Le nouveau né de Noël

Comme il y a deux ans, le binôme baroque de Palpatine déclare forfait pour l’Oratorio de Noël de Bach…
« … alors que c’est Suzuki !
– Il est génial à quel point, ce Suzuki ? m’enquiers-je. C’est que la fièvre monte…
– Génialissime. C’est LE spécialiste de Bach.« 
Allons bon.

Je passe la première cantate à me remettre d’une quinte de toux qui m’a flingué les côtes dans une tentative de la garder silencieuse. Douce impression que mes yeux pleurent de la morve. Total esprit de Noël. Je rêve à la fumigation que j’aurais pu me faire en restant chez moi, et tente de trouver un rythme de respiration qui n’irrite pas la gorge tout en assurant un approvisionnement minimum en oxygène, raréfié dans les hauteurs du théâtre des Champs-Élysées (même si, ô joie, nous avons pu nous replacer de face). Un peu comme pour faire passer un hoquet, je prends un point de focalisation : le chef, dont les mouvements agitent doucement une blancheur toute fluffy autour de son crâne dégarni. Je sais maintenant ce qu’elle m’évoque : le dragon de L’Histoire sans fin. Sur le moment, je me dis juste que ses gestes sont ceux d’un artisan, comme un tailleur expert qui déploie du tissu, le caresse pour l’étaler (expansion de la phrase musicale) et recours soudain à des gestes beaucoup secs pour le couper et l’épingler (suspension d’une phrase, entrée d’un pupitre). Un artisan sans matière, mais avec la même manière, entre tendresse et précision.

La deuxième cantate comporte un moment de pure merveille, une espèce de pastorale où les vents découpent avec délicatesse des silhouettes de papier de soie hautes comme des brins d’herbe, une œuvre miniature sous cloche de verre, animée de quelques arabesques calligraphiées. Un petit miracle de fragilité et de finesse. Après cela, ce n’est plus que de la joie, pure, lumineuse, réconfortante. Contrairement à ce que la composition du public pourrait laisser croire, il n’est pas question de religion dans cet épisode de la nativité, mais de foi. Exeunt les clous et la croix, les puer senex que je n’ai pas regardé au palais Barberini sont remplacés par un nouveau né blond comme les blés, et je pense à cet article que j’ai lu juste avant de venir, d’une blogueuse dont j’aime beaucoup les mots et qui nous a pris par surprise en racontant l’enfant qui venait de naître, la peur de se trouver amputée d’une partie d’elle-même et le regard d’un petit être qu’il aurait été dommage de ne pas rencontrer. Une joie assez sombre, que j’ai l’impression de pouvoir comprendre. Je repense alors à la joie lumineuse, lumineuse jusqu’à l’effacement, d’une autre blogueuse qui a elle aussi donné naissance (ma blogroll est pleine d’arrondis) et que j’ai failli effacer de mon lecteur de flux RSS parce que sa joie m’aveugle sans m’éclairer – je ne vois pas, I don’t relate to it. Ce soir, je crois pourtant la deviner dans la musique ; peut-être que c’est cela, cette lumière, cette joie, immense de tristesse et d’espoir, que les procréateurs éprouvent au surgissement de la vie, et qu’il me faut l’œuvre d’un créateur pour voir et entendre. Une immense consolation d’on ne sait quoi qui reste en sourdine. Et la lumière. Y a-t-il plus lumineux que la musique de Bach ? Sa musique respire comme le regard dans les églises romaines lorsqu’il se lève vers les vitraux, toute la quincaillerie de marbres et de statues évanouie dans ces proportions aérées.

La Claire Chazal du violon

Soirée bookée pour le programme, essentiellement français (minus Mozart). Quand je demande à Palpatine pourquoi il ne l’a pas sélectionnée, il me fait une moue Bordeau Chesnel #NousNAvonsPasLesMêmesValeurs :
Non, mais c’est bien, il faut avoir entendu Anne-Sophie Mutter une fois dans sa vie.

Une fois.
Je retente avec @gohu, qui grimace sitôt le nom prononcé. De mieux en mieux.
Je me plains de la flemme et des garçons auprès de @JoPrincesse qui me secoue aussitôt ; la violoniste l’a fait rêver toute son enfance : obligée j’y vais.
Faudrait savoir.
 
Faudrait savoir, mais voilà, la soirée ne m’avance pas beaucoup. Autant Lambert Orkis, au piano, m’inspire une sympathie naturelle, autant je serais bien en peine de dire si j’apprécie ou non le jeu d’Anne-Sophie Mutter. Sébastien Currier, Clockwork pour violon et piano, puis Sonate pour violon en la majeur de Mozart. J’écoute sans déplaisir, mais sans grand plaisir non plus. Comme pas mal de choses ces derniers temps, j’y suis parce qu’il était prévu que j’y assiste. Je n’attends pas vraiment que cela se passe : je reste consciente à, je fais l’effort de, mais sans trop rien en penser ni ressentir. C’est une persévérance d’habitude : je mime mon moi passé, qui y prenait plaisir, en espérant que cela revienne, que quelque chose se passe, comme pour Bella Figura, pour que s’efface cette morne indifférence. Peur de devenir blasée. Peut-être juste fatiguée. La place que j’occupe n’aide pas : sur le petit nuage noir près de l’orgue, la musique n’enveloppe pas. Dire qu’il faut tendre l’oreille serait sûrement un brin exagéré, et pourtant, il y a quelque chose de cet ordre-là : il faut tendre son attention.
 
En me replaçant à l’orchestre, je gagne de nouveaux voisins, absolument charmants. Austères-chic, un accent que j’aurais pensé d’origine vaguement germanique s’ils ne déploraient l’absence de place pour les pieds en anglais. Surtout, ils sont aussi enthousiastes pour le concert que critiques envers la salle, c’est-à-dire très. Je ne sais pas vous, mais la compagnie de personnes qui apprécient un spectacle me le fait presque systématiquement apprécier davantage. Cela tombe bien, c’est aussi la partie du programme que j’attendais, avec deux sonates pour violon et piano, l’une de Maurice Ravel, l’autre de Francis Poulenc. Sur cette dernière, l’écoute imaginative se remet en place : je me retrouve dans un ascenseur qui débouche dans des couloirs aux allures très différente, hôtel ou polar-parking, ascenseur cage en verre aux arrêtes tranchantes, subrepticement colorées dans le mouvement, dans l’obscurité ; un coup de talon aiguille, le verre se brise toile d’araignée, et la vision brise là. Cela ne reprend pas avec l’Introduction et Rondi capriccioso de Camille Saint-Saëns, virtuose mais sur Stradivarius : cela va à tout crincrin*.
 
Au final, je n’ai pas compris pourquoi la soupe à la grimace quand on prononce le nom d’Anne-Sophie Mutter auprès des mélomanes de mon âge.
Mais je n’ai pas non plus compris pourquoi le public en faisait tout un plat.
Peut-être parce que, contrairement à la question-suggestion de ma voisine, je ne suis pas violoniste, non, non, réponds-je avec un peu trop d’empressement, tant cela me paraît improbable-inatteignable. Je n’ai pas pensé à lui retourner l’interrogation, ni au peu de surprise que j’aurais eu si, lors d’un ballet, on m’avait demandé si j’étais danseuse…
 
* Le jeu de mot hippique vient sûrement de la traîne de sa longue robe verte de sirène, attachée pile au milieu des deux fesses comme une queue de cheval (je ne reluque généralement pas le postérieur des artistes, mais c’était la vision que j’avais depuis ma place initiale).

Dutilleux dûment dansé

Après les ciné-concerts, la Philharmonie propose des concerts dansés. Cette programmation hybride, qui exploite l’aspect théâtral de l’espace, est sans doute plus adaptée que la musique seule, laquelle, dans cette prétendue cathédrale, ne me fait toujours pas vibrer. Enfin adaptée… si vous n’avez pas un siège de côté au niveau de l’arrière-scène, juste au-dessus des danseurs (je n’avais pas vu lors de le commande que le spectacle était dansé). Un replacement au premier rang du premier balcon nous a assuré une vue imprenable – hélas sur un spectacle guère prenant. 

Theorically, I am ready to go to anything – once. If it moves, I’m interested; if it moves to music, I’m in love, écrivait Arlene Groce, critique de danse au New Yorker, dont je lis actuellement un recueil. Je n’ai été qu' »intéressée » par le travail de Robert Swinston : à chorégraphier comme Cunningham, il traite la musique de Dutilleux comme si c’était du Cage. La grille rythmique sur laquelle il trace ses figures géométrique aplanit complètement la partition, et lorsque, par hasard ou par miracle, un mouvement colle à la tonalité de l’instant, la répétition assure qu’il tombe à côté à sa reprise. Comme pour Alban Richard, il y avait donc une raison pour laquelle je n’avais jamais entendu parler de Robert Swinston (même si le nom d’Anna Chirescu dans la liste des danseurs me laisse penser que j’ai dû apercevoir son travail dans le documentaire Comme ils respirent). 

À la fin des Métaboles, j’étais dépitée et désolée d’avoir incité @phiriboff à récupérer la place de Palpatine. Heureusement, cela s’arrange (un peu) par la suite : on se débarrasse des académiques et les bustes commencent à onduler au lieu de n’être qu’un segment rigide reliant les membres, seuls à avoir le droit de s’articuler. Audace anti-moderne suprême : il y a de l’interaction voire, est-ce bien raisonnable, du contact entre les danseurs, notamment avec le coup classique, mais toujours efficace, du danseur-magnétiseur qui en aimante un autre-marionnette. Cela ne dure pas longtemps, mais fonctionne bien pour le Mystère de l’instant, où l’instant naît de notes comme aimantées, agglomérées en une brève durée avant de se disperser pour qu’un autre instant puisse émerger, sans que la discontinuité (vers la disparition dans le silence) entame la continuité (vers l’éternité du son immuable). Oubliant la danseuse qui se débat à côté de ce paradoxe, je repense à François Jullien : ce qui ouvre du présent, c’est le refus du report. Ce qui ouvre l’instant, ce sont les musiciens ou les pupitres qui sortent du silence pour entrer, débouler (bien plus que les danseurs) dans le jeu, dans l’instant. On y est.

Robert Swinston n’y est toujours pas, malgré de très bons danseurs. Dans L’Arbre des songes, je dérive vers mes souvenirs de The Winter’s Tale au gré des anticyclones projetés en fond de scène par Patrik André (après la mer, noire, de nuages, comme vue d’avion, échographie d’un monde mouvant). Partagée entre le désir de donner une chance à la danse et celui d’entendre tout le relief de la musique, j’erre entre les musiciens, à peine éclairés par les loupiotes au-dessus des partitions, et la scène qui attire le regard sans réussir à le captiver. Le concert aurait peut-être gagné à n’être pas chorégraphié : au final, on a davantage entendu la danse (en imagination et… lors des réceptions de saut dans des passages piano) que vu la musique…

 


Paavo Järvi hüvasti

Autant, toute nouvelle auditrice de l’Orchestre de Paris, je m’étais sentie étrangère aux adieux de Christoph Eschenbach, autant je me sens liée à son successeur : Paavo Järvi, c’est six ans de concert, toute mon initiation musicale, les symphonies apprivoisées dans les forêts estoniennes, les steppes russes au char chostakovitchien, la mer debussienne, les miroitements des pupitres, le violon distingué de l’alto, le basson du contre-basson, le swing des contrebasses, la valse de la baguette, des solistes, des compositeurs… À l’écoute d’autres phalanges internationalement reconnues, je m’aperçois à quel point l’Orchestre de Paris de Paavo Järvi a façonné mes goûts naissants, m’a contaminée de son plaisir évident. Alors forcément, je suis un peu émue, un peu contrariée aussi, un peu chose du départ de mon toon d’orchestre préféré, chef à ressort, à l’élégance un peu surannée du majordome qui danserait la valse comme personne s’il se laissait aller à… mais il s’en tient à son sempiternel sourire discret qui n’en pense, qui n’en danse pas moins, qui à vrai dire lui fait monter le rire aux yeux, comme d’autres le rouge aux joues, regard pétillant de celui qui a encore un bon tour à vous jouer.

En l’occurrence, le bon tour, c’est de nous faire tomber un Mahler mastodonte au coin de l’œil, enclume toonesque dont on s’extrait en flageolant. O Mensch ! Il faut la voix sublimissime1 de Michelle DeYoung pour sentir à nouveau l’air passer dans nos cages thoraciques reformées (j’ai toujours l’impression de traverser les symphonies de Maher en apnée). Bimm, bamm, bimm, bamm… le temps carillonne, joie ! Bimm, bamm, bimm, bamm… le métronome de nos heures, pour combien de temps encore ? L’angoisse se confond avec la beauté – morceau d’éternité qui ne dure pas : tel le toon en embuscade, Paavo Järvi nous esbaudit d’un coup de cymbales silencieuses, dernier mouvement toujours ppp. Le spectateur qui venait, garde baissée, assister aux derniers instants d’une belle collaboration repart complètement sonné, un œil en spirale, l’autre en hashtag, aucun pour pleurer.

Seule concession lacrymale de la soirée : des yeux essuyés furtivement du dos de la main, dos au public, lorsque l’orchestre se met à jouer une Valse lyrique2 de Sibelius de son propre chef – moment magnifique et terrible où Paavo Järvi est évincé dans le geste même de l’hommage. Parce qu’il l’a comme absorbé, l’orchestre n’a plus besoin de lui. Le conducteur éconduit prend acte de cet acte d’adoration-dévoration ; son bras se soulève et retombe : sommé d’abdiquer la direction, le geste embrasse la danse


1
Laissez-moi me prendre pour ParisBroadway le temps d’un adjectif superlatif.
2 Dixit ResMusica. Le titre de cette chroniquette, quant à lui, est une traduction Google-gogole des « adieux » en estonien.

 

Tout feu tout flamme

Toujours aussi rousse, toujours aussi folle, toujours aussi ouf, Patricia Petibon se produisait la semaine dernière avec l’ensemble Amarillis dans une soirée consacrée aux magiciennes. Médée et Circé sont les héroïnes récurrentes d’un jukebox baroque alimenté par Jean-Féry Rebel, Marin Marais, Jean-Marie Leclair (j’espère que ces noms vous parlent plus qu’à moi), Marc-Antoine Charpentier (que je connais peu mais apprécie bien depuis sa découverte un soir sur Arte) et Jean-Philippe Rameau qui, après l’entracte, squatte le box office malgré un lien à la thématique de plus en plus faible. Qu’importe, la vraie magicienne de cette soirée n’est ni Médée ni Circé, mais la soprano colorature et colorée qui, une fois de plus, assure le show.

La caverne d’Ali Baba ferait pâle figure à côté de sa malle à costumes et accessoires : divine robe verte, masque assorti, plumes multicolores pour battre du tambour, jeter des sorts, enjôler et fanfrelucher, lunettes tournesol pour une Folie fantaisiste de Rameau… La fantaisie, voilà ce que j’aime par-dessus tout chez cette artiste sérieusement timbrée. La fantaisie, c’est moins un nez à retroussette, des couleurs vives ou l’incongruité de se rouler en boule sur scène comme un chat (la chanson miaulait) qu’une manière d’articuler la musique et sa voix, de rouler le spectateur avec legato et de lui couper l’herbe sous le pied d’un o. Oh. La fantaisie, une grâce incongrue1. Ce n’est pas faire n’importe quoi, mais ce qu’on peut se permettre, sérieusement, sans se prendre au sérieux – derrière le grain de folie, le roc vocal, que rien ne peut ébranler. Placée avec Kalliparéos au premier rang de côté, je suis aux premières loges pour l’observer (à défaut d’être dans le « cône vocal »). Pour le spectateur assuré que l’on pourra prendre des chemins de traverse sans jamais faire fausse route, tout devient spectacle, tout devient joyeux : la flûtiste2 qui se hausse sur demi-pointe pour aller dans l’aigu, les soupirs d’une égyptienne3 et les percussions improbables manipulées par un toon aux distingués cheveux poivre et sel. Quand je serai grande, je raclerai le sol avec un maillet, je fabriquerai des alizés à la manivelle et les fouetterai à coups de verges-rameaux. Allons-y chochotte, chochotte, allons-y chochotte, chochotte, allons-y…


1
Vocale, en l’occurrence, et non gestuelle. Je suis toujours gênée de la relative maladresse dont font preuve les non-danseurs sur scène, et Patricia Petibon n’y fait pas exception, malgré son exubérance et son aplomb scéniques.
2 Je comprends seulement maintenant le pourquoi de la flûte à bec chez Kalliparéos : le baroque ! Épiphanie tardive. (J’en étais restée à Top Gun au collège, sur une flûte en plastique.)
3 « L’amant que j’adore / Allait former de nouveaux noeuds »