La belle et la bête sauce curry

Il y a beaucoup de bonnes danseuses à l’Opéra de Paris, mais peu d’interprètes de la trempe de Myriam Ould-Braham. Avec elle, aucun risque de se demander mais pourquoi ? Chaque geste retrouve la nécessité qui a présidé à la chorégraphie. Les bayadères font de grands mouvements de bras autour du feu sacré, comme pour l’attiser ? Nikiya exprime par le même mouvement l’abandon de soi (les bras s’éloignent devant elle) et l’élévation spirituelle (ils montent, parallèles). Tout, tout est comme cela avec Myriam Ould-Braham, presque sous-joué, comme un acteur de cinéma qui, contrairement à l’acteur de théâtre, doit ne laisser qu’affleurer les émotions dans un jeu tout en intériorité. Je n’avais plus vu cela, je crois, depuis la grande époque d’Aurélie Dupont, lorsque Mum était ressortie de La Dame aux camélias en me disant qu’elle avait eu l’impression de voir un film, et non un ballet, que les pas s’étaient effacés devant l’histoire racontée.

La Nikiya de Myriam Ould-Braham est un être délicat, fort de sa faiblesse qui n’est que pureté. Les mains posées à plat au-dessus de la poitrine ne sont plus un geste de soumission contraignant, c’est la simplicité même d’une jeune femme prête à se donner toute entière à l’amour, qu’il soit humain ou divin. Elle s’éprend de Solor sans arrière-pensée et la trahison de celui-ci la tue bien plus sûrement que le serpent dissimulé par sa rivale. La variation de l’acte II est une merveille, que l’on suit, anxieux, ému, le souffle coupé. La musique est ralentie à l’extrême, d’une lenteur à peine soutenable : à chacun de ses cambrés, on est au bord de l’évanouissement. Le tout prend tant aux tripes que je suis prise un instant de vertige lorsque le rajah la saisit par le bras pour l’empêcher d’approcher Solor ou Gamzatti ; la scène penche à gauche d’une vingtaine de degrés, avant de revenir d’aplomb et de condamner Nikiya à mourir.

Cet être de pureté, de qui s’est-il épris ? D’une bête que l’on nous vend comme bête de scène, mais qui ressemble ici davantage à une brute. L’être délicat épris de la brute… pas crédible pour un sou. Puis j’ai repensé à certains exemples autour de moi et je me suis dit qu’en fait, c’était probablement le truc le plus réaliste de tout le ballet. François Alu est le gentil bad boy du ballet de l’Opéra – le mec cool, quoi. L’essence de son Solor est résumée dans sa pantomime lorsque le Rajah lui demande d’épouser sa fille : il se tourne alors vers son ami en écartant les mains, et j’entends très distinctement dans ma tête la traduction littérale Wesh mec, qu’est-ce que je fais ? Rien, évidemment. Le mec est un paumé de la life. Avec un peu plus d’élégance, on l’imaginerait soldat plongé dans la tragédie par un choix cornélien entre la foi jurée de l’amour et l’obéissance au devoir et à la hiérarchie. Sauf que l’élégance n’est pas précisément ce qui caractérise la danse de François Alu. Hors des sauts, point de salut. Comme obnubilé par son ballon, il délaisse les pas de liaison ; il en résulte une danse par a-coups sans élégance ni fluidité, où le buste manque de mobilité (pour ça, on la voit bien, l’armure invisible du guerrier) et les arabesques sont complètement décroisées (quand on est assis au parterre côté jardin, ça ne pardonne pas). À vouloir épater la galerie, celui qui est sans doute l’un des danseurs les plus virtuose de la compagnie finit par paraître rustre et maladroit – le paradoxe est un brin décevant.

Ce ne sont pas ses qualités de partenaire qui vont compenser : il suffit que François Alu touche une fille pour qu’elle se mette à flancher ou trébucher. Dans la salle, cela m’importe peu (chacun ses chouchous), mais sur scène, c’est plus gênant. Par exemple, lors de sauts réalisés main dans la main, il brise l’élan de sa partenaire (sans même parler de l’harmonie) en tenant à sauter bien plus haut qu’elle. Ce manque patent de galanterie ne serait rien si les adages n’étaient pas si malaisés. C’en devient par moment involontairement comique : il se retrouve ainsi à naviguer à l’aveugle à cause du tutu de sa Nikiya-proue devant le visage, et à la fin de l’acte II, fauche Nikiya au lieu de la récupérer dans sa chute – un carambolage digne de Vidéo gag. Du coup, j’accorde bien volontiers le bénéfice du doute à Myriam Ould-Braham pour son troisième acte techniquement plus fragile ; il y a de quoi être éprouvée. Pour ce qui est de Charline Giezendanner, je reste plus circonspecte : malgré sa présence, sa Gamzatti manque d’abattage1. Son jeu, en revanche, est tout à fait délicieux. Je n’avais jamais songé que la princesse, toute de noblesse incarnée par Élisabeth Platel dans la version du DVD, pouvait être une enfant pourrie gâtée – cela fonctionne parfaitement. Je ne sais d’ailleurs pas si c’est l’interprétation de Charline Giezendanner, la fin des tarifs jeune qui approche ou l’éventuel recours à des élèves de l’école de danse, mais je n’avais jamais été si frappée par la jeunesse des danseuses… que j’aurais tendance à préférer avec quelques années de plus, lorsqu’elles sont en pleine maîtrise de leurs capacités expressives. Pourvu qu’il y ait d’autres Myriam parmi elles !

(Pour mémoire, Antoine Kirscher en fakir est graou, et Aubane Philbert, parfaite dans le passage avec les deux petites filles et la cruche.)


1
 Sans compter que son tutu ne la met pas en valeur : le plateau remonte par trop et les manches donnent l’impression qu’elle a la tête dans les épaules. 

Sketchy, Quiet, Dull, (hopefully not) Backward

Je sors d’une séance de travail publique à Bastille où Benjamin Millepied, pas avare de son temps ni de sa personne, a fait répéter un extrait de sa nouvelle création Clear, Loud, Bright, Forward, après avoir parlé de ses intentions pour le ballet. Benjamin Millepied devrait faire un bon manager : il a le désir d’accompagner les danseurs dans leur carrière, de ne pas briser leur élan en les faisant poireauter trop longtemps et de faire ressortir ce qu’il y a d’unique chez chacun d’eux. Il est attentif à leur santé, veille à ce que leur entraînement soit régulier (ne pas passer trois mois pieds nus avant de remettre les pointes). Pendant la séance de travail, il ajourne la reprise d’un passage qui ne passe pas, car c’est toujours le même muscle qui est sollicité et il ne veut pas leur faire risquer la blessure, surtout en cette période de reprise où le corps n’est pas aussi réactif que le restant de l’année. Benjamin Millepied est également conscient des réalités économiques : à la question de savoir s’il veut proposer une nouvelle version des grands classiques, il répond que, dans l’absolu, il aimerait, mais que cela coûte une fortune et que dans l’immédiat, il préfère « mettre des sous » dans des créations d’aujourd’hui. Il a également une vision très lucide des forces et des faiblesses du ballet de l’Opéra, de son répertoire (non, tous les ballets de Noureev ne se valent pas ; sa version n’est pas toujours la meilleure) et de ce que chaque école peut apporter (clairement, pour faire travailler le Lac, c’est en Russie qu’il faut aller voir). Et s’il encense la culture et la curiosité de ses interprètes, il déplore aussi le manque d’éducation à la chorégraphie, notamment dans le domaine musical. Petipa et compagnie avaient des connaissances musicales très poussées ; Balanchine était capable d’écrire des réductions pour pianos à partir de partitions complexes ; et aujourd’hui, eh bien, nous avons Millepied.

Son idée d’ouvrir une académie de chorégraphie pour retrouver le savoir-faire des maîtres de ballets d’autrefois est une excellente idée : n’en déplaise à notre tendance élitiste (et paresseuse) à considérer le talent comme inné, beaucoup de choses sont à acquérir. Que l’on pense par exemple, dans le domaine littéraire, aux cours de creative writing : ils ont fait des Anglo-Saxons les maîtres du storytelling et, snobés, peinent à s’implanter par chez nous. Là où le bât blesse, mettons les pieds dans le plat, c’est que Benjamin Millepied est aussi piètre chorégraphe qu’il s’annonce bon directeur de la danse. Je suis tout à fait d’accord avec lui (comme sur à peu près tout ce qu’il a dit) qu’il y a actuellement peu de bons chorégraphes classiques ; il n’en fait hélas pas partie. Certes, il connaît bien le vocabulaire classique, qu’il utilise assez largement, travaille le pas de deux en artisan et invente des combinaisons charmantes, mais son travail n’est absolument pas musical. On peut se moquer de Noureev et de son « un pas sur chaque note » ; Benjamin Millepied, c’est trois pas entre deux notes. Chez Wayne McGregor, au moins, la précipitation, alliée à l’extrémisme de la gestuelle, porte une certaine fougue et même, la première fois, éblouit. Chez Benjamin Millepied, la précipitation verse dans la lenteur – c’est du pareil au même quand la musique doit se charger seule d’indiquer le changement d’atmosphère ; adage ou allegro, qu’importe, tout est égal. Le directeur peut chorégraphier sur ses deux oreilles ; danse et musique font chambre à part. Résultat, lors de cette séance de travail, j’ai peiné à voir une différence entre le début et la fin de la répétition, alors qu’il y a d’ordinaire un avant/après très net et que les danseurs n’ont pas ménagé leur peine pour intégrer les corrections. Au final, malgré la présence souriante très sympathique de Marion Barbeau et Yvon Demol, cette séance de travail aura été plus intéressante pour ce qui a été dit par le directeur de la danse que fait par le chorégraphe. Pas parler, faire, répétait Noureev…

10 mois d’école et de danse

Je n’aime pas les enfants. Bien sûr, j’apprécie certains enfants. Mais je n’ai pas ce préjugé favorable partagé par un grand nombre de personnes selon lequel les enfants seraient par nature mignons et attendrissants. C’est même plutôt le contraire : la couche de surmoi n’a pas encore bien séché sur ces petits êtres potentiellement cruels. Autant dire que si j’ai assisté à la représentation de « Dix mois d’école et d’opéra », c’était surtout par curiosité pour le travail du Petit Rat : que peut-on tirer d’une classe de gamins sans prédispositions ni attrait particulier pour la danse ? Je ne savais pas que Strapontine y participait également, ni surtout que le spectacle, loin du gala de fin d’année mal réglé, allait me plaire.

Imperturbables, les balletomanes ont exercé leur critique sans circonstances atténuantes. À la sortie, chacun avait sa préférence pour l’une ou l’autre pièce. Joël le premier s’est prononcé en faveur de Ça manque d’amour, chorégraphié par Bruno Bouché assisté du petit rat pour les élèves du collège des Chènevreux (Nanterre). Le sérieux qui préside aux croisements de ligne (forcément zigzagantes) et aux mouvements appliqués à la barre (forcément raides) est tempéré par un humour certain, avec des déguisements joyeusement farfelus (mention spéciale au bouffon du roi), un soupçon de parodie lorsque le maître de ballet princier met tout le monde à la barre, et une jam session sur le principe de On m’a appris à danser comme ça : (mouvements classiques raides), mais moi je préfère danser comme ça : (démonstration dance floor power, dont un booty shake absolument géant). On rit de bon cœur lorsque le dernier finit par « mais moi, je préfère ne pas danser du tout » – c’est de bonne guerre – mais avec un petit pincement ; cette remarque humoristique confirme ce qui affleure dans tous les passages empruntant au vocabulaire de la danse classique : celle-ci, loin d’être perçue comme une discipline exaltante, est vécue comme une contrainte. Cela dit, on mesure à cette résistance l’ingéniosité de Bruno Bouché, qui l’a récupérée dans la chorégraphie, et le chemin parcouru par les élèves, qui ont en scène fière allure.

Pour moi, cependant, ça manque d’amour (de la danse), et j’ai préféré Un nouvel endroit, pièce moins ambitieuse dans ce qu’elle demande aux élèves (pas d’initiation au classique ni de formations géométriques strictes) mais plus aboutie d’un point de vue artistique (les élèves sont plus âgés, ça joue aussi). Selin Dündar et Serge Ambert ont misé sur les déplacements dans l’espace et les entrées/sorties des élèves, jamais en scène très longtemps d’affilée et rarement tous en même temps, pour créer des tableaux aux atmosphères variées mais cohérents, qui piquent la curiosité du spectateur et finissent par l’absorber. Cette pièce plus théâtre de la Ville qu’Opéra est évidemment inégale, mais son alternance de solos, duos et passages en groupe donne à chacun l’occasion de s’exprimer… ou de ne pas trop s’exposer, pour ceux qui se sentent moins à l’aise et préfèrent rester en retrait parmi leurs camarades. Les interactions entre les élèves sont également plus riches, au point que l’on assiste à des portés carrément osés (et maîtrisés : chapeau bas !) et que l’on serait bien incapable de dire qui côtoie qui au quotidien parmi ces élèves de deux collèges différents (collège Pierre de Geyter à Saint-Denis et collège La Grande aux belles dans le 10e arrondissement). De belles personnalités se laissent deviner : une présence fascinante pour l’élève aux tresses rouges qui ouvre la pièce, une profondeur incroyable pour celle (la seule) qui fait de la danse contemporaine par ailleurs et que l’on verrait bien, au-delà de sa maîtrise, chez Pina Bausch, comme les adolescents des Rêves dansants dans Kontakthof. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les garçons ne sont pas en reste, pas du tout ; j’en ai même repéré deux, en orange (évidemment), qui doivent dégommer en battle.

Le mot de la fin reviendra à un élève de Strapontine, dépité d’avoir été recruté pour ce projet alors qu’il voulait être dans la classe foot : « Madame, les applaudissements, ça m’a fait des frissons, là… comme sur le stade ! » Dix mois d’école et d’opéra ont marqué un but.

La petite table ronde dans la prairie (Windows)

Une mise en scène moche, on s’en remet. Du moins lorsqu’on n’est pas un opéra joué une fois par siècle. Si ça gueule autant contre Graham Vick, c’est que Le Roi Arthus qu’il (dé)met en scène n’aura peut-être pas de nouvelle chance de sitôt. L’opéra de Chausson méritait mieux, vraiment mieux, que cette mise en scène kitsch à la limite du contre-sens, qui se rattrape in-extremis au dernier acte.

Le problème du kitsch est qu’il n’est rarement qu’esthétique. La prairie Windows imprimée sur le lino accueille ainsi des chevaliers coiffés de casques… d’ouvrier1. Le chevalier ne tue pas, non, il construit – une maison Ikéa pour le roi Arthus et Genièvre2, en l’occurrence. Pour s’assurer que personne ne soit blessé, les épées ont même été fichées en cercle dans le sol ; non seulement les chevaliers ne les en extraient pas, comme le font fièrement les Capulet (Montaigu ?) dans l’opéra de Bellini mis en scène par Carsen, mais ils nouent une corde autour des gardes et transforment ainsi le symbole de la table ronde en enclos, où paissent tranquillement le roi, la reine et le canapé rouge en skaï (l’amour, la passion, le sang… ou le vernis et rouge à lèvres d’une actrice porno, selon le remake de Guillaume, expliquant rapidement à l’ouvreur pourquoi la salle est vide).

Le kitsch émousse si bien la pulsion de mort que la drame est ravalé au rang de vaudeville : Genièvre trompe son mari avec Lancelot et l’amour est dans le pré (i.e. un rectangle de hautes herbes en plastique qui font frou frou par-dessus la musique). Aucune majesté pour le pouvoir établi ; l’ordre est nécessairement petit-bourgeois et n’est abordé que par son antonyme littéral, c’est-à-dire le désordre sur la scène (le bordel pour faire plaisir à Guillaume) avec la maison royale renversée sur le côté façon livre ouvert. Sans conflit de loyauté, sans antagonisme entre la logique féodale (loyauté au seigneur) et la logique chevaleresque (loyauté à sa dame), les atermoiements de Genièvre et Lancelot à l’acte II deviennent non seulement inintelligibles mais encore longuets.

Il faut attendre l’acte III pour que le kitsch parte en fumée – littéralement : le canapé en skaï rouge prend feu, ce qui est assurément le moment de volupté le plus fort qu’il nous ait fait partager. Le papier peint Windows semble avoir connu un dégât des eaux et sa déchirure à hauteur d’homme me fait penser aux tableaux de Sabine dans L’Insoutenable légèreté de l’être – le kitsch se fissure. Il était temps : le dernier acte évacue Genièvre3 et Lancelot au profit du roi Arthus, à qui l’on concède enfin un peu de grandeur après l’avoir fait consulter Merlin avachi comme un SDF alcoolique. L’infidélité de son épouse le tourmente bien moins que la déloyauté de Lancelot : celle-ci présage la disparition de l’ordre qu’il a établi et marque le retour de la convoitise, amoureuse mais surtout politique, qu’il avait voulu faire taire en faisant asseoir les chevalier autour d’une table ronde, sans hiérarchie autre que sa propre couronne. Le paddock cercle d’épées, peu à peu décimé, traduit sur scène le démantèlement de la Table ronde.

La musique rend pourtant sublime cette fin où le roi se prépare à voir son héritage disparaître avec lui, à mourir sans même la consolation d’avoir laissé une trace pérenne, ni cercle chevaleresque ni fils, même spirituel. D’une manière générale, la musique de Chausson est superbe. À plusieurs reprises, je me suis fait la remarque qu’il faudrait que je retienne tel ou tel passage ; mais comme la mise en scène n’offre aucune prise sur la partition, je serais bien en peine de me souvenir des passages en question.

Le minimum de beauté requis pour, dans ces conditions, passer quand même une bonne soirée était assuré par les artistes en fosse et sur scène, notamment Sophie Koch, qui a décidément une voix de reine, Stanislas de Barbeyrac (si c’est bien lui qui fait le guet) et Thomas Hampson. J’aime moins la voix de Zoran Todorovitch (Lancelot), mais lui suis déjà infiniment reconnaissante de n’être pas Roberto Alagna (pardon pour les aficionados). Enfin, la soirée n’aurait pas été aussi plaisante sans la compagnie de ma princesse préférée et de son acolyte Guillaume4 qui m’aura bien fait marrer et pas qu’aux entractes, hé !

 

 

A lire : le blog du Wanderer


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 Lors de la création de la pièce en 1903, les costumes avaient été confiés à Fernand Khnopff. Voilà, voilà.
2 Genièvre que je persiste à appeler Geneviève.
3 Le metteur en scène massacre sa mort. OK, mec, s’étrangler avec ses propres cheveux, c’est zarb, mais je ne sais pas moi, rien que Raiponce fournit l’inspiration pour une pendaison capillaire digne de ce nom. Tirer ses cheveux comme les cordons d’un sweat à capuche, c’est juste ridicule. Et un fou rire qui vous sort du drame, un !
4 Assise entre les deux zygotos que se passaient les jumelles sous mon nez, j’ai eu l’impression de me retrouver entre ma cousine et mon cousin dans la voiture de mes grands-parents : lorsque, le mercredi soir, ils nous ramenaient chez nos parents, il n’étaient pas rare que le ninnin des cousins, un doudou blanc en tissu, me passe sous le nez au gré des partages et batailles engagées.

La petite sirène tchèque

Rusalka est une petite sirène tchèque. Comme Ariel, la nymphe des eaux tombe amoureuse d’un homme et souhaite devenir humaine pour vivre cet amour. Contre l’avis de son père, elle demande à la sorcière Ježibaba de l’aider dans son entreprise. Pacte avec des forces diaboliques oblige, il y a une contrepartie : Rusalka sera damnée si le prince lui est infidèle. Et pour corser le tout, elle sera muette une fois une terre (pas hyper pratique dans un opéra). Évidemment (cf. La Petite Sirène, Le Lac des cygnes, Giselle et plus largement le genre humain), le prince est séduit par une princesse étrangère invitée à leur mariage et tout est mâle qui finit mal.

Le dernier acte est plus ambigu, plein de subtilités dues aux lois a-logiques de la magie : ainsi, Rusalka refuse de tuer le prince, seul moyen de se racheter – elle jette le couteau dans le lac ; mais le prince, se rendant compte de son erreur (c’est vraiment lent à la comprenette, un prince), retourne près du lac et réclame l’étreinte de Rusalka, dut-elle lui coûter la vie. Le prince meurt, Rusalka n’est pas sauvée, condamnée à errer dans le lac, à jamais étrangère à ses sœurs insouciantes. Aucune logique là-dedans si ce n’est de fournir le grand gâchis romanesque qui donne une dimension tragique à son héroïne1. Car il faut pouvoir la plaindre et l’admirer, la créature immortelle qui a consenti à sa déchéance pour connaître l’amour et ainsi nous conforter dans l’idée que notre condition de mortels est enviable.

Pour ce qui est de nous faire éprouver de l’admiration, Svetlana Aksenova s’en charge. La chanteuse n’est pas que chanteuse ; elle est sensuelle, dansante, vibrante ; elle est Rusalka. Lorsqu’elle chante l’air de la lune, j’ai l’impression d’être soulevée dans les airs par les arcs sonores d’Over the rainbow (moment d’hallucination auditive ? ici à 2’19 ou 4’21, là à 1’17) Avec elle, chaque intonation, chaque geste prend sens, jusqu’à la position des mains, en pronation au premier acte, où elle cherche à atteindre l’inatteignable, le prince, l’amour, la vie, la-haut ; en supination au deuxième et troisième acte, lorsque le bonheur lui échappe et qu’elle se retrouve les mains vides, à porter le poids du destin qu’elle s’est choisi. À ses côtés, Dimitry Ivashchenko est un Ondin plein d’aplomb et de douceur (ses petites lunettes rondes, sous le reflet desquelles son regard est fréquemment dérobé, me rappellent les tritons évoqués par Proust dans sa description des baignoires2).

La mise en scène de Robert Carsen est un vrai bonheur, qui prouve que, non, il n’est pas nécessaire que faire laid pour faire intelligent, et que, non, l’esthétique n’est pas pure ornementation. Le rideau se lève sur un décor qui me laisse presque bouche bée3, un vrai décor d’opéra, qui vous plonge dans l’histoire comme dans un rêve. Un lit flanqué de deux lumières de chevet flotte dans les hauteurs, dédoublé en une réalité connue, placée hors d’atteinte, et son reflet qui fait comprendre d’emblée, avec les parois de piscine et le plan d’eau où s’ébattent les trois ondines, que nous sommes dans les profondeurs du lac. Flottant hors de portée comme un radeau, le lit perd ses connotations bourgeoises, triviales, tout en maintenant présente à l’esprit la dimension charnelle de l’amour désiré par Rusalka (c’est loin, cela ne se dit pas, car dire, déjà, c’est déformer, exhiber une sexualité qui n’a pas le droit de cité).

Lorsque Rusalka s’apprête à quitter le lac pour la surface, le lit et son reflet se disjoignent, les murs du lac-piscine se retirent ; cette disparition onirique, qui plonge Rusalka dans les ténèbres fait d’elle une créature qui n’est plus d’aucun monde, ni de celui qu’elle quitte, ni de celui qu’elle s’apprête à rejoindre, et qui semble vaguement menaçant avec le lit suspendu au-dessus de sa tête comme une épée de Damoclès. Le lit et les lampes de chevet descendent peu avant le rideau : la chambre, la scène conjugale est installée.

Une fois à la surface du lac, c’est à celle du monde qu’est confrontée Rusalka, prisonnière de son apparence, retranchée en elle-même, sans voix. Quand tout à coup, je me souviens, je comprends : c’est le désir la lui ôte ; c’est son corps qui la rend muette, au moins autant que le pacte magique. La gorge serrée d’angoisse et de désir, face au lit qui occupe le centre de la pièce. Pour cet acte, Carsen a placé le lit de profil ; son reflet, cette fois, est horizontal. Non seulement le miroir ainsi créé donne lieu à des tableaux saisissants, mais il matérialise la coexistence de deux mondes antagonistes et la séparation qui se maintient entre le prince et Rusalka alors même qu’ils se voient, fusse d’un œil amoureux. XX a d’ailleurs très justement remarqué que le merveilleux n’apparaissait que d’un seul côté (côté cour). Rapidement repoussée de l’autre côté du miroir, Rusalka voit la princesse étrangère prendre sa place. Carsen l’a habillée exactement de la même manière que Ježibaba (j’ai d’ailleurs mis un certain temps à m’apercevoir que ce n’était pas la même chanteuse), faisant affleurer un complexe d’Elektra qui ne se dit pas (aux côtés du père Ondin, Ježibaba fait office de figure maternelle).

Lorsque l’infidélité est consommée, les deux côtés du miroir s’éloignent ; Rusalka, qui flottait entre les deux mondes à la fin du premier acte, se trouve déchirée entre les deux, rejetée et par l’un et par l’autre. Suspens au second entracte : après la coupure horizontale (monde des eaux/ monde d’en haut) puis la coupure verticale (monde gauche des humains / monde droit de Rusalka), dans quel sens la scène va-t-elle être divisée au troisième acte ? Au plaisir de se laisser surprendre par le lit vu du dessous, sur le mur en fond de scène (un peu comme pour la prieure dans Dialogues des carmélites mis en scène par Olivier Py), succède le plaisir du mais c’est bien sûr ! Rusalka, n’appartenant plus à aucun monde, ne peut plus évoluer dans des repères fixes (dans le lac au premier acte, sur terre au deuxième). Le lit en fond de scène tourne comme une vision cauchemardesque, ouverture sur une autre dimension, entre souvenir et hallucination… Si l’on revient finalement dans l’appartement lambrissé, avec son lit et ses lampes de chevet, c’est parce qu’il accueille la première et la dernière étreinte de Rusalka et du prince. C’est un doux mensonge qu’ils s’offrent l’un à l’autre4, la reconstitution fantasmée de leur histoire telle qu’elle aurait pu avoir lieu.

Mit Palpatine

À lire : Fomalhaut, et le mille-feuilles de Rusalka I et II chez Carnets sur sol

 

1 Quand on ôte tout tragique, le gâchis romanesque devient un roman gâché ; c’est La Bête humaine, par exemple, à la fin duquel je me suis dit qu’on aurait gagné du temps en alignant tous les personnages contre un mur pour les fusiller vite fait bien fait.

2 Dans Le Côté des Guermantes : « […] les radieuses filles de la mer se retournaient à tout moment en souriant vers des tritons barbus pendus aux anfractuosités de l’abîme, ou vers quelque demi-dieu aquatique ayant pour crâne un galet poli sur lequel le flot avait ramené une algue lisse et pour regard un disque en cristal de roche. »

3 La dernière fois que j’ai été saisie de ce même genre d’émerveillement enfantin face à un décor, c’était dans La Ville morte de Korngold.

4 Cela me rappelle le dernier épisode d’Angel, lorsque Wesley, mortellement blessé, demande à Illyria de lui mentir le temps de son agonie et de prendre l’aspect de Fred (Fred étant la fille qu’il a aimée et qui a été tuée par Illyria lorsque la déesse s’est emparée de son corps pour s’incarner).