[photos non-inédites à venir]
Avoir un Pass pour La Source s’est révélé une véritable aventure. Première tentative : chou blanc. Deuxième tentative : brownie et chou blanc. Jamais deux sans trois : flan coco et chou blanc. La quatrième sera la bonne : un seul Pass, je suis la première – assez jouissif quand il y a eu neuf Pass la fois précédente et que j’étais dixième. Je manque de renverser au passage B#4 qui, soit dit en passant, plane beaucoup moins en société depuis qu’elle prend des leçons de pilotage. C’est donc toute guillerette que je vais rejoindre ma place 42, fort appréciée par Palpatine en sa qualité de geek.
Contre toute attente – ou grâce à l’attente précisément (Dan Ariely vous expliquerait mieux que moi la tendance qu’on a naturellement à surévaluer ce dans quoi on a investit, ne serait-ce que de l’espoir) – j’ai vraiment apprécié. Bart ne révolutionnera pas l’histoire de la chorégraphie mais il produit une belle pièce de ballet classique, cohérente dans son propos et, ce qui est bienvenue après le début de saison que l’on sait, de bon goût. Tout le mérite n’en revient pas exclusivement à Lacroix, aussi bien pensés ses costumes soient-ils : les voiles des odalisques tombent lourdement sur les hanches qu’on n’a pas l’habitude de voir ainsi étoffées mais qui dégagent ainsi une sensualité racée (Noureev lui-même avait fait alourdir les tutus aux hanches), et la robe de Nouredda, avec ses arabesques argentées à la Gamzatti, suggère immédiatement un certain rôle social, tandis que le petit voile de la nymphe, accroché au niveau de l’omoplate, rappelle discrètement la sylphide. Toutes ces références au répertoire, visibles dans les costumes aussi bien que dans la chorégraphie, n’écrasent pas pour autant le ballet. Il ne s’agit pas d’un mix savamment orchestré par Bart mais d’un ballet de la tradition classique, qu’on dirait du répertoire s’il n’était pas quelque peu étrange de ranger dans l’héritage une création qui n’est pas encore passée à l’épreuve du temps – car il ne faut pas s’y tromper : si l’argument n’est pas neuf, la chorégraphie, elle, l’est indéniablement (tout comme la paternité de La Fille du pharaon revient à Pierre Lacotte). Pas de citation, donc, mais un univers commun peuplé d’êtres surnaturels (un peu de ballet blanc), de nations exotiques et barbares (quart d’heure oriental et folklorique), de princes ou assimilés, régi par des règles immuables (les amours y sont toujours contrariées – pas de trois), tout juste aménagées (tiens, tiens, un petit groupe et trois petits tours pour que mademoiselle se détende les jambes après l’adage ou que monsieur reprenne son souffle avant la coda).
Costumes et création, voilà pour ce qui a rendu l’obtention de place de dernière minute si difficile. Venons-en à l’histoire ou plus exactement à l’histoire que je me suis faite car, pour la première fois depuis Giselle (mon premier ballet, ça remonte), je suis allée voir un ballet sans filet, c’est-à-dire sans en connaître, même vaguement, le livret. La principale difficulté ne consiste pas à suivre l’action mais à savoir de qui l’on parle à l’entracte ; je peux donc l’affirmer : avec un peu d’imagination, il est possible de comprendre une histoire dansée. L’intrigue mérite à nouveau son nom et je me surprends à prendre des paris sur les issues possibles (i.e. à composer et recomposer des paires de danseurs mais, rien à faire, ils sont en nombre impair et, à moins d’intégrer une fille dans le couple à géométrie variable qu’est le harem, il y en a une qui va rester sur le carreau).
Le premier acte fonctionne comme une grande exposition. Des stalactites de cordes (je croyais que ça portait la poisse au théâtre ?) plantent le décor et font métaphoriquement jaillir la source. Laquelle source a un esprit, Naïla, qui trouve un très beau corps en la personne de Myriam Ould-Braham. Ses nymphes sont charmantes et ses flots facétieux, bondissants.
De leur côté, les mortels, paysans et guerriers, se rassemblent autour de Neroudda (je n’ai pas reconnu Muriel Zusperreguy, plus froide que d’habitude dans ce rôle, il est vrai pour elle inhabituel, de princesse), choisie par le chef des guerriers pour devenir la nouvelle favorite du sultan ou assimilé (je n’ai même pas pu récupérer la programmation – le Khan, d’après la distribution affichée sur le site). C’est entre autres l’occasion pour les soldats de montrer leur bravoure (ouaaaaais, des mecs qui sautent et tapent du pied, virils même en manteau-jupette et en toque-moumoute) et pour moi de découvrir Christophe Duquenne fort… hum, fort ? en chef des guerriers.
Vient l’élément perturbateur. Un arbre aux fruits d’or (ok, d’argent) apparaît, Nerudda y goûterait bien : on s’empresse de grimper à la corde pour satisfaire son désir (dès fois qu’il soit défendu, la belle affaire) mais tout le monde échoue. Tout le monde sauf Djemil, un jeune chasseur en guenilles classes (Lacroix peut faire des guenilles classes – c’est le prince type Aladdin), interprété par un non moins classe Josua Hoffalt. Il danse grand, il a de la prestance – encore un peu, quelques rôles de cette envergure, pour qu’il s’étoffe, et on n’hésitera plus à dire qu’il a de la présence. Toujours est-il que son éclat n’est pas du goût de Mozdock (le chef des guerriers), qui le dégage manu militari et l’abandonne dans un sale état. Heureusement, Naïla (l’esprit de la source, vous suivez ?) le recueille et le requinque ; malheureusement, elle en tombe amoureuse. Le premier triangle amoureux est en place : Naïla aime Djemil qui aime Nerudda qui n’aime personne.
Le second acte est plus complexe, bien qu’il commence simplement par des danses de divertissement. Les odalisques ondulent presque davantage que les ondines au premier acte et le rôle convient si bien à Mathilde Froustey que l’on s’étonne presque que Charline Giezendanner soit la favorite. Favorite qu’il vaut mieux appeler par son nom, Dadje, car elle est bientôt supplantée par Neroudda, fraîchement débarquée de son carrosse de soie. Deuxième triangle amoureux. Dadje se renfrogne à mesure que Neroudda s’épanouit : Muriel Zusperreguy, à présent reconnaissable, se fait à chaque instant plus séduisante, plus lumineuse. Elle n’est pas née princesse, elle le devient. Nul doute que le Khan préfère cette femme qui s’ignore à celle qui fait l’enfant.
Mais le deuxième triangle devient quadrilatère quand Naïla débarque (Djemil va là où se trouve Neroudda et Naïla va là où se trouve Djemil, donc Naïla débarque) et que le Khan revoie ses préférences. Neroudda un peu paumée cherche refuge auprès de Mozdock et là, j’imagine un troisième triangle qui n’a peut-être aucune réalité. Qu’importe, je décide que Mozdock ne laisse Neroudda au Khan que parce qu’il en est un fidèle serviteur et que, ma foi, si celui-ci lui préfère une nymphe… C’est probablement n’importe quoi, je sais ; il y a tellement de triangles qu’on se croirait dans une symphonie d’Hans Rott (private joke). Mon troisième triangle en entraîne un quatrième car Djemil est bien décidé à gagner les faveurs de Neroudda, disponible puisque congédiée par le Khan (sur le mode reprends tes affaires et casse-toi, c’est à peu près aussi romantique qu’un coup d’un soir qu’on vire de son lit au réveil, une fois dessaoulé).
Le Khan-Naïla, Djemil-Neroudda, la favorite sans favoritisme : tout en trouvant vaguement bizarre que l’être féérique par excellence (Naïla) se retrouve avec l’être social votre excellence (le Khan), je commençais à entrevoir un dénouement quand le geste de Naïla a trouvé son explication. Si elle s’est jetée dans les bras du Khan, c’est pour que Djemil puisse se jeter à la poursuite de Neroudda. Pas rancunière pour un sou, Naïla est l’exact opposé de Dadje (qui ne fait pas qu’ajouter un rôle de soliste dans un ensemble bien chargé, mais prend sens dans l’économie du ballet). Évidemment, elle a quand même quelques regrets et ne peut s’empêcher de suivre celui qu’elle aime – retour au triangle initial.
Le drame sied décidément à Myriam Ould-Braham qui est absolument fantastique dans cette partie finale. Son arabesque appuyée sur Djemil qui lui tourne le dos, façon sylphide ou willis, suggère déjà qu’ils ne sont pas du même monde et qu’elle l’a perdu, ; l’appui glisse dans l’oubli lorsqu’elle abandonne son bras sur son torse et que l’arabesque se déséquilibre vers l’arrière. Djemil essaye à présent de se défaire de cet esprit et la ramène vers le corps endormi (blessé, selon Joël qui a tout de même vu le ballet quatre fois) de Neroudda. Naïla tient encore la fleur que Djemil avait laissé derrière lui à leur première rencontre ; il ne la lui arrache pas – ce serait trop cruel –, il la guide et la force à offrir la fleur à Neroudda ainsi réveillée (ou guérie, tout dépend). Naïla s’efface jusqu’à se replier sur elle-même comme le cygne mourant. Ayant préféré le sacrifice à la jalousie parce qu’elle aime davantage Djemil que l’amour qu’elle éprouve pour lui, elle se trouve ainsi à la source de son idylle avec Neroudda.