Verklärte Nacht transfigurée

La mémoire photographie décidément plus qu’elle ne filme : j’ai presque davantage de souvenirs de La Nuit transfigurée présentée à Garnier en octobre dernier avec décors et costumes que de la version dépouillée donnée au théâtre de la Ville il y a à peine deux semaines, avec un unique couple, sur un plateau nu. Pourtant, sur le moment, je me suis dit qu’il y avait là une plus grande justesse… le geste moins lyrique, plus rauque… deux êtres qui finissent par s’accorder, l’un l’autre, le droit de s’accrocher l’un à l’autre… de ne pas rester seul chacun dans sa nuit, mais de partager une même nuit, la nuit, qui s’éclaire un peu d’être partagée…

Les gestes se sont comme refondus aux corps dont ils étaient l’émanation : le dos de la main qui caresse-râpe le sol, les genoux qui s’écartent en ployant, le tronc tendu retenu dans le vide du déséquilibre par l’épaule ou le cou ou le front (je ne sais plus : une partie du corps violemment intime lorsqu’une main étrangère n’y applique pas une tendresse univoque), les jambes enlacées autour du partenaire, les portés où le porteur porte moins qu’il ne se fait assaillir, le fardeau en suspens de savoir s’il va être accueilli, renvoi, retour auprès de, courses, marches, spirales… tous mouvements réintégrés au corps, rangés sous un costume sombre et une robe rose à motifs : un homme et une femme. (Une femme et deux hommes, en vérité, car la femme porte l’enfant d’un autre, rapidement ravalé par la nuit.)

Mit Palpatine

Soirée De Keersmaeker

Les soirées jeunes de l’Opéra me font sentir de moins en moins jeune. L’année prochaine, je ne pourrai plus y prétendre. Palpatine, déjà, n’aura pas pu y goûter. Et sa présence manque. Devant Quatuor n° 4, je ne peux pas m’empêcher d’imaginer ce qu’il en aurait dit, quelque chose comme : c’est du théâtre de la Ville, avec des filles en plus joli. Cette propension à tout apprécier, à tout évaluer en termes de beauté plastique m’épuise, et pourtant, je ne cesse à mon tour d’y céder. Peut-être la pièce incite-t-elle à la facilité, jolie, elle aussi, comme ses interprètes. Les quatre jeunes femmes, parce qu’attifées comme les petites filles qu’elles savent qu’elles ne sont plus, me font un instant penser aux trois petites Euménides de Giraudoux, dans Électre, mais il n’y a pas de malaise : la séduction est consciente, mais innocente. A l’exception d’un haut différencié, vague concession à la personnalité de chacune (ou plutôt mime de cette différenciation), toutes sont vêtues de la même manière : socquettes sur jambes nues et jupes qui tournent jusqu’à la verticale, jusqu’aux grandes culottes blanches, exhibées dans des poiriers avortés, mains au sol et ruades de pieds. On sourit de ce French cancan d’écolières, qu’on imaginerait plutôt jouer à la marelle à cloche-pied. Cela marche toujours, mais justement parce que cela marche toujours, ça ne danse pas assez. L’attention se met à vaciller tandis qu’oscillent les corps, tapant des pieds dans les airs, comme Fred Astaire, comme les cloches d’une église. On s’ennuie joliment.

(++ Camille de Bellefon, cheveux au carré, danse au taquet)

 

Après que les filles nous ont montré leur culotte, c’est au tour de garçons de tomber la veste (on aurait bien voulu ajouter : la chemise, mais c’est seulement au profit d’un maillot de corps). Les corps, eux, ne tombent pas ; ils se jettent à terre, roulent et se relèvent en vitesse, avec une dextérité à faire passer pour rouillé un agent secret s’étant jeté d’un train en marche. Parce que la jubilation nécessite le désordre, ils n’arrêtent pas de se croiser ; on dirait des notes de musique brouillonnes, des noires et des croches griffonnées à toute vitesse : Die grosse Fuge, une page manuscrite de Beethoven faite ballet. 

(++ Hugo Vigliotti, qui danse aussi grand qu’il est petit)

 

La dernière pièce, Verklärte Nacht, possède quelque chose que les deux autres n’ont pas : une scénographie. Les raies de lumière qui percent entre d’immenses troncs de bouleaux, redoublés par des hommes de dos, immobiles, créent d’entrée une image très esthétique. Nous sommes dans une forêt hantée par des hommes-tronc et des femmes bauschiennes, aux robes dépareillées, qui répètent encore et encore ce même geste de genoux qui flanchent et s’ouvrent dans l’évocation d’une chute – curieux mélange de faiblesse et de sexualité, que l’on retrouve lorsque les femmes sautent au cou des hommes, cuisses autour de leur tête, comme pour s’en protéger, dans un élan de repli. On s’agrippe à ces couples oniriques, et on voudrait que les portés, emportant les feuilles, les robes et les cheveux, nous emportent sur leur passage. Mais je dois être, comme mes yeux, trop lourde de sommeil et je reste là, sur mon fauteuil de balcon, à ne pas prendre l’air.

(++ Awa Joannais, jolie présence qui semble tout droit sortie du Parc avec sa grande chemise blanche…)

 

Une photo publiée par Hugo C. (@_gohu) le 21 Oct. 2015 à 15h59 PDT