Ce que le balletomane occidental ne voit pas de lui-même

À propos du Ballet national de Chine, il y a deux mois au théâtre du Châtelet.

 

À chaque fois qu’il est question de relation entre danse et politique surgit Le Détachement féminin rouge, qui dispute également à Épouses et concubines le titre de grand ballet classique chinois, au sens occidental du terme. Autant dire que j’étais très curieuse de voir et que je n’étais pas la seule. Pour autant, ce ballet ne saurait se résumer à une curiosité que l’on bazarderait dans un coin de son blog comme dans un de ces cabinets du xviiisiècle : si l’on veut bien s’y frotter un peu, on remarque que cet objet insolite a tout d’un miroir, qui reflète notre tradition occidentale du ballet, et d’un miroir sans tain, qui plus est, qui laisse apercevoir la manière dont la Chine s’approprie des traditions qui ne sont pas les siennes, adoptant les codes de l’Occident sans en adopter les valeurs.

Comme à peu près tout ballet du répertoire, l’intrigue du Détachement féminin rouge peut se résumer en une phrase : une servante se libère du joug des propriétaires terriens qui l’asservissent et rejoint la phalange féminine de l’Armée rouge, qui fera bien évidemment triompher le communisme, non sans quelque sacrifice héroïque. Sur cette trame somme toute maigre vient se greffer l’attirail du ballet classique, avec variations des solistes, ensembles tirés au cordeau et avancée narrative à coups de pantomime. On y trouve beaucoup de petits pas mesurés, à la manière des pas glissés que l’on peut voir dans l’opéra chinois, et de têtes inclinées, peu compatibles avec la technique classique qui utilise la projection du regard pour tenir le mouvement (mais quand on danse Le Lac des cygnes sur les épaules et la tête de son partenaire, on ne s’arrêtent pas à de tels détails) mais qui donnent à sentir la prégnance de l’humilité dans les cultures asiatiques. La stylisation n’est jamais loin de la simplification : on nous donne à voir une culture folklorisée, beaucoup plus simple à assimiler puisqu’elle assume déjà notre point de vue d’Occidentaux. Le Détachement féminin rouge est ainsi à la Chine ce que La Bayadère est à l’Inde : on a simplement remplacé les jarres par des sacs de riz.

Les tableaux créés sont redoutablement efficaces ; la salle entière éclate en applaudissement lors d’une traversée des danseuses en grands jetés, l’une après l’autre, comme les balles des fusils qu’elles mettent en joue (Diane et Actéon s’est bien modernisée). Ce passage m’est resté en mémoire comme emblématique du ballet : d’une part, le défilement ininterrompu des danseuses ressemble au déroulé d’un zootrope, rappelant ainsi que le ballet est l’adaptation d’un film ; d’autre part, le défilé militaire met en lumière l’un des fondements de la danse classique : la discipline. S’il est rare que le corps de ballet incarne sur scène un corps d’armée, il n’en partage pas moins un certain nombre de caractéristiques communes comme les alignements ou la synchronisation, raffinées à l’extrême (que l’on pense par exemple aux barèmes de taille et de poids pour rentrer à l’école de danse de l’Opéra de Paris) – un véritable bataillon de ballet. Armée de l’air ou de sylphides, l’envol est toujours strictement encadré, limité1 : la vitesse à laquelle les danseuses se succèdent les oblige à faire des grands jetés beaucoup plus longs que hauts. Sur ce plan-là, Opéra de Paris ou Ballet national de Chine, même combat.

La différence fondamentale par rapport au ballet occidental est que la transgression d’Icare ne constitue même plus une tentation : alors que, sous nos latitudes, le corps de ballet sert d’écrin à une soliste que son partenaire aide à défier la pesanteur en la portant, il est le sujet même du ballet. Le Détachement féminin rouge exalte la force du groupe ; l’individu ne s’en distingue pas, sinon comme figure exemplaire, qui tient plus du mythe que du héros. La suprématie du groupe sur l’individu se traduit par l’absence de pas de deux, pourtant un élément essentiel de tout ballet classique (occidental), au point que de nombreuses pièces néoclassiques ne sont plus constituées aujourd’hui que d’une succession de pas de deux. Ce n’est pas un hasard si le chorégraphe, qui maîtrise parfaitement les codes du ballet classique, les a remplacés par des pas de trois (entre l’héroïne et les deux soldats qui la trouvent ; entre l’héroïne, le chef et la cheftaine du bataillon… seule exception : un duo de deux femmes, deux camarades, donc). L’amour, auquel est majoritairement associé le pas de deux dans les ballets du répertoire, est potentiellement source de troubles pour l’ordre social : le prince Albrecht séduit une simple paysanne ; la fille mal gardée agit en cachette de sa mère ; ne parlons même pas de Roméo et Juliette… La tendance des amoureux à se soustraire à la société fait de l’amour une valeur délicate à reprendre au compte de l’idéologie communiste, où chaque relation devrait dans l’idéal inclure un tiers (l’État communiste). En même temps, l’abstraction se communique bien moins aux foules que le sentiment : les pas de trois laissent ainsi affleurer le pas de deux sous surveillance, et l’on prend bien soin de tuer la passion dans l’œuf, en sacrifiant le héros (le prince, dans le schéma des contes) sur l’autel de l’héroïsme (l’exemplum idéologique) – il n’était héros qu’au sens dramaturgique du terme : un personnage principal. Au bout de la formation en V, le drapeau communiste a remplacé le prince.

Cette capacité à reprendre les structures du ballet classique sans en reprendre les valeurs (ou plus simplement, les histoires, l’imaginaire) est fort surprenante, car il ne s’agit pas seulement d’un vocabulaire chorégraphique (dans lequel néoclassiques et contemporains ont pioché à loisir) mais de la structure même du ballet, en actes, variations, ensembles et pantomime. Or cette structure, on ne l’a pour ainsi dire jamais vue à nue ; lorsque des chorégraphes classiques occidentaux la reprennent aujourd’hui, ils reprennent en même temps les thèmes qui lui sont habituellement associés (La Source, Le Petite Danseuse de Degas…). À la surprise de voir ainsi notre ballet décortiqué s’ajoute celle de voir avec quelle habileté la récupération est opérée : dans la structure vidée de ses valeurs, d’autres valeurs sont placées, comme interchangeables – exactement comme la Chine a repris la structure capitaliste de l’économie en remplaçant le libéralisme que nous lui avions associé par l’idéologie communiste. La facilité avec laquelle ce pays adopte les codes de notre société sans être affecté par les valeurs qu’ils véhiculent suggère que nous n’aurons aucun mal à nous laisser berner par leur occidentalisation très superficielle. Il n’y a qu’à voir la manière dont nous nous sommes rendus au spectacle, la manière dont nous avons capitulé devant l’énergie qui y était déployée, après avoir souligné que, quand même, c’est affreusement kitsch.

L’utilisation massive de ce terme par la critique et les blogueurs m’a fait tiquer : hors Europe de l’Est, le kitsch est habituellement perçu comme une notion esthétique ; or, il prend ici le sens que lui donne Kundera, « un paravent qui dissimule la mort2 » qu’on utilise pour exclure « de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement inacceptable3 ». Le kitsch politique du communisme4 réside dans la négation de toute résistance de la réalité à sa doctrine et le camouflage de l’inacceptable parole des dissidents derrière un paravent de propagande. Mais les spectateurs ont-ils seulement conscience de la pertinence du terme qu’ils emploient ? La qualification, souvent étayée par la mention des costumes ou du passage où le héros meurt sous le feu de petites flammèches ridicules, vise bien dans les esprits le sens premier du terme : l’esthétique. Les spectateurs condamnent tour à tour l’esthétique kitsch du ballet et la visée propagandiste du ballet sans s’apercevoir de la contradiction qu’il y a alors à apprécier le spectacle : si, dans le cadre d’une œuvre de propagande, dont on ne peut démocratiquement pas prétendre aimer le fond, on n’aime pas non plus la forme, que reste-t-il ? La découverte d’une curiosité, s’empresse-t-on de répondre. Mais alors, pourquoi s’amuse-t-on, au point d’applaudir au milieu de la traversée en grands jetés ?

À ce stade de la réflexion, soit on est obligé de réhabiliter l’esthétique et d’avouer que les tableaux dansés trouvent grâce à nos yeux, soit on doit envisager le kitsch dans son aspect politique – ce qui revient finalement au même : à reconnaître la force d’attraction du kitsch, qui lie esthétique (le beau) et morale (le bon) dans un semblant de platonisme. On a beau le condamner, il ne cesse de nous fasciner :

« À l’instant où le kitsch est reconnu comme mensonge, il se situe dans le contexte du non-kitsch. Ayant perdu son pouvoir autoritaire, il est émouvant comme n’importe quelle faiblesse humaine. Car nul d’entre nous n’est un surhomme et ne peut échapper entièrement au kitsch. Quel que soit le mépris qu’il nous inspire, le kitsch fait partie de la condition humaine5. »

On a beau jeu de s’amuser de la réception premier degré du parterre de dignitaires chinois, qui arborent tous un brassard comme signe d’appartenance au parti ; l’insistance avec laquelle on condamne le message politique de l’œuvre et l’on tourne en dérision la propagande qui, évidemment, n’a aucun effet sur nous, démocrates que nous sommes, indique que nous n’échappons pas plus au kitsch droits-de-l’hommiste :

« Le besoin du kitsch de l’homme-kitsch (Kitchmensch) : c’est le besoin de se regarder dans le miroir du mensonge embellissant et de s’y reconnaître avec une satisfaction émue6. »

Un bon spectacle et une bonne conscience pour le même prix, ce n’est pas beau, ça ? Le kitsch des autres est reposant, il nous empêche de voir le nôtre (ou alors, c’est juste parce que je n’ai pas encore de place pour La Belle au Bois dormant) et instaure un semblant d’entente en s’adressant à lui : « La fraternité de tous les hommes ne pourra être fondée que sur le kitsch7. » Sûr qu’on s’entendra plus facilement sur un ballet de propagande que sur la peine de mort !

À lire aussi, la critique de Rue89.

  

1 L’idée est développée dans La Fabrique de l’homme occidental, un documentaire réalisé à partir du livre éponyme de Pierre Legendre. Du coup, je ne devrais pas tarder à me mettre à la lecture de La Passion d’être un autre. Étude pour la danse, du même auteur – auquel j’ai également piqué l’idée du titre à partir de Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident

2 Kundera, L’Insoutenable Légèreté de l’être, édition Folio, p. 367.

3 Idem, p. 357.

4 « Ce qui lui répugnait, c’était beaucoup moins la laideur du monde communiste […] que le masque de beauté dont il se couvrait, autrement dit, le kitsch communiste. » Idem, p. 358.

5 Idem, p. 372.

6 Kundera, L’Art du roman, p. 160.

L’Insoutenable Légèreté de l’être, p. 363.

Viennoise au Châtelet

C’est toujours l’effervescence quand on découvre une compagnie dans des chorégraphes que l’on ne connaît pas : on a envie de suivre un visage qui nous a happé mais on ne veut pas perdre de vue la chorégraphie d’ensemble, si bien que l’on a le regard qui sautille en tous sens sur la scène. Trouver des liens avec ce que l’on connaît permet de calmer le jeu. J’ai ainsi trouvé une Polina Semionova dans le corps de ballet et une Marie-Agnès Gillot qui ne jouerait pas à être MAG parmi les solistes. Je me demande aussi un court instant si mon amie V. n’a pas quitté le Capitole pour Vienne, tant la fille qui est devant moi a les mêmes lignes, la même mâchoire, la même façon de danser – bizarre.

La troupe est jeune dans l’ensemble et les filles, particulièrement belles, ont des lignes Opéra-de-Paris : je ne sais pas si c’est l’influence de Manuel Legris que l’on sent ou que l’on imagine, en bons balletomanes monomaniaques. La soirée est en tous cas composée de manière à présenter l’éventail des possibilités de la troupe : la première pièce, très rapide et truffée de levers de jambe, est là pour convaincre les techniciens qu’il y a du niveau (et les hommes qu’il y a de la belle gambette – aucune tromperie possible sur la marchandise avec des costumes réduits à un simple justaucorps) ; la deuxième introduit un peu de sensualité chez les solistes et après les lignes des danseuses, exhibe celles du corps de ballet ; la troisième, masculine, réjouit la balletomane, qui commençait à se demander où les danseurs étaient passés ; la quatrième et dernière pièce est la bonne : la compagnie sait visiblement s’approprier le style d’un chorégraphe et faire oublier le caractère hétéroclite et démonstratif d’une telle soirée.

 

La chorégraphie de David Dawson est du Forsythe-like dans les jambes, twisté à la McGregor au niveau du haut du corps et dansé avec une rapidité balanchinienne. En résumé : du néoclassique qui se regarde fort bien mais risque à tout instant de prendre les danseuses de vitesse, entraînées et presque devancées par le flux de la musique.

Bach est un peu à la danse ce que le noir est à la mode : cela va toujours mieux qu’autre chose mais on a besoin d’un créateur pour retrouver la merveilleuse simplicité de la petite robe noire. Tout en évitant le premier écueil, qui est de danser sur la musique – la surimpression sans rapport d’un geste à un mouvement musical qui n’en a que faire et échappe toujours au poids qu’on veut lui faire porter –, David Dawson flirte avec le second qui consiste à vouloir faire avec Bach comme Noureev avec Tchaïkovski : un pas, une note.

À ma connaissance, l’alchimie Bach-ballet n’a jamais vraiment opéré que par « synchronisme accidentel » dans Le Jeune Homme et la mort, qui n’a pas été chorégraphié dessus (les répétitions se sont faites sur de la musique jazz) mais fonctionne merveilleusement avec : danse et musique s’entendent sans que l’une ne soit assujettie à l’autre. Pourtant, dans la tendance de David Dawson à ne pas vouloir laisser filer la musique, il y a l’avidité d’un amant qui voudrait retenir le corps qu’il caresse, qui lui échappe et qu’il sent à chaque baiser – le frisson de A Million Kisses to my Skin.

Pas de photo, il faut voir en entier ce diaporama.

 

L’électricité laisse place à la sensualité dans Eventide, « la tombée du jour » où les événements refluent pour laisser place à une certaine quiétude. Je n’ai pas retenu grand-chose de ce ballet orientalisant, qui emprunte aussi bien à l’imaginaire des Mille et une nuits qu’à celui de la Chine et de l’Espagne. Mes souvenirs sont à l’image de cette géographie fantaisiste : des alignements de justaucorps blancs, deux lanternes, trois solistes très femmes très belles dans leur court costume bordeaux, un sourire espiègle ou simplement heureux de danser, un panneau lumineux marbré pour un pas de deux dont je ne sais plus s’il était langoureux ou espagnolisant, et des hommes dans le costume le plus laid que j’ai jamais vu, un cycliste en lycra gris-bleu remontant jusqu’aux côtes avec un plastron qui donnait vraiment l’impression d’être une tâche de sueur – une touche de laideur plus prégnante que la chorégraphie tranquille d’Helen Pickett : les souvenirs sont injustes.

 

Quoique Windspiele évoque la légèreté du vent, la chorégraphie de Patrick de Bana me fait plutôt penser aux effets massifs de Thierry Malandain – à moins que ce ne soient les costumes d’Agnès Letestu, d’amples jupes lourdes pour les hommes, torses nus, et de longs jupons vaporeux pour les deux filles, associés à des tuniques qui leur font de belles épaules athlétiques. Belles, oui, car il y a une beauté dans la puissance et la détente des muscles, comme il y a une beauté propre à tout ce qui est lourd, massif, imposant. Il semblerait que beaucoup n’aient pas goûté à cette chorégraphie en bloc, qui n’hésite pas à employer les effets grandioses du 1er mouvement du concerto pour violon de Tchaïkovski ; cette grandiloquence me plaît comme un rythme ternaire d’Hugo : c’est trop mais c’est assumé. Et puis, surtout, il y a cet immense danseur qui occupe la scène. Tout le monde se demande d’où sort ce dieu nordique. Ses sauts sont formidables – pas formidables comme le feu d’artifice d’Ivan Vassiliev : formidables comme les prouesses d’un guerrier. Le programme indique Kirill Kourlaev mais je ne suis pas dupe : c’est Thor, c’est évident ; il a lâché le marteau pour la danse et ne nous en assomme que mieux. Je l’ajoute donc illico à la liste des artistes à kidnapper.
 

Windspiele, Kirill-Kourlaev / Wienerstaatsballet, photo de Michael Poumlhn

Photo de Michael-Pöhn 


Vers un pays sage m’a donné envie de découvrir l’univers de Jean-Christophe Maillot, malheureusement peu programmé à Paris (ou alors, j’ai loupé un épisode). Tout en blanc, les danseurs (et la musique de John Adams) me font penser aux marins des comédies musicales, entres sauts survitaminés et passes de simili-rock enjouées. La pièce, très lumineuse, part de leur entrain pour se diriger vers le lyrisme des danseuses-proues – le pays sage, sûrement, dessiné sur une toile tombée de nulle part (mais héritée du père du chorégraphe) au terme d’un magnifique pas de deux.

 

Une bonne soirée, au final. Un programme mixte est l’occasion de picorer et l’on finit toujours par trouver quelque chose à son goût – typiquement le genre de spectacle où j’amènerais une personne qui veut découvrir la danse et ne sait pas par quoi commencer (je me suis d’ailleurs retrouvée juste à côté de l’une de mes camarades de master de l’an dernier).

Mit Palpatine.

Le Pavillon aux pivoines

Le premier qui me parle de mondialisation et d’uniformisation, je l’envoie au Pavillon aux pivoines. Pas besoin de pousser plus loin que Châtelet pour vérifier que ce n’est pas parce qu’on mange chinois (vietnamien-coréen : faites comme moi, mangez asiatique), qu’on a accroché au bureau le calendrier à lamelles représentant, selon les années, un dragon, deux panda ou des montagnes bleues en style estampe, qu’on s’est piqué dix minutes de calligraphie et qu’on est trop In the mood for love qu’on a la moindre idée de ce qu’est la culture chinoise. Moi pas davantage qu’un autre. Certainement moins, même, car cette civilisation est trop éloignée de moi pour m’attirer. C’est comme les aimants : il y a une distance au-delà de laquelle il ne se passe rien. N’allez pas croire que je suis une ignare qui se complaît dans son ignorance ou qui nie toute culture passé l’Oural : j’essaye d’élargir mes frontières – à ma mesure de souris, qui grignote patiemment du terrain. Vous ne voudriez tout de même pas que j’attaque la Chine alors Napoléon s’est ramassé en Russie !

Comment, alors, me suis-je retrouvée à assister à un opéra chinois, Kunqu, très précisément ? En croyant que c’était de la danse japonaise, tout simplement, comme le laissait entendre l’affiche qui présentait l’opéra avec le kabuki, sous prétexte que le metteur en scène est un danseur japonais (et moi qui croyait qu’ils ne se causaient pas). La danse est une discipline dont je commence à suffisamment connaître le versant occidental pour me risquer à en aborder d’autres, aussi déroutants restent-ils : la fascination initiale est là. Et la première fois, rassurante. L’opéra, cela fait trois ans que je m’y suis mise et les compositeurs occidentaux me laissent encore trop souvent perplexe pour que je songe à m’aventurer plus avant. Imaginez : je n’ai jamais entendu de Verdi et je n’ai pas encore osé Wagner, qui semble constituer l’alpha et l’oméga du mélomaniaque. Alors l’opéra chinois…

Incompréhension. Malgré les prompteurs. Incompréhension qui n’est pas rachetée par le plaisir ou la fascination. Il y aurait de quoi, pourtant, dans ce monde où l’on s’émerveille de la mousse, d’un étang de poissons dorés ou d’une tige de saule comme devant une vitrine de pâtisseries ; où un être aussi abstrait qu’un dieu se voit attribuer une circonscription précise – dieu des fleurs du jardin du préfet Diu ; où l’on marche à toute vitesse et à tous petits pas ; où le songe amoureux est immédiatement érotique et, tout en lui signifiant qu’il va la déshabiller, promet à la jeune fille qu’elle va pincer les lèvres de plaisir ; où la même jeune fille lentement, paisiblement mourante se préoccupe de perpétuer le souvenir de sa beauté, dont la perte l’inquiète davantage que la mort ; où la calligraphie se respire et une estampe vaut pour testament ; où l’on devient prêtresse du temple parce qu’on avait un hymen trop dur et où l’on en rit sur une scène d’opéra ; où le destin oublie de compter avec la mort mais enjoint à ressusciter ; où l’on tourne sur soi plutôt qu’autour de l’autre, en s’effleurant du bout des manches, immenses – Alwin Nikolais devenu Pierrot lunaire –, que l’on remonte en un revers propre et alangui par d’infimes saccades, jusqu’à ce qu’elles laissent apparaître les mains, délicates, articulées ; où l’on se marie en cape rouge et où cela ne jure même pas sur la robe rose ; où l’on est heureux parce qu’on accomplit ce qui devait être, sans jamais qu’une volonté, un désir personnel, ne soit venu s’interposer ni même n’ait été intérieurement formulé.

Il y aurait de quoi être fasciné et je l’ai peut-être été à de rares instants – de grâce. Durant quelques secondes, les voix deviennent plus graves et suspendent la torture des sons si aigus qu’ils en sont insupportables – physiquement : je suis ressortie du théâtre avec un mal de crâne et les nerfs à vif. Mon seuil de résistance à la répétition est quasiment nul lorsqu’il s’agit de musique chinoise : Einstein on the beach met une petite heure à me faire passer de l’extase à l’exaspération, Le Pavillon aux pivoines, dix minutes et sans l’extase initiale. Les premières minutes, renouvelées à chaque entracte, sont même les pires : après le brouhaha de basse de l’extérieur, l’oreille est vrillée par l’aiguïté, surtout par celle, proprement infernale, de la petite servante qui minaude comme un chat qui fait sa toilette. Ses gestes ciselés sont magnifiques, je le sais. Je le sais mais je ne le ressens pas. Comme toute la beauté du spectacle, depuis l’épure des voiles que caresse la lumière jusqu’au chatoiement des costumes, plus précieux que sublime, heureusement trop ouvragés pour être bariolés. J’aurais voulu voir cet opéra comme, petite, je jouais au Mahjong sur l’ordinateur : en coupant le son. Sans filtre, pas d’amour, rien que des sirènes qui me vrillent les oreilles sans me charmer.

Dans ma déception, je suis heureuse de découvrir un pan de culture dont l’altérité ne se laisse pas réduire par une série d’identités (la nature au centre de l’attention comme chez les romantiques, la jeune-fille comme Eurydice, le dieu des Enfers comme un Hadès déguisé en dragon chinois – la mort est encore ce que nos vies ont de plus semblable – : toutes ces comparaisons ne prennent pas). On aura beau, Chinois comme Européens, s’inventer des points communs en s’américanisant, les cultures auxquelles ces influences s’amalgament ne donneront jamais les mêmes mentalités, les mêmes façons d’être au monde. Ni les mêmes tessitures de prédilection, manifestement.

Alvin Ailé

Mercredi 27 juin

Alvin Ailey, c’est une compagnie qui me faisait rêver sans avoir rien vu d’elle – que des photos de danseurs noirs suspendus dans les airs. L’affiche des Etés de la danse n’y fait pas exception, et le cliché a du bon : il s’agit bien d’une danse puissante, athlétique, enracinée dans la culture noire. Il n’y a pas plus de diversité ethnique qu’à l’Opéra de Paris, souligne Palpatine (des métis plus clairs, comme nous avons des danseuses légèrement typées asiatiques, voilà tout), et pourtant le métissage de leur danse ne fait aucun doute : technique classique, énergie jazz, sens du rythme africain, les danseurs sont aussi à l’aise dans le contemporain qu’en hip-hop, et le mélange est détonant.

 

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Night Creature (1974) est la seule pièce d’Alvin Ailey de la soirée. Les costumes blancs très pailletés lui donnent un petit côté suranné – à moins que ce ne soit le roulement des épaules accordé aux hanches, coudes près du corps, exactement la façon de danser de ma grand-mère (qui a longtemps vécu aux Antilles : coïncidence de génération ou de latitude ?). Les demi-pointes et collants blancs me surprennent comme une convention plaquée sur ces corps noirs ; si l’on ajoute à cela les pieds pas toujours tendus des danseuses, on obtient une impression de maladresse, comme un enfant qui aurait cherché à reproduire ce qu’il voit sans l’adapter à sa personne. Seule la meneuse sort vraiment du lot parmi les femmes. Cela me surprend d’autant plus que les danseurs qui débarquent sont des bêtes de scène et de technique. Je ne me suis toujours pas remise de cette diagonale en remontant où le danseur s’assommerait avec son grand battement devant s’il ne plongeait aussitôt en un cambré arrière à faire pâlir la Bayadère, tête aux genoux.

 

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Quoiqu’il en soit, cet In the night jazzy plein d’humour, avec ses petits signes de main mondains, permet de faire la connaissance de la compagnie grâce au rôle donné au groupe, qu’il soit éparpillé en duos démultipliés ou rassemblé en grappe – avec les bras en seconde retournés vers le sol, on dirait une nuée de faucons.

 

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Changement de décor pour Urban Folk Dance (Ulysses Dove – 1990) : finie la soirée endiablée, on rentre à la maison. Deux lampes qui pourraient servir pour un interrogatoire, deux tables, quatres chaises et autant de danseurs font le portrait simultané de deux couples qu’on imagine vivre à côté. Sans jamais vraiment disparaître, la symétrie entre les couples est entamée par le caractère de chacun : la même situation s’exprime à travers leurs histoires particulières, banales dans leur redondance mais poignantes dans leur singularité. Rencontre de personnes entières, les relations sont aussi brutes que le mobilier est sommaire. La violence du désir et du ressentiment se confondent dans des duos abrupts où tout sentiment devient sensation. J’adore la force brute qui se dégage d’une maîtrise totale du corps – et des objets autour d’eux : le danseur qui, sans élan, bondit sur le rebord de la table et s’en repousse aussitôt fait paraître Le Jeune Homme et la Mort une promenade de santé…


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Episodes (1987) me le confirme : Ulysses Dove est un chorégraphe sur lequel je vais devoir me pencher. Les diagonales de lumière où apparaissent courses, sauts et chassés-croisés sont autant de traversées d’un espace que l’on n’embrasse jamais, tandis que des cercles de lumière percent ponctuellement ces mouvements obscurs. Que des bribes, brutes, jamais balbutiantes. Jamais d’histoires, beauté de l’épisodique.

Love Stories (J. Jamison/R. Harris/R.t Battle – 2004) : je n’ai pas trouvé où étaient les histoires d’amour, mais j’ai adoré cette pièce où après un doux réveil matinal (ouverture contemporaine, solo tranquille), la danse sort de sa torpeur et monte en puissance, jusqu’à déferler en jubilation hip-hop : des vagues de danseurs se succèdent, baskets aux pieds, dans des enchaînements plus incroyables les uns que les autres. Secousses sexy du corps entier, déplacements de folie où le groupe avale l’espace comme un rien, sauts de malades qui provoquent la chute et la transforment en passage au sol… n’importe qui d’autre aurait déjà fait une crise cardiaque au milieu du truc, mais ils continuent dans la surenchère. Du délire, face auquel il faut se retenir pour ne pas se tortiller sur son siège et déranger ainsi tous les spectateurs en enfilade. Délire qui s’achève par l’image apaisée d’une marche en tuniques amples. On s’attendrait presque à des negro spirituals, à ceci près que ce sont des lumières et non des voix qui s’élèvent : des lucioles électriques, à l’image de cette dernière pièce.

 

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Clavecin et cosplay

Une place contre une chroniquette, c’était le deal. Je ne suis pas devenue blogueuse influente, rassurez-vous, seulement la repreneuse de la place d’Orlando Paladino de Joël. Lequel m’a bien précisé que la mise en scène était de Kamel Ouali, afin que j’accepte en toute connaissance de cause et ne crie pas au don empoisonné. J’avais déjà vu Autant en emporte le vent et, s’il s’agissait indéniablement d’une daube sur le plan musical (la chanteuse principale, notamment, sélectionnée pour sa généalogie ascendante, chantait à peu près aussi juste que moi), la mise en scène m’avait plutôt plu dans son genre (une sorte de Petite danseuse de Degas en musical, quoi). Et puis j’aime bien Haydn. C’est-à-dire que j’ai un a priori positif sur Haydn d’après le CD que j’avais emprunté à la médiathèque à l’époque où graver un CD donnait autant de frissons d’extase qu’une belle histoire de pirates des Caraïbes. J’avais même confectionné une jaquette violette et argentée pour le CD, trop contente de pouvoir utiliser ma plume à portée ; les notes devaient représenter quelque chose d’aussi complexe qu’Au clair de la lune, mais j’étais ravie… Mais trêve de souvenirs introductifs, cette chroniquette prend des allures de jeudi confession alors qu’elle devrait plutôt se faire Jedi pour taper sur Orlando, ktisssch un coup de sabre laser dans ta face, avec un vrai morceau de Wagner dedans sur la mise en scène.

Il faudrait expliquer une ou deux choses à Kamel Ouali, une ou deux spécificités de l’opéra ; au hasard, que c’est mieux quand on entend la musique. Et que, donc, on ne demande pas à la chanteuse de mettre ses mains devant sa bouche pour crier son effarement. On ne fait pas non plus sauter des moutons sur scène, surtout lorsque les moutons bêlent en choeur, ne retombent pas en rythme et que leur toison rendent la soupe très chevelue. Car j’ai un scoop pour vous, Kamel : à l’opéra, il n’y a pas de bouton à tourner pour jeter des décibels à en défriser les moutons. Mais je vous accorde que j’ai bien ri au contrepoint comique de leurs bêlements (surtout que vu d’en haut, le costume est très crédible), comme aux mille et une âneries qui adviennent en votre étable. Je passerai donc sur l’histoire (un couple mineur qui aide un couple majeur à ne pas se faire dézinguer par Orlando, pas content du tout de se voir préférer un autre), pour faire une revue du bestiaire.

Honneur à la bergère Eurilla qui, avec ses cornes de bouc-macarons à la Leïla, ses cuissardes en plastique vert et sa cape de chauve-souris en ciré assortie, ressemble plutôt à une grenouille. Pasquale, l’écuyer d’Orlando, qui la verrait plutôt en chienne, jure gentillement en jaune, un peu moins vaniteux mais aussi poltron que Rodomonte, dont l’épée bande mou. Medoro est une sorte de mangaka marin aux cheveux bleus assez insipide, mais il a chaviré le coeur d’Angelica dont le costume rouge (comme les lanternes du décor) aurait beaucoup plus à Palpatine (d’une manière générale, Kamel Ouali a trouvé des chanteuses hyper bien gaulées — tout le monde ne peut pas se permettre de faire des vocalises en justaucorps et cuissardes) : haut de kimono, tablier de soubrette et faux-cul façon fourmiz pour cette geisha coiffée d’un fronton de temple japonais. Les deux amoureux sont aidés par Alcina, venue en paix avec une capuche en balle de golfe, comme les fauteuils-oeufs des années 1970. Elle les défend contre Orlando, monstre noir et blanc légèrement moins toc que le technicolor Rodomonte, mais affublé de longues manches hérissées comme le dos d’un dinosaure si bien que les bras qui lui en tombent tout le long du spectacle cliquetent par terre.

A ce stade, vous devriez en arriver à la même conclusion que moi : what the fuck ? Il y a pourtant de bonnes idées qui, en les faisant rire, font taire pour quelques secondes l’affreuse troupe de collégiens à mèche qui grignotent comme au ciné et n’ont pas plus de considération pour l’introduction musicale que pour les bande-annonces et publicités. Le problème, en réalité, c’est qu’il y a trop de (potentiellement bonnes) idées. On distingue au moins deux univers qui auraient chacun constitué un axe suffisamment fort de relecture.

L’univers du jeu vidéo est à l’origine de l’excellent décor tout en cubes du deuxième acte, qui, avec ses différents niveaux de plateformes, ses vagues cartonnées au-dessus desquelles flottent des créatures comme les cibles d’un stand de tir à la fête foraine, son palmier et même son petit pont en rondins de bois, transforme Medoro en Mario. Quant au démon qu’il combat, c’est évidemment un dragon de jeu vidéo géant, surgi derrière le décor comme King Kong derrière sa tour. L’héroïcomique fonctionne à plein régime. Du coup, la sirène qu’on sort des eaux dans son filet de pêche (probablement la meilleure trouvaille pour intérgrer les galipettes de haute voltige de la fascinante contorsionniste) n’a aucun Ulysse à séduire dans ce monde qui n’est pas le sien.

L’univers du dessin animé est peut-être une meilleure idée encore. Le poids en carton de 500 kg qui écrabouille Orlando une première fois est la parfaite traduction toonesque des infinies péripéties que nous prépare ce personnage à la mort toujours différée. Quant au coup de la douche qui bouge sans arrêt et dans laquelle Pasquale s’efforce de rester pour chanter, quitte à se ratatiner par terre ou à sauter après le cercle envolé, c’est énorme. On dirait un chat qui essaye d’attraper une lumière d’un coup de patte. Et quand il n’est pas là, les souris et leurs amis animés en noir et blanc dansent (je récupérerais bien le masque de ce Mickey générique).

A ce mélange suffisamment déjanté, on a malheureusement ajouté toutes les geekeries auxquelles on pouvait penser : le combat Orlando-Rodomonte est doublé par des voltigeurs à sabre laser, Pasquale et Rodomonte ont leur batmobile, un monstre fait des saltos arrière sur échasses… et on injecte les eaux du Léthé à Orlando avec une seringue tout droit sortie de Dark City. L’opéra devient un clip de R’n’B, cela remue dans tous les sens, on ne sait pas où fixer son regard et on en oublie qu’on a des oreilles. J’imagine que l’idée était de transposer le foisonnement baroque par celui de l’animé, et c’est assez réussi sur l’affiche, mais c’est aussi assez raté dans l’ensemble. Cette profusion relativement sobre en noir et blanc perd sa cohérence dès qu’on y amalgame d’autres univers ; on a complètement perdu de vue l’étoile d’Haydn dans cette galaxie, et je serais bien incapable de dire si j’ai apprécié la musique, alors que les chanteurs (et particulièrement l’interprète d’Alcina) ne devaient pas être mauvais.

J’ai bien essayé de fermer les yeux mais tout ce que j’entendais alors était le bavardage des gamins. Je les aurais bien massacrés, tiens, histoire d’achever la tuerie de Toulouse, au sujet de laquelle le Châtelet-qui-reçoit-plein-de-scolaires a tenu à se montrer concerné par une annonce en début de soirée. Depuis quand est-il de bon ton de s’excuser de vivre ? Je me demande si l’annonce aurait été quand même faite si l’opéra avait été plus sérieux. Assumez la nature du divertissement ! Elle est de se détourner. Et tous les jours nous nous détournons de guerres et de massacres qui ont lieu dans le monde. Ill faut aussi voir ça en face. Le seul moyen qu’on ait trouvé de ne pas faire l’autruche est de scuter la scène médiatique. Le reste du temps, on se détourne pour ne pas se figer dans une fascination morbide, et on vit. Pendant que d’autres meurent. Mais on vit. C’est le seul hommage qu’on puisse rendre à la vie, vivre. Alors on se passera de rotomondades d’aussi bonne foi bien pensantes que déplacées.