Allemand et resplendissant

Un mélomane hausserait sûrement le sourcil mais Le Tombeau resplendissant d’Olivier Messiaen me fait penser à un Sacre du printemps où la terre serait remplacée par de gigantesques calottes glacières, des falaises de glace dont des pans entiers s’effondrent sur le passage de la musique, détachés d’un coup métallique par les cuivres. Au fond de ce canyon arctique, le spectateur lève les yeux vers les hauteurs, là où, à force de blancheur, des couleurs inatteignables naissent de la lumière, vers les hauteurs formidables qui se referment sur lui – comme un tombeau.

Après Un requiem allemand de Brahms, on mourrait presque volontiers, persuadé d’être accueilli au cœur du Dieu vivant par la clameur du chœur de l’Orchestre de Paris, bientôt enveloppé par la voix de Matthias Goerne, douce comme la peau de l’ours qu’il m’évoque, avec sa bouche qui s’ouvre toujours plus, une gueule prête à gober le monde, au-dessus de bras un instant retombés, alors que les pattes faisaient leur miel de la mélodie. Tandis que Marita Solberg garde une mine impassible, faisant semblant de ne pas être là jusqu’à ce que sa partie arrive, le baryton s’entoure de l’orchestre et du public : il articule silencieusement les paroles du chœur comme s’il voulait s’y fondre, dirige les yeux en l’air en direction de ses chaussures, et les discrets saluts qu’il adresse du regard à des amis aperçus dans la salle sont si souriants qu’ils semblent s’adresser à tous. Une omniprésence preuve de l’existence du Dieu Goerne, dirait Palpatine – un Dieu sensuel qui trahit le plaisir de vivre, même lorsqu’il chante la nécessité de la mort. La croyance a beau, dans son exigence, peindre une vie aride, les paroles sont désamorcées par la musique des voix, si belle qu’on ne saurait consentir à mourir : comment l’écouterait-on sinon ?

Mort nez

Il ne suffit pas d’un bon orchestre et d’un bon programme pour faire une bonne soirée. J’en ai encore eu la preuve hier à la salle Pleyel, que le public a manifestement pris pour un sanatorium : on a battu des records de tuberculeux au mètre carré. Entre deux toux, on pouvait pourtant deviner la beauté des Kindertotenlieder de Mahler, tout aussi dépouillés que la Musique funèbre maçonnique de Mozart donnée en ouverture, et comme fascinés par la mort d’êtres qui ont à peine eu le temps de vivre, hantés par leurs regards passés et leur absence présente.

À l’entracte, fuyant les tuberculeux du parterre, je me retrouve au premier balcon, avec pour voisin un nez siffleur. Neuf cors et une armée de trompettes suffisaient à peine à couvrir le bruit de ses nasaux et j’ai passé Une Vie de héros de Strauss avec la main en conque autour de l’oreille – vous parlez d’un exploit ! Entraînée par les flûtes railleuses, j’ai imaginé toutes sortes de vicissitudes que les nez siffleurs auraient pu endurer si Dante avait prévu un cercle de l’enfer spécialement pour eux – mais les entendre mouchés par Strauss, ce n’est pas mal non plus, il faut bien l’avouer.

Bref, un concert qui s’appréciera en replay.

Concert ardent et fleuri

Je me félicite d’avoir déménagé Place d’Italie, à une demie-heure de la Cité de la musique, où a eu lieu le concert de l’Orchestre de Paris de la semaine dernière, et de la future Philarmonie où l’on pourra continuer à l’entendre. Parce que j’aime vraiment beaucoup l’Orchestre de Paris – surtout quand on l’entend dirigé par un Paavo Järvi qui valse.

Nous transportant Une nuit sur le mont Chauve, Moussorgski nous convie à un fort sympathique sabbat, du genre où les flammes de l’enfer se reflètent sur le bois verni des violons. C’est endiablé comme il faut jusqu’à ce que la ronde s’éteigne doucement, dans un manège de pas de valse à faire voler de la mousseline.

Une fois sorcières et diables disparus seulement commence la plus délicieuse des tortures. Je n’aurais pas voulu jouer au Docteur Maboul avec Tatjana Vassilijeva petite. Penchée sur son instrument comme une araignée potelée sur sa toile1, elle trifouille les tripes de son violoncelle – et les nôtres avec, si âpre est son interprétation du Concerto pour violoncelle n° 1 de Chostakovitch. C’est russe et ça déchire grave (j’imagine bien la vodka faire le même effet).

Ravel adoucit tout ça après l’entracte par des Valses nobles et sentimentales : tout n’est que danse et éclosion de fleurs à la Fantasia ;les danseurs en oublient de reposer leur partenaire et, pendant quelques notes, on ne touche plus terre.

Retour à la terre ferme, campagne et montagne, avec les Métamorphoses symphoniques sur des thèmes de Carl Maria von Weber de Paul Hindemith (ouf, on y est) – métamorphoses symphoniques aussi schizophréniques que les métamorphoses météorologiques : un orage de montagne gronde et l’instant d’après, on est dans une campagne guillerette, avec fleurs, vaches, mädchen à tresses et chalet, que l’on est obligé de déménager mentalement à la montage quand le temps se couvre et que l’orage se met à gronder, avant que, rebelote, la campagne se mette à nouveau à briller, etc. La prochaine fois qu’on voit le soleil percer à travers de gros nuages noirs et se faufiler entre les gouttes de pluie, je ne dirai plus que c’est un temps à arc-en-ciels mais un temps à Hindemith.

1 Une araignée creepy mignonne à la Tim Burton, vous voyez ?

Œ-DI-PUS REX !

Une musique de ballet en ouverture, cela ne mange pas de pain et c’est parfait pour faire la mise au point des jumelles (pour comprendre que la beauté de la jolie altiste du fond vient de ses pommettes très marquées) et décider si l’on voit mieux par-dessus ou par-dessous la barre de sécurité (à la fin des Créatures de Prométhée, la réponse est évidente : ni l’un ni l’autre).

Les Métaboles de Dutilleux, mobile de sons qui ricochent et dégringolent de manière imprévisible, ressemblent aux structures métalliques de James Thierrée : elles se disloquent pour mieux se réinventer. Dans ce drôle d’univers aux mondes sans cesse changeants, il suffit de quelques lointains accents jazz pour faire surgir une jungle urbaine qui surgit à une autre jungle, pleine d’yeux et de pattes qui cavalent en tous sens parmi les branches sans qu’on puisse les distinguer.

Œdipus rex de Stravinsky m’a presque donné envie de refaire du petit latin, c’est dire. Malgré la narration assurée par le récitant exprès pour que l’on n’ait pas à s’embarrasser de la langue, je m’amuse à retrouver les mots latins – exercice qui combine compréhension orale et version à partir surtitres, le chanteur interprétant Œdipe n’ayant manifestement jamais eu à réciter ses déclinaisons1. La (très relative) facilité s’explique à la lecture du programme : il s’avère que je fais de la version sur le résultat d’un thème, le livret étant une adaptation-traduction de la pièce de Cocteau. Je n’avais pas fait le rapprochement à l’écoute mais, on retrouve effectivement le mythe pour ainsi dire brut de La Machine infernale, qui se déroule, implacable, jusqu’à ce qu’à ce que tous les personnages soient zigouillés, exilés ou estropiés selon une distribution immuable. L’important n’est pas d’observer l’origine d’un complexe psychanalytique, c’est que le mythe soit présent, qu’il soit rejoué, là. Le latin nous dispense, nous interdit même d’explorer la psychologie des personnages ; « la parole devient pure matière à travailler musicalement, comme le marbre ou la pierre servent au travail du sculpteur ». On peut ainsi se laisser emporter par le chœur d’hommes qui incarne le peuple de Thèbes au rythme de tambours quasi-galériens et se laisser surprendre par la révélation de l’oracle, répétée dans un souffle par Œdipe, d’une voix livide. À la sortie du théâtre, je tape sur tout ce qui me tombe sur la main avec la légèreté de colonnes doriques, entrecoupant mes percussions d’Œ-di-pus rex avec la voix caverneuse.

Non seulement le programme des 80 ans de l’Orchestre national de France est équilibré (Beethoven, Dutilleux, Stravinsky : un classique, un compositeur mort depuis si peu de temps qu’on peut le dire contemporain et un moderne) mais, avec les métamorphoses des Métaboles et la relecture moderne d’un mythe antique, il témoigne d’une belle intention : que les orchestres soient à l’image de la musique classique, un art sachant se réinventer.

 

*boum, boum* Œ-DI-PUS REX ! Œ-DI-PUS REX ! *boum, boum*
(On n’est pas loin d’un syndrome d’amplitude DO RÉ MI FA.)

  

1 Avant de taxer son latin de latin de cuisine, je devrais peut-être remarquer que la prononciation du latin semble légèrement différer selon la langue d’origine. Il faut dire que la phonétique a été reconstituée à partir des onomatopées trouvées dans les textes et quand on sait qu’un coq français fait cocorico alors qu’il fait kirikiki en République tchèque…   

Comme un basson en pâte

On ne devrait peut-être pas le dire mais, parfois, ce sont surtout les bis qu’on retient d’un concert. Le Concerto pour violoncelle n° 2 de Haydn, le Concerto pour basson de Mozart et sa Messe de l’orphelinat ont eu beau faire passer une belle soirée au spectateur, comme un coq en pâte, les solistes leur ont volé la vedette.

Giorgio Mandolesi, qui a visiblement hésité entre une carrière de comique et de musicien, joue du basson comme d’autres de la guitare électrique – à ceci près qu’avec la couleur et l’angle de l’instrument, les petits coups de tête me font irrémédiablement penser aux a-coups du coq. Vengeance pour la comparaison ? Il nous a tous bien réveillés avec un bis cubain et un scoop : le basson est un saxophone qui s’ignore !

De loin, dans sa robe plissée verte très élégante (en dépit de mon désamour total pour cette couleur), Sol Gabetta me fait penser à l’actrice qui joue Teddy dans Grey’s Anatomy. Ne cherchez pas de photo s’il vous manque le comparé ou le comparant : les deux grandes blondes à la maigreur musclée ne se ressemblent pas du tout de visage. Peut-être est-ce le mélange de passion et de précision chirurgicale avec laquelle la violoncelliste se penche sur son instrument… Toujours est-il que le bis qu’elle nous a sorti (et dont je n’ai évidemment pas retenu le nom – je prie pour que Joël passe par ici me le déposer) était fascinant, plein de doigts qui descendent, aussi inexorablement que s’avance l’araignée qu’on essaye d’éviter en reculant, et de cordes étirées à la limite de l’audible.

 

Agnus Dei, qui tollis peccata mundi, miserere nobis, prends pitié de nous et de nos images saugrenues de souris incapables de se concentrer.