Belle et bonne figure

Laura Cappelle a décidément très bon goût. Bella Figura est juste magnifique. Je ne craindrais pas les superlatifs galvaudés par le retwittage frénétique des community managers que je dirais même : sublime.

Bella Figura est un ballet en il y a

Alice Renavand enserrée-enlacée-soulevée dans une araignée de tissu noir, lange-linceul des ténèbres ;

des avant-bras branlant au bout du coude, qui donnent soudain à voir les autres mouvements parfaitement galbés dans des collants translucides noirs,
la grâce surgissant dans les interstices ;

des torses nus et de grandes robes à panier rouges qui balayent la scène,
des torses nus même chez les femmes, des grandes robes à panier rouges même chez les hommes ;

des flammes de tissu et d’autres de feu,
la flamboyance du rituel, et le clair-obscur du jeu et de l’intime, quand on s’est déjà mis à nu et que l’on se déshabille encore ;

il y a

Dorothé Gilbert en pantin réaccordé,

Eleonora Abbagnato, de plus en plus petite fille à mesure qu’elle vieillit (envolée la séduction de l’italienne voluptueuse ; l’aplomb relève désormais de la détermination, d’une volonté qui parfois se suspend et laisse entrevoir cette fragilité d’enfant),

et Alice Renavand…

Alice Renavand, seins nus, oreilles décollées,
la timidité effrontée, qui soudain ne doute plus de sa puissance :
on ne peut plus la mettre à nu ; c’est comme ça, l’amour sacré, que le profane contemple tout habillé, sans l’armure glorieuse de la nudité,

non pas des masques, mais de belles figures que l’on se compose pour soi, pour exister
au dedans des yeux,
pour traverser la scène, la vie, brindille fragile et force flamboyante,
se joindre à la plus belle des danses macabres,
silhouettes osseuses et chair parcimonieuse,
des femmes et des danseuses,
des hommes,
sans que l’on comprenne pourquoi, mais là,

ça vit,

ça prend à la gorge,
toute cette musique, Foss, Pergolese, Marcello, Vivaldi, Torelli, ces chœurs, 
ces corps tout petits vus de l’amphithéâtre, silhouettes fragiles qui passent, qui sont passées, consumées par la beauté.

Il ne reste que ça, à la fin : de la beauté.

C’en est beau à chialer. Le siège de l’amphithéâtre aide bien, notez, avec le dos qui entaille le mien, et le manque d’espace qui remet la contracture en tension. Je tente à l’entracte de me replacer, mais me fait rembarrer par un ouvreur mal embouché, qui ignore manifestement que tout le monde a payé le même prix : retournée à l’amphithéâtre, je suis bien placée pour constater que la place âprement défendue est restée vide… J’enrage et morfle pendant tout Tar and Feathers. Cela m’occupe : sans (trop de) mauvais esprit, c’est le genre de ballet que l’on apprécie davantage une fois terminé, quand les plumes se détachent du goudron et que les éléments décousus se transforment en rémanences poétiques : Pierrot ennuyé qui balance les jambes au-dessus de la fosse… danseurs qui se planquent sous les lais du tapis du sol… et surtout le piano sur pilotis, piano perché sur d’immenses échasses, espèce de nénuphar dans les nuages.

On pourrait croire, comme ça… là… qu’il s’agit d’un ballet en il y a, mais c’est tout le contraire : une énumération sans ferveur. On n’attrape pas un détail au vol, dans une abondance enthousiaste ; on ramasse ce qu’on a pu sauver du néant qui menaçait. Bella Figura, ça marche ; on ne sait pas pourquoi, on ne se demande pas pour quoi ces pas là, c’est évident, on ne sait pas. Tar and Feathers, ça ne marche pas : on ne sait pas pourquoi et on se le demande sans cesse. Pourquoi ce groupe de ballerines mal fagotées qui miment et radotent une série de paroles ? Pourquoi la division de la scène en deux parties, l’une blanche l’autre noire ? Pourquoi ça aboie ? Les morceaux sonores et musicaux se déchirent les uns les autres comme la musique le silence, là où ceux de Bella Figura s’entremêlaient, comme chez Bach les voix qui rivalisent de joie.

L’élan vital de Bella Figura s’est enrayé : on est passé du rouge au bleu, de la danse au théâtre, du sensuel à l’absurde. De la profusion au néant. De la vie que l’on vit, où la question du sens ne se pose pas, à celle que l’on sonde, à la recherche d’un sens partout absent – un monde sans transcendance, et sans grande beauté. Après un débordement de sensualité, on nous assène cette pièce sèche sans même avoir la politesse du désespoir ; je n’y retrouve pas l’humour d’un Beckett ou autre dramaturge avec lequel Jiří Kylián se serait trouvé des liens de parenté. C’est une vision que l’on peut trouver pertinente (en ne cherchant pas), mais ce n’est pas celle dont j’ai besoin. Je n’ai vraiment pas besoin de voir répliqué sur scène le morcellement que prend ma vie sectionnée en jours ouvrés et activités prévues, minutées, juxtaposées. J’ai bien davantage besoin du souffle qui réunit tout ça, de l’enthousiasme qui porte et pousse, qui concatène les heures en un moi unique et inouï – quitte à disparaître dans la métamorphose.

Parler de Tar and Feathers, c’est encore parler de Bella Figura, en creux. Symphony of Psalms, c’est autre chose. Pas du tout un négatif. La force ne vient plus de l’individu et de ses failles, mais du groupe et de sa puissance liturgique. Cela ne veut rien dire, je sais, mais c’est ce qui se rapproche le plus de : le groupe tire sa consistance de ce que chacun de ses membres appelle la même chose de ses vœux – fusse d’exister hors du groupe. Dans des phrases chorégraphiques différentes et semblables, chaque couple répète la même chose et l’incantation prend forme, comme les motifs dans la mosaïque de tapis suspendus jusqu’au plafond. Je repense à ce que m’a raconté V., qui pour sa première année au Capitole a dansé la fille qui marche en déséquilibre sur les chaises, sur le solo de cor d’A., pour sa première année au Capitole également, puisque le couple s’y est fait embaucher simultanément. Trop de symboles, disaient ses mains émotionnées au-dessus de la table à laquelle nous dinions. Voilà, des symboles. Une émotion médiée. Symphony of Psalms est un beau ballet, mais il n’en émane pas la même beauté que Bella Figura, beauté au sens strict-intransigeant de ce qui est amené à mourir, beauté parce que tristesse et tristesse parce que

putain quelle beauté.

 

(Ce qui est étrange, c’est que je n’ai pas été franchement émue la fois où j’ai découvert ce ballet, dans un programme très similaire du théâtre des Champs-Élysées – peut-être à cause de la salle.)

Le pas de côté de Polina

« J’ai vite compris qu’il ne fallait pas m’attacher au beau mais au mouvement » raconte Bastien Vivès à propos de sa bande dessinée Polina. L’adaptation au cinéma par Valérie Müller et Angelin Preljocaj suit ce précepte, évitant ainsi les principaux écueils des films-de-danse.

 

X Le scénario, téléphoné, prétexte aux scènes dansées

Le scénario de Polina est tellement peu prétexte à des scènes dansées que le parcours artistique qu’il retrace ne devait même pas, initialement, être dansé. « Au départ, explique Bastien Vivès dans Illimité, je voulais faire le récit d’apprentissage d’un dessinateur mais dessiner des gens qui dessinent, ça ne marche pas. La danse se prête mieux au dessin. »

Dans Polina, aucune scène de danse n’est gratuite* et c’est en cela que le film est fidèle à la bande dessinée, malgré des modifications substantielles. On remarque assez vite l’ajout du background familial qui, malgré son côté spectaculaire (les activités du père ne sont pas franchement légales), modifie assez peu les choses** : la rigueur de la société fait écho à celle de la discipline classique. La modification de la temporalité, pourtant moins visible, a peut-être davantage d’impact : dans la bande dessinée, Polina est étoile lorsqu’elle décide de tout quitter ; dans le film, elle vient d’être acceptée au Bolchoï (c’est moins long et pourtant, il y a déjà une concaténation-confusion entre l’école de sa jeunesse, l’école du Bolchoï et le Bolchoï). Ce n’est plus une artiste au fait de sa gloire qui part, mais un jeune espoir qui se détourne de ce à quoi elle a à peine goûté : le goût du risque tend à prendre le pas sur le désir – non pas celui, amoureux, qui ferait de Polina une tête tournée tête brûlée (elle partira avec ou sans lui), mais l’insatisfaction existentielle. Le désir : regret d’une étoile perdue…

Dans le film, tout a du sens, même et surtout son absence. Lorsque Polina se plaint à Bojinsky, le professeur redouté de son enfance, d’avoir l’impression d’enchaîner des gestes et de ne pas danser, celui-ci se montre satisfait : c’est la marque des grands que de ne jamais l’être. Sur le moment, on croit qu’il s’agit d’une banale remarque sur le perfectionnisme du danseur – elle évacue le problème, qui se repose plus tard, avec plus d’acuité, lors d’une audition où Poline montre qu’elle sait danser à grand renfort d’extensions de jambe. « Des bras et des jambes, j’en vois toute la journée », lui assène le chorégraphe, qui aimerait autant qu’elle ne danse pas. Désorientée mais pleine de ressource, Polina s’étend à terre, extatique. « Non, ce n’est pas non plus ça. » Mais c’est quoi, ça, à la fin, qu’on lui demande et qu’elle cherche en passant d’un professeur puis d’un chorégraphe à un autre ? C’est toute la différence qu’il y a entre vivre et exister. Du sens. Qu’on ne peut pas trouver, parce qu’il faut le construire. Seul moyen de transmuter la gesticulation en geste.

Cette quête de Polina fait écho à l’un de mes questionnements en tant que spectatrice. Parfois, j’oublie pourquoi j’aime tant la danse et me retrouve soudain perplexe, plus perdue qu’un néophyte : pourquoi diable les danseurs font-ils ces pas, là, sur scène ? ces pas-là et pas d’autres ? sais-je encore pourquoi je les regarde si je gratte les couches sédimentées de causalité, l’achat du billet, le nom du chorégraphe, ma pratique d’amatrice ? Coupure de balletomanie. J’ai perdu le sens sous l’habitude. Il suffit généralement d’un ballet, mais d’un ballet que l’on peut attendre longtemps, pour que les questions soient balayées d’un revers de main, sous l’évidence des corps.

X Les acteurs, mauvais danseurs, ou vice-versa

Casting au top, avec un chiasme parfait : les acteurs ont été sérieusement formés à la danse (contemporaine), et les danseurs (classiques) se révèlent bons acteurs. Parmi les premiers, on trouve Niels Schneider, crédible en danseur contemporain issu du classique (ruse de réalisation : on le découvre dans les vestiaires du Bolchoï) et Juliette Binoche, que je regrette de ne pas avoir vue sur scène avec Akram Khan tant elle est convaincante en chorégraphe-maîtresse de ballet.

En sens inverse, Jérémie Bélingard, que l’on n’avait pas vu autant danser depuis un moment, découvre à l’écran un charisme que je ne lui ai jamais connu sur scène (je comprends enfin qu’on puisse crusher sur lui), et Anastasia Shevtsova, jeune recrue du Mariinsky, a un cou-de-pied à se damner et un jeu qui sonne juste (même si elle est loin de dégager la même sensualité que le danseur étoile).

Last but not least : Veronika Zhovnytska, qui joue Polina jeune, a la discrète beauté lunaire des introverties au caractère bien trempé. Lorsque l’on passe à la Polina jeune adulte, je mets du temps à m’acclimater : la détermination de la gamine s’est diluée dans les yeux globuleux d’Anastasia Shevtsova ; sans lumière lunaire, sa Polina paraît essentiellement butée. Visage fermé, impénétrable. Russe jusqu’au bout des pointes. (D’une manière générale, les apprenties danseuses russes ne respirent pas la joie de vivre dans les documentaires…)

 

X Les scènes de danse filmées de manière plate, la caméra remplaçant le spectateur ou le miroir

Même si Angelin Preljocaj profite du film pour caser un extrait d’un de ses ballets, c’est bien avec la caméra qu’il y est chorégraphe. Sans partition pré-existante qu’il craindrait de perdre, le couple de réalisateurs s’autorise à trancher les corps, dans le vif, par un recours fréquent au gros plan. Et pas sur les pieds (ou si, une seule fois, pour montrer la labeur, le parquet brut et les pointes abimées, loin du glamour fétichiste). Les plans rapprochés montrent bien que le sujet n’est pas la danse, mais les danseurs, les personnalités qui se construisent dans le mouvement. Les gros plans et les angles décalés permettent en outre de masquer d’éventuelles faiblesses techniques lorsque c’est nécessaire. Le concours d’entrée de Polina à l’école du Bolchoï est ainsi filmé depuis les cintres : on masque ainsi une variation de la claque qui ne claque pas franchement… tout en montrant que le concours est joué d’avance pour super-Polina.

Toujours en mouvement, parfois à l’épaule, la caméra participe de la danse ; elle la crée bien plus qu’elle ne la filme.

En studio, troisième danseur invisible.

Dans la salle, lorsque Polina découvre Blanche-Neige : le pas de deux auquel elle assiste devient pour ainsi dire un pas de trois, ses yeux brillants mêlés au désir des corps qui les ont écarquillés. Le procédé est classique (on trouve une scène similaire dans Nijinsky, que je découvrais la veille…), mais efficace lorsque les champs-contrechamps sont bien montés.

En extérieur, aussi, surtout, avec deux très belles scènes : Polina enfant, sur le retour de l’école, dans la neige, et Polina adulte, sur le quai d’un port industriel. Deux travelings comme une traversée des âges.

 

X Le ton tutu la praline

Pas de cliché rose, de mièvrerie tutu la praline : lorsque Bojinsky réclame davantage de grâce de son élève, il le fait en gueulant.

Pas de cliché noir, non plus (le pendant du rose) : l’anorexie est un non-sujet (pas de scène de repas, une danseuse au visage rond, mince sans être maigre) et la souffrance physique, sans être niée, est évacuée (un unique ongle cassé, prétexte pour le partenaire à changer de sujet – pas le sujet en lui-même, donc).

Le bon sentiment est tué dans l’œuf pour la simple et bonne raison qu’il n’y a pas de couronnement. Pas de danseuse étoile. Pas même de danseuse au Bolchoï-la-plus-grande-compagnie-de-Russie (Mariinskyphiles évincés). Le bon sentiment est obligé de dégager lorsque Polina fait un pas de côté, lorsqu’elle part pour tenter de se construire dans une autre discipline et d’autres cadres, moins prestigieux.

Qu’elle le fasse plus tôt dans le film que dans la BD souligne la force de son choix ; dans la bande dessinée, on pouvait avoir l’impression qu’elle se sabordait. Ma lecture s’était accompagnée d’incompréhension (pour quoi fait-elle ça ?) et d’amertume (mais pourquoi ?). Quand quelqu’un a ce que vous désirez et à quoi jamais vous ne pourrez parvenir, vous ne comprenez pas comment il peut s’en détourner. Alors que cela devrait entraîner un soulagement (ce désir n’était pas tout), cela vous met en colère : ce caprice d’enfant gâté vous empêche soudain de vivre par procuration. Parce qu’elle ne se manifestait pas sous la forme de la jalousie, j’ai mis du temps à identifier cette réaction chez moi : je savais entretenir une certaine nostalgie ; je ne pensais pas qu’elle pouvait se traduire par du ressentiment. Je m’en suis aperçue un jour que je regardais avec Palpatine un documentaire sur des apprentis danseurs de comédie musicale ; on faisait un peu autre chose en même temps, je crois, enfin on était assez détaché du truc pour le commenter à voix haute et je me suis aperçue de la dureté de mes remarques, pire que celles de certains de leurs professeur, lorsque Palpatine s’est exclamé « mais ce sont des gamins ! » – des êtres en pleine (dé)formation. Prise de conscience lente : en vouloir à ceux qui n’ont que faire d’avoir réussi là où vous avez échoué, c’est comme de dire à quelqu’un de dépressif « tu as tout pour être heureux ». Cela se comprend mieux dans le film, ou avec le temps, allez savoir.

Là, on est surtout admiratif du courage de Polina, et désolé qu’elle soit paumée, à toujours essayer de comprendre ce qu’on attend d’elle, alors que le véritable enjeu est de découvrir ce qu’elle attend d’elle et de la vie. Son parcours montre la difficulté à se couler dans les pas des autres tout en trouvant un sens à ce que l’on fait. La tentation est grande de toujours chercher à plaire aux autres, sans se demander qui l’on veut être (alors qu’on ne leur plaît souvent que lorsqu’on a cessé de vouloir leur plaire). Polina se sauve de ce cercle qui se mord la queue en deux temps : d’abord en abandonnant le classique et le Bolchoï, puis en suivant le conseil implicite de la chorégraphe contemporaine qui lui reproche d’être trop centrée sur elle-même, sur son travail, quand ce qui fait un artiste, c’est son regard sur le monde.

En cessant de vivre pour danser, Polina finit par retrouver un sens au mouvement. Il jaillit à nouveau de lui-même, en séance d’improvisation, comme, petite, sur le chemin de la maison. La scène finale, très belle, fait ce pont entre l’adulte et l’enfant, par-delà l’errance. C’est pour ainsi dire la seule scène de danse filmée de manière frontale, suggérant le cadre d’une représentation en l’absence de tout contexte. Pas de coulisses, pas de théâtre, pas de spectateurs : l’intimité se partage sans s’exhiber. Le contexte se comprend et s’oublie ; d’une glissade, on passe de l’anecdotique (de la représentation) au symbolique (du souvenir), du décor à la forêt qui l’a inspiré. Le cerf qui s’était agenouillé devant Polina lorsqu’elle avait accompagné son père à la chasse, enfant, revient comme un patronus de ce père décédé et déçu de l’avoir tant rêvée danseuse étoile. Polina s’est retrouvée et s’est du même coup trouvée. Le cliché consisterait à dire qu’elle danse avec son âme, mais c’est plus simple et plus complexe que cela : elle a retrouvé ce qui l’animait enfant.

 

* « des scènes dansées qui prennent littéralement en charge le récit » J’imagine que c’est pour cela que Le Monde fait le parallèle avec les films de comédie musicale (!).

** Peut-être parce que le père reprend ce qui, dans la BD, était du ressort de Bojinski (moins présent dans le film, du coup) : Bojinski, explique Bastien Vivès, « est représentatif de mon père qui, lui aussi, dit de grandes phrases emportées qui te restent. Techniquement il ne m’a rien appris, pire, il m’a bloqué, je suis incapable de peindre, mais il m’a donné le feu. »

Ok, on s’en fout et cette chroniquette n’est plus -ette, mais :
– J’ai couiné quand Jérémie Bélingard a proposé d’imiter l’animal de son choix.
– Avez-vous vu Pablo Legasa, crédité au générique ?
– Le couloir de l’école de Bojinsky, ce ne serait pas celui de Vaganova ?

Anastasia

Impossible de me souvenir si j’ai d’abord rencontré Anastasia via le dessin animé ou bien via l’énigme présentée dans le journal d’enfant auquel était abonnée ma cousine, qui concluait que le vrai mystère n’était pas de savoir si Anna Anderson, soit-disant Anastasia, était bien la fille du tsar (les analyses ADN ont prouvé que non) mais comment elle a pu en savoir autant sur elle. C’est en tous cas sans être dupe du conte de fées, dont je savais bien qu’il finissait en réalité mal, que j’ai crushé sur le dessin animé. La faute à la meilleure chauve-souris lâchement badass de tous les temps et à la poésie des ruines, lorsque des images de bal surgissent par bouffées dans le palais abandonné et disparaissent aussitôt, comme des images holographiques – la comparaison étant probablement soufflée par le souvenir du médaillon récupéré dans une boîte de Chocapic, qui abritait un hologramme de la princesse et que j’ai conservé bien après que la charnière ait rendu l’âme. Précieux bout de plastique que celui dans lequel on a investi du rêve. Non mais Anastasia, quoi. Rien que le nom : Anna et Anaïs, mes prénoms-héroïnes préférés, pouvaient aller se rhabiller ; Anastasia, c’était deux fois plus de A, donc deux fois plus de classe (première lettre de l’alphabet, c’était un peu comme première de la classe, un peu comme moi, quoi)(j’avais l’onomastique narcissique, oui).

Tout ça pour vous dire que, deux décennies plus tard, je réserve un week-end à Londres pour voir un ballet sans même penser à vérifier ce qu’il en est. Il a son nom pour sésame. (Et MacMillan pour chorégraphe.)

Une semaine avant de partir, je fais une tête de smiley chiffonné en découvrant les critiques très… critiques. Même sans cliquer sur les liens, titres et chapô ne laissent pas beaucoup d’espoir. Dépitée. Tant pis, on verra bien. Le jour J, JoPrincesse et moi arrivons sans beaucoup d’attentes.

Premier entracte : nous sommes dubitatives… sur les critiques. Ce n’est pas mal du tout, non ? OK, la scène sur le yacht du tsar est aussi dramatiquement centrale que la partie de campagne de La Dame aux camélias (les robes blanches et le chapeau de l’héroïne m’y font penser), mais c’est joliment chorégraphié, plein d’épaulements qui font virevolter Anastasia et ses sœurs comme autant de jeunes filles en fleur. À peine cet éden aristocratique prend-t-il ombrage de la présence des militaires et de la chute du petit frère, indices discret des temps à venir. On se paye même le luxe d’un petit sourire avec des plongeurs en maillots de bain rayés, et l’héroïne qui, dépitée de ne pas avoir pu dire au revoir à son père, se renfrogne d’un geste enfantin, mains sous les aisselles, coudes tombant… à la seconde occurrence, à la fin du deuxième acte, je jurerais un clin d’œil aux Deux Pigeons !

Second entracte : OK, le remake du pas de deux du cygne noir arrive comme un cheveu sur la soupe divertissement en plein bal, mais osef : on est soufflé par le décor. Love sur Bob Crowley. Déjà, au premier acte, aux jumelles, j’avoue avoir laissé un temps les danseurs hors-champ pour observer la mer, délicatement pailletée, miroiter sous l’effet de la soufflerie. Au deuxième acte, non seulement les deux lustres suspendus sont de toute beauté, mais leur accrochage oblique est de toute intelligence : on voit la salle de bal en pleine guerre, le faste dans la tourmente. Le souffle gagne rétrospectivement jusqu’à la belle cheminée dorée de paquebot du premier acte, penchée dans la même diagonale. Par cet écho ultérieur, le décorateur mime avec un acte d’avance le fonctionnement narratif du ballet et offre un écho visuel à l’attitude totalement décalée du faux cygne noir, affaissé sur son partenaire.

Sortie du théâtre : OK, c’est au troisième acte que le bas blesse. Ou plus exactement dans l’articulation des deux premiers actes au dernier. Les tableaux des deux premiers actes laissent la danse s’épanouir en reléguant le drame en marge : on annonce au tsar l’entrée en guerre à la fin du premier acte, et il ne faut que quelques minutes à la fin du deuxième pour que les révolutionnaires envahissent le palais et massacrent la famille royale (les corps qui partent dans les coups de feu sont magnifiques… des gerbes… la chute comme jaillissement ; je me surprends à trouver le mouvement non seulement beau mais juste, alors que je ne l’ai (heureusement) jamais vu que joué, au cinéma). Le troisième acte, en revanche, n’est plus un tableau, mais une scène, où le drame, faisant soudain valoir ses droits, réduit à la danse à portion congrue. Nous sommes à l’asile. La scène, comme la psyché traumatisée d’Anastasia (ou affabulatrice d’Anna Anderson), est traversée d’apparitions-souvenirs, les soldats, les sœurs, le promis, le petit frère qui chute qui meurt, la douleur, la folie… C’est dramatiquement fort… et chorégraphiquement faible par rapport aux deux actes précédents, plus richement travaillés ; le dernier acte repose essentiellement sur des déplacements à la Matthew Bourne, le lit d’hôpital sur roulettes rappelant d’ailleurs la fin de son Swan Lake (même si chronologiquement, c’est l’inverse, évidemment). Quand on a en mémoire la Giselle de Mats Ek ou la Camille Claudel du Rodin de Boris Eifman, on se dit qu’il y a des scènes d’asile autrement plus intenses que ce transfuge de Manon (même perruque courte, mêmes tensions et relâchements que dans la scène du bagne). C’est suffisamment intense, cependant, pour rendre falot les deux premiers actes, que l’on avait pourtant fort appréciés tant que leur nature divertissante n’avait pas été pointée du doigt. En ajoutant les deux premiers tableaux au troisième acte, initialement donné seul, MacMillan se tire une balle dans le pied : les deux parties se disqualifient l’une l’autre, les qualités de l’une faisant ressortir les défauts de l’autre.

MacMillan respecte la chronologie des faits, historique, mais pas la logique de la légende, laquelle part d’Anna et non d’Anastasia. De ce point de vue, le dessin animé est plus réussi, qui a su prendre ses distances avec l’histoire pour mieux orchestrer le récit. Interro de Genette : Fox Animation 1 / MacMillan 0. Cela dit, le dessin animé tombe dans le conte de fée (d’Anna à Anastasia), là où MacMillan a l’honnêteté du drame (d’Anastasia à Anna). Du coup, je ne suis pas certaine que le réflexe, somme toute bateau, de souhaiter une inversion en plaçant le troisième acte au début et en faisant des deux suivants des émanations du premier, se révélerait une bonne idée (en l’état, les rêves n’auraient pas tenu la longueur). On pourrait en revanche imaginer de placer le troisième acte au milieu des deux, en insérant quelques glitches hallucinatoires (ce qu’est déjà, d’une certaine manière, la chute du petit frère), pour créer un continuum entre une réalité déjà hantée par les souvenirs de celle qui se la remémorera, et les hallucinations provoquées par le traumatisme des faits vécus.

On refait le ballet, indéniablement bancal, comme on referait le monde – avec le même plaisir : dans ses faiblesses même, Anastasia est un ballet attachant. Du coup, même si le storytelling est raté, la soirée, portée par Lauren Cuthbertson, a été fort réussie.

Faire corps de ballet

Première tentative. Palpatine est premier dans la file des tarifs réduits ; je suis la première dans la file des Pass jeunes, étrangement confiante : j’aurai un retour. Effectivement, il y a un retour, mais un seul. Je le laisse à Palpatine qui attend depuis quatre heures, et regrette assez rapidement mon geste, non pas tant parce qu’il se retrouve à côté de Tilda Swinton que parce que la place est au deuxième rang de balcon centrée.

Seconde tentative. Il y a déjà deux Pass jeunes devant moi et une longue file de personnes prêtes à payer cher : c’est mort, je me laisse tomber sur la banquette en velours rouge pour bouloter mes Millie’s cookies de consolation… et reste là pour le plaisir de discuter avec ma voisine. Étudiante mélomane-balletomane, A.  ressemble étrangement à Bamboo et je reporte spontanément sur celle-là un peu de la sympathie que j’ai pour celle-ci. Dix minutes avant l’heure fatidique, les payeurs comptants sont pourvus et les filles de devant déclarent forfait. Cinq minutes plus tard, nous récupérons deux places côte-à-côte au premier rang de baignoire, et nous y installons comme si nous avions prévu de passer la soirée ensemble. Croyez-le ou non, c’est la première fois que je me retrouve en baignoire à Garnier ; la portion de scène qui nous manque est compensée par la vue dégagée et la proximité avec les danseurs (souvenirs de la loge impératrice). C’est parti pour une belle soirée, qui met à l’honneur le corps de ballet.

 

Sans une heure préalable de doux ennui balanchinien, comme c’était le cas lors de la saison passée, In Creases perd son statut de cerise sur le gâteau (à la génoise) et se trouve relégué au rang d’amuse-gueule. Le changement de distribution n’aide pas : alors que Letizia Galloni faisait sentir une résistance dans son cambré lorsque le groupe avançait sur elle, Hannah O’Neill ploie de bonne grâce et fait fondre toute tension. Du coup, c’est charmant, mais pas bien excitant. La métaphore-sémaphore des Balletonautes se met à prendre toute la place : j’imagine les danseurs avec des drapeaux triangulaires ou des raquettes de ping-pong avionique dans les mains. Circulez, c’est sans danger.

Blake Work I fonctionne toujours, même si je suis un peu gênée de ce que les chansons affadissent immanquablement la dynamique qu’elles ont pourtant contribué à mettre en place. Cela finit par donner un tour mélancolique à ce qui se donne de prime abord comme jaillissement continuel, sans cesse renouvelé. Du coup, je vois briller d’un tout autre éclat le pas de deux entre Léonore Baulac et François Alu. Le replacement incessant des bras et des mains sur le visage se donne à sentir comme une tendresse qui s’exaspère, mets ta main là, non pas là, aime-moi comme ci, non pas comme ça, sois présent, davantage là, non pas ici… des êtres qui se cherchent dans un souvenir d’intimité, qu’ils ne parviennent pas à recréer, même s’il en reste la beauté, d’un présent passé qui n’est plus mais ne peut pas leur être retiré – et c’est Alu qui fait un pas en arrière pour magnifier celle qui lui a déjà échappée. Ils repartent main dans la main, actant d’un commun accord la distance de leurs corps.

The Seasons’ Canon, voilà ce que, comme tout le monde, j’attendais après la séance de travail avec la chorégraphe et les échos dithyrambiques sur sa création. J’ai été un peu surprise de ce qu’on parle de jamais vu ; le travail de Crystal Pite peut faire penser à une myriade d’autres : à certaines chorégraphies masculines de Maurice Béjart (torses nus, pantalons amples), aux moines Shaolin de Signes de Carolyn Carlson (courses et trépignement-transferts du poids du corps), aux passages de Sidi Larbi Cherkaoui dans Casse-Noisette (le porté sous la neige), au Sacre du printemps de Pina Bausch (les pulsations telluriques, les groupes massifs et leur dispersion), à Xylopgraphie de Tânia Carvalho (les canons), aux saccades démultipliées d’Ohald Naharin… Pour tout vous dire, les poussées et tirées très Radeau de la méduse m’ont même fait penser à la dernière création de Béatrice Massin, et je ne trouve pas absurde que le nom d’Akraham Khan ait été prononcé. J’y ajouterais même celui de Russell Maliphant pour une esthétique très théâtre de Chaillot. Cela n’est rien enlever à Crystal Pite que de la situer dans un paysage chorégraphique ; la multitude d’influences assure qu’elle les a fondues dans un style propre, qui n’imite personne. L’abasourdissement de certains est juste un rappel étonnant de ce que le public de cette soirée est avant tout le public de Garnier, habitué à une danse policée, rarement animale.

J’aime quand c’est viscéral. Je ne pouvais donc pas ne pas aimer la danse organique de Crystal Pite. Que cela doit être galvanisant à danser ! Elle ne chorégraphie pas des pas et des déplacements pour une cinquantaine de danseurs : elle taille dans la masse, comme un sculpteur, modèle et pétrit la glaise des corps, d’un seul grand corps – de ballet. C’est comme si l’on avait donné le corps d’Aurélien Houette au corps de ballet : une chatoyance musculaire, mouvante, émouvante. On voit affleurer, surgir et disparaître des épines dorsales, des arêtes, squelette d’une masse protéiforme. Crystal Pite utilise la puissance de l’unisson et des canons sont jamais céder à la facilité (et l’ennui qui pourrait en résulter) : ceux-ci se décalent subrepticement avant d’être achevés, les vagues déferlant-refluant ; celui-là se disperse sitôt passée la surprise de son émergence, comme lorsque les applaudissements brouillons d’une salle se synchronisent soudain, en plein rappel, en un seul battement assourdissant, pour s’éparpiller quelques minutes ou quelques secondes plus tard, lorsque les artistes saluent à nouveau, individuellement. Coups de têtes secs, comme des spasmes : les corps semblent vouloir s’arracher à une gêne, se déprendre du corps collectif, qui écrase leur individualité tout en leur donnant de la puissance au groupe – violence du Léviathan, qui se traduit par une démonstration de force brute chez les hommes ; par une hiérarchie plus calme mais plus cruelle chez les femmes, Marie-Agnès Gillot en reine des abeilles arachnéennes, finalement supplantée par une Éléonore Guérineau marmoréenne, érigée comme le pic d’un cristaux alors que le Léviathan se laisse engourdir par l’hibernation, dernière saison de Vivaldi (toutes magnifiquement remixées par Max Richter).

C’est le genre de pièce qui vous laisse sans voix. Trop aimable, (sans titre) se charge d’évacuer les émotions auxquelles on aurait pu être confronté, et je soupçonne pas mal de gens de s’en être pris à Tino Sehgal pour masquer leur soulagement (ceux-là même qui décriront The Seasons’ Canon comme « une claque », qu’ils ont esquivée). Pour ma part, même si j’aurais préféré que cela ait lieu avant l’entracte, j’ai trouvé ça fort fun et sautillant, la musique d’Ari Benjamin Meyers me faisant un peu l’effet d’In Creases la saison passée. Tino Sehgal s’est amusé à chorégraphier pour les rideaux des coulisses et les lumières de la salle : depuis la baignoire, je suis idéalement placée pour apprécier ce spectacle son et lumière dans les loges-coursives du paquebot Garnier. Les danseurs rentrent in extremis pour secouer tout le monde dans une transe eighties à la Fame et assurer l’évacuation rapide du public vers le grand escalier où ils se retrouvent à chanter. Voilà comment, à l’Opéra, on coupe court aux standing ovations ; dans la joie et la bonne humeur, tout le monde dehors !

 

(Question existentielle pour ceux qui ont assisté à la soirée : avez-vous pensé à la publicité Sanex où le zoom sur l’épiderme faisait apparaître une foule humaine ?)

Sae, Fabien, Maria et George

Séance publique à l’amphitéâtre Bastille. Maria Calegari, répétitrice du Balanchine trust et boucles d’oreilles qui tintent dans le micro, fait travailler Mozartiana à Sae Eun Park et Fabien Révillon. Après chaque passage, elle marque la chorégraphie pour la dérouler et retrouver ce qu’elle voulait corriger : chaque mouvement remémoré ou presque est ponctué d’un beautiful, that was beautiful, very beautiful port de bras, that was gorgeous… Il s’agit peut-être seulement d’emphase anglo-saxonne, mais je préfère y voir la marque d’une artiste bienveillante qui sait apprécier les autres – même si je ne suis pas une inconditionnelle de Sae Eun Park. Dans certains passages, notamment les menés en arrière avec un port de bras qui ressemble à un baiser que l’on envoie ou à un souvenir que l’on éloigne, la danseuse irradie d’une beauté lunaire – très intériorisée, très orientale, rappelle Palpatine. Dès que la chorégraphie quitte le registre de l’adage, cependant, Sae Eun Park redevient une élève certes incroyablement douée (lorsque son partenaire tarde à venir la seconder, Maria Calegari remarque qu’elle pourrait presque faire le mouvement seule – dancers are strong here…), mais surtout appliquée, à qui l’on répète à loisir de faire plus grand, de voyager plus, more, more, more… Apparemment, Balanchine n’avait que ce mot à la bouche ; rien n’était jamais trop pour lui, contrairement à Jérôme Robbins, qui réclamait toujours less pour rester dans le diaphane, dans le sublime. Du coup, force est d’avouer que Sae Eun Park fait figure d’erreur de casting, surtout aux côtés d’un Fabien Révillon qui a le sens de l’éclate communicatif dans sa gigue, délicieuse de second degré. Oui, une gigue à côté d’un truc romantique… Balanchine will be Balanchine.

Compte-rendu plus complet avec des photos chez Ballet & Cie.