Quitter 2019

Les dates et moi, ça fait deux. Sur le court terme, je confie ma vie à Google Agenda. Sur le long terme, en revanche, je patauge. Mon blog me sert de mémoire externe pour tout ce qui est films, ballets, concerts ; et je redécouvre mon parcours en années scolaires quand il faut que je remette à jour mon CV ; mais je n’ai aucune frise chronologique toute prête des événements de ma vie personnelle, qu’elle soit familiale ou intime, et surtout aucune carte temporelle des émotions qui l’ont colorée. Je vis dans le flou de ce qui advient, étayée par un tas de souvenirs que je n’ai jamais vraiment pris le temps d’ordonner, persuadée qu’ils étaient là (ils le sont) et que cela suffisait (j’en suis moins sûre). Avant de faire de l’archéologie dans les vieux albums et de rattraper le temps perdu – comme je perds quotidiennement mes lunettes -, je me dis que je pourrais tout aussi bien commencer par le temps tout juste passé avant que lui aussi ne s’égare en moi. Laissons trente années de côtés et commençons à rebrousse-poil par l’année écoulée.

À 2019, il me faudra ajouter trois mois de 2018, car 2019 restera pour moi l’année de mon année sabbatique, calée sur l’année scolaire et non civile. Encore qu’il vaudrait mieux parler de congé sabbatique, celui-ci étant légalement limité à onze mois. Le fait est : du 1er octobre 2018 au 31 août 2019, je n’ai pas travaillé. J’ai pu le mentionner ici ou là, mais j’en ai finalement peu parlé en-dehors de mon cercle amical. J’ai eu honte, un peu, de cet extraordinaire cadeau que m’a offert Mum pour mes 30 ans ; honte de ma chance, quand ce temps aurait pu davantage profiter à Melendili, par exemple, qui a connu des moments difficiles dans son travail, ou à Palpatine et ses cernes incrustés à force d’acharnement, de futur préparé d’arrache-pied ici et maintenant à toute heure du jour et de la nuit, de la nuit surtout, lorsque le temps s’absente et floute les frontières de la semaine, du week-end ou des vacances, rarement vacantes. Il y a quelque chose d’indécent à avoir tout ce temps à soi quand il pourrait être si bien employé par d’autres – un peu comme lorsque vous croisez le regard d’un SDF la bouche pleine de votre sandwich du midi. J’ai dû me convaincre que ce temps qui m’était offert ne retirait rien aux autres, que je pouvais ressentir de la gratitude sans l’assortir nécessairement de culpabilité – car enfin, cette culpabilité qui ne sert à rien ni personne n’est que temps perdu. Tout l’inverse de ce que l’on m’a offert.

Pour compenser ce luxe insolent, il faut au moins un projet. Le voyage est le plus attendu ; j’ai perçu de la perplexité chez mes interlocuteurs quand j’expliquais que j’allais faire un voyage d’un mois en Asie : d’un mois seulement ? Un mois entier, rendez-vous compte ! J’ai découvert une manière un peu différente de voyager, dans lequel le quotidien a le temps de se réinstaller, malgré mon désir de tout, ma crainte de ne pas tout voir. On ne tient pas un mois le rythme effréné du touriste en congé pour une semaine ; il a bien fallu lever le pied. Bizarrement, je chéris ces souvenirs de pauses et de repos autant sinon plus que les visites entre lesquelles ils se sont intercalés : l’après-midi passée à dessiner dans le canapé d’un café à Hanoï, Gerbille et Palpatine à mes côté, avec des croquettes de je ne sais plus quoi au sésame devant nous ; le film Haute voltige regardé sur le portable de Palpatine à pas d’heure (ou si, sur le fuseau français), à deux pas des tours qu’il met en scène, dans la chambre la plus luxueuse où j’ai jamais dormi, qui méritait d’être appréciée au même titre que la ville à laquelle elle nous arrachait (le genre d’endroit où vous pouvez faire des arabesques sous la douche et où la moquette est si moelleuse que poser le pied par terre devient une expérience sensuelle) ; ou encore la journée de typhon, qui nous a cloîtré derrière les vitres, à observer Ho Chi Minh gommée sous la pluie et le sillage des scooters s’aventurant dans les rues inondées – j’en avais profité pour découvrir la salle de sport commune à l’immeuble, parce que marcher six heures par jour ne remplace décidément pas une heure trente de danse hebdomadaire.

J’ai aimé voyager un mois entier avec Palpatine, dans un quotidien que nous ne partageons habituellement pas. Ce n’est pas tant de se coucher ou se réveiller ensemble (les températures dissuadent l’échauffement des corps, dont le désir le plus urgent est de toute manière plus viscéral que sexuel…)(mon amie en lune de miel au Vietnam m’a confirmé qu’ils avaient connu plus romantique), que de se trouver dans un continuum d’espace, de temps et de parole – une parole fluide, détendue, presque continue, qui nous lie dans son babil l’un à l’autre sinon toujours à notre environnement. On commente, on digresse l’un pour l’autre, on se tait aussi, quoique jamais longtemps, et ce babil crée un espace à nous seuls, un terrain de jeu et d’entente, mi-refuge d’enfance créé par une tendresse d’adultes, mi-grotte linguistique où nous échappons à la compréhension de notre entourage. Gerbille est l’enfant de ce lieu utopique, peluche devenue mascotte du séjour et meme lexical : j’ai toujours envie depuis, de me faire gerbiller, le verbe incluant le câlin, le gratouillage de nez et autres choupitudes susceptibles de dégénérer ou non en préliminaires, voire en éclats de rire. Car notre babil, plus encore que l’excès de fruits et d’eau plus ou mois bouillie, m’a pliée en deux ; je suis incapable de m’en rappeler l’origine, mais je me revois nettement, régulièrement, pliée de rire à distance de Palpatine qui aura continué sur un ou deux mètres avant de s’apercevoir que je ne pouvais plus avancer tellement je riais.

Un pioupiou peut en cacher un autre (probablement ma photo préférée du séjour)

Un mois entier s’est ainsi écoulé. Qu’ai-je fait des dix autres ? L’idée était d’en consacrer la moitié à finir mon livre sur la danse ; l’autre, à acquérir des compétences qui puissent me permettre de changer de métier. Autant vous dire que rien ne s’est passé comme prévu. Il faut dire qu’au lieu de sagement reprendre mon fichier Word, dodu d’une cinquantaine de pages, et de chercher un photographe avec qui m’associer, je me suis mis en tête d’illustrer moi-même la chose – en n’ayant, bien entendu, aucune formation de graphiste. C’est à la fois la pire et la meilleure idée que j’ai eue : illustrer mon propre texte m’a forcée à le reprendre dans le détail (le texte appelle l’image, qui en retour appelle… un texte parfois nettement différent), et m’a donné donné l’illusion d’une totale maîtrise sur mon objet, me menant à quelque chose de beaucoup plus intéressant… à l’infini. J’ai voulu mettre en page quelques extraits, oubliant que nul n’est auteur-illustrateur-relecteur-graphiste-éditeur de son livre. Chaque chapitre est devenu un puits sans fond. En sortant de l’écriture, je me suis empêchée de mener mon projet à terme.

Pas loin de 200 silhouettes au final…

Meilleure idée, pourtant : j’ai appris à dessiner en vectoriel (chose qui me fascinait et m’a beaucoup amusée) et ce faisant, j’ai appris que je pouvais encore apprendre, j’ai réappris à apprendre, et peut-être plus important encore, je me suis souvenue que j’ai besoin de faire des choses créatives, que c’est même une facette primordiale de ma personnalité. Petite, je voulais être peintre. Adolescente, j’ai voulu devenir danseuse. Aujourd’hui, je me trouve rédactrice technique : par pragmatisme économique, mais pas seulement. Mon attirance pour les mots est devenue à double tranchant depuis la prépa : je les veux vecteurs d’expression et à ce titre créatifs, mais ils sont également (et prioritairement dans mon métier) des outils d’analyse qui peuvent m’entraîner dans un univers désincarné. Occupée à décortiquer les choses, j’en oublie de les raconter (ce qui laisse penser que je ferais une piètre romancière). À force de chercher à rationaliser les choses, à chercher le pourquoi du comment et à développer des compétences qui soient un tant soit peu monnayables, je me suis asséchée. Raisonner m’attire, m’excite même le neurone à l’occasion, mais ne me nourris pas, voilà la vérité – tout aussi vraie que le fait de développer ma créativité ne m’aidera pas à remplir le frigo. L’un n’est pas moins vrai que l’autre.

Retrouvant la joie de qu’est-ce que je fabrique, je me suis avisée que je n’avais pas tant envie que ça de reprendre l’apprentissage du code informatique. J’ai aimé y être initiée, j’aime bidouiller de la CSS à l’occasion, mais je ne souhaite pas devenir développeuse ; j’en viens même à penser que cela ne serait pas souhaitable pour mon équilibre. Je suis quelqu’un d’impatient, qui ne supporte pas de ne pas comprendre, et se décourage rapidement si cela n’avance pas de même. Buter sur une difficulté sans entrevoir de solution peut me faire entrer dans des rages monstres – au bureau, je me contiens et me contente d’injurier mon ordinateur, mais chez moi, je suis capable de me mettre à hurler et de finir par pleurer de rage. Or si mon année d’initiation à l’informatique m’a appris quelque chose, c’est que la norme n’est pas le bon fonctionnement, c’est le bug. Ajoutons à cela qu’aucun domaine ne bouge aussi vite que le développement web : autant j’aime l’idée de continuer à apprendre, autant ma tendance à ne me penser compétente sur un sujet que lorsque j’approche de l’expertise apprécie moins la perspective d’être continuellement à la ramasse.

J’ai fini par comprendre que l’idée de devenir développeuse était moins une envie réelle qu’un désir modelé sur Palpatine – une manière d’épouser son idéal de rationalité (sur le plan symbolique) et (sur le plan pratique) de me donner la possibilité de le suivre à l’étranger s’il finit par émigrer, comme il en émet régulièrement le souhait (moins depuis qu’il essaye de choisir une cuisine pour son futur appartement, il est vrai). J’expliquais ça à Melendili, qui a donné une importance inattendue à ce qui m’est alors apparu comme une prise de conscience : « Même si cette année ne te sert qu’à comprendre cela, ce sera déjà beaucoup. » Il est assez vertigineux de voir la facilité avec laquelle on peut se mettre à désirer des rêves qui ne sont pas les nôtres.

Dans une ultime tentative de réconciliation entre aspirations intériorisées et nouvellement extériorisées, je me suis penchée sur un domaine à la croisée du développement web et du graphisme (et de la psychologie et de plein d’autres trucs) : l’UX design, aka le truc relou à expliquer en quelques mots. L’UX designer conçoit le site web, mais a priori ce n’est pas lui qui code les pages, crée la charte graphique, rédige les contenus ou même orchestre la gestion du projet entre développeurs, graphistes et rédacteurs. L’UX designer fait potentiellement un peu de tout ça, mais son rôle est avant tout de concevoir le site de manière à ne pas perdre l’utilisateur en cours de route, sans le confondre avec le client (ce n’est pas toujours la même personne) ni décréter à sa place ce dont il a besoin (on procède à des enquêtes et tests utilisateurs). Je me suis abonnée à des newsletters sur le sujet, j’ai suivi plusieurs cours sur OpenClassrooms, avec rendu de devoirs et tout et tout. Sans surprise, la partie conception touche-à-tout me plaît beaucoup ; c’est un parfait mélange d’analyse et de créativité. Mais boudiou, qu’est-ce que c’est entouré de bullshit ! Comme à chaque fois qu’une tâche repose sur l’expérience et l’intuition, une armée de théoriciens s’empresse d’élaborer des méthodologies qui décrivent davantage le résultat souhaité qu’elles n’aident véritablement à y parvenir – des Discours de la méthode quand on a besoin de Méditations métaphysiques. Je comprends la nécessité de prouver au client qu’on sert à quelque chose alors qu’il n’est pas sensible à ladite chose, mais je fais vraiment une grosse, grosse allergie au bullshit. Je préfère encore continuer à écrire mes procédures, et rattraper par des tutoriels didactiques un certain manque d’ergonomie. Fin de la lune de miel UX. Mon profil OpenClassroom est en plan, je me suis désabonnée d’une newsletter et jette de temps en temps un œil aux liens proposés par une autre.

La mind map sur les mind maps, ou comment mon amour des mises en abyme a repoussé mon seuil de tolérance au bullshit.
Prototype cliquable sous InVision (d’après l’app du Centre des Arts vivants)
Redesign de site selon les principes du Material Design (avec Materialize.css)

Luce, à qui je répétais mon discours d’excuse sur le congé sabbatique, mentionnant mon absence totale de prise de risque (économique), m’a répondu que je prenais quand même un risque : celui d’échouer – c’était quand même quelque chose. Et j’ai échoué. Je n’ai pas fini mon livre ; je ne me suis pas reconvertie. Parce que la vie s’est mise en travers de mon chemin (Palpatine s’est cassé le bras ; il y a eu des décès dans la famille… j’en reparlerai dans un prochain post), je me suis arrêtée en cours de route, bêtement. J’ai perdu la discipline dans laquelle je m’étais pourtant coulée avec joie, les premiers mois, persuadée d’avoir le temps, qu’il suffisait d’avancer lentement. L’otium. Ce mode de vie qui nous a tant fait rêver, Melendili et moi, je l’ai touché du doigt. Ce n’est pas le travail (le negotium), mais ce ne sont pas non plus les vacances ou l’oisiveté. L’otium, tel que je le conçois (et le déforme probablement), c’est avoir le loisir de disposer de soi, avec toute la liberté et la responsabilité que cela implique. Parce que lire à volonté, profiter du soleil lorsqu’il est là et prendre des cours de danse en pleine journée n’effacent pas la nécessité de se réaliser, d’accomplir quelque chose dont on puisse être fier ou qui simplement nous fasse avancer. Non seulement cette nécessité ne disparaît pas parce qu’on a soudain du temps à soi, mais elle se ressent même davantage, elle est plus visible encore d’avancer dans un horizon dégagé ; elle est là, dans le lointain comme une montagne, présence tantôt stimulante (le plaisir de voir grand), tantôt menaçante, chargée (lorsque la voyant toujours si éloignée, on est tenté de s’arrêter de cheminer vers elle). C’est d’ailleurs cette charge qui s’est offerte comme consolation lors de la reprise : mon échec face à cette nécessité de se réaliser a disparu, englobé, effacé par une autre nécessité, celle, urgente, envahissante de gagner sa vie. Je n’en portais plus la responsabilité, occupée à redevenir une adulte responsable, qui subvient à ses propres besoins. Le soulagement dans la résignation vaut ce qu’il vaut, mais c’est toujours ça de pris – jusqu’au retour de la frustration, que j’essaye d’exprimer et de moduler, plutôt que de la refouler.

– Tu es contente d’être revenue ?
La franchise de la question m’a prise de court ; j’ai bredouillé un oui-oui manifestement peu convaincant, puisque ma boss m’a reposé la même question en entretien annuel la semaine dernière. J’ai répondu avec plus d’assurance, un seul oui ; mais je me demande depuis si je n’ai pas menti. Non, je ne suis pas contente-d’être-revenue dans l’absolu ; il y a mille choses que je préférerais faire. Mais oui, je suis contente d’être revenue travailler parmi eux, et avec elle notamment, qui réfléchit vite et bien, partage ses bonnes adresses de bobo gourmet, et joue si peu à la chef que j’ai mis six mois à mon arrivée dans la boîte avant de comprendre qu’elle était ma supérieure hiérarchique et pas seulement la collègue avec le plus d’ancienneté dans le service. Contente ou pas, je ne sais pas ; il faudrait pour cela savoir avec certitude quand se contenter de ce qu’on a relève de la sagesse, ou de la résignation. La question rhétorique d’un autre collègue (Pas trop dure, la reprise ?) me semblait davantage dans le juste ; une formule d’accueil qui aide à reprendre le pli (un peu, ça va – et en le disant, on constate que c’est le cas).

Car je mentirais si je disais que la reprise n’a pas été dure. Les premiers jours, la sensation d’enfermement a été d’une violence incroyable. Je me sentais prise au piège, tenue à ma chaise, à mon poste, à l’intérieur, avec une laisse me laissant juste de quoi aller jusqu’à la bouilloire. Je me suis dit, à quoi bon. Je me suis dit que j’avais déjà eu beaucoup de chance. J’ai eu envie de pleurer. Je me suis raisonnée, je suis redevenue une adulte raisonnable, responsable, qui subvient à ses besoins et renonce à ses désirs infantiles d’une liberté jamais contrariée. Peu à peu l’habitude a repris ses droits. Je me suis assagie ou résignée, peu importe au fond, quand notre principale liberté consiste à reprendre à notre compte des contraintes extérieures et travailler à les vouloir. Il ne faut pas croire pour autant que ce n’est rien : c’est maigre, mais c’est énorme. C’est toute la démarche stoïcienne, se déprendre de ce qui ne dépend pas de nous, vouloir changer notre rapport aux choses plutôt que les choses elles-mêmes. Sans plus trop bouger, désormais, sans rien d’aussi remarquable qu’un congé sabbatique, je m’efforce de trouver cette liberté intérieure, de l’introduire en contrebande au milieu des obligations qui sont miennes (et combien plus légères que nombre d’autres personnes !). Parfois, cela fonctionne, discuter avec mes collègues redonne un sens à ce que nous sommes payés pour faire et je me prends au jeu, je parviens à rester assez concentrée sur mon travail pour ne pas avoir l’impression de refaire la même chose pour la millième fois ; c’est une chose à faire, mais pas une contrainte, elle se fait. J’essaye surtout de ne pas regarder trop loin, pour ne pas accumuler à l’horizon les semaines, les pages, les mois, les manuels, les années, comme s’accumule la vaisselle sale dans l’évier de Palpatine ou les moutons sous mon canapé. Faire au fur et à mesure, vite, vite, pour que chaque tâche reste légère, et vite passer aux petits bonheurs qui rayonnent au-delà de leur durée réelle : un chocolat chaud avec Melendili, des rires à la crêperie, le nez dans l’odeur de Palpatine, des photos avec Hugo, un après-midi avec ma grand-mère, Noël en famille – tout a pris une intensité inédite, se vit dans une lumière, une chaleur, différentes depuis les décès survenus cet été.

Je n’ai pas vécu cette année sabbatique comme une révélation ; je n’ai pas réalisé mes rêves, et je n’ai pas non plus tiré des leçons de vie de mon échec – relatif, car tout est toujours à continuer. Aucun classement sans suite ; rien que des affaires inabouties. Cela décante encore. Parce que réfléchir à sa vie ne se fait pas en s’asseyant en tailleur avec un carnet à la main, et j’ai eu du temps oui, mais il est des temporalités qu’on ne peut pas brusquer. J’essaye d’actionner une à une les variables de mon quotidien pour trouver ce qui achoppe, et cette année m’a offert la chance incroyable de muter la variable travail – pour de vrai, pas comme simple expérience de pensée. Il est ressort que c’est important, primordial même, mais pas la réponse à tout. Je cherche encore, quoi, où, comment ajuster. Et je chéris tout ce qu’il m’a été donné de voir et de vivre, les rizières de Sapa, la baie d’Halong, les fjords de Norvège (quinze jours qui m’ont presque plus emballée que le mois passé en Asie), mais aussi la lecture au soleil, les dessins sur l’iPad, ou les cours de danse en petit comité en journée, avec une prof grec qui a fait Vaganova et m’a fait renouer avec l’idée que je pouvais encore, à nouveau, travailler en espérant progresser sur le mouvement. Je n’ai pas encore trouvé l’énergie pour traverser tout Paris le samedi matin afin de continuer avec cette même professeur à des heures compatibles avec le travail salarié, mais je continue mes cours du lundi avec F. Lazzarelli, prioritaires à tout autre. J’y ai le sentiment, grandiloquent mais réel, de vivre pleinement.

Ah oui, j’ai aussi fait quelques séances photo avec Brindoz cette année…

Un lundi soir, peu après ma reprise du travail, je regardais le premier groupe depuis le fond de la salle en attendant le tour du mien, et tout d’un coup, je nous ai vus, tous, en arabesque penchée, avec nos hanches décalées, notre placement bricolé, nos jambes à feu de plancher, je nous ai vus tous, avec nos couronnes, qui persévérons, qui sommes là semaine après semaine, pour rien, juste pour être là, et je nous ai trouvé beaux avec tous nos défauts d’amateurs, à nous enfermer un soir par semaine pour retrouver la sensation d’une liberté qu’il serait absurde de… je ne sais pas, juste nous, tous, là avec nos désirs et nos arabesques bancales, les bras en couronnes. Une tristesse d’une telle beauté qu’elle n’est plus triste du tout, juste belle et émouvante.

La vie n’est pas ce que tu crois. C’est une eau que les jeunes gens laissent couler sans le savoir, entre leurs doigts ouverts. Ferme tes mains, ferme tes mains, vite. Retiens la. Tu verras, cela deviendra une petite chose dure et simple qu’on grignote assis au soleil.

Je grignote, je grignote – au soleil, quand il est là.

Post-scriptum : mon année sabbatique m’a permis de percer un grand mystère de l’univers, aka pourquoi les retraités et les inactifs font quand même leurs courses en soirée ou le week-ends : il y a si peu de personnel aux caisses en journée que cela prend autant de temps voire plus qu’aux heures de pointes !
Post-sciptum bis : j’ai pu vérifier que, sans prendre le métro en heure de pointe, bizarrement, on tombe beaucoup moins malade (puis 4 fois en 3 mois à la reprise).

Voiture-ballet des chroniquettes de 2019

Force est de constater que je n’ai pas vraiment été dans le mood chroniquettes pendant le trimestre de rentrée, alors voici quelques paragraphes à la place de celles que je n’ai pas écrites…

[Danse] Tree of codes, de Wayne McGregor
à Bastille en juillet (oui, ça remonte – la flemme de fin d’année sans doute)

Place achetée à l’arrache, interdiction de se replacer malgré les nombreuses places libres du balcon : on repart en galerie alors que le spectacle a déjà commencé et ne profitons guère des jolies lumières-lucioles animées par les danseurs enguirlandés. Pour la suite, c’est du McGregor : des mouvements agités qui jamais ne se soucient d’entrer en résonance avec la musique – lorsque cela arrive, comme lors d’un bel adage avec Valentine Colasante, c’est semble-t-il purement fortuit et l’intérêt, soudain ravivé, s’émousse aussi sec. Les danseurs du chorégraphe, mêlés à ceux de l’Opéra et immédiatement reconnaissables à leur physique moins normé, avaient pourtant de quoi fasciner. Dommage.

Mit Palpatine

Photo Christophe Raynaud de Lage

[Danse] Outwitting the Devil, d’Akram Khan
au théâtre 13e Art en septembre

Les danseurs et la chorégraphie avaient l’air extraordinaires, mais j’ai passé ce qui sera sans doute la pire soirée de la saison à cause de la salle et de sa sonorisation. Le théâtre 13e art, qui vient d’ouvrir juste à côté de chez moi, est une catastrophe : la scène n’est pas surélevée, les premiers rangs sont tous au même niveau, et l’architecte n’a pas eu la présence d’esprit d’installer les sièges en quinconce pour compenser. Pire encore, les sorties sonores ont manifestement été prévues uniquement à côté de la scène, si bien qu’il faut qu’il faut choisir qui sacrifier : les derniers rangs, qui devront tendre l’oreille, ou bien les premiers, qui perdront de l’audition. La régie du théâtre de la Ville, totalement irresponsable, a choisi l’option la plus dangereuse – en connaissance de cause, puisqu’elle a distribué aux spectateurs les plus proches des bouchons d’oreille. Jugée trop loin, je n’y ai pas eu droit ; j’ai donc passé le spectacle tordue, à me boucher les oreilles. Pour vous donner une idée du niveau sonore : j’avais la cage thoracique qui vibrait. Je me demande encore pourquoi je ne suis pas partie ; les quelques personnes qu’il aurait fallu faire lever m’auraient probablement pardonné…

Photo Akihito Abe

[Concert chorégraphié] La Symphonie fantastique
avec Saburo Teshigawara et Riholo Sato à la Philharmonie, en octobre

Je ne prendrai plus des places à la Philharmonie uniquement parce qu’il y a de la danse. Je ne prendrai plus des places à la Philharmonie uniquement parce qu’il y a de la danse. Je ne prend..
Ou alors, j’arrête les chorégraphes qui ignorent la musique et, loin de la donner à voir, l’utilisent comme fond sonore. Cela vaut pour Wayne McGregor (cf. le haut du billet), mais aussi pour Saburo Teshigawara. Le clou de la soirée n’aura donc pas été la Symphonie fantastique, mais la découverte du compositeur Qigang Chen, dont la pièce Luan Tan formait avec Ma mère l’Oye la première partie de soirée. J’en ai un souvenir qui tintinnabule, clung, zing et coasse ; j’aimerais beaucoup le réentendre (et réussir à écrire quelques mots qui lui rendraient justice).

Mit Palpatine

[Exposition] Charlie Chaplin l’homme-orchestre
à la Philharmonie de Paris, en octobre

Très chouette expo, intelligente, bien pensée et joliment scénographiée. J’ai particulièrement aimé les dispositifs interactifs : la machine à bruitage, qui permet de s’essayer au doublage de film muet en temps réel en actionnant diverses manivelles, et les tablettes où l’on peut choisir à la volée une musique pour accompagner la danse des petits pains, parmi toutes celles envisagées par Charlie Chaplin (la bande-son avait déjà changé entre la première du film et sa commercialisation !). J’ai adoré avoir ainsi un aperçu du processus de création, remonter au moment où le film n’est pas encore l’objet fini, figé, que l’on connaît (mal, j’avoue tout). L’exposition n’est pas encore terminée, vous pouvez y aller jusqu’au 26 janvier !

Mit Palpatine

[Concert] Les Planètes, de Holst,
à la Philharmonie en octobre

Contrairement aux autres manifestations ramassées par la voiture-balai, j’avais très envie d’en écrire une chorniquette pour Les Planètes : pendant le concert, j’essayais d’ordonner mentalement les images et métaphores qui surgissaient, stimulées par les adjectifs accolés aux planètes sur le programme (du pain béni pour les imaginations en goguette). J’essayais d’identifier les idiosyncrasies de chacune et d’imaginer comment, peut-être, je pourrais illustrer chaque morceau, la planète pleine prise dans un dessin au trait qu’elle aurait fait surgir et ordonnerait. Cela aurait été une chroniquette-fleuve en 9 actes (magie de l’histoire, Pluton redevient pour un temps une planète), avec des morceaux de mythologie et de sabres lasers dedans. Et des sirènes célestes, aussi, que je pense un moment synthétisées tant sont surnaturelles ces voix qui s’élèvent de nulle part et flottent là, en pleine beauté (le chœur de jeunes filles, dissimulé à l’arrière de la salle, fait procession pour gagner la scène, et les applaudissements).

Je découvrais Holst, et clairement, c’est du Bruckner en barres à emporter pour le goûter. Un poil trop sucré peut-être pour les nutritionnistes wagnerophiles, mais osef, j’ai kiffé. Palpatine aussi.

[Concert] Britten, Mozart, Pärt et Elgar,
à la Philharmonie

Un concert qui (se) méritait, en temps de grève : aller-retour en vélo depuis la place d’Italie. Beauté des Four Sea Interludes, de Benjamin Britten. Chaleur du Concerto pour clarinette en la majeur de Mozart, avec Paul Meyer à la clarinette : j’ai toujours l’impression de prendre un bain chaud quand j’écoute Mozart, et je suis toujours agréablement surprise par le son de la clarinette quand je la redécouvre en solo (J’ai perdu le dos de ma clarinette : la comptine a ancré en moi l’idée de la clarinette comme un double de la maléfique flûte à bec – un truc enfantin, nasillard et bruyant plus que musical).

Entracte : les places que nous avions squattées sont récupérées par leurs occupants légitimes ; nous reculons et passons la frontière invisible des dix premiers rangs, après lesquels on ne vibre plus à la Philharmonie. Conséquemment, le splendide Cantus in memoriam Benjamin Britten ne prend pas à la gorge – l’émotion est intellectuelle, davantage liée au souvenir d’écoutes précédentes qu’à son existence dans l’instant. Même chose pour les Variations Enigma, auxquelles on prend un plaisir plus policé qu’on l’aurait voulu. Il n’empêche, j’aimerais écrire sur l’amitié comme compose Edward Elgar, avec un mélange de chaleur, d’humour et de… pudeur ? discrétion ? dignité ? que seul un Britannique sait convoquer.

Mit Palpatine

Isadora

Elisabeth Schwartz, photographiée par Camille Blake

J’ai vu peu de spectacles en ce trimestre de rentrée, et j’ai ai encore moins chroniqué. Le spectacle de Jérôme Bel consacré à Isadora Duncan a pourtant été du genre à me faire pédaler sur un petit nuage au retour. Plus que de spectacle, il faudrait parler de conférence – avec démonstration. Et quelles démonstrations. Ce sont elles qui à leur tour transforment la conférence, avec introduction et entrefilets biographiques, en spectacle.

Le même procédé est répété tout au long de soirée : Elisabeth Schwartz danse un extrait ; la partition chorégraphique est ensuite reprise sans musique, Jérôme Bel énumérant au fil des pas les indications transmises par la chorégraphe à ses interprètes (vague, vague, tenir, embrasser, contenir…) ; l’extrait est à nouveau dansé en musique. C’est simple mais rudement efficace : loin de figer la danse en une sorte de pantomime qui nous aurait été déchiffrée*, les indications nous font tout à coup voir la danse, la voir plus précisément, avec ses phrases musicales, ses intentions, ses reprises. Plus la structure apparaît lisiblement, plus les images poétiques ont la place (sur scène), le temps (dans nos esprits) de s’épanouir. Un mouvement d’une simplicité extrême devient un geste qui contient un monde – d’intentions, d’interprétations, de sentiments. Une personne. Une vie.

L’interprète y est pour beaucoup** ; son âge aussi, un peu – un âge pas du tout canonique, mais ayant dépassé les canons jeunistes du monde de la danse : j’ai un choc en réalisant qu’elle est légèrement plus proche de ma mère que de ma grand-mère. Je crois que c’est la première fois que je vois si bien un corps de cet âge danser : la peau plissée qui s’étire et s’oublie dans le mouvement ; la bouche maquillée comme celle de ma grand-mère qui sourit sous une mèche de cheveux au carré ; la maladresse discrète de l’âge qui se mêle avec celle de l’enfance de l’art, le corps travaillé de manière à ne pas en émousser la rudesse. Il y a là quelque chose d’infiniment touchant, de bien plus vivant que bien des mouvements survoltés exécutés par des danseurs dans la force de l’âge. Il doit falloir une vie, une carrière entière, pour ôter au mouvement son apprêt, se refuser à le vernir et néanmoins le raffiner – faire de la maladresse une élégance folle.

J’ai un avant-goût de cette difficulté lorsque Jérôme Bel propose au public de venir sur scène, pour apprendre un extrait ; je m’avance avec une petite dizaine de filles – qui pour beaucoup font déjà de la danse, à la déception manifeste du chorégraphe. Rien de très compliqué sur le papier, des pas marchés, une suspension, quelques ports de bras, et pourtant, on se trouve toujours précipité par la musique, à courir après l’intention-intensité qu’on voudrait mettre dans chaque pas, et qui nous ouvrent un monde de nuances, de gestes possibles au sein du même geste. La simplicité, c’est compliqué. Grisant, en même temps. De quoi vous fasciner tout une vie. Cela faisait des années, aussi, que je n’avais pas senti les lumières se rabattre autour de moi et me plonger dans l’obscurité de la scène, cet incroyable espace de liberté et d’intensité. C’est addictif. On s’y sent tellement vivant, sur la scène et dans la danse ; l’une décuple l’autre. Et Elisabeth Schwartz est si belle à regarder, de retour dans nos fauteuils.

Euphorisée par la découverte de ce que la danse d’Isadora Duncan ne se résume pas à des sautillements gentillets d’enfant-cabri-femme-fleur (les archives vidéos saccadées favorisent ce raccourci), euphorisée par la scène, par la danse simple-douce-âpre-juste, je suis sortie galvanisée. Pour poursuivre sur le même sentiment, j’ai cherché sur les quais un Vélib qui fonctionnait et je suis rentrée en pédalant, dans le froid, la sueur et l’exaltation, me jetant sous une douche chaude en arrivant.

Jérôme Bel, dans tout ça ? C’est la critique à même le spectacle, telle que je voudrais réussir à la pratiquer après : par des mots, réussir à faire voir plus précisément ce que la danse a à nous faire ressentir.

* Le seul moment où cela fonctionne moins bien, c’est lors d’une danse reprenant la gestuelle communiste : le poing levé fige l’interprétation dans une symbolique unique, a contrario des gestes qui précèdent et qui suivent.
** J’ai regardé quelques vidéos en ligne dans la jours qui ont suivis : d’un interprète à l’autre, le geste peut se rabougrir en mouvement, et la chorégraphie n’être plus qu’une mue désincarnée de la danse qui l’a habitée…

Carnet pour le temps présent

Il faudrait que je pense à vérifier la durée des œuvres que je vais voir, et le programme exact : malgré toute l’encre qu’elle a fait couler, la Messe pour le temps présent de Béjart ne dure qu’une dizaine de minutes. En compulsant le programme, je m’aperçois en outre qu’elle n’est pas interprétée par le Béjart Ballet Lausanne ou par les élèves de Rudra Béjart, mais par les étudiants du CNDC d’Angers. Que me suis-je donc précipitée d’aller voir ?

Lorsque les bruitages du Carnet de Venise de Pierre Henry sont lancés aux platines et que je me retrouve coincée à ma place pour une heure sans personne sur scène, les musiciens remplacés par d’innombrables caisses de sono, mon réflexe premier est de me maudire. Me voilà prise au piège, punie de m’être laissée attrapée au seul nom de Béjart. J’enrage. Brièvement : je ne sais si c’est le manque d’énergie, pompée par le second rhume de la saison (bonjour la respiration sous scaphandrier), ou un brusque accès de sagesse, mais je ne vais pas me gâcher la soirée davantage qu’elle ne l’est déjà ; je me résigne et, contrainte de l’entendre, me mets à écouter ce que je ne serais jamais venue écouter de mon propre chef. Il faut bien écouter, il n’y a personne à regarder, à part un ingénieur aux platines qui règle les variations de lumières aquatiques pour escamoter et faire surgir les caisses de sono, et qui a l’air à peu près aussi inspiré que moi quand je dois mettre à jour des fichiers Excel. Je quitte le bonhomme des yeux, et me renfonce, résignée, dans mon siège. Je peste encore intérieurement de temps à autres, mais les sursauts d’exaspération s’espacent et me laissent libre d’errer mentalement au milieu des lumières aquatiques, des caisses de sono, des têtes devant moi et des sons étranges qui oscillent entre la musique et le bruit.

C’est donc cela, la musique concrète ? Des grincements de poutres, de fondations, des sonars, des bruits de pas, de cloches, de vagues, de voix qui rebondissent comme des billes, s’estompent en rumeur, des envolées de pigeons sur la place Saint-Marc, des gondoles glougloutantes, des explorations des profondeurs : c’est officiel, Venise a été engloutie par les eaux, et c’est depuis les profondeurs que nous l’explorons, que nous la redécouvrons par l’imagination, une ville à mi-chemin entre l’Atlantide et le Titanic, un miracle-naufrage dont on s’approche dans un mélange de sonars technologiques et de souvenirs enchantés par la rouille, bribes monterverdiennes d’un glorieux passé qui surgit par instants au présent devant nous, derrière nous, dans nos oreilles.

Même si je suis déroutée par cette bande-son en mal d’images, cinématographiques ou chorégraphiques, même si je pense que c’est un peu l’arnaque et que ce serait infiniment mieux chorégraphié par Béatrice Massin (ce mélange de baroque et de contemporain, c’est tout elle ; c’est la musique de sa prochaine ou précédente épopée dansée de migration par-delà les mers, l’évidence même), les interprétations délirantes et poétiques qui clapotent dans mon cerveau m’empêchent de nier qu’il y a quelque chose, qu’une chimère émerge de ces collages sonores, moins collés que fondus, enchaînés, estompés. J’en conviens peut-être au moment où je me dis que je préférerais écouter Monteverdi seul, sans les bruits parasites qui le noient et l’obscurcissent en le citant, et que je me rends compte au même moment que ce n’est pas vrai, c’est exactement ce que raconte Michel Schneider dans son essai-roman sur Glenn Gloud, cette étrangeté selon laquelle le pianiste aimait s’écouter jouer quand on passait l’aspirateur autour de lui, quand il y avait assez de bruit pour qu’on ne puisse plus entendre la musique, seulement l’écouter – la deviner, l’inventer comme on reconstitue une discussion à partir de son contexte dans un milieu bruyant : c’est précisément parce que les extraits de Monteverdi sont les seules bribes de musique, harmoniques, identifiables de cet objet sonore, que je tends vers elle, que j’y tends l’oreille, l’attention, quand livrée de but en blanc, nue, exposée, elle serait peut-être moins désirable. Il faudrait non plus lutter contre ce voile sonore parfaitement ajusté pour la dissimuler-dévoiler, mais contre les distractions qui en détournent, le ventre qui gargouille, le voisin qui siffle du nez, la to-do list de la semaine. Que la musique de Monterverdi se devine avec le charme des ruines, c’est dire que Pierre Henri orchestre l’épaisseur du temps, sa destruction, et que ce Carnet de Venise n’est peut-être pas que le carnet de voyage d’un musicien et de son micro, mais aussi, peut-être, le souvenir-désir d’un voyage dans le temps. Quand j’ai regardé ma montre un quart d’heure avant la fin, j’ai été surprise : je ne m’étais pas ennuyée jusque là.

Quand mon imagination voit pieuvres, parasols, insectes et tchador dans les rayons lumineux projetés sur scène...
Concrètement, mon esprit a quand même divagué, en témoignent ces images inventées au milieu des lumières aquatiques doucement mouvantes…

Je n’ai néanmoins pas réussi à me retenir de bitcher à l’entracte : tout ceci avait été plus intéressant qu’agréable. La suite de la soirée a renversé les deux termes, peut-être pas dans une exacte mesure, vu qu’il était intéressant de découvrir à quoi ressemblait cette Messe pour le temps présent de Béjart, et de constater le temps parcouru depuis l’époque où il était considéré comme osé de danser en jeans-baskets des mouvements à référence sexuelle explicite – mais l’agrément dépassait de loin l’intérêt : j’ai été très occupée à kiffer.

Oh, surprise, je connais la musique ! Tout le monde, répliquera Palpatine à la sortie, toujours prompt à rembarrer l’enthousiasme et la fierté individuelle par la statistique collective. Mais si tout le monde l’a probablemenent entendue dans une pub, tout le monde ne l’associe pas à la présentation de fin d’année de la classe supérieure au conservatoire – quand les grandes déboulaient des coulisses en justaucorps de velours moirés turquoises et collants noirs (souvenirs, souvenirs, tout une époque).

Les étudiants du CNDC d’Angers en sont à des degrés divers de développement de leur personnalité artistique, certains (certaines surtout) déjà affirmés, d’autres encore un peu verts, un peu gringalets dépassés par le mouvement ; mais tous se donnent à fond, et leur énergie est communicative (comprendre : j’ai dansé sur mon siège). Mains explosives, culs en arrière, gestes outrés, on retrouve là Béjart, et les jeunes danseurs s’en amusent visiblement ; c’est un peu pas eux, pas leur époque, ça ne leur va pas vraiment, mais c’est comme de se déguiser, ça leur va parfaitement : les regards qui se croisent tête en bas déclenchent des sourires entre eux.

Douze minutes de joie et de bonheur, ce serait un peu trop court, alors on profite de ce que Pierre Henry a fait un grand remix de sa musique et de ce que Hervé Robbe, danseur béjartien, ait chorégraphiée une suite pour continuer de kiffer. La tenue jeans-baskets a été complétée par un sweat à capuche ; la manif soixante-huitarde s’est muée en rave party. C’est moins la joie à l’état pur, mais ça la prolonge bien – il faut les paradis artificiels qu’il faut. Les danseurs ne se sourient plus ; c’est la transe et l’effort, bouche ouverte et non plus étirée pour avaler assez d’air et tenir le rythme soutenu, stroboscopique, les rafales de danseurs qui défilent face à nous, en lignes invisibles qui s’escamotent à mesure qu’elles avancent et n’en finissent pas de déferler, défiler. J’adore l’air de provocation arboré par les filles, dont se dégage cette sensualité très particulière de qui n’y recourt pas – pas besoin, assez forte comme ça. Une des danseuses en particulier (pas réussi à l’identifier malgré les nom égrenés dans le programme) agrippe mon regard ; c’est à elle que je me raccroche quand les scènes d’ensemble me dépassent et que j’ai besoin de refaire la mise au point sur le mouvement individuel. En plus de sa beauté, elle a ce truc des meilleurs danseurs pro : une résistance innée dans le mouvement, qui crée une épaisseur, sculpte l’espace autour d’elle, tandis qu’elle semble en faire moins que ses camarades – pas besoin de s’agiter quand le mouvement s’offre d’emblée comme geste.

J’ai kiffé (et même pas twerké dans le métro, c’est dire si je sais me tenir).

Ciné de juillet, 2019

Nouveau format de chroniquette ciné en test, en espérant que ce soit moins chronophage mais quand même sympa à lire. Dites-moi ce que vous en pensez. 🙂

The White Crow

C’est parti pour un Tutotal balletomane :

  • + 10 points pour avoir réalisé un film sur Noureev, quel qu’il soit.
  • + 10 points pour avoir embauché Oleg Ivenko, un vrai danseur qui, de surcroît, a la façon de danser un peu bourrine qu’on peut voir les vidéos de Noureev.
  • ni plus ni moins 0 point pour avoir inclus Sergueï Polunin, que je n’ai même pas reconnu (à l’annonce de sa participation, je pensais qu’il aurait le rôle-titre, mais le réalisateur n’est pas fou, il a parié sur un cheval moins instable).
  • + 5 points pour les parrallèles entre des moments de la vie du danseur et des œuvres d’art, celles-ci faisant loupe pour appréhender ceux-là.
  • – 7 points pour ne pas avoir filmé les corps dansant de la même manière, avec autant de force et de sensibilité.
  • + 5 points pour le gamin casté comme version miniature de Rudolph : même muet, il crève l’écran de son incroyable regard.
  • – 8 points pour le manque de fougue. La scène de la défection montre clairement le parti pris de la reconstitution sur celui de la légende (point de « I chose liberty ») ; il n’empêche : Noureev en jeune premier caractériel, mais encore timoré, ça fait tout drôle. Et Tutotal a raison : c’est zarb, à la longue, l’intensité émotionnelle qui passe principalement par les narines gonflées (une fois que vous l’avez remarqué, vous ne pouvez plus ne pas le voir).
  • – 10 points pour le manque de rythme : c’est LE gros défaut du film. Peut-être aurait-il fallu élargir le spectre temporel et brosser à plus grands traits.
  • + 10 points pour Raphaël Personnaz dans le rôle de Pierre Lacotte qui n’a jamais été aussi sexy OMG. J’ai été en pleine dissonance cognitive à chacune de ses apparitions.

Ce qui nous fait un total de 15 points. Ah oui, j’ai oublié le regard inénarablement triste de Ralph Fiennes lui-même en professeur de danse, mais j’ai la flemme de revoir mon barème.

La Femme de mon frère

– Pourquoi tout le monde demande à tout le monde s’ils veulent des enfants ? Comme si on était en pénurie d’êtres humains.

Je pensais aller voir une comédie, canadienne-déjantée-indé sûrement, mais une comédie. Or le rythme est formel : ce n’en est pas une. Qu’est-ce au juste alors ? Probablement un mélodrame, mais qui se traîne des airs de comédie ratée pendant un bon moment – jusqu’à ce que la comédie ratée devienne une manière plutôt réussie de traduire l’ornière d’auto-détestation dans laquelle est tombée notre anti-héroïne, thésarde sans boulot dans une relation fusionnelle avec son frère, qui l’abandonne en tombant amoureux. On nage en plein akward, et Sophia n’est pas Bridget Jones : ce n’est pas une femme banale et sympa à la maladresse drôle ou attendrissante, à laquelle on s’identifie volontiers, mais une fille brillante et exécrable, l’incarnation de l’anti-grâce, dans son comportement envers les autres, sur qui elle reporte son mal-être, comme dans les traits de son visage perpétuellement défait. Le film a beau sonner juste, et beau sur la fin*, il n’en reste pas moins ingrat pour le spectateur, qui ne sait pas trop quoi faire des blagues nulles entre frangins et a du mal à encaisser le rythme de montage hyper saccadé redoublant les engueulades familiales. Bref, le spectateur est comme la femme de son frère : l’invité qui ne sait pas trop où se mettre.

*Quelques jours plus tard, j’ai eu envie de me rendre au parc de Vincennes et c’est en voyant les barques en arrivant que j’ai compris ce qui m’avait attirée inconsciemment.

Yesterday

– Miracles happen.
– Like what?
– Like Benedict Cumberbatch becoming a sex-symbol.

Cette réplique prouve que Yesterday était pour moi, même si je connais au final mal les chansons de Beatles. Peu importe, il y a les yeux éberlués de Himesh Patel, les expressions chewing-humées en sourire de Lily James (il a fallu attendre le générique pour que je retrouve où je l’avais déjà vu : dans Downtown Abbey !), dans un scénario ce qu’il faut de farfelu, bien manigancé : un parfait feel-good movie, où tout le monde retombe sur ses pieds (« I always knew I was second ; this is not a bad place to be » – mon petit cœur a fondu de sympathie). Puis, mine de rien, ça rappelle que, même si on a tendance à confondre les deux termes, la réussite d’une vie ne se mesure pas nécessairement à son succès (et ne se limite pas non plus à une relation amoureuse).

Yuli

C’est le mois des biopic de danseurs ! Après l’histoire de Rudolph Noureev, voilà celle de Carlos Accosta : je savais que la star cubaine du Royal Ballet venait des quartiers pauvres ; ce que je ne savais pas, en revanche, c’est qu’il n’avait, enfant, aucune envie de faire de la danse. Genre aucune : le môme se fait la malle dès qu’il peut, et c’est le père qui vient le raccrocher à la barre – non sans quelques menaces et violences au passage. Pour ce père peut-être plus soucieux plus qu’aimant, la danse représente pour son fils surdoué une porte de sortie inespérée. Pour le fils, c’est « un truc de pédé » qui le coupe de ses copains puis de sa famille, un exil que ceux qui l’envient ne comprennent pas comme tel : quand tous veulent fuir Cuba, Yuli est le seul à vouloir y revenir.

Prenant le contrepied des destins dansés, Yuli est le film de l’anti-vocation. C’est à peine l’histoire de Carlos le danseur : davantage celle de l’artiste qui s’est construit sur un déchirement, et a eu la force de ne pas nourrir de rancœur à l’encontre d’un art qui l’a déraciné – mieux : qui a fini par l’embrasser pour mieux se retrouver.

Wild Rose

I wanted you to takes your responsabilities. I never meant to take away your hope.

La magie du cinéma, c’est de réussir, en te racontant une histoire, à te faire apprécier une musique qu’a priori tu détestais. De la country, je n’entendais que l’harmonica et les bottes de western ; pour Rose-Lynn, c’est three chords and the truth, et je me suis laissée emporter par le visage et la voix de son actrice (non sans avoir copieusement recours aux sous-titres, parce que l’anglais des classes populaires avec l’accent de Glasgow, comment dire). J’ai été touchée par cette jeune femme qui se débat pour donner une forme à sa vie au détriment de ses deux enfants, qu’elle a eu trop tôt et qui, sans père, ne peuvent compter que sur leur grand-mère pour un minimum d’affection et d’organisation. Une fois n’est pas coutume, je n’ai pas pris spontanément partie pour les enfants lésés, je ne suis pas intérieurement scandalisée de ce que leur mère leur fait subir : certes, Rose-Lynn a quelque chose de la midinette irresponsable qui cherche la gloire en délaissant ses enfants, mais c’est aussi une femme qui cherche à exister sans se laisser définir par son passé ni s’effacer devant son futur, des enfants auxquels elle passerait le relai d’une vie non vécue. Malgré ses manquements impardonnables, ses promesses non tenues, ses manières de charretier et sa vulgarité, qui font de Rose-Lynn la Tonya Harding de la country, on sent que la seule la musique la fait vivre (cette scène où elle remonte sur scène pour la première fois depuis sa sortie de prison…). L’en priver, c’est l’éteindre, en témoigne cette fête d’anniversaire où son fils lui demande quel vœu elle a fait en soufflant ses bougies : avec un sourire résigné à fendre le cœur d’une pierre, elle avoue n’en avoir fait aucun et le lui cède ; elle n’en a plus l’usage. Pendant la majeure partie du film, on pense sincèrement que c’est elle ou les enfants, que tous n’auront pas leur chance – jusqu’à ce que la grand-mère, rassurée que sa fille assume enfin son rôle de mère en redevienne une, elle aussi, et c’est là, cette phrase : I wanted you to takes your responsabilities. I never meant to take away your hope.

Werk ohne Autor

Ich mache es, weil ich es kann.
(« Je le fais parce que je peux le faire. »)

Alles, was wahr ist, ist schön.
(« Tout ce qui est vrai est beau. »)

Chroniquette pas -ette ici.

(C’est entièrement râpé pour le nouveau format express des chroniquettes ; je ne suis pas prête de me faire embaucher par Illimité pour les entrefilets.)