des allures de Ted Talk new age. L’empathie de l’intervenante se fait parfois démonstrative, et on ne sait plus si on assiste à une performance ou un atelier mené par une hypersensible. Il y a quelque chose de touchant et en même temps de pas bien sec ; on sent qu’elle essaye de se réparer elle-même en chemin. Le cadre collectif pose également des limites ; il y a un moment où ça coince au niveau des généralités, et le besoin d’une réponse individuelle se fait sentir.

Je ne participe pas aux échanges, je ne saurais plus où m’arrêter. Cette retenue brouille les frontières celle que j’étais et celle que j’aimerais être : une élève qui ne participe pas, et une camarade qui adopterait une posture plus en retrait, pour ne pas envahir et manquer l’autre en parlant trop, en le regrettant parfois après. Sociabiliser me coûte en cette rentrée, j’ai besoin de solitude.

L’intervenante ressemble de manière perturbante à mon amie Klari — la même manière de poser des silences dans son récit, des expressions du visage un peu semblables, encadré par une coupe de cheveux que je lui ai connue — et à Laura Cappelle — j’ai plus de mal à trouver en quoi, probablement une fluidité gestuelle couplée à une absence de self-consciousness corporelle. Ces superpositions m’arrivent sans cesse : je vois une personne et j’en vois d’autres en palimpseste, qui colorent inévitablement ma perception. Ces gens double ou triple d’emblée me fascinent. J’ai d’ailleurs du mal à décoller mon regard d’un étudiant en qui je retrouve la silhouette et le fort désir de rationalité de mon ex, mêlés à la sensibilité un peu nerveuse et aquiline d’un ancien camarade de lycée (son regard restait fixe et il tremblait quand il tenait à exprimer une idée, la main suspendue devant lui, comme pour la retenir). Ça ne colle pas, une expression si juste et libre des émotions avec le souvenir de mon ex alexithymique ; je dois me retenir de dévisager ce jeune homme que j’ai l’impression de reconnaître et dont je ne sais rien. Mon regard s’attarde quand il rend la parole.

Le boyfriend trouve ça étrange, ces palimpsestes de personnes. Quand il rencontre quelqu’un, il préfère s’attacher à ce qui rend la personne unique. Moi aussi, sur le papier, mais cela passe souvent, malgré moi, par un processus de différenciation sur un fond de similitudes. Chercher pourquoi telle personne me rappelle telle autre, c’est trouver le début de la formule qui rend cette personne unique, sa combinatoire propre de traits communs.

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Nouvelle séance d’ostéo et pleurs  : de douleur / de la crème solaire qui pique les yeux / de catharsis émotionnelle ? Le corps, c’est l’inconscient, rappelle l’ostéo-thérapeuthe. Et cette phrase qui pique : est-ce que tu te sens à ta place dans ta vie en ce moment ?

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Vendredi 8 septembre

À chaque jour sa conférence. Aujourd’hui, conférences sur les risques psycho-sociaux pendant les études, par une conférencière psy spécialisée dans les arts de la scène. Je trouve ça rudement bien, cette sensibilisation aux questions de santé mentale. L’intervenante s’est attachée à décrire certains mécanismes mentaux, à rassurer sur ce qui est normal (la névrose, avoir des coup de blues, consulter quand on soupçonne que ce n’est pas qu’un coup de blues) et a consacré un volet de sa présentation au phénomène d’addiction (qui m’a moins parlé, le chocolat étant ma seule drogue — mais ça m’a fait repenser à une BD qui évoquait l’addiction à la cocaïne de Freud).

Cette femme posée, douce et ferme derrière ses lunettes noires, inspire confiance. Son exposé est beaucoup plus apaisé, maîtrisé que la veille. Sa posture est tout autre, sans tentative de recettes : il y a des mécanismes psychologiques qui peuvent se décrire, et un travail d’analyse qui reste du cas par cas.

“Est-ce que l’analyse n’est pas de la surinterprétation ?” lui demande-t-on dans le public. J’ai bien aimé qu’elle souligne dans sa réponse la manière problématique dont des psychanalystes ont pu discourir en adoptant une posture de sachant, pour imposer une analyse sur des plateaux télé par exemple, alors que l’interprétation est toujours une suggestion dont s’empare ou non le patient. Le thérapeute est là pour accompagner avec humilité.

Il a également été question de la place du professeur, qui se pose de manière particulièrement aiguë pour les musiciens, dans la mesure où ils travaillent leur instrument seul à seul. La relation professeur-élève peut devenir transférentielle et rejouer la relation enfant-parent — dans ce qu’elle a de bénéfique (booster, réparer…) mais aussi de néfaste (pression, enfermement dans des schémas). Ça me donne envie d’étudier la psychologie, et met en résonance mes découvertes du moment (une lecture sur les sciences de l’éducation, et la série En thérapie).

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Un mariage musulman a lieu au parc Barbieux. Entre les youyous et la musique, c’est tout de suite plus gai. Me rapprochant pour apercevoir les musiciens et profiter discrètement des festivités, je me mets à discuter avec un couple lui aussi interpellé par la musique. Ils sont là pour installer leur fille étudiante. Le parc, la ville, oui je m’y plais, les gens sont adorables, d’ailleurs on le devient soi-même un peu plus, un peu moins Parigot-tête de veau. On évoque la météo et le climat, l’architecture, à Croix, à Roubaix, la danse, ah les cygnes, le Lac, la grâce, surtout par le Mariinsky, ce n’est pas moi qui le dit. Il est aussi question de sécurité, de la rue des Arts où je danse et où leur fille dormira. La mère a l’air soucieuse des débordements des fêtes estudiantines : ils ont eu de la prévention à ce sujet, mais elle est inquiète que l’école ne prenne pas davantage en charge ces choses, et je me trouve à utiliser beaucoup plus vite que je ne l’aurais cru mes connaissances de seconde main bien fraîches de la conférence sur la prévention des violences sexistes et sexuelles : procédure disciplinaire et procédure pénale sont indépendantes, la victime peut choisir d’engager l’une ou l’autre, ou les deux ; le personnel de l’établissement en revanche est tenu de d’engager une enquête si on lui remonte un signalement. J’enchaine sans transition sur la ville, la médiathèque, Pancook (dont j’ignore encore la fermeture), la Manufacture, l’entrée gratuite à La Piscine les vendredi soir, ma formation, je raconte, les profils sociologiques qu’on y trouve…

Elle est violoniste, lui astrologue, je suis Lion lumineuse. Puis il y a Vénus, Verseau, Pluton qui va changer de signe, des chiffres dans tous les sens, juxtaposés, additionnés à la Vierge ; mon prénom entre en résonance avec la mère de la Vierge, ça alors ; mon chiffre est le 14, d’ailleurs Versailles, Louis XIV,  le roi Soleil, moi Lion, rien n’arrive au hasard — il n’y a pas de coïncidence dirait le psy d’En thérapie. J’essaye de ne pas trahir par mes expressions faciales d’incrédulité ou d’amusement. Je ne voudrais pas le blesser, et après tout, rendre visible l’invisible, pourquoi pas, interpréter en tous sens, n’est-ce pas grisant ? Je me demande comment on s’arrange avec la religion — ils sont catholiques —, mais après tout ne rien laisser au hasard, la destinée… Il avait prédit le Covid, voyez-vous. J’avance et ensuite je démontre, je n’avance rien que je ne puisse démontrer ; il justifie a posteriori en faisant feu de tout bois. Une barbe blanche engageante : je finis par faire le rapprochement avec le papa de Melendili, c’est le même gabarit.

Elle, me parle plutôt de sa fille, très mature, qui le soir de ses 13 ans se lamentait qu’il lui restait 5 ans avant de pouvoir décider de sa vie. Elle l’a menée en Corée du Sud, sa vie, et ses parents ont été très au fait de la géopolitique tant qu’elle était là-bas ; eux sont de Pau. Elle craint un peu le décalage, sa fille de 20 ans très mature avec des 18 qui ne le sont pas toujours, dans une culture de fête d’école de commerce. Elle trouve courageux d’entamer une reconversion professionnelle en ayant 15 ans de plus que mes camarades. Le décalage. J’essaye de dire ce que je sens de la nouvelle génération, sensibilisée à de nouvelles thématiques, engagée, rodée à l’argumentation, un aplomb plus grand, peut-être et tant mieux. Et c’est à nouveau la valse des chiffres astrologiques, qui me pleuvent dessus, jusqu’à ce que la mère écarte avec élégance le rideau de pluie pour nous renvoyer au soleil chacun de notre côté.

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Apolcalypase en cuisine en tentant de faire des galettes de blé. Ne jamais faire confiance à une recette qui préconise d’ajouter “de l’eau”, sans préciser la quantité.

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Samedi 9 septembre

Trop chaud, déprime latente.
Je fais un tour à la médiathèque sans rien emprunter, fiche de lecture oblige.
J’ai aussi noté “visio catharsis” sans plus avoir aucune idée de la discussion à laquelle cela fait référence.

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Dimanche 10 septembre

Aussi chaud, mais plus gai. Je prépare le cadeau d’anniversaire de Mum, trie et traite les photos de Londres et Chamonix.

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Stage de rentrée, du lundi 11 septembre au vendredi 15 septembre

Un stage de rentrée sans pouvoir danser, c’est une semaine entière à observer les cours et répétitions assise dos au miroir (mais pas adossée, pour raisons de sécurité), jusqu’à 5h30 d’attente par jour. Autrement dit une épreuve d’endurance. Le comportement contestable du professeur-chorégraphe rend la semaine encore plus éprouvante.

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Lundi 11 septembre

Je rêve d’une tresse coupée, qui se décolore à vue d’œil. Le pigment disparaît, les cheveux deviennent gris-blanc dans une vague de dévitalisation inexorable, du bout coupé à l’élastique.

Il y avait un autre rêve dont il fallait que je me souvienne, dont je ne me souviens plus.

Je me tâte pour une coupe courte asymétrique (j’ai les cheveux longs jusqu’aux reins).

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Mercredi 13 septembre

2h30 dans salle d’attente du médecin, qui diagnostique un syndrome de la charnière thoraco-lombaire, bloquant le nerf crural. Au niveau de l’inversion des courbures vertébrales. Rien à voir avec la tendance à gommer à outrance les courbures dans une mauvaise compréhension de la danse classique, évidemment.

Ostéo, il me débloque à la hâte ; le gyrophare arrête de faire tourner la panique dans ma tête.

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Jeudi 14 septembre

Photo en noir et blanc à travers une fenêtre : vue sur le fronton d'une ancienne usine stylée mais délabrée et les toits

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Vendredi 15 septembre

Un rendez-vous rapide dans un centre de radiologie conventionné secteur 1, je ne pensais pas que ce soit possible. Le compte-rendu me réjouit moins : discopathie étagée de T11 à L3. J’ai du mal à ne pas pleurer dans le bus. Ce côté irréversible. J’ai abîmé mon corps. Un disque, ça ne se reconstitue pas comme un os. Quatre disques, encore moins.

L’anxiété, la douleur, toutes deux lancinantes. L’ironie de peut-être ne plus pouvoir danser quand justement je remets la danse au centre de ma vie en me reconvertissant comme prof. La blessure de la carrière d’interprète impossible aurait dû m’avertir ; la tentative inconsciente de réparation devient un second coup. L’idée de devoir éventuellement reprendre un bullshit job sans la danse à côté comme dérivatif me semble intenable. Je tragédise intérieurement dans le bus, fais bonne mesure, et mauvaise en arrivant chez moi.

Lorsque je montre la radio au boyfriend en visio, il ne voit pas le léger guingois des lombaires ; il s’émerveille spontanément de ce que ma colonne soit si droite, les vertèbres si bien alignées. On ne voit jamais que ses propres radios quand on n’est pas médecin, et sur les siennes, ce n’est pas une colonne que forment ses scolioses, mais une hélice — enfin j’imagine, je n’ai jamais vu que mes propres radios, et perdu le trajet de ses vertèbres sous mes doigts. Je devrais avoir honte de paniquer devant lui, devant une colonne grecque de chamallows bien empilés.

Sous un temps resplendissant, un parc très vert avec un plan d'eau, un grand seule pleureur et une demeure de châtelain en arrière-plan
Une pause déjeuner au square Catteau, dont j’oublie tout le temps l’existence alors qu’il est proche de l’école. Quand je parcours l’album photo de mon téléphone, je me rends compte qu’il raconte parfois une autre histoire des jours que les notes prises pour ce blog.

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Samedi 16 septembre

La réaction de N. face à mes déboires vertébraux et leurs potentielles implications me touche ; elle sait exactement l’endroit que ça touche.

La restitution du stage a lieu à la Manufacture de Roubaix pour les journées européennes du patrimoine. Les classiques dansent en basket à l’extérieur dans la cour de briques et de béton, les contemporains à l’intérieur entre les machines à tisser, et tout le monde se change dans une salle habituellement dédiée à des ateliers. Il y a des tables, des chaises, trois canapés, une table basse avec des plantes en crochet, bientôt recouverte d’épingles à cheveux et de trousses de maquillage, et tout un tas de bocaux et casiers remplis de laine dans des états divers, dont un de MOUTONS, dit l’étiquette. Je regrette de ne pas avoir soulevé le couvercle de ce souvenir digne de Saint-Exupéry.

La pause est longue entre les deux représentations de l’après-midi, certaines bossent sur leur ordi, somnolent, ça discute et boit du café — il y a toujours quelqu’un pour préparer du café quelque part —, les filles remettent du sang sur leurs lèvres (le chorégraphe voulait une teinte sombre et a choisi le rouge le plus vamp du panel), elles ont une allure folle avec leurs chignons banane, et je mange le makrout le plus gros et gras de ma vie. …

Dimanche 17 septembre

Suis-je ralentie par la douleur ou un perfectionnisme las dans cette fiche de lecture ? Je n’ai pas de problème pour jeter les mots, mais l’articulation fine est compliquée. Devoir affiner, décider définitivement des mots à employer alors que vous voyez l’idée.

Au parc Barbieux, au milieu de l’allée : un mini-chaton noir. L’homme qui l’a posé au sol l’appelle en continu. L’étonnement se fraye un chemin au travers de ma réaction de mammifère énamouré : ça ne suit pas, un chat.  Mais l’homme soutient que si, son chat le suit, ils font leur promenade au parc ensemble tous les jours. Le chaton furète au pied d’un banc et j’échange un regard entendu avec ses occupantes, un chat, ça ne suit pas.

Moins mignon que le chaton noir, une guêpe noire. Je la laisse vaquer sur la vitre toute l’après-midi ; le soir venu, quand l’attrait des lumières électriques remplace celui de la lumière du jour, c’est une autre affaire. Opération évacuation, non sans sursaut, douleur.

Il serait temps que ce lumbago prenne fin, je commence à trouer mes chaussettes (j’ai trouvé une position pour me laver les pieds sans avoir mal, mais pas pour me couper les ongles des orteils).

Journal d’août 4/4

Lundi 21 août

J’ai mis quelques années à accepter l’invitation de mon amie M. à lui rendre visite à Chamonix. Le temps de trajet me rebutait. Et effectivement, c’est un peu infini sur la fin.

Au Relay de la gare,  je crois reconnaître Guillaume Diop sur la couverture d’un magazine, avant d’apprendre que c’est le fils d’un people royal de Monaco — chacun ses célébrités. Je ne connais plus la moitié des titres exposés en tête de gondole. À deux doigts d’acheter un livre-magazine sur le fromage intitulé Permis de puer.

Dans le TGV, ma voisine porte une French manucure sur des ongles coupés carrés ; elle examine une crème hydratante dont la marque est raccord avec notre destination : LΛNeige. Avec un Λ à la place du A. Ironie d’utiliser un signe lambda pour se distinguer. J’imagine bien la marque prononcée avec un accent anglais, comme dans la publicité avec Julia Roberts — le vie est bêle.

Le TGV est plein de gens riches. Tout s’éclaire quand je me rends compte que c’est la ligne que j’avais empruntée pour rendre visite à Eli à Lausanne. Je suis à nouveau dans une rame en bout de train, et le mal de cœur n’est pas loin (même si cette fois, je n’aurai pas besoin de Coca).
Je vis le trajet avec modération : lis un peu, observe un peu, dessine un peu, m’ennuye un peu.

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Le TER est bondé. Une mère installe son tout jeune fils dans le siège en face de moi et s’assoit sur la marche (j’avoue ne pas lui céder ma place, pensant qu’elle pourrait s’asseoir elle et le prendre sur ses genoux). L’enfant est du genre curieux, en pleine phase exploratoire. J’ai le choix entre tenter de l’ignorer en me lançant dans une activité en autarcie, au milieu de laquelle je ne manquerai pas d’être dérangée, ou pousser la sociabilité jusqu’au co-parenting.

La maman me rappelle la professeure de danse chez qui j’ai pris des cours particuliers en parallèle du conservatoire, et qui devrait m’accueillir pour mon stage de fin d’études. Les filiations physionomistes de ce genre ne cessent de me sauter aux yeux ; elles biaisent mes a priori, et peut-être est-ce pour le mieux, pour cette maman-là. Elle est partie du Havre ce matin. Pas de Paris, du Havre. Seule avec son enfant, dont c’est le tout premier trajet en train. Elle le fait observer tout ce qu’elle peut, jouer avec tout ce qu’il peut, notamment un livre-jouet en tissu, dont les boutons ont pas mal de succès, mais moins que les toupies perfectionnées du pré-ado à côté de lui avec sa grand-mère. Lui aussi veut bien faire mais ne sait pas trop se comporter ; il se fige pour éviter le contact quand le tout-petit empiète sur son espace.

Je propose du gribouillage sur l’iPad, mais le bouton central de la tablette et le capuchon du stylet sont vachement plus amusants que le dessin. Le mécanique l’emporte encore sur le numérique. Voyant que la poignée d’une valise appartenant à la famille du carré d’à côté attire ses convoitises (mais crispe les détenteurs de ladite valise, bien qu’ils aient eux aussi deux enfants), je descends la mienne de l’étagère au-dessus de nos têtes et c’est l’extase : un gros bouton à manipuler, une immense poignée à faire surgir de nulle part. Le tour de magie se révèle un excellent  exercice de motricité : mine de rien, ce n’est pas évident de maintenir une pression (du bouton vers le bas) pour tirer (la poignée vers le haut).

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À côté de notre village-pour-éduquer-un-enfant, c’est la famille parfaite : deux parents, deux enfants, tous d’une beauté plastique assez improbable. Mais surtout : ils tirent de leur gros sac à dos de marche une gâche aux pépites de chocolat et des crêpes industrielles comme celles que je mangeais chez mon père. Je me retiens d’en demander un bout, et les deux goûters s’inscrivent dans ma liste d’envies obnubilantes qu’il me faudra manger pour m’en défaire.

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Mardi 22 août

L’accrobranche ne me fait pas spécialement envie, mais  M. a l’air d’y tenir, et il fait chaud, alors nous voilà en baudrier sous les arbres. Souvenirs d’adolescence où je faisais le grand écart entre deux rondins de bois. J’ai depuis perdu en aisance et gagné en vertige. À l’arrivée d’une tyrolienne, je m’arc-boute pour saisir la poignée jaune qui permet de ne pas repartir en arrière, et sens un étirement malvenu dans les lombaires. Je prends soin de gainer les abdos à l’arrivée des tyroliennes suivantes et globalement dans le reste du parcours. M. grimpe seule dans le dernier, noir comme une piste, et j’endosse le rôle confortable du photo-reporter au sol (qui se fait rabrouer quand l’enregistrement devient témoin d’une difficulté). J’ai l’impression de m’être arrêtée à temps et d’avoir limité les dégâts, mais le mal est fait.

Un peu de taboulé et une glace chocolat-myrtille plus tard, nous sommes sur le retour. Le sentier forestier nous promène pendant un peu plus d’une heure, mais il n’y a rien de trop pour que M. m’expose la situation professionnelle qui la préoccupe. Elle expose tout méthodiquement (c’est son habitude, je sais qu’il ne faut pas l’interrompre), recommence depuis le commencement (cela me remet en tête les épisodes précédents) et y revient par des boucles qui réordonnent et autojustificent autant qu’elles ressassent (c’est là que je commence à me dire qu’elle ne va pas bien). Elle le dit elle-même, que ça ne va pas, mais c’est la manière de l’exposer qui m’inquiète plus encore que le constat partagé sur sa santé mentale. Le chemin met fin à un cheminement qui n’en a pas.

Le soir, on souffle mes bougies. Je me vois offrir un gâteau et un lama d’anniversaire. <3  Et un cadeau plus orange tu meurs. She knows me well.

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Mercredi 23 août

Oui, je fais de la randonnée avec mon T-shirt Royal Ballet rose.

Randonnée au glacier du Tour : 3h de bus, 4h de grimpe et de désescalade, 1800 pas, 510m de dénivelé. Et ce que les chiffres ne disent pas, ou mal, à commencer par la qualité du silence dans les œufs puis la montage. Le bruit se raréfie comme l’oxygène, et pourtant, il y a la musique d’alpage à l’arrivée et la conversation quasi incessante tout du long. Pour des raisons de souffle, il s’agit essentiellement d’un monologue — je marque mon écoute par interjections et monosyllabes. Je saurai tout de G., si je ne la confonds pas avec L.

J’ai du mal à faire attention à, simultanément, où je mets les pieds,  ce qu’on me raconte et ce que j’aperçois quand j’immobilise mes pieds et relève la tête. M. s’étonnera de ce que je traîne à plat et accélère en montée   ; c’est seulement quand je découvre au détour d’une falaise la montée qui nous attend que je comprends le quiproquo : ce que j’imaginais une promenade, certes exigeante physiquement, a été prévu comme sortie sportive, seulement adaptée à mon piètre niveau. On ne s’arrête pas pour admirer, contempler, s’imprégner ; on s’arrête pour boire, remettre ou enlever un vêtement — à la limite pour photographier, c’est mon passe-droit de touriste. Les gens parlent toujours des paysages spectaculaires, mais je n’ai jamais compris : dans la randonnée et l’alpinisme, on regarde toujours ses pieds. Voilà qui a le mérite d’être clair.

Je fais le deuil de la promenade en embrassant de mon mieux la dimension sportive. M., surprise, remarque avec satisfaction que j’ai une bonne proportion de muscles pour mon poids : je crache mes poumons, mais remercie mes quadriceps de danseuse. M. me rassure, m’encourage et me cravache en alternance. Il ne faut pas lambiner, ni à l’aller (le refuge cesse de servir à déjeuner à 14h) ni au retour (les œufs cessent leur rotation à 16h). La dernière portion jusqu’au refuge est caillouteuse, il faut mettre les mains. L’odorat décuplé par les règles, je suis envahie par une odeur souffreteuse : ça sent la meuleuse.

Au refuge Albert 1er, la tête me tourne presque. Nous sommes au bord du glacier, de ses crevasses bleu féerique, gris sale, et nous rentrons comme si de rien n’était dans un restaurant surpeuplé. Des familles, des sportifs et des étudiants d’école de commerce bavardent, mangent des morceaux, boivent des coups. Cela me semble incongru, mais on rentre en chaussettes, les chaussures laissées à l’extérieur comme à l’entrée d’une maison japonaise ou d’une mosquée. M. ressort mettre mon T-shirt à sécher, alors que j’enfile à même la peau la polaire technique qu’elle m’a offerte. On se retrouve comme si de rien n’était devant une espèce de welsh montagnard pour elle (une croûte) et une salade aux falafels pour moi — improbable. La digestion à peine entamée, on repart déjà  : on a toujours l’impression que c’est trop tôt en altitude, mais en reprenant doucement, ça va. Et ça va.

Ça va moins à Paris, au téléphone : le boyfriend risque de ne pas avoir son prêt, et des emmerdes financiers.

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Jeudi 24 août

Mon amie M. reprend le boulot, c’est une journée solo tranquille pour moi, malgré les monceaux de recommandations impliquant de se lever tôt et d’aller se frotter aux touristes dans des remontées mécaniques onéreuses. Tu ne peux pas venir à Chamonix sans — si, je peux. Par paresse, par pingrerie, par envie de tranquillité… parce que je suis venue rendre visite à mon amie avant de visiter la vallée.

On est à la montagne, mais on est en ville ; paradoxalement, la nature est partout, mais presque nulle part accessible à pieds. J’ai envie de promenade simple, sans arsenal organisationnel et me rends à un petit lac voisin, qui n’était pas pour rien absent des recommandations. Après quelques chapitres de Les Débuts, Par où recommencer ? (et encore, je ne suis pas certaine du pluriel), me voilà dans le bus pour retourner au lac des Gaillands.

Bis repetita placent, je peux vérifier que le sorbet myrtille se marie décidément divinement bien avec la glace au yaourt. Je recommence Les Débuts, Par où recommencer ? là où j’avais laissé le marque-page. Je n’en finis pas de reprendre ce livre, qui n’en finit pas de commencer, même après en avoir dépassé la moitié. J’essaye de m’arrimer au lieu par la lecture, de profiter de ces sorties de chapitres pour retourner plus attentive à ce qui m’entoure, mais je papillonne de l’un à l’autre.

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Dans le centre de Chamonix, je découvre une librairie dans laquelle il fait bon flâner. Je regarde avec une curiosité désintéressée des sélections pour moi inhabituelles, essais sur la montagne, récits d’alpinistes, ce que nous fait le paysage, bien se nourrir pour un trail. On reste pourtant dans une librairie généraliste, avec des romans qu’on trouverait partout ailleurs, mais elle est, comme le reste de la ville, la vallée, ses habitants, ses touristes, tournée vers la montagne et les activités qui s’y déroulent. D’habitude, les passionnés se rencontrent dans des lieux circonscrits (un théâtre, un gymnase, un champ le temps d’un festival…) ; ici, le microcosme fonctionne à l’échelle de la ville entière : les boutiques de vêtement sont des boutiques de sport, les bus sont plein de gens équipés, aux mollets galbés, et les T-shirt affichent leur allégeance à telle course ou trail passé. Pour une fois, les chaussures de marche que je porte comme baskets tant elles sont confortables ne dépareillent pas (« des Merell, non ? » note le compagnon de M. au premier coup d’œil).

La librairie, donc. Haute sous plafond, lumineuse, des tables qui ne gênent pas la déambulation. Il y a même une exposition au sous-sol, des collages de paysages — montagneux, évidemment. Des papiers déchirés avec délicatesse pour faire sentir quelque chose de notre fragilité face à la dureté des roches. Ça m’interpelle assez pour que je laisse un mot dans le livre d’or. Il y a l’espace pour ça, dans cette librairie. Je flâne sans m’excuser mentalement de ne rien acheter — d’ailleurs j’achète un livre, pour offrir. C’est un poche, mais la libraire ne m’en fait pas moins un magnifique paquet cadeau. Tout en dévidant le rouleau de scotch, elle me raconte que c’est son père qui lui a fait découvrir ce roman, et que depuis, elle le fait découvrir au plus de monde possible. La dame avant moi à la caisse le connaissait déjà (mais pas par la libraire : ses montages à elle sont dans le Jura) ; elle s’est enthousiasmée quand elle m’a vue le soulever de la pile, c’est génial, et de moduler-minorer : comme lecture facile, ça se lit très bien et c’est… (un mot ou un geste qui provoque de l’enthousiasme), ça fait… (un geste suivi par un verbe que j’ai oublié : mouliner, réfléchir, penser, mais dans un sens moins abstrait, plus lié à l’expérience). J’ai oublié les mots, retenu l’élévation de l’attention, l’enthousiasme qui relie.

Trompe-l’œil avé des Mont-Blancs

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Soirée sushis, vite écourtée par la fatigue de ceux qui ont bossé. Flagrant comme le travail ruine le temps personnel.

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Vendredi 25 août

Je le sens arriver sous la douche : le lumbago. C’est tout une épopée pour sortir de la baignoire et aller m’allonger à même le sol dans le salon où télétravaille M. Je dérange et ne peux faire autrement. Elle continue tant bien que mal, après m’avoir demandé si ça allait : non. On attend son compagnon, qui doit avoir une ceinture lombaire quelque part, et qui en a effectivement une, beaucoup trop large.

[En rédigeant ceci, je pense à l’ostéo-psy qui, à propos de mon dos bloqué pour la énième fois, m’a demandé si je me sentais à ma place dans ma vie ces temps-ci. Chez M., je me suis sentie à la fois chez moi et de trop — parce que trop comme chez moi, alors que je n’y étais pas ? Peut-être ai-je trop pris mes aises. Je me suis tout de suite sentie bien dans leur appartement bien pensé bien aménagé, et ils m’ont très gentiment laissé leur chambre, dont la mansarde m’a rappelée celle que j’occupais chez mon père après son divorce — un abri ouvert, la porte sans pêne à la place de la mezzanine à découvert.]

L’aller-retour à la pharmacie sera ma sortie du jour, à petits pas de mamie geisha. Je me fais un nouvel ami : la bouillotte mouton déguisé en licorne, qu’il est fort étrange de devoir placer au micro-onde. Le chat me regarde comme s’il était le prochain animal à poil que j’allais griller.

M. m’a laissé sorti à feuilleter La communication en BD et La PNL en BD. Je feuillette, et doute : ne serais-je pas envahissante à essayer de ne pas être un boulet ?

La fatigue est moins immédiate que la veille : on entame un jeu de cartes, un escape game qu’on abandonne avant de l’avoir terminé. Esc escape game. Ma principale contribution aura été de penser à prendre les cartes étalées en photo avant le rangement — c’est dire si j’ai le neurone vif lorsqu’il s’agit d’être créatif avec du calcul mental.

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Vendredi 25 août

Rêve chelou (inspiré de conversations sur la drogue du zombie ?) : je suis avec le boyfriend dans une maison de plein pied aux multiples ouvertures, dans l’excitation douce du désir, mais il y a intrusion, nous nous munissons d’une arme de fortune, une râpe-à-pieds géante en plastique mou, et surgit une créature inquiétante le buste à angle droit des jambes, sans visage, un pied ou un bec inopérable en guise de tête — instant de soulagement (ce n’est pas le plus dangereux) vite repris par l’inquiétude (comment s’en débarrasser ?).

Matinée pluvieuse, à goutte et à verse. Le chat dort sur le canapé. Je cuve mon lumbago.

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Samedi 26 août

M. passe la matinée à bosser en ville sur son roman, seule. Je ne sais pas si je suis déçue ou soulagée. J’élude. Le boyfriend à Paris me parle à l’oreille tandis que je piétine seule sur une place à Chamonix, avant de retrouver les autres au restaurant : mon amie M., son compagnon et une quatrième personne, qui me rappelle Anne-So la blogueuse. Je ne sais plus trop ce qu’elle ou moi fait là, mais la pizza est bonne et rester penchée sur ma chaise blanche soulage un peu mon dos. La semaine a été longue, se bornera à remarquer le compagnon de M alors que nous remontons en voiture en faisant de l’humour noir à base de conduite et d’airbag.

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Dimanche 27 août

L’ambiance est plus détendue pour cette dernière journée, peut-être parce que tout le monde le sait.

Dernière virée dans le centre de Chamonix. Je m’esquive pour acheter une carte d’anniversaire et la rédige avec un peu d’émotion sur un coin de comptoir, avec le stylo enchaîné dédié aux grilles de loto et de PMU. C’est n’importe quoi, ça m’amuse beaucoup. De retour, je glisse la carte dans le paquet de la librairie et confie le tout au compagnon de M. pour qu’il le lui offre le jour J.

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Changement de TER. Un monsieur blanc de cheveux et de peau dit au revoir à un monsieur noir un peu plus jeune, et pénètre avec lui dans le train. Son regard glisse sur la couverture en anglais de la femme qui me fait face, s’arrête sur moi. Après m’avoir demandé si je parle français, il me confie son compagnon qui n’a pas l’habitude de prendre le train et ne voudrait pas rater sa correspondance TGV. Ça tombe bien, vérification faite, nous sommes dans la même rame 17. Serons : le TER n’a pas de rame ni de place numérotée.

Mon nouveau voisin a des chaussures de marche, comme tout le monde ici, mais pas de bagage, pas d’en-cas, pas de distraction. Rien qu’un billet imprimé sur une feuille A4 pliée. Les montagnes cessent d’être un terrain de villégiature pour redevenir une frontière — voici l’Italie proche, la migration lointaine. Calais et tout le cours du semestre passé sur les frontières se matérialise à Chamonix, installé à côté de moi. Je ne voudrais pas l’ignorer, mais ne sais pas comment engager la conversation sans que mes questions tournent à l’interrogatoire et le mettent dans l’embarras. Ni lui ni moi n’avons envie de discuter, et d’un commun accord mal accordé, tout de gêne dissimulée, nous vaquons qui à ses rêveries qui à ses inquiétudes. J’échange davantage de banalités avec ma voisine lectrice, qui à ma surprise parle français : comme le monsieur aux cheveux blancs, j’avais supputé une étrangère à sa lecture costaud en VO.

Au changement, je ne réussis pas à masquer ma douleur et mon voisin sans bagage propose de prendre le mien. Ça me semble le monde à l’envers, que ce soit lui qui m’aide ; je décline, sans voir que je nous prive d’un pied d’égalité. Tout le train se dirige vers le quai du TGV, je suis autant que lui. On attend devant le repère de notre rame, je propose, il refuse de partager mes carottes-houmous au pesto (qui coulera dans mon sac), je ne sers décidément à rien. Nous sommes soulagés de nous quitter en montant à bord, lui à l’étage, moi en bas. Je retourne à mes problèmes simples, mon petit lumbago de privilégiée qui trouve le temps long, mais un chez-soi en arrivant.

From Mont-Blanc to Montrouge real not quick.

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Lundi 28 août

Je retrouve le boyfriend, et la facilité d’être chez soi même si chez lui. Il m’a manqué, je le lui dis. Plusieurs fois. Je me rends à peine compte de la répétition. C’était si horrible que ça ? m’interroge-t-il en retour. Non, évidemment. Mais c’est clair comme jamais que c’est de lui que j’attends du réconfort.

The French Dispatch. J’ai du mal à suivre, mais ne m’ennuie pas un instant. Ennui-sur-Blasé, cette trouvaille toponymique est du génie. (Timothée Chamalet remplace pour sa génération Louis Garrel dans le rôle de l’étudiant parisien agaçant.)

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Mardi 29 août

Mon ancienne ostéo parisienne me reçoit dans son si joli cabinet. Elle porte un T-shirt avec un jeu de mot où mère remplace mer, comme si son rôle familial ne transparaissait pas sur son visage cerné (2 ans à ne pas faire ses nuits).

Quitte à être dans le quartier, je vais chercher des banh mi. J’ai beau avoir des réticences, je finis toujours sur les traces de mon ancienne vie. La progression est laborieuse.

L’Île aux chiens. Les meilleurs moments : quand Wes Andersen prête un flegme britannique à ses toutous d’animation.

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Mercredi 30 août

Grasse matinée de récupération après l’ostéo.

Rêve proche du réveil : le boyfriend s’écartait de moi et je ne comprenais pas le rejet, je ne voyais qu’ensuite l’enfant qu’il tenait-protégeait dans ses bras et qui s’interposait entre nous.

J’ai tellement bien visé pour le livre offert à M. qu’elle l’a déjà. Damned. Il ne me semblait pourtant pas l’avoir vu dans sa bibliothèque ; et pour cause : son compagnon lui avait emprunté pour le lire à son tour. Je maugrée d’avoir raté mon coup et rappelle l’existence du ticket d’échange à l’intérieur de la couverture, mais M. ne semble pas gênée par le doublon, hésite même à le conserver comme porte-bonheur.

King’s Man, première mission. À part une scène de combat fort drôle où Raspoutine attaque en déboulé et esquive en danse cosaque, le film m’a ennuyée par sa grandiloquence.

Serait-ce la fin de la trêve du ciboulot ? Les appréhensions reviennent.

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Jeudi 31 août

Rêve proche du réveil : je dois préparer un court cours de danse jazz, je revois x fois le premier exercice d’échauffement, pourtant simple, avec des bras qui se balancent. Doute sur la musique : faut-il un 2 ou 3 temps ? Je dirai(s) trois, ça balance plus.

La rentrée s’approche.

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En plein aprèm, on se décide pour Kodawari Ramen.

Journal de juillet

1er juillet, dans la nuit, premières heures

Il est quelque chose comme 1H30 du matin, Mum est partie se coucher depuis quelques minutes. Au-dessus des valises éventrées dans le salon, j’aperçois la façade du moulin (un bâtiment en briques qui n’a plus rien d’un moulin hormis qu’on y mout ou vend quand même de la farine) illuminée de couleurs vives, chaudes, instables. Une flamme. Haute. Ma sidération réveille Mum qui n’était pas encore endormie. Elle appelle les pompiers, lesquels sont déjà sur place : pour preuve, il se met à pleuvoir d’en bas.

Avant de me coucher de l’autre côté, en fermant les volets, je constate que la rue déserte ne l’est pas : deux jeunes gens avec des casques sur la tête, un troisième qui monte dans une voiture, dont je retiens pendant quelques jours la moitié de la plaque d’immatriculation.

Il y aura donc eu un feu de poubelle (jaune, d’où la flambée impressionnante) à Versailles Chantiers, la banlieue la moins chaude qu’on puisse imaginer.

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Dimanche 2 juillet

From Mum to boyfriend. La transition est un peu étrange. Des discussions animées permanentes, infusées de rire et d’ironie, qui me manquent instantanément, je repasse au calme, aux discussions tranquilles, aux émotions qui ont le droit de cité. Tout à ses tractations immobilières, le boyfriend est tendu, tendu vers une nouvelle vie qui tarde à advenir. Je comprends, et ronge un peu mon frein, moi aussi. J’ai emmagasiné au contact de Mum une énergie que j’ai l’impression de dilapider sur le canapé — comme un retour à l’arrêt après un grand élan.

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Mardi 4 juillet

Déjeuner avec JoPrincesse, belle dans la fatigue que ça n’en est pas croyable, les yeux limpides comme l’améthyste rectangulaire à son doigt, ma princesse qui, pas toujours bien, va. Il y a du poids quand même, sur le chemin du retour vers son bureau — c’est souvent dans les derniers moments, dans la marche, qu’on livre ce sur quoi on a peur de s’appesantir. Ce sur quoi il n’y a pas grand-chose à dire, qu’on ne peut que traverser.

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Une épiphanie géographique me pousse à proposer à ma grand-mère de nous voir au débotté. J’aurais pu prévenir avant, quand même, elle aurait pu ne pas être là ; mais elle est là, et nous sommes là, à la table d’un bistrot. Ses doigts qui s’impatientent malgré elle me montrent mille photos, et pas toujours d’abord celle que l’on finit par étudier à deux.

Elle me montre-raconte le mariage normand de ma cousine : ils ont fait ça bien, ils sont doués pour ça, vraiment, elle verrait bien le couple en wedding planners et ça renforce mon impression de mise en scène dans l’obligation sociale. À la mairie, à Paris, j’avais moins vu son émotion que celle qu’elle avait à se voir dans l’émotion projetée, tant attendue, de manière quasi cinématographique, sur le tapis rouge au milieu de l’assemblée. Ma grand-mère ne tarit pas d’éloges pourtant, sur leur mariage, sur elle et sur lui, si gentils ou adorables, c’est vrai, qui tantôt ont débarqué en voiture pour l’amener passer une journée à la mer, une nostalgie qu’elle avait exprimée en passant et qu’ils avaient généreusement pris au pied de la lettre — même si la mer s’est transformée en déjeuner de campagne sous l’hypocondrie, réelle ou indûment supputée, de ma grand-mère. Je sens comme un reproche vague, informulé, qui s’adresserait à tous les autres, qui ne nous soucions pas assez d’elle — reproche qui ne lui ressemble pas et se comprend davantage comme une externalité de son humeur, agacée par la contrariété du moment (un ravalement de façade qui n’en finit pas et la prive de son balcon, dont les larges rebords ont été remplacés par une vitre à laquelle on ne peut plus s’accouder pour fumer* ; elle s’est plaint au gestionnaire de la résidence, a menacé de ne pas payer le loyer). Je ne lui connaissais pas cette humeur revendicatrice, et la culpabilité aidant, je le prends un peu pour moi. Heureusement je ne formule rien. C’est sûr, ce n’est pas moi, égoïste par omission, détestant conduire, qui conduirait ma grand-mère à la mer ; je dois reconnaître ceci à ma cousine, le soin d’autrui entremêlé à et soutenu par le souci des apparences et convenances sociales. Je lui en suis reconnaissante, à la réflexion ; je sais ma grand-mère entre de bonnes mains, et je peux continuer à lui donner le plaisir de lui ressembler, indépendante comme elle, comme elle dit — pour ne pas dire : qui n’en fait qu’à sa tête (de mule). Reste une vague aigreur qui m’attriste et cette fois-ci ne me fait pas regretter que ma grand-mère ne fasse pas traîner l’entrevue.

* J’allais écrire que, quand l’univers se rétrécit en vieillissant, chaque changement devient un monde — mais il n’est pas besoin pour cela de vieillir, ou je suis déjà vieille avec mon sapin coupé.

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Le boyfriend hésite à faire une offre pour une maison qu’il a visitée en Touraine. Il aimerait bien que je la vois. J’aimerais bien de mon côté rentrer à Roubaix pour me mettre à mon manuscrit sans trop tarder. Nous aimerions bien que nos vies projetées ne reculent pas devant nous, chacun à son projet. Autant battre le fer pendant qu’il est chaud : nous prenons des billets de train pour le lendemain.

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Mercredi 5 juillet

Aller en Touraine. Le boyfriend est tendu comme un arc pendant le gros du trajet. Cela ne me surprend plus désormais ; je laisse filer comme le paysage, sachant que cela s’arrêtera une fois à destination.

Un couple d’amis à lui nous hébergent ; ils viennent d’emménager. Elle, est vive et lumineuse, je me sens bien rien qu’à la regarder. De fait, je reviens sans cesse à son visage au cours de la conversation, comme l’aiguille d’une boussole après avoir tournoyé en fonction des prises de parole.

À l’étage, je dors dans une pièce flottante (bureau, débarras, future chambre d’ami) comme dans une cabane. Une petite étagère est remplie de livres sur la rédaction, la publication, l’organisation d’ateliers d’écritures. Je n’ose aborder ce sujet, qui pourrait nous être si commun, demander si elle écrit, autrement, ailleurs que pour des piges — qui se sont raréfiées, de ce que sait le boyfriend.

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Jeudi 6 juillet

Déjeuner dans un village en pierre. Le boyfriend se réjouit à haute voix de tout, des berges du Cher, d’un bout de bâtisse dans lequel il m’invite à reconnaître Sarlat, d’une place qui aurait des airs d’Italie (?)… Il souligne la beauté dès qu’il la voit, l’exprime pour me sonder, chercher un écho ; mais je ne peux pas surenchérir, tout juste me taire.

On visite la maison. C’est propre, bien aménagé, bien décoré, j’essaye de faire bonne figure. Je n’ai aucune intention de vivre ici à plein temps. L’agente immobilière me fait l’argumentaire sans s’occuper du boyfriend, comme si c’était acquis qu’il l’était (acquis, conquis). Elle me montre tel rangement astucieux en soulevant une marche d’escalier, insiste sur le long dressing en sous-pente… ma pauvre, si vous saviez, le peu de cas que je fais du rangement, le peu d’envie que j’ai d’habiter ici.

Je me rends compte en la visitant qu’ici n’est pas cette maison en particulier, tout à fait convenable, plutôt chouette même ; ici, c’est la région, la campagne, la végétation monotone, la boulangerie en voiture, les terres plates et les pierres grises. Prendre un appartement à Tours pour y donner des cours de danse sans être dépendante de la voiture et rejoindre le boyfriend dans sa maison le week-end, c’est un mensonge bien commode que je me suis racontée pour me rassurer. Pour garder les possibles ouverts. Ne pas paniquer. Repousser. Je ne peux plus repousser. La visite rend tout réel, me confronte à mes évitements.  L’enthousiasme inquiet du boyfriend tombe en moi comme dans un puits sans fonds, sans écho. Je ne peux plus le nier : tout en moi se cabre à l’idée de déménager ici. Tout en digérant le malaise, j’essaye de faire bonne figure, de visiter sérieusement, en faisant l’exercice de projection minimal : en enlevant la cloison, ça ferait une grande chambre ; là tu pourrais avoir  ton atelier. Je voudrais que la visite, mon imposture se termine, il y a erreur sur la personne, sur le lieu, je ne suis pas Madame boyfriend, je ne suis pas l’épouse parfaite qui se projette pour habiter dans cette maison, je n’ai au fond pas plus de poids dans la décision de son achat que M., l’amie du boyfriend qui nous y a conduit.

Devant un Coca, une limonade et un jus de fraise, le boyfriend me demande ce que j’en ai pensé, vraiment. Je rationalise, souligne les points forts objectifs du bien immobilier. Puis moins : je trouve ça dommage d’aller à la campagne pour se retrouver au bord de la route. Puis plus du tout : la maison est grande, mais avec les sous-pentes et le peu d’ouvertures, j’ai l’impression d’étouffer. / Je suis une sale môme qui vient d’abîmer le jouet que son copain voulait partager. C’est la consternation. Du boyfriend, la mienne. Son amie nous enjoint à en reparler plus tard, quand on aura digéré. Quand elle ne sera plus là, aussi.

On en reparle dans le train. Je crache tout. Ma peur me fait cracher. Je crache sur les pierres, l’incarnation de l’ennui, je crache des pierres sur ses rêves à lui. Il accuse les coups. Je parle vrai, dur, sans plus aucun ménagement pour mes arrangements de conscience ou pour lui. Si j’ai le choix entre la maison à la campagne et mon appartement à Roubaix, je garde mon appartement à Roubaix (qui n’est mien que dans la location). Mais je ne veux pas qu’il décline la maison à cause de moi ; une autre ne fera pas plus l’affaire. Qu’il y aille sans moi. C’est rude, ça éborgne un peu plus son idéal de vie commune. J’essaye d’atténuer : on peut toujours essayer, je peux essayer d’habiter à Tours… mais effectivement, je n’en ai pas envie ; si jamais je le fais, c’est pour lui, et lui ne veut pas que je fasse ça, pour lui. Il a raison, je pourrais finir par lui en vouloir. Il exprime sa crainte que la distance géographique ait raison de nous, il a peur que je me lasse. Et pourquoi ce serait moi qui me lasse ? Ce peu de confiance (en moi alors qu’en lui) est vexant. J’ai peur aussi. Ma réaction de défense pour ne pas me laisser envahir par cette peur, pour ne pas perdre le contrôle, c’est de rationaliser, de raisonner comme si je n’étais qu’un cerveau sans émotion, comme si mes synapses ne pouvaient faire transiter que des informations factuelles : c’est un risque, la distance est un risque ; mais que l’un cède à l’autre et lui en veuille pour ça constitue également un risque ; et si ça arrive, si on en arrive à la séparation, alors il vaut mieux que chacun ait fait les choix avec lesquels il se sentait aligné et qui lui permettront de rebondir seul. J’ai l’impression d’entendre mon ex parler,  je me trouve détestable, à infliger ce que je crains de subir, mais prem’s, la peur est épinglée de tous côtés, elle ne peut plus bouger. Les incompatibilités structurelles et irréconciliables, j’en ai soupé, merci. Qu’il achète sa maison, que je reste chez moi, la logistique suivra. Je ne comprends pas sur le moment, si calme, si froide, que je suis en colère. C’est pratique la colère, ça empêche d’être triste.

Plus tard de retour à Paris : […] (incluant : nœud, sanglots, dénouement, apaisement)

Plus tard encore, il m’assure que ça va mieux, que c’était un quiproquo, un coup de mou, mais je n’en suis plus si sûre. Je propose de retarder mon retour à Roubaix, de rester encore un peu. L’affaire est classée. Je reste, pars, ébranlée.

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Vendredi 7 juillet

Paris – Roubaix. Nous nous sommes arrêtées sur une aire d’autoroute et nous ne sommes pas les seules : des oiseaux par dizaines, par centaines, par milliers, y font étape pour la nuit. Des escadrons se succèdent, murmurationnent dans le ciel en attendant les retardataires ou le retour des éclaireurs, et se posent sur un arbre au bord bord de l’autoroute, presque toujours le même, à se demander comment ils tiennent tous. Ça bruisse, ça piaille, on ne voit presque rien pourtant quand on s’en approche — sauf sur les branches les plus hautes, que les oiseaux quittent peu après s’être posés pour se répartir plus bas : on est prié de ne pas encombrer trop longtemps la piste d’atterrissage. De nouveaux groupes ne cessent d’arriver, la mégalopole aviaire est contrainte de s’étendre : des raids de quatre ou cinq oiseaux décongestionnent l’arbre en passant incognito sur celui d’à côté, vol à l’horizontale, rapide, efficace. Et ça continue d’arriver dans le ciel, escadron après escadron, un 14 juillet qui n’en finit pas. Ils ont du se passer le mot du surpeuplement, une banlieue dortoir vient de s’ouvrir sur un autre arbre beaucoup plus grand et loin de la route (un meilleur choix hôtelier que le F1 au bord de l’autoroute, si vous voulez mon avis). Cela n’empêche pas que de nouveaux groupes s’arrêtent encore à l’arbre de référence, qui n’en finit pas de se remplir et de se transvaser dans l’arbre voisin. Quelques individus supervisent les opérations depuis un lampadaire surplombant de bien 3 mètres l’arbre ; les organisateurs ont fort à faire pour que tout ce petit monde soit en place avant la nuit. Nous sommes reparties avant eux.

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Stupeur en arrivant chez moi, à l’amorce de l’obscurité : il y a un trou dans le jardin. Le sapin a disparu. L’énorme sapin au bout du jardin. Le sapin qui refermait la vue avec l’arbre d’à côté, ne laissant, l’été, qu’une fenêtre joliment encadrée pour me rappeler que je n’étais pas seule au monde. Le sapin qui, je le découvre en son absence, participait à étouffer les bruits du boulevard qui passaient la rangée de maisons. Était-il malade ? J’espère qu’il l’était, qu’il n’a pas été arraché pour un peu d’ombre, un peu de lumière cachée à récupérer. J’en veux à ce voisin, même si je ne sais pas ce qui s’est passé, même si je ne sais pas qui est ce voisin, ni même qui avait la charge de ce sapin au coin de quatre parcelles. Mon jardin est amputé. Ce n’est pas le mien, je n’en ai la jouissance que visuelle, depuis ma terrasse au-dessus, mais c’est mon jardin quand même, défiguré en mon absence. Il manque une présence. Ça me rend triste.

Je pense : heureusement que ce n’est pas le saule pleureur. J’en pleurerais. Je pense : on ne peut compter sur la permanence de rien. Je n’aime pas ce qui change quand ce qui change meurt. Je pense : au gigantesque peuplier de ma résidence à Paris, un peuplier magnifique de huit étages qui avait été abattu pour des questions de sécurité, il paraît. Il était resté trois souches (l’immense peuplier avait deux acolytes). C’était comme si on avait coupé mes racines, ce ne pouvait plus être si terrible ensuite de partir, de quitter cet appartement dont on avait mutilé la vue. Est-ce que l’histoire se répète ? Est-ce que le sapin coupé est le signal de me détacher de ce lieu, cet appartement que j’aime tant ? Je pense au terrain qui accompagne la maison que le boyfriend veut acheter, que nous avons visitée quelques jours auparavant : un terrain justement, plus qu’un jardin. Chez moi, c’est, ça a toujours été une fenêtre avec vue sur un grand arbre que je puisse aimer.

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Samedi 8 et dimanche 9 juillet

Je découvre la béance du jardin au grand jour : il va falloir s’habituer, il va falloir du temps.

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Je suis toujours épatée par l’énergie de Mum. Les tâches deviennent faciles avec elle ; il suffit de se laisser entraîner. Le week-end est actif et ménager. Done : enlever les innombrables toiles d’araignées et gratter la mousse bien incrustée sur le bord de la terrasse ; couper les plantes qui grimpent et celles qui tombent ; accrocher les cadres qui traînent et en chercher pour les images qui attendent d’être exposées ; tenter d’accrocher un voile d’ombrage et réaliser une fois sur l’escabeau que le triangle isocèle ne le fera jamais quand il faudrait un triangle rectangle ; épousseter la toile, la replier et re ve-nez chez Le-roy Merlin.

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À la crêperie, la crêpe du moment est aux fèves, cuisinées au cidre, et à la salicorne, une algue très croquante et très iodée dont la découverte me met en joie — ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de goûter un nouvel aliment !

Ce qu’a déclenché la maison en Touraine m’a ébranlée. Dans la crêperie si mignonne, j’en parle encore, pour m’apaiser. Mum me raconte en miroir la fièvre acheteuse de mon presque-ex-beau-père : un jour, à 35 ans, acheter un bien immobilier était devenu un impératif, une obsession, il ne parlait plus que de ça, il n’y avait plus que des annonces, des visites, au point que cela avait fait vaciller leur couple. Cela me rassure et me fascine étrangement, d’avoir accès à un pan d’histoire que j’ai vécu sans le connaître, alors enfant, aujourd’hui âgée de l’âge des adultes d’alors.

Reste que. Je ne suis plus sûre de moi, de mon comportement, d’être égoïste ou simplement animée de désirs contraires, pas moins pas plus légitimes, autres seulement. Seulement ? Comment distinguer l’intransigeance de qui refuse de faire des efforts, du refus de se renier, d’emprunter une voie où l’on craint de s’éteindre ? Comment fait-on des compromis sans se compromettre ? Comment distingue-t-on les peurs profondes, légitimes, des réticences qui s’arc-boutent par crainte du changement ? Je n’ai pas de réponse à ces questions, j’attends qu’elles cessent de se poser, j’oublie, me barricade chez moi, dans mes projets. Une forme de fuite sur place.

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Lundi 10 juillet

« discipline is simply a love for your big self »  J’essaye de la mettre en place : reprise des étirements de yoga avant le petit-déjeuner, sessions d’écriture ensuite, mini-sieste, sortie pour s’aérer… Trouver les bons moments pour chaque activité sans se laisser tout dicter par un rythme optimal auquel on aurait manqué. Inventer une routine qui soutient par la répétition sans asphyxier par sa rigidité. L’exercice est délicat, nécessiterait pas mal de réinventions. De variations à prévoir.

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Mardi 11 juillet

Les plus grandes avancées dans le manuscrit sont les coupes ; je les conserve dans un fichier Coupes.pages qui m’ôte tout regret. Ctrl C, Ctrl X, Ctrl V : place nette.

Je retourne à la médiathèque comme à des retrouvailles. J’aime le possible qui dort là, sur les étagères à portée de main ; je m’en empare pour constituer mon butin. Butin, oui : j’ai toujours un peu l’impression de voler les livres que j’emprunte. De les emporter en secret vivre une vie dont personne ne saura rien.

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Mercredi 12 juillet

Grand transfert et tri des photos de Calabre. À chaque fois, c’est la même chose : j’oublie que mes précédents souvenirs de vacances se sont constitués autour de clichés sélectionnés et retravaillés, et je me trouve dépitée devant l’avalanche d’images médiocres qui débordent de l’appareil. Tout ça pour ça ? Tant de « attends deux minutes », de cadrages tentés, doublés, pour ça ?

Mal positionnée devant l’ordinateur que j’ai laissé au sol, je me paye de surcroît un début de tendinite (qui, si je suis honnête et impudique, vient également d’une expérimentation masturbatoire que j’ai du mal à vraiment regretter).

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Jeudi 13 juillet

30 minutes à chercher un extrait de ballet qui n’existait pas. C’est fou comme la mémoire capte des images fixes et recrée les séquences manquantes avec fantaisie. Ma mémoire de spectatrice enregistre les émotions, mais pas le détail des pas, qui ne reste qu’à condition d’avoir moi-même travaillé la variation. Je regrette de ne pas avoir noté à côté de chaque paragraphe à rédiger une URL YouTube — avec un minutage précis (parce que va retrouver tel entrelacé dans une vidéo d’1h30). Cela me rappelle la rédaction de mon premier mémoire sur Kundera : c’est toujours à la fin qu’on s’aperçoit de ce qu’on aurait dû faire depuis le début. Le regret est à tempérer : quand je l’ai fait, quand j’ai conservé une URL, la vidéo au bout a parfois été retirée. Forcément, les captations pirates sont moins stables que les références universitaires.

Le feu d’artifice de Roubaix est annulé pour des questions de sécurité, suite aux émeutes récentes. Dans plusieurs communes alentours également. Les feux encore prévus sont tirés depuis des lieux peu commodes d’accès sans voiture ; je me vois mal marcher 3 km dans des zones semi-industrielles à 23h30, renonce. Vers 22h30, ça pétarade chez moi, je fais coulisser la porte-fenêtre et, surprise, cadeau : je vois un feu d’artifice depuis ma terrasse. Je suis trop loin pour sentir les détonations, mais je le vois bien, les gerbes bien rondes, par-dessus l’enfilade des murets.

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Vendredi 14 juillet

Première barre de reprise. C’est l’habituelle désertion musculaire.

Après-midi sauvegarde de photos : 5 Go libérés, tout de même.

Je propose à É. d’aller voir le feu d’artifice. Elle me propose d’aller dîner, ce que nous faisons à la Wilderie. Plaisir de saveurs travaillées, qui se goûtent, re-goûtent, découvrent. Je parle trop, high-pitched sans même qu’il soit question d’aigu. Ce n’est pas le son, c’est la fréquence à laquelle je suis, survoltée, à tout balancer avec une désinvolture surjouée, non pas dans l’intention mais dans le volume. Impossible de m’arrêter, tant pis pour l’autodétestation qui arrivera ensuite ; j’espère juste que ça amuse ma camarade davantage que ça ne la fatigue.

La glace à la moutarde dans la soupe aux petits pois était vraiment top.

On reprend sa voiture pour aller voir le feu d’artifice. Il est tard, nous sommes justes et nous ne sommes pas les seules. La route est embouteillée ; chaque talus a été préempté par des voitures qui se sont pris pour des 4×4.  La probabilité d’arriver à temps diminue à chaque instant. Elle me dit d’y aller, qu’elle va aller se garer et me rejoindre ensuite, elle les feux d’artifice… Je décline une fois, deux fois, puis j’entends les premières fusées, et t’es sûre ? Je pousse la portière et je me mets à courir sur le trottoir, j’aperçois les scintillements à travers les feuillages, j’oublie ma camarade, je cours, je m’enfuis : je cours de joie. Ça devrait toujours être comme ça un feu d’artifice, c’est ainsi que ça doit être pour moi, après des années à Ivry à courir vers le pont par surprise, parce qu’en proche banlieue parisienne, le 14 juillet n’est jamais le 14, t’entends là ? Je trouve un espace dégagé, une fenêtre d’observation en vérité, les fusées hautes encadrées par les arbres. Les fusées basses sont mangées, alors je quitte le champ-prairie pour le champ de Mars (il y en a donc un à Lille aussi !), je passe le canal, le pont, ajuste ma position par rapport aux lampadaires, enfile les bouchons d’oreille attachés à mon porte-clés, et profite enfin en toute sérénité des explosions qui tremblent jusque dans ma poitrine. J’adore cette vibration, cet ébranlement, qu’aucune musique pour une fois ne vient entacher. Le spectacle est parfait. Plein d’escarbilles et d’arbres dorés comme j’aime, des palmiers, des saules pleureurs — et même un palmier arborescent, comme un arbre généalogique qui se lapinerait en temps réel (il m’arrache un sautillement de joie-surprise). Tout le monde applaudit à la fin, la foule du moins, et moi.

Cette photo a été screenshotée depuis Instagram, j’avoue tout.

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Dimanche 16 juillet

Venue de nulle part, mais très présente dès que je pose le pied au sol : une douleur aigüe au talon. Bientôt 35 ans, et mon corps me surprend toujours. Une talalgie : avec un tel nom, ça ne peut pas être bien sérieux.

J’ai ainsi la virevolte claudiquante pour accueillir D., qui a bien voulu se rabattre de Lille sur Roubaix. Il revient de Belgique et rentre à Paris. À vélo. Oui. À chacun sa folie. Je reste dans ma langue alors que nous conversons en anglais à l’écrit ; par coquette fainéantise, je tais mon accent (français en anglais) et pour prix dois redoubler d’attention pour passer au travers du sien (tchèque en français). On mange dehors, sans table, sur deux chaises ; on cause chaînes musculaires, courbatures et découvertes tardives, et son immense silhouette s’attarde un peu sur le rebord de la fenêtre, comme un cadre un peu étroit ; le jour n’en a plus pour longtemps quand le garage daigne s’ouvrir pour lui rendre son vélo. He might curse me pour lui avoir fait découvrir les grains de café au chocolat, combo fatal de ses deux drogues préférées. Qu’il me maudisse autant qu’il veut, I know good stuff.

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Lundi 17 juillet

GROSSE tomate ananas.
Ceci n’est pas une assiette à dessert.

À midi, une newsletter m’informe qu’il y a désormais de la glace au sésame noir chez Picard pour une glace au sésame noir. À 17h30, le bac de glace (ridiculement petit) est dans mon congélateur. J’ai trop traîné, trop faim : je lui préfère des tartines de nocciolata. Mon talon, lui, aurait préféré ne pas claudiquer pendant 40 minutes.

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Mardi 18 juillet

Reprise des cours de posture / chaînes musculaires, je ne sais jamais comment les nommer. Les annonces par mail disent : atelier du mouvement ; on dit tous : cours — y’a cours la semaine prochaine ?
S., dont j’ai enfin retenu le prénom, se réjouit de me voir si guillerette — elle dit : souriante — alors qu’elle me trouvait l’air abattu à la fin de l’année scolaire — je nuance : crevée. Contente de reprendre, d’autant que ça amoindrit la douleur au talon.

…Mercredi 19 juillet

Je me motive à retourner à la fac pour aller emprunter un livre sur la motivation, plus motivant que celui que j’ai commencé parce que c’était le seul de la liste qui était disponible à la médiathèque de Roubaix. C’est en outre la dernière fois que je peux profiter de ma carte d’étudiante à l’université, qui deviendra caduque à la rentrée.

Je me dis que ça va être étrange de retourner à la fac alors que la licence est terminée, mais ça ne l’est pas — pas plus qu’y retourner à trente ans passés pour reprendre des études. Les locaux, déserts, sont une incitation à saluer les deux personnes que j’y croise. La bibliothèque, par contraste, paraît peuplée : six personnes à tout casser, qui ne cassent rien, lisent sagement.

Je ne sais pas si c’est parce que je lui offre une diversion ou parce que c’est l’avant-dernier jour d’ouverture, mais le monsieur derrière le comptoir est vraiment tout sourire lorsqu’il me tend l’ouvrage qu’il est parti chercher en réserve — dans le magasin, c’est le terme officiel sur les notices bibliographiques en ligne, un peu étrange pour des ouvrages qui ne sont pas des magazines et que les lecteurs n’achètent pas.  Je regrette un peu ma demande quand je soupèse la bête, mais ne voulant pas avoir fait déplacer le bibliothécaire pour rien, je gaine les abdos et range l’austère pavé dans mon sac. Tant pis si je ne le lis pas. De fait, je le lis, et la lecture est un régal : les plus belles histoires sont toujours des rencontres qu’on a failli manquer. C’est en tous cas ce qu’on en retient pour souligner à quel point cela aurait été dommage de ne pas.

Aventures des barres mobiles, de W. Piollet / Les Débuts, de Claire Marin / Poétiques et politiques des répertoires, les danses d'après I, d'Isabelle Launay

Une fois rentrée, je ne lis pas, évidemment. Je fais des collages que je ne colle pas ; promener mes ciseaux dans un programme de la saison culturelle 2021/2022 a le double avantage de me permettre de le jeter sans regret après l’avoir dépecé et de soulager mes yeux hors écran. Chaque jour, je fais mon Duolingo sur écran, j’avance mon manuscrit sur écran, je réponds aux atermoiements de C. sur écran, je vérifie l’heure sur écran, la météo sur écran, je regarde pour me détendre une série sur écran,  je conserve avec le boyfriend sur écran, et les écrans finalement font écran au sommeil. Cette fois, j’utilise mon téléphone pour téléphoner et je ne Skype pas le boyfriend.

Collage avec une main emmanchée au-dessus d'un buste en robe Vichy + les mots "nébuleuse" et "métamorphose" Collage : des morceaux de visage qui font la largeur des carreaux du carrelage utilisé comme fond + mots "nocturne" et "ballet"

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Jeudi 20 juillet

Le public du jeudi midi n’est pas le même que celui du mardi ou vendredi soir : nous sommes une majorité de danseuses, et la professeure axe le travail sur l’en-dehors. Au premier rang, deux adolescentes dont l’une au moins est en horaires aménagés travaillent correctement, en utilisant des sensations que j’essaye encore de provoquer en moi, bien loin de pouvoir les convoquer sur commande. Je mesure tout ce qui m’a manqué à leur âge, qui me manque encore. Évidemment que je ne pouvais pas y arriver, il me manquait tout — l’essentiel du moins, à partir de quoi avoir une chance de développer tout le reste. Petite déprime de ne pas comprendre quoi comment travailler. Petite joie aussi de constater qu’il n’y a pas trace de jalousie, que je suis loin de ces jeunes filles à présent.

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J’ai vu chez les voisins un enfant sur le bord de la fenêtre au premier. Il a sauté bras écartés et disparu… chez lui. Première fois que cette fenêtre était habitée. Elle était derrière le sapin.

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Vendredi 21 juillet

Je passe plus d’une heure dans la salle d’attente du médecin en vacances. Je le remplacerais bien par son remplaçant, volubile, amical. Lui aussi a des problèmes d’oreille, du coup il est bien au fait, un ami ORL lui a fait un petit topo plus avancé, vous êtes certaine que le sifflement ne se fait pas par pulsations, non en continu, très bien, très bien, cela peut annoncer une rupture d’anévrisme si le sifflement n’est pas continu, il faut faire attention, vous comprenez, je comprends — qu’il a envie de parler aussi, pas de lui, mais avec les gens, qui viennent se déverser dans son cabinet, qui n’est pas à lui, sans attendre autre chose qu’une ordonnance. Je suis en formation pour être professeure de danse, il admire les gens qui font de la danse et vivent de leur passion (ça n’est pas encore fait), lui c’était le piano mais il est médecin. Il espère que sa fille en fera, de la danse, il faudrait qu’il regarde les cours ; il en a pris pour son mariage, lui-même n’est pas doué, mais sa femme si, un bon filon, les cours de danse particuliers pour les mariages, il me le recommandera encore une fois à la porte, même si je ne sais pas danser les danses de salon, je pourrais apprendre c’est vrai, le professeur gagnait plus que lui en une heure.

J’ai été déçue qu’il ouvre son cabinet à plus d’une heure de chez moi. J’en aurais bien fait un ami, si tant est qu’on puisse inviter son médecin remplaçant et sa femme à boire un verre.

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À la moitié de la séance, l’ostéo-kiné-grand-manitou a réglé le décalage à l’origine de ma douleur au talon, si bien que j’ai le droit à un cours particulier sur l’en-dehors au niveau de la hanche. Rien d’autre qu’une jambe sur la barre en seconde vue depuis l’extérieur ; l’ouverture à une compréhension incarnée et à un levier d’action depuis l’intérieur. Légère euphorie ensuite à la perspective de pouvoir « rouler mon jambon » — ledit jambon étant ma cuisse poilue.

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Samedi 22 juillet

Je triche un peu en mettant quelques termes que j’aurais voulu traiter sous le tapis, mais je persévère, je tiens, encore une matinée, encore quelques lignes, et ça y est, je peux décréter le premier jet.

Habemus premier jet. Il y en a qui ont un pape, moi j’ai un premier jet. 147 pages à relire, corriger, compléter, reformuler, mais 147 pages rédigées. Je suis fière de moi, indépendamment de la qualité même du contenu. Juste de l’avoir poursuivi jusque là.

Et rien. Pas d’exultation véritable. Je sais que s’ouvre une nouvelle session de travail, d’un autre ordre. Seulement, à présent, je sais que c’est possible. Calme tranquille. Satisfaction d’avoir bouclé ça avant l’arrivée du boyfriend.

On se retrouve et c’est comme si je n’imaginais plus ses mains sur moi. Je n’imagine plus ses mains loin de moi. Nous passons la soirée à discuter peau à peau sur le canapé.

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Dimanche 23 juillet

Il y a des choses en moi qui ne cèdent qu’à la douceur. J’ai dormi, je me suis rendormie. Au réveil, la chambre s’est agrandie, les moulures se prolongent au plafond, je suis dans le salon, dans la pièce d’à côté et pourtant je suis avec lui, je le sens tout autour de moi.

Tout est calme, dans l’appartement, en moi. Même le chat ne miaule pas de ne pas avoir tous ses humains dans la même pièce. Je me rends compte que je peux écrire, encore, que j’ai l’espace pour cela.

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Lundi 24 juillet

C’est le début des journées qui se perdent dans une continuité de somnolence, câlins, écrans. La tablette du boyfriend assure la bande-son, entre boucles sonores de Slay the Spire, analyses politiques et linguistiques (l’Académie française en prend un coup).

Chat sur le canapé en plein soleil
Plein feux sur la star à la golden hour (il y aura eu quelques belles éclaircies dans ce mois pluvieux).

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Mardi 25 juillet

M. vient rencontrer le chat et son propriétaire. Pour l’occasion, j’ai fait un marbré. À moins que pour le marbré, j’ai créé l’occasion (ce serait mal, je mériterais encore moins le thé au jasmin que M. m’a offert de manière tout à fait adorable et démesurée). J’en mange avec de la glace au chocolat ; le boyfriend avec de la crème anglais ; notre invitée met tout le monde d’accord avec glace et crème anglaise, elle a cours de danse le soir. Ils ont quinze ans d’écart et des jeux vidéos en commun. Je ne comprends pas tout quand ils en parlent, mais j’aime bien les écouter, il y a des promesses de joie et d’explorations dans leurs souvenirs. On finit quand même par terre à parler danse, le boyfriend sur le canapé.

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Mercredi 26 juillet

Après trois jours de canapé intensif, nous programmons une sortie sur Lille. Je suis toujours stupéfaite de l’efficacité du boyfriend quand il a quelque chose à acheter, mettant la même absence d’hésitation dans un achat à 29, 50 ou 170 €, alors qu’il n’a pas de larges moyens, seulement un budget bien étudié en amont. J’hésite au Monoprix entre trois sachets de riz à 2,99 ou 3,99 €. Lui, fait son shopping comme on fait des courses ; moi, je fais mes courses comme on fait du shopping. Le seul moment où il s’attarde, c’est chez Rougier & Plé, qu’il appelle Graphigro. Le seul moment où je n’hésite pas, c’est chez Meert : glace au chocolat et sorbet Pa(passion)Ma(ngue)Ba(nane).

Grosse glace

Je confesse, c’est la taille des cornets que je voyais graviter autour du stand qui m’a attirée. On a l’impression qu’après s’être calés sur les prix parisiens, à Meert, ils ont été pris de remords, parce que bon, ce n’est pas parce qu’on se la joue qu’on n’est pas des gens du Nord ; du coup, ils compensent en servant l’équivalent de 4 boules pour les 2 à 5 €. Avec mon demi-litre de glace, je retrouve, adulte, la joie d’une grosse glace, qu’on tient à deux mains d’enfant. Le sorbet, quoique bon, a été à la limite de me lasser, ce que ne pourrait faire, ô grand jamais, la glace au chocolat, d’un pourcentage de cacao peu élevée, mais avec ce goût « rond » qu’ont les chocolats de bonne maison.

Morceau de gâteau de riz dans une sauce veloutée épicée Manchoo (raviolis coréens)

Deux heures plus tard, nous sommes assis au restaurant coréen ; est-ce vraiment raisonnable. Pas plus ni moins que le choix d’un plat très épicé, dont la texture extrêmement douce, veloutée, masque et souligne la force.  C’est le genre de repas dont on se souvient, à défaut de savoir si c’est pour son goût qu’on l’a apprécié.

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Je passe la journée à tirer sur mon lobe d’oreille gauche, pour qu’y pénètre le son. J’ai consulté mardi un second médecin : aucun bouchon, seulement une otite. Je mets les gouttes qu’il m’a prescrites… et retire le soir des bouts de bouchon. Ça siffle toujours, mais j’entends à nouveau.

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Vendredi 28 juillet

Je fais ma barre en culotte sur un album de musiques de film ; le boyfriend  le prend comme un blind test. Harry Potter pour les dégagés ; La la land pour les ronds de jambe en l’air ;  mais quand même, Ghostbuster au piano, ça fait bizarre (pour les frappés).

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Samedi 29 juillet

J’ai les neurones qui frétillent quand je lis Les Danses d’après, d’Isabelle Launay. Je retrouve notamment appliquée au ballet, devenue limpide, une réflexion sur la notion d’œuvre que j’avais découverte mais pas assimilée, embrouillée, dans une énième lecture à transposer (Écoute. Une histoire de nos oreilles, de Peter Szendy). Pourquoi a-t-on passé deux années de licence danse à lire des ouvrages qui n’avaient aucun rapport avec la danse quand il existe un corpus certes restreint mais passionnant de spécialistes ?

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Ses iris fusionnées aux pupilles, noires, sa peau translucide et ses taches de rousseur, la tête renversée sur l’oreiller. Sa beauté à ce moment. J’aimerais qu’il la voit comme je la vois. Qu’il se voit comme je le vois. On aimerait tous ça, je crois, que nos aimés se voient avec amour, le même qu’ils nous portent et ne se portent pas toujours à eux-mêmes.

Ça vaut en sens inverse. Lui voudrait plus et mieux pour moi. Pas que moi je sois plus ci ou ça, pas que je sois mieux pour lui, mais plus, mieux : pousser les murs, aérer les peurs idiotes, m’ouvrir de l’espace. Et il le fait, j’en ai : entre ses bras.

Pas de non-dit. Pas si facile quand on a tendance à se cacher les choses à soi-même. De toutes petites choses qui grossissent en silence, et redeviennent toutes petites quand on les exprime comme des énormités. Ce n’était rien. Rien : une simple peur. (Qu’il m’en veuille encore pour — nom de code — la Touraine.)

Je commence à pouvoir formuler. Ce qui se passe quand ça ne passe plus. Ce corps avec lequel,
parfois,
brièvement,
vertigineusement,
je ne coïncide plus,
qui s’interpose entre lui et moi dans les moments qui pourraient être les plus fusionnels.

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Dimanche 30 juillet

Le boyfriend se ferme toujours à l’approche du départ. Son sac prêt trente minutes avant le moment qu’il s’est fixé pour mettre le chat dans sa bulle de cosmonaute, il lance une dernière partie de Slay the spire et je résume : encore trente minutes à se tendre sans agir. Il répète mes mots, sa mâchoire esquisse un sourire, c’est exactement ça, trente minutes à se tendre sans agir.

Moi, c’est après. Je ressens l’absence soudaine comme un phénomène physique, dépressurisation, dépression météorologique, dé-. Je m’active en attendant que ça passe, je lance une machine de draps (sauf la taie d’oreiller avec son odeur), je range, je jette, je nettoie, j’efface toute trace de son passage pour conjurer l’absence et retrouver l’aplomb d’un espace sans partage.

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Lundi 31 juillet

Atelier du mouvement sur l’en-dehors de la hanche et le centrage articulaire. Je n’ai jamais autant travaillé en jambe sur la barre, car je n’ai jamais eu une posture correcte — les hanches toujours plus basses que je l’imagine, l’articulation du fémur perdue dans les ailes iliaques. Il faut gérer le découragement, devant l’ampleur, voir plutôt l’ampleur de ce qui s’ouvre. C’est une décision qui n’est pas à prendre, mais à reprendre sans cesse, et ça clignote comme un néon en fin de vie ou en début d’allumage, comme un muscle qu’on n’arrive pas encore bien à contrôler, qu’on contracte par intermittence. À la volonté clignotante, le découragement oppose sa résistance ; c’est le muscle antagoniste dont on doit apprendre à inhiber la contraction pour rendre le mouvement possible.

Dans l’après-midi, soudaine overdose de canapé : me voilà à la barre à la cheminée. Ça ne travaille peut-être pas comme il faut dans les hanches, mais en-dessous, dans les jambes, mollets, fessiers, je retrouve un certain tonus musculaire qui fait du bien.