Des cerises qui valent leur pesant de cacahuètes

Impressing the Czar revisite l’histoire de la danse classique, paraît-il. Cela commence donc à la cour du roi ou du tsar, ou dans un hôtel, on ne sait pas bien, il n’y a plus de cacahuètes, seulement un bric-à-brac doré pour tout indice baroque (tentures-peintures, fauteuil, arc, flèches…). La scène, divisée en deux, comporte une plateforme dorée à carreaux qui évoque de loin l’échiquier du pouvoir. Dans cet espace morcelé, les messieurs portent ou tombent la redingote (marque intemporelle du passé, qui donne toujours beaucoup d’allure, il faut bien l’avouer), les femmes des robes de bal, sauf une, habillée en Kylian-like, sauf deux en assistantes-de-la-Défense, et leurs homologues masculins en cravate, et ceux qui reviennent en scène, là, et Mr Pnut, qui fait peanuts dans son pagne imprimé faune, tous abdominaux dehors, véritable parodie de Roberto Bolle – l’inspiration de la statuaire, sans doute. Mais s’il est Apollon, la mise en scène est certainement dionysiaque : un chaos organisé, où il y a toujours quelque chose à regarder, toujours quelque chose à zapper. Des bribes d’autres chaînes nous parviennent d’ailleurs, conversation téléphonique avec la réception, news d’Obama à Trump, et une histoire de cerises que Mr Pnut voudrait acquérir.

On retrouve lesdites cerises dans le tableau suivant, dorées comme un fruit des Hespérides, suspendues au milieu, quelque peu surélevées : In the Middle, Somewhat Elevated. À peine les remarque-t-on lorsque la pièce est donnée seule : c’est une petite touche d’espièglerie, voilà tout. Dans Impressing the Czar, le détail devient l’aiguille qui dégonfle comme une baudruche le morceau de bravoure. À moins que ce ne soit l’exécution sommaire des danseurs – et des danseuses, surtout, danse en force et physiques compacts (sauf une, grande). Je m’étais déjà fait la réflexion que la pièce fonctionne mieux avec des physiques longilignes, qui prolongent d’autant plus le mouvement. Mais cela va au-delà, comme le confirme cette danseuse élancée, qui manque étonnamment de souplesse dans le tronc, alors que ses jambes nous assurent que, non, elle n’est pas raide. Il manque à mon goût un chouilla d’élasticité dans le mouvement et la musicalité (les crashs sonores déchirent souvent des gestes déjà entamés ou gâchent la surprise de ceux qui arrivent avec une fraction de retard). Ce n’est pas bien loin, pourtant : il suffit qu’une danseuse sur pointe défie le déséquilibre en ramenant sa jambe au ralenti pour que ça s’électrise. Retour à la terre, fin du frisson. J’avais un meilleur souvenir du Semperoper Ballett Dresden dans cette pièce : il jouait la nonchalance là où le ballet de l’Opéra de Paris joue la provoc, et ça marchait. Là… ça danse, c’est sûr.

Que faire après avoir mené le ballet à son paroxysme, au bord de la dislocation ? Deux trajectoires possibles. La première est de revenir au classicisme : c’est la position actuelle de Forsythe, qui s’emploie activement à remonter ses anciennes pièces (et quand je dis activement, j’entends qu’il est resté debout derrière moi pendant tout le spectacle, à débriefer en live avec son compère). Le Forsythe de l’époque choisit l’autre option : il continue dans la dislocation et met aux enchères les oripeaux dont il a débarrassé le ballet. On ne sait pas trop à quoi ça rime, pas même la commissaire-priseur prise au dépourvu. Une métaphore, peut-être ? Personne ne répond ; Forsythe surenchérit. Poussé à bout, le ballet n’est plus ? Eh bien, dansez maintenant.

La danse classique est morte, vive la danse. On revient au cercle primitif, à mi-chemin entre danse de la pluie sioux et débandade disco, le pouvoir dionysiaque amplifié par l’unisson de toute la troupe. Bongo Bongo Nageela. À côté, Blake Works, c’est peanuts : les jupettes et les déhanchements de la création étaient bien sages par rapport à cette bacchanale d’écolières des deux sexes (qu’on croirait sorties de Dah-dah-sko-dah-dah). Les hommes, travestis, sont peut-être ceux qui s’en donnent le plus à cœur joie, relevant allégrement les jupes qu’ils n’ont pas d’ordinaire : écolières gone mad.

Et le tsar, dans tout ça ? Probablement comme deux ronds de flan, la mâchoire Tex Avery. Ou alors tout sourire en coin, mi-amusé mi-indulgent.
Et vous, quel genre de tsar Forsythe fait-il de vous ?

Black and ballerina

Couverture

 

En lisant Life in motion, l’autobiographie de Misty Copeland, on se dit que l’extraordinaire n’est pas tant d’être devenue étoile en étant noire qu’en ayant eu une enfance aussi pourrie (ce qui, statistiquement, avait peut-être plus de risques d’arriver du fait de sa couleur de peau, me direz-vous, le racisme favorisant la précarité). Elle et ses frères et sœurs (presque chacun d’un père différent) sont trimballés d’une maison à l’autre tandis que leur mère passe d’un homme à l’autre de manière dramatique et précipitée, entassant les gamins dans la voiture pour fuir… fuir un père de substitution aimant pour un homme violent (à la famille raciste)… et fuir la maison de cet individu devenant dangereux pour se retrouver avec un autre, sans le sou, dans un motel où les gamins dorment par terre et soulèvent les coussins du canapé dans l’espoir de trouver un peu de monnaie pour aller s’acheter à manger. On imagine mal une telle instabilité avec la régularité que suppose un entraînement de danse rigoureux. Son professeur, qui constate également cette contradiction, propose à Misty de l’héberger chez elle et la traite comme sa propre fille… jusqu’à ce que la mère réprouve cette influence et intente un procès (médiatisé) pour récupérer sa fille (qui revenait tous les week-ends).

Dans son malheur, Misty a eu la chance de croiser les bonnes personnes au bon moment, que cela soit pour la former à la danse, lui donner confiance en elle ou tout simplement payer ses paires de pointes… Il faut dire que la jeune danseuse impressionne par ses capacités et la rapidité avec laquelle elle progresse : un « prodige », c’est le terme répété à longueur de page par la principale intéressée, que l’on aurait vite fait de trouver prétentieuse si l’on n’entendait pas ainsi parler la petite fille, peu assurée, qui se répète comme un mantra le compliment qu’on lui a fait. Intégrer la compagnie junior de l’ABT après seulement quatre ans de danse, il y a de quoi être scotché.

Avec un tel background, son autobiographie est la parfaite success story d’une self-made woman (soucieuse d’exprimer sa gratitude à tous ceux qui l’ont encouragée et soutenue). Misty Copeland insiste énormément sur le fait d’être la première danseuse étoile noire à l’ABT : elle est fière de pouvoir être un modèle pour d’autres, inspirer une nouvelle génération qui verra que c’est possible, puisqu’elle l’a fait for the little brown girls*. Pourtant, de ce qu’elle raconte, il semblerait qu’elle se soit moins heurtée à un racisme ouvert (même s’il y a eu des insinuations et des remarques déplacées) qu’à un plafond de verre… au moins autant dû à la forme de son corps qu’à la couleur de sa peau. La gamine à qui on répétait qu’elle avait des lignes parfaites a connu une puberté tardive et spectaculaire : rares sont les danseuses à avoir autant de poitrine et des jambes aux muscles si apparents. Consciente de ses courbes hors norme dans l’univers du ballet, elle ne cesse dans le même temps de souligner que ses lignes et ses proportions sont celles de la ballerine par excellence, comme si, inconsciemment, elle ne s’était pas remise d’avoir perdu son corps d’adolescente ou cherchait à minorer ce facteur de difficulté par rapport à sa couleur de peau, qui a le mérite d’offrir une lecture plus emblématique de sa vie – la Barack Obama de la danse.

En sens inverse, je me suis aperçue qu’à la lecture, je minorais sans cesse le facteur black : danseuse noire, d’accord, mais danseuse atypique, surtout. Suspicieuse en tout : y a-t-il vraiment un plafond de verre ou « seulement » une absence de modèle / des modèles alternatifs privilégiés (tels que l’Alvin Ailey Dance Company, la discrimination positive faite compagnie) ? La « stagnation » de Misty Copeland dans le corps de ballet était-elle due à sa différence ou simplement à un relatif ralentissement dans sa progression de prodige (quand on passe de débutante à danseuse en compagnie junior en quatre ans, forcément, six ans dans le corps de ballet puis huit ans avant d’être nommée principal, cela paraît une éternité) ? Mais qui suis-je pour en juger ? Une nana blanche, qui a voulu devenir danseuse et n’en avait pas les capacités. Pas la mieux placée…

On pense souvent par rapport à soi et je ne fais pas exception à la règle. Comme la diversité ethnique dans un corps de ballet ne choque pas mon œil de spectatrice**, j’imagine qu’il en va de même pour tout le monde et regarde avec suspicion la danseuse qui invoque cela comme obstacle dans sa carrière… et c’est cette attitude même qui est problématique : aussi bien intentionné soit-il, ce refus de prendre en compte le négatif de la différence est quelque part un refus de la différence telle que vécue par la principale intéressée***. Non seulement prendre sur elle la gêne des gens est épuisant, mais c’est la preuve qu’il reste encore du chemin à parcourir…

Anecdote éloquente : le maquillage. Autant il est justifié dans les actes blancs des grands ballets où même les danseuses dites blanches se peintulurent pour ressembler à des spectres, autant il l’est beaucoup moins lorsqu’il s’agit de grimer une danseuse noire. ll a fallu des tonnes de maquillage avant que Misty Copeland propose et obtienne de danser le chat botté au naturel : I wanted to be a brown cat. Tant que les chats et les oiseaux ne pourront pas être indifféremment blanc, noir, marron ou de feu, il sera donc bon de lire et faire lire le livre de Misty Copeland (même s’il n’est pas hyper bien écrit, malgré l’ajout d’une co-auteur qui ne figure nulle part sur la couverture)(mais bon, on ne lit pas ce genre d’ouvrage pour son style ; la naïveté même de l’expression est parfois plus intéressante pour ce qu’elle laisse deviner).

Après cette lecture, je suis un peu déçue d’avoir été déçue en la découvrant sur scène, à Bastille, à la rentrée (dans l’oiseau bleu, qui avait un costume vaguement rouge – à croire que son oiseau de feu avait déteint). Même chose que pour Maria Kochetkova (qui danse petit malgré des extensions impressionnantes) : anticipation enthousiaste et… rien. À croire que je suis incapable d’admirer sur scène une danseuse dont j’admire la personnalité sur les réseaux sociaux.

 

* J’ai été étonnée de trouver « brown » et non « black ». Je serais curieuse de connaître les nuances et les connotations attachées à chacun de ces vocables chromatiques… Est-ce que « black » est plus de l’ordre de la lutte (versus blanc) et « brown », dans le quotidien (ma collègue me racontait que son fils « beige » parlait toujours de son ami « marron » : plus juste et moins manichéen) ?
Edit : ou alors, c’est « métis », tout simplement ?

** Lors du dernier Lac des cygnes, j’ai mis un bon quart d’heure à m’apercevoir qu’il y avait un danseur noir dans le corps de ballet et il me faut toujours plusieurs longues secondes à scanner les alignements féminins pour retrouver et admirer Letizia Galloni. C’est dire si la différence provoque une rupture esthétique (non).

*** De se retrouver en minorité ethnique fait toujours un drôle d’effet, pourtant. Je me souviens avoir été surprise en arrivant à la fac de Villetaneuse… après, c’était le retour dans Paris intra-muros qui faisait bizarre : mais pourquoi n’y a-t-il plus que des blancs, d’un coup ? Dont moi, ah oui, c’est vrai, je suis blanche… On n’est pas habitué à penser sa propre altérité. Et cela doit être usant de n’être pensé que sur ce mode, toujours autre, sans jamais pouvoir être d’abord soi.

La grenouille avait raison

Mon appartement serait à moi et plus haut de plafond, j’en confierais la décoration à James Thierrée. Ce serait toujours un joyeux bordel, mais ce serait un joyeux bordel artistique. Les artistes semblent là en premier lieu pour animer le décor : faire onduler la toile transparente bardée de peinture brunâtre en y jetant un violon ; déplacer le piano qui joue tout seul ; assembler et faire tourner l’escalier en colimaçon suspendu dans les airs comme une corde à nœuds ; plonger dans et arroser l’aquarium sans poisson, recouvert d’une lourde plaque qui en fait un coffre au trésor ; assembler et ouvrir, enfin, le lustre-nénuphar, aux facettes suspendues par moult filins qui font la toile d’une demoiselle araignée-grenouille-nymphéas (Thi Nai Nguyen), laquelle descend parfois de son perchoir comme une grenouille de son échelle baromètre. Dans son périmètre d’observation :

Mariama                     chanteuse qui rôde
Samuel Dutertre         clodo des grands froids
Jean-Luc Couchard      laquais molièresque
James Thierrée           savant à la folle mèche argentée

et surtout, surtout Valérie Doucet, the thing avec la chevelure Adams décolorée, créature contorsionniste dont je suis totalement amoureuse et que j’ai eu l’irrépressible envie d’adopter lorsqu’elle a surgi de l’aquarium, trempée, en faisant l’otarie (mieux que Palpatine, ce n’est pas peu dire). Elle peut vous emmêler les pinceaux à ne plus distinguer bras et jambes, mais j’aime surtout la voir babiller des doigts comme si elle parlait en langue des signes et remuer les orteils alanguie, tête dans la main, comme d’autres se tournent les pouces ou les mèches de cheveux (les filles remuent beaucoup les orteils, dans ce spectacle, et elle les remue à merveille)(je vous ai dit que j’étais amoureuse).

Elle est aussi la folle romantique qui hante le grenier de Jane Eyre et se jette sur James, s’accroche à lui, littéralement : ils cherchent à se défaire (l’un de l’autre), s’emmêlent se débattent se bagarrent roulent ensemble, et je ne peux pas m’empêcher d’être émue, un peu, un peu trop, par la manière dont, soudain séparée, elle implore son affection et se jette à nouveau sur lui pour l’empêche de partir, pour occuper* encore un peu son attention, fusse en l’encombrant. Je m’y retrouve étrangement, jusque dans le détachement avec lequel, deux minutes plus tard, elle l’observe vaquer à ses occupations parmi d’autres, spectatrice anonyme paisiblement allongée de tout son long. La voix aide, ou n’aide pas, il faut dire : des sons inarticulés, pures intonations comme on en baragouine avec Palpatine en privé, quand on peut sans témoin être mogwaï, lionceau ou choupi-dinosaures (langues inventées de l’enfance, sceau de l’intimité). « Je fais du théâtre pour ne pas avoir à expliquer ce qui remue à l’intérieur, plutôt pour rôder autour. » Je fais de la chroniquette pour la même raison (en partie, parce que j’aime aussi décortiquer le fonctionnement propre d’une œuvre… pour comprendre comment elle produit l’effet qu’elle produit sur moi). Une autobiographie par le spectacle, en clair-obscur pudique-impudique. Pour s’arrêter à la lisière de ce qui grouille et le désigner sans le dire.

*

Que se passe-t-il dans ce spectacle, au juste ? se demanderont ceux qui n’ont pas été initiés à James Thierrée. Rien et plein de choses étranges et évidentes. La causalité y est sans dessus dessous : quand James se mord le doigt, c’est Jean-Luc qui hurle. Et autres clowneries. Contrairement au public, cela ne me fait pas rire, même si j’aime l’univers poétique que cela contribue à créer. Enfin si, j’ai ri, de la main de Jean-Luc, qui, ayant plongé dans l’aquarium pour toute déclaration d’indépendance, frétille comme un poisson hors de l’eau lorsque James la rattrape. Le reste du temps, je souris de cette causalité de coq et d’âne, j’attends de voir quelle inversion va bien pouvoir se produire, émerveillée de la créativité sans fin (mais avec grande finesse) des artistes. Même lorsqu’ils manipulent de grosses ficelles (rattraper ou ne pas rattraper des assiettes, empoigner des cheveux et se retrouver avec une perruque dans la main, parler au crâne de quelqu’une parce que ses cheveux sont en queue de cheval sur son visage…), ils les nouent de telle sorte que tout reste inattendu. Alors on attend. Et on savoure, les yeux levés vers le lustre-nénuphar comme vers le gigantesque sapin de Noël de notre enfance – d’ailleurs une guirlande clignote, qui le relie à l’aquarium, si c’est pas un signe ça.

Ça finit par finir, et sans que tout s’écroule, cette fois, contrairement à Raoul et Tabac rouge. C’est même le contraire, ça s’assemble, les facettes du lustre convergent et il s’ouvre grand comme la gueule gigantesque de la grenouille qui gobe tout le monde, voilà le rideau peut remonter (parce qu’il était descendu au début, soutenu par de fins filins, et évacué sur le côté)(quand je vous disais que tout est inversé) et les artistes se glisser en dessous pour venir saluer et voir nos sourires grand comme ça, grand comme la grenouille au moins, qui avait bien raison de béer béatitude.

 

* Let me occupy your mind… as you do mine.

Lac de soie

Dans l’après-midi, après plusieurs essais avec moult pokéballs, je réussis à attraper une licorne à 15 € pour Le Lac des cygnes sur la bourse opéra. Le soir, le premier Pass de la série est pour moi, rang 15 ; Palpatine récupère la place en hauteur. Cadeaux de Noël avant l’heure.

*

Lors de mon premier voyage au Canada, j’ai trouvé dans une librairie de seconde main la biographie de Karen Kain, dont je n’avais alors jamais entendu parler. Heureusement, le bouquin était illustré et je l’ai rapporté de ce côté-ci de l’Atlantique, où il est longtemps resté fermer à cause d’un premier chapitre très mon-père-ma-mère-mon-chien-et-mes-soeurs. Heureusement, un jour je suis passée outre, et j’y ai découvert cette évidence jusque là jamais aussi clairement formulée : être musical ne consiste pas à faire tomber le mouvement pile sur la mesure, mais à jouer avec la musique, à anticiper ou retarder le mouvement selon l’effet souhaité. Un poil de retard sur un adage accentue l’impression d’étirement, par exemple. Une ouverture de couronne légèrement retardée dans un saut lui donne du panache, ainsi que le confirme Léonore Baulac dans la diagonale de sa variation, la première du pas de trois avec Hannah O’Neill et François Alu. 

La danse de Mathias Heymann est technique faite musicalité. Il parvient à ménager une sorte de lenteur au sein même de la rapidité, qui donne à ses gestes un moelleux assez extraordinaire. Comme une écharpe en soie qui retomberait plus lentement qu’elle a été propulsée dans les airs, gonflée de courbes harmonieuses. L’image donnée par mon professeur pour le travail des ports de bras dans les pliés me revient. La retombée avec un temps de retard qui n’en est pas un*. François Alu a cette même intelligence du mouvement, cette même tranquillité en pleine accélération, mais il n’a pas le fini de Mathias Heymann : il peut sauter plus haut, la ligne créée par son pied me ramène immanquablement vers le bas. Il est de plomb là où Mathias Heymann est de soie. On ne choisit certes pas sa densité, mais certaines s’accordent mieux que d’autres. En l’occurence, Mathias Heymann est un partenaire parfait pour Myriam Ould-Braham, qui partage la même qualité de mouvement. 

Ce qui rend cette étoile extraordinaire, c’est qu’elle ne cherche pas l’être. Quand elle entre en scène, le brio et la virtuosité s’effacent ; ils sont là, peut-être, sûrement, mais ce n’est plus le propos. Les pas brillamment juxtaposés par tant d’autres danseuses se fondent dans une continuité qui fait le personnage, le rôle qu’elle incarne. Elle ne s’y glisse pas comme dans un costume qui lui pré-existerait, elle le crée à partir de son corps à elle, l’invoque par sa danse. Parfois, oui, cela arrive, l’interprétation se suspend un instant et Myriam Ould-Braham nous fait alors du Myriam : une danse déliée, légère et délicate. Du cygne blanc par défaut, dégoulinant de lyrisme. Au pire, c’est déjà bien. Mais c’est souvent incomparablement mieux. Tout se met alors à faire sens, y compris (surtout ?) les liaisons, les regards, tous les interstices de la chorégraphie. Les variations perdent de leur caractère exceptionnel ; à la limite, elles sont superfétatoires : c’est le moment où la danse, se montrant comme telle, risque de s’éloigner du sens et d’interrompre l’histoire que Myriam Ould-Braham et Mathias Heymann content comme personne. Je suis suspendue à leurs corps comme on peut l’être à des lèvres. Les pas de deux et pas de trois (avec Rothbart), qui auraient tendance à m’ennuyer, sont ici le real deal.

Avec eux, la chorégraphie est si lisible que je suis frappée de détails que je n’avais jamais remarqué. À l’acte II, notamment, lorsque Odette est en attitude devant Siegfried, celui-ci relâche sa prise par les poignets pour passer sa main derrière celle d’Odette, comme une caresse dont il l’enveloppe en l’emmitouflant dans ses ailes. À l’acte III, dans la même position, c’est Odile qui passe ses mains derrière celles de Siegfried pour rabattre ses bras sur elle : Siegfried est bien captif de celle qu’il croit enlacer. 

À l’acte II, Odette arrive par derrière, craintive, et d’un piqué arabesque, se pose sur un bras tendu de Siegfried, comme sur une branche dont il conviendrait de vérifier la solidité. À l’acte III, ce même geste, répété avec Rothbart, donne au cygne des allures de faucon, les mains solidement ancrée comme des serres autour du bras du sorcier. La manière dont elle monte très progressivement sa jambe en arabesque appelle Siegfried à la suivre bien plus clairement que ne le ferait un index pointé et replié, viens voir là. L’arabesque qui monte en s’étirant vers l’arrière est irrésistible, inexorable. 

Alors que son Odette miroite le lac moiré de ses tremblements et frémissements, son Odile tranche et étincelle comme une rivière de diamants. Le mouvement est toujours délicat, mais il est épuré de ce qui semble alors inutiles tergiversations et minauderies. Peut-être les meilleurs cygnes noirs sont-ils ceux des danseuses que l’on imagine davantage en cygne blanc. L’Odile de Myriam Ould-Braham est presque sous-jouée, mais le contraste avec son Odette ne repose pas sur l’emphase (qui peut vite tomber dans la surenchère) : on n’a pas l’habitude de voir l’étoile se déparer de la pudeur et de l’humilité qui font d’elle la danseuse qu’elle est ; débarrassée de ses attributs, la voilà soudain indéniablement autre, fière et séductrice. La manière dont elle court à la fin de l’acte, buste légèrement cambrés, pieds ouvertement balancés vers l’arrière, la montre qui se gargarise d’être l’oiseau de malheur. Avec Rothbart, évidemment, partner in crime.

Après un premier acte un peu falot, Karl Paquette déploie ses ailes de Loïe Füller. Au troisième acte, c’est Snape qui déboule : je tressaille et ma voisine défaille (elle m’explique à l’entracte être très émue de le voir live après l’avoir vu et revu dans l’enregistrement DVD). Le corps de ballet ne contribue pas peu à la magie de la soirée ; les cygnes sont impeccables et c’est un plaisir d’attraper au vol les sourire dans les danses de cour (notamment le sourire XXL d’Amélie Joannidès). Quand, à la fin, Siegfried disparaît sous une épaisse couche de brouillard, on se demande si l’on n’a pas rêvé tout cela…

Roméo et Goliath

Je croyais que Roméo et Juliette était la dernière création de Preljocaj. Le ballet, en réalité, a vingt ans, ce qui explique des choses, notamment une moindre maitrise de la narration. On pardonne plus aisément au chorégraphe la transposition de la pièce dans un univers manichéen où les Montaigu sont des va nus pieds qui font la nique à des Capulet armés et harnachés d’amures*. La tension qui naissait de la rivalité entre deux clans rivaux (égaux) est complètement aplanie, piétinée par la marche de ces robots noirs, moins implacable que sans surprise. La rigidité du geste et de l’interprétation est à peine rachetée par le traitement métaphorique subi par la nourrice, affublée d’énormes mamelles et dédoublée de manière à encadrer le lit où repose Juliette endormie ; davantage que les mouvements mécaniques des deux donzelles bicolores comme des pièces d’échecs, c’est l’incohérence narrative qui incite à leur requalification comme figure du destin. 

D’une manière générale, la cohérence narrative n’étouffe pas Preljocaj. Le chorégraphe conserve la mort de Mercutio (passé à tabac par les Capulet sadiques) mais bazarde celle de Tybalt, censée découler de la première et entraîner la suite des événements. JoPrincesse la trouve dispensable : une fois devenu meurtrier, Tybalt (pour lequel Juliette semblait entretenir un attachement vaguement incestueux**) devient à fuir. Pourquoi pas… Il faudra également passer sur le remplacement du poison, sûrement trop old-school, par un drap rouge magique pour Juliette (séquence matador meet David Copperfield) et un coupe-chou pour Roméo qui se fait hara-kiri, parce que, chez Preljocaj, on est multiculturel à mort (Juliette qui, en toute logique, se réveille dans une mare de sang et de tripes, met cinq bonnes minutes à comprendre que Roméo est mort). 

Dans cet écrin en toc, la partition de Roméo et Juliette est pourtant un petit bijou. Les pas de deux sont osés, tant du point de vue de la danse que de sa charge sexuelle. Le lyrisme ne fait pas long feu devant les hormones adolescentes, et Juliette repousse à plusieurs reprises Roméo, déjà sur elle, trop rapide, trop entreprenant. L’éloigner, c’est se donner le temps de l’approcher, d’imposer son rythme pour ne pas se laisser dévorer. Enlacement qu’il voudrait plus ardent, plus complet… dans l’ardeur à s’emparer de Juliette et à se mettre sous sa coupe, Roméo balance ses bras à elle derrière sa nuque à lui, des bras sans volonté ni résistance qui lui donnent un air de pantin désarticulé, préfigurant la fin des amants. Le geste prend en effet tout son sens a posteriori, lorsqu’il est répété par Roméo avec le corps inanimé de Juliette puis par Juliette avec le corps sans vie de Roméo, aucun ne voulant croire à la mort de l’autre, à la fin de son désir. C’est très beau… et le serait sûrement davantage sous forme de suite chorégraphique dans un gala. 

* La sentinelle est même pourvue d’un chien d’attaque et d’une lampe torche pour éblouir le public. #soupir
** On le devine-imagine dans la scène du bal, LA scène de groupe qui a vraiment de la gueule : ce sont les femmes, prédatrices, qui tournent autour des hommes au garde-à-vous, murés dans une immobilité toute militaire, soudain rendus vulnérable par ce qui fait le reste du temps leur force (aveugle).