Alvin Ailey et compagnie

Spectacle du 27 juillet

Alvin Ailey American dance theater est une troupe formidable qui mériterait d’être mieux mise en valeur par ses chorégraphes. Bien sûr, il y a le fondateur qui a donné son nom à la compagnie : son Pas de Duke, pas de deux sur la musique de Duke Ellington, était sûrement la pièce la plus polie de la soirée. Mais il utilise une base classique qui ne semble pas toujours maîtrisée de ses interprètes : curieusement, alors que la grande technique « pyrotechnique » passe sans problème, le mieux que l’on puisse obtenir en termes de pieds tendus s’apparente à Karl Paquette lors de son dixième Don Quichotte (j’aime beaucoup Karl Paquette, mais faut pas le pousser dans les orties). Si l’on faisait un graphe araignée1 des différents styles de danse au croisement desquels se trouve la compagnie, le classique, vaguement tiré vers le haut par le contemporain (Polish pieces, de Hans van Manen), rabougrirait la toile, par ailleurs bien équilibrée entre modern’jazz, danse africaine (les ondulations de bassin couplées à l’éloignement et au rapprochements des pieds en-dedans en-dehors en-dedans en-dehors dans Four corners, de Ronald K. Brown) et street dance/hip-hop (les danseurs sont manifestement chez eux dans Home, pièce survitaminée de Rennie Harris).

D’une manière générale, comme l’ont souligné les Balletonautes à propos d’une autre soirée, cela manque d’interactions entre les danseurs : autant limiter les portés et les pas d’adage dans Pas de Duke casse un peu le côté couple et dynamise le duo, autant juxtaposer les danseurs dans Four corners et plus encore dans Home donne l’impression d’avoir voulu montrer sur scène ce qui aurait davantage sa place dans une battle ou un cours de danse de haut niveau. Par contraste, les passes de Polish Pieces font figure de véritables portés, alors que les danseuses en grand plié seconde sont déplacées par leurs partenaires dans la même position, donnant l’impression assez amusante de convergences et divergences trop vives dans le réglage d’une image.

Les danseurs sont en permanence branchés sur du 200 volts (y compris dans Home lorsque la musique se fait planante – le contraste, dear Harris, le contraste !), mais il n’y a guère que Strange Humors pour en tirer véritablement partie : Robert Battle (qui est aussi le directeur de la compagnie) crée un duo-duel qui vous fait serrer les abdos sur votre siège dans une vaine tentative empathique d’amortir les chutes. Pour moi qui n’y connaît rien, l’affrontement des deux hommes dans une diagonale de lumière fait penser à un combat hyper sexy de capoeira2 – un régal de tablettes de chocolat.3 Le reste du temps, on savoure individu par individu la souplesse féline des épaules, les dos reptiliens et la vivacité explosive des pieds sur charbon ardent. On savoure ou on essaye, s’il est vrai que ce spectacle est comme un bon plat trop bien servi : alors que les premières bouchées sont appréciées – un délice –, on s’aperçoit à la dernière que toutes les bouchées intermédiaires ont été englouties mécaniquement, et on regrette le plaisir qu’on s’était promis.


1
 Mais si, vous savez, ces graphiques que fait la FNAC dans ses comparatifs d’appareils photos (et autres), dans lesquels on cherche la toile d’araignée la plus grande et la plus parfaitement orthogonale possible, pour ne pas avoir un respect des couleurs top au détriment du stabilisateur automatique.
2 Audrey, si tu passes par là…
3 Chocolat noir… et blanc ! Michael Francis McBride et Kanji Segawa ont-ils intégré la compagnie black sur le négatif d’une discrimination positive ?

Manon mais non

À danser Manon comme si c’était Giselle, Laëtitia Pujol m’a mis le doute : ma lecture du roman de l’abbé Prévost remontait-elle tant que ma mémoire ait pu substituer une rouée à la jeune fille dont s’éprend Des Grieux ? Il me semblait que tout l’intérêt du roman était justement qu’on ne savait jamais très bien si Manon était la jeune fille au cœur pur (jouée par les circonstances mais) aimée par Des Grieux ou la jeune femme (attendrie et flattée par Des Grieux mais) avide de richesses, dont MG faisait sa maîtresse. Cette dualité, construite par le double récit de Des Grieux (homme de passion) rapporté par l’abbé (homme de morale), fait de Manon un personnage ambiguë, mi-amante à encenser dans une histoire d’amour, mi-courtisane à réprouver dans une parabole.

L’interprétation de Laëtitia Pujol donne une telle cohérence au personnage qu’elle l’évince, le réécrit. Ce n’est plus Manon, c’est Giselle, une jeune fille fraîche et ignorante qui s’éprend aussi facilement de Des Grieux que de ce qui brille – une girouette tout ce qu’il y a de plus innocente. Si cela fonctionne plutôt bien lors de la rencontre avec Des Grieux (après tout, on la menait au couvent…) et qu’on y trouve quelques pépites de pudeur (lorsque Des Grieux l’attrape par le cou, son corps se raidit, comme paralysé par une première bouffée d’érotisme, et c’est ainsi que Des Grieux l’allonge sur le sol), cela ôte du piquant le reste du temps, notamment chez Madame (où Allister, ayant pris du grade à l’entracte, déclenche un crêpage de chignons entre deux filles qui se l’arrachent). À donner cohérence à un personnage qui en manque cruellement, l’interprétation de Laëtitia Pujol est trop intelligente. Son personnage sincère évacue le soupçon et le frisson qu’entretenait la Manon d’Aurélie Dupont1, dont on ne savait jamais si elle était plus maîtresse des hommes ou d’elle-même.

Au final, près de deux mois plus tard (oui, bon), le souvenir le plus vivace que j’ai de cette soirée est Aurélien Houette en geôlier aussi électrisant que débectant. Par la simple résistance de ses gestes, la scène où il plie Manon à son désir se charge d’une tension érotique quasi-pornographique : mise à distance, l’empathie qui écoeure excite, dans un mélange d’égale attraction et répulsion. Moralité : même en perruque, Aurélien Houette peut me faire fantasmer.

(Avis contraire chez les balletonautes.)

 

1 Il y a un bail, oui.

10 mois d’école et de danse

Je n’aime pas les enfants. Bien sûr, j’apprécie certains enfants. Mais je n’ai pas ce préjugé favorable partagé par un grand nombre de personnes selon lequel les enfants seraient par nature mignons et attendrissants. C’est même plutôt le contraire : la couche de surmoi n’a pas encore bien séché sur ces petits êtres potentiellement cruels. Autant dire que si j’ai assisté à la représentation de « Dix mois d’école et d’opéra », c’était surtout par curiosité pour le travail du Petit Rat : que peut-on tirer d’une classe de gamins sans prédispositions ni attrait particulier pour la danse ? Je ne savais pas que Strapontine y participait également, ni surtout que le spectacle, loin du gala de fin d’année mal réglé, allait me plaire.

Imperturbables, les balletomanes ont exercé leur critique sans circonstances atténuantes. À la sortie, chacun avait sa préférence pour l’une ou l’autre pièce. Joël le premier s’est prononcé en faveur de Ça manque d’amour, chorégraphié par Bruno Bouché assisté du petit rat pour les élèves du collège des Chènevreux (Nanterre). Le sérieux qui préside aux croisements de ligne (forcément zigzagantes) et aux mouvements appliqués à la barre (forcément raides) est tempéré par un humour certain, avec des déguisements joyeusement farfelus (mention spéciale au bouffon du roi), un soupçon de parodie lorsque le maître de ballet princier met tout le monde à la barre, et une jam session sur le principe de On m’a appris à danser comme ça : (mouvements classiques raides), mais moi je préfère danser comme ça : (démonstration dance floor power, dont un booty shake absolument géant). On rit de bon cœur lorsque le dernier finit par « mais moi, je préfère ne pas danser du tout » – c’est de bonne guerre – mais avec un petit pincement ; cette remarque humoristique confirme ce qui affleure dans tous les passages empruntant au vocabulaire de la danse classique : celle-ci, loin d’être perçue comme une discipline exaltante, est vécue comme une contrainte. Cela dit, on mesure à cette résistance l’ingéniosité de Bruno Bouché, qui l’a récupérée dans la chorégraphie, et le chemin parcouru par les élèves, qui ont en scène fière allure.

Pour moi, cependant, ça manque d’amour (de la danse), et j’ai préféré Un nouvel endroit, pièce moins ambitieuse dans ce qu’elle demande aux élèves (pas d’initiation au classique ni de formations géométriques strictes) mais plus aboutie d’un point de vue artistique (les élèves sont plus âgés, ça joue aussi). Selin Dündar et Serge Ambert ont misé sur les déplacements dans l’espace et les entrées/sorties des élèves, jamais en scène très longtemps d’affilée et rarement tous en même temps, pour créer des tableaux aux atmosphères variées mais cohérents, qui piquent la curiosité du spectateur et finissent par l’absorber. Cette pièce plus théâtre de la Ville qu’Opéra est évidemment inégale, mais son alternance de solos, duos et passages en groupe donne à chacun l’occasion de s’exprimer… ou de ne pas trop s’exposer, pour ceux qui se sentent moins à l’aise et préfèrent rester en retrait parmi leurs camarades. Les interactions entre les élèves sont également plus riches, au point que l’on assiste à des portés carrément osés (et maîtrisés : chapeau bas !) et que l’on serait bien incapable de dire qui côtoie qui au quotidien parmi ces élèves de deux collèges différents (collège Pierre de Geyter à Saint-Denis et collège La Grande aux belles dans le 10e arrondissement). De belles personnalités se laissent deviner : une présence fascinante pour l’élève aux tresses rouges qui ouvre la pièce, une profondeur incroyable pour celle (la seule) qui fait de la danse contemporaine par ailleurs et que l’on verrait bien, au-delà de sa maîtrise, chez Pina Bausch, comme les adolescents des Rêves dansants dans Kontakthof. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les garçons ne sont pas en reste, pas du tout ; j’en ai même repéré deux, en orange (évidemment), qui doivent dégommer en battle.

Le mot de la fin reviendra à un élève de Strapontine, dépité d’avoir été recruté pour ce projet alors qu’il voulait être dans la classe foot : « Madame, les applaudissements, ça m’a fait des frissons, là… comme sur le stade ! » Dix mois d’école et d’opéra ont marqué un but.

Et la lumière fut – un ballet à elle seule

Pour écrire le mouvement, Russell Maliphant utilise les corps mais aussi, ce que peu de chorégraphes font, les lumières. Conçus par Michael Hulls, les éclairages deviennent un véritable art, à mi-chemin entre la sculpture et le dessin, qui tantôt sculpte tantôt gomme les corps – corps qui émergent et disparaissent, sans cesse renouvelés sous nos yeux. Il y a la lumière quasi-stroboscopique de Still, qui démultiplie les percussions et les effets de popping de Dickson Mbi ; la lente giration d’After light qui transforme Thomasin Gülgec en figurine de boîte à musique, comme entraîné par la rotation de la ronde d’images projetées au sol, lesquelles se dilatent et se contractent au gré des Gnossiennes ; et la douche carrée de Two, cage au sein de laquelle Carys Staton livre une espèce de combat de capoeira à la lumière (répétition ou interprète, c’était moins incisif que dansé par Sylvie Guillem).

Le travail des lumières était moins central dans la seconde partie, composée de Critical Mass (duo masculin que j’avais trouvé beaucoup plus excitant dansé par le Ballet de l’Opéra de Lyon, de passage au CND) et de Still Current, duo qui aurait mérité des lunettes vraiment à ma vue, un re-replacement au parterre1 (le premier balcon était parfait pour apprécier le ballet de lumières de la première partie) et un peu plus d’heures de sommeil au compteur (c’était deux jours après le retour de San Francisco). Fatigue ou distance, je n’ai pas été gagnée par le sentiment d’excitation qui me prend d’habitude lorsque force et sensualité animent avec une force égale des duos rythmés-étirés où les danseurs ne cessent de s’attirer et s’esquiver, suaves et musclés. Cela mériterait d’être revu. En attendant, la poésie planante d’Afterlight valait à elle seule le déplacement.

Pour un compte-rendu plus détaillé, rendez-vous chez le petit rat.

 

1 Il y avait si peu de monde que c’était pour ainsi dire placement libre : la programmation danse du théâtre des Champs-Elysées est aussi bonne que sa politique tarifaire est mauvaise.

Le Chant de la terre

Représentation du jeudi 12 mars

Le Chant de la Terre ne semblait rien inspirer que l’ennui, aussi avais-je soigneusement évité de prendre une place. Puis Alena a publié cet intriguant billet, JoPrincesse a été enthousiasmée au point d’y retourner et Alessandra a débarqué à Paris et je me suis retrouvée, in extremis, à la dernière, au premier rang du balcon. De fait, le ballet de Neumeier a bien un défaut de taille : son public. On a battu des records de toux et de raclements de gorge : à côté, le public tuberculeux de La Dame aux camélias est en pleine santé ! JoPrincesse a avancé l’inconfort suscité par le silence puis la musique malaisée de Mahler. Peut-être. Ce qui est certain, c’est que le ballet est rendu plus difficile d’accès encore par ce parasitisme sonore, comme un vieux film à la pellicule fort abimée, que l’on découvrirait non restauré.

L’absence des surtitres n’a pas non plus aidé, nous privant des échos entre les lieder et la chorégraphie, qui nous auraient guidé dans l’interprétation de celle-ci. Même en ayant fait allemand LV2, je ne saisis et ne comprends qu’une part infime des paroles – suffisamment cependant, pour comprendre que c’est fort dommage : par exemple, lorsque la danseuse en blanc entoure l’homme de ses bras et pointe son doigt sur sa poitrine comme un dard, la voix chante Mein Herz ist müde (Mon cœur est fatigué / Mon cœur est las).

Pas de traduction, pas de personnages attribués aux danseurs… je me raccroche spontanément à l’interprétation d’Alena, que je mets en jeu : la danseuse en blanc, qui traverse la pièce, d’abord au loin, tant que l’homme incarne la jeunesse, puis devient une figure récurrente, au point de se substituer à toute autre compagne, incarne-t-elle la mort ? C’est tout à fait cohérent et cela a le mérite de donner un sens (une direction, tout au moins) au ballet. Pourtant, quelque chose me retient : jamais je n’ai vu la mort représentée ainsi, non pas séductrice, tentatrice et toute-puissante, mais, au contraire, détachée, presque apeurée. Contrairement à celui de Dorothée Gilbert, le personnage interprété par Laëtitia Pujol, le sourcil constamment inquiet, me semble moins être une personnification de la mort que l’image de la condition humaine (celle-ci certes définie par celle-là).

Cette différence d’interprétation ne contredit pas celle d’Alena, au contraire, même : je perçois mieux encore la vision cyclique, très stoïcienne, de la vie, comme appartenance à un grand tout qu’il faudra un jour réintégrer – une vision très apaisante qui gomme le drame de la mort pour en faire l’aboutissement naturel de la vie, vivante précisément par ce mouvement qu’engendre la mort (l’homme fauché comme le blé est moissonné, je me souviens encore de cette image, issue d’une lecture de khâgne). Je perçois également comment cette vision apaisante peut devenir lénifiante et presque ennuyeuse.

La pensée de Neumeier peut vite se faire pesante (par comparaison, la musique de Mahler me semble légère ; c’est bien la première fois !) et la pesanteur, même sous la forme de l’apesanteur revêtue par la danseuse en blanc, ennuie : elle ne fait pas bailler mais tousser ; elle dérange. On ne veut pas de ce sérieux et de ce naturel (il n’y a que les philosophes pour s’en émerveiller), on veut du drame et de la légèreté : un couple de chair et de sang plutôt que le duo lunaire de l’homme et de la danseuse en blanc, la compagnie des jeunes gens folâtrant dans l’herbe plutôt que la société d’ombres qui se dissipent dès que la danseuse en blanc apparaît. C’est d’ailleurs l’une des images les plus saisissantes du ballet, lorsque l’assemblée, frappée d’inanité, se trouve soudain peuplée de fantômes qui s’évanouissent, à reculons, comme la fumée de leur bol de thé vert. Pour perpétuer l’illusion de vie sans qu’elle se pare du flou du rêve, il faut toute l’incisivité de Mathieu Ganio (mal couplé à Karl Paquette qui, en comparaison, paraît moins solaire que brouillon).

Cette vie, vécue comme un souvenir dans son présent même, ne semble réellement commencer que lorsque la danseuse en blanc entraîne l’homme dans un éther éternel, ewig, liquide amniotique de la mort, où le même mouvement se donne à l’infini – infini suggéré par la descente du rideau sur ce qui aurait dû être un magnifique silence, gâché par les applaudissements précoces de spectateurs pressés d’en finir. Oui, hein, pensez à eux, pensez à nous, merci de ne pas survivre dans l’infini et de mourir réellement pour nous rendre à la vie – celle que l’on connaît et que l’on vit comme si elle ne devait jamais finir, pas celle, bien trop mortelle, que les danseurs viennent de traverser sous nos yeux.