Kaguyahime, de Kylian

Lundi 14 juin à Bastille

 

Je vais finir par croire qu’être tchèque et avoir un nom en K prédispose au talent. Certes, le titre japonais du ballet s’éternue, mais vous êtes priés de ne rien en faire et de vous abstenir de toute autre manifestation bruyante, car cette seconde escapade contemporaine vers l’Orient dans la programmation de l’Opéra est encore plus réussie que la dernière. Beaucoup plus cohérente. Certes, l’histoire de la princesse lunaire qui descend sur terre pour que règne l’harmonie et repart dans les étoiles pour avoir mis les pieds dans la boue et vu les hommes le poignard à la main, ça m’émeut assez peu. Curieusement, la belle idole distante de Marie-Agnès Gillot, tout en attitude quatrième parallèle sur jambe pliés et bras d’aigles, me fascine assez peu. Ce qui m’hypnotise, c’est d’abord la lente marche des prétendants (comme Kaguyahime est resplendissante, tout le monde lui court après – lentement, faut pas déconner), où chaque pas, suspendu, devient un équilibre. Alignés, ils traversent la scène de jardin à cour, entre les barres qui assemblent les immenses tiges de fer qui représentent une forêt de bambous, et bruissent comme les gréements des bateaux dans un port. Avec la lumière jaune rasante, on dirait qu’ils tracent des sillons, qu’ils empruntent ensuite en sens inverse, chacun leur tour, dans des variations toutes plus formidables les uns que les autres, à l’énergie féroce. La lumière de biais, loin de créer un clair-obscur intime, souligne l’articulation de chaque geste, bombe un muscle, creuse son ombre, jusqu’à faire apparaître les dos noueux, puissants.

Kylian sait chorégraphier pour les hommes : il ne faut pas y aller pour ses rôles principaux (Stéphane Bullion, du reste, ne fait qu’une brève apparition – pas assez pour que mon a priori soit infirmé ou confirmé- en mikado, empereur aussi raide et intransigeant que le jeu éponyme dont je ne comprenais pas qu’il donne son titre à l’une scènes), mais pour son corps de ballet masculin. Lorsque j’ai vu la présence, la fluidité et la rapidité qu’exigeaient chaque variation, bien gratinée, j’ai cessé de m’étonner de ce qu’on trouvait justement tout le gratin dans l’ensemble masculin et notamment, outre Mathias Heymann, Alessio Carbone, aux tours virtuoses et à la démarche de toréador (« virile » irait mieux, mais l’adjectif est toujours pour moi parasité de son emploi ironique, versant vers l’homme des cavernes qui se la joue macho), et surtout Julien Meyzindi, dont l’interprétation pleine de maestria de Frollo au concours ne relevait donc pas du coup de chance. Vraiment, il est, ils sont fascinants. Puissants. Dégagent une espèce de force brute qui est le suprême raffinement de la technique classique. Et non, mon enthousiasme fasciné n’est pas dû à la parade mâle – sa danse, pas son visage, ai-je précisé à Palpatine qui semblait mitigé sur le compte de Meyzindi, qu’il examinait aux jumelles (et qu’il a par conséquent rapidement redirigées par la petite -mais costaud- percussionniste).

La suite me fait saisir ce qui justement m’a saisie dans cette scène : on y danse sous son meilleur de profil. Non seulement les déplacements sont latéraux, et resserrés en avant-scène, mais dans la mesure où la danse de chaque prétendant est adressée à Kaguyahime, le spectateur se trouve (les voir) de côté, quand ce n’est pas de dos – mais alors celui-ci, et c’est la force de la chorégraphie, devient un autre visage, qui cesse dans la danse d’être la synecdoque de tout le corps. Celui-ci est entièrement engagé par le mouvement, si engageant, aussi, que j’ai parfois, je crois, une épaule qui s’avance ou un a-coup qui me projette de quelques millimètres en avant (répercussion à l’échelle de la réduction, de la scène au fauteuil).

Le temps fort du ballet est à cheval sur la fin de la première partie et le début de la seconde, soit respectivement « le combat » et « la guerre ». Hommes en noirs et les villageois en larges pantalons blancs et torses nus s’affrontent : il n’y a ni bien ni mal, mais les blancs gagnent quand même dans l’exultation de ces affrontements de ce qu’ils se détachent mieux du fonds noir. Celui-ci est d’ailleurs à plusieurs reprises brusquement déchiré pour laisser place à de nouveaux combattants, de nouveaux duels, et de nouvelles courses qui explosent en des sauts à couper le souffle – sans pour autant être époustouflants, car la virtuosité n’est jamais gratuite, elle est toujours démonstration de violence, mais si maîtrisée que la force devient pure énergie, et l’on en viendrait presque à oublier que c’est avec cette même énergie que les hommes s’entredéchirent. Et les femmes, s’il est vrai qu’elles participent à ce formidable feu d’artifice. Les tambours sont la seule musique de la guerre et leurs coups vous ébranlent de l’intérieur exactement comme à la détonation de chaque fusée. Un percussionniste à jardin dans la fosse, un autre à cour au fond de la scène, de surcroît habillés selon les codes des opposants : on dirait que les camps ennemis se répondent d’un bout à l’autre du champ de bataille. Les musiciens qui ne jouent plus prennent la fuite en passant par le plateau, la scène devient un espace perméable, effet de panique très réussi. Puis la fumée vient entourer deux chevaux sculpturaux, dont l’ombre immense est projetée sur le rideau, et qui sont bientôt soulevés dans les airs par le nuage de poussière et renversés, image du chaos bientôt mis en mouvement par les saccades du stroboscope (et c’est une horreur de danser là-dessous). Terrible !

Du coup, pour revenir à la sérénité de la princesse sans avoir l’impression de tomber de la lune, la scénographie grandiose n’est pas de trop : un drap d’or tombe des cintres et inonde la scène de ses plis, dans lesquels le mikado tente de retenir Kaguyahime (purée, ça fait un certain nombre de fois que je l’écris depuis le début de ce post, mais il faut à chaque fois que je copie l’orthographe sur la feuille des distributions), jusqu’à ce qu’elle l’aveugle, et nous aussi par la même occasion, par la lumière lunaire, pleins feux sur des panneaux réfléchissants, et achève ainsi son ascension.

C’était sensationnel, je pense y retourner – avec une autre distribution, je suis assez curieuse de voir ce que Letestu et Renavand feront de la princesse, même si je me régalerais encore de revoir le même ensemble masculin. Allez, pour le plaisir, finissons par la revue de troupe : Mathias Heymann, Alessio Carbone, Josua Hoffalt (grand aussi, miam – je sais, les danseurs ne sont pas des gâteaux), Julien Meyzindi 🙂 , Adrien Couvez, puis Florian Magnenet, Nicolas Paul, Simon Valastro :), Marc Moreau et Daniel Stokes – nous voilà équipés !

 

 

Fine équipe aussi de l’autre côté de la rampe. Dans la file d’attente des Pass jeunes, la désormais dénommée B#6 devine que je suis blogueuse. J’ai un ordinateur sur les genoux, certes, mais je ne fais que relire le mémoire de ma potesse de fac, alors je cherche à vérifier qu’il n’y a pas erreur, mais non : « D’après ton pseudo, je ne t’imagina
is pas si grande ». Je suis scotchée. Lorsque je préviens le suivant dans la file que « je suis deux », elle embraye : « J’ai vu ton copain la semaine dernière ». Et là, ça y est, j’enclenche la seconde, c’est la miss Sc. Po de Palpat’ – ce qui n’explique pas davantage comment elle m’a identifiée. Le soupçon de dons occultes n’est (sou)levé que lorsqu’elle se présente comme ancienne de La Bruyère. C’est quand même dingue qu’il faille attendre une improbable rencontre à Bastille pour connaître quelqu’un qui a passé deux ans de l’autre côté du couloir que vous avez emprunté quotidiennement.

Palpatine s’indigne de ce qu’on (moi) puisse passer à côté de ce charmant bout de fille. Je ne précise pas que la réciproque est valable, s’il est vrai que la grande asperge que je suis n’était pas spécialement discrète lorsqu’elle s’étirait dans le couloir en question ou se payait un concours improvisé de fouettés ratés avec B. dans le hall du bâtiment scientifique. Autre hypokhâgne, autre khâgne, cela ne m’étonne plus trop : déjà que j’avais quelques flottements dans les noms de mes 47 khâmarades (angoisse d’être désignée pour la distribution des copies)… Du coup, à l’Entracte (le restaurant en face de Bastille, pas la pause entre les deux parties), après s’être réjouis de la vaillance de nos danseurs, on a fait coïncider nos souvenirs d’anciens combattants. Très amusants – un peu moins pour Palpatine, mais davantage pour Miss Red que j’ai ensuite eue au téléphone et qui a assemblé quelques autres pièces du puzzle.

 

All that jazz

 

La répétition d’hier ayant été annulée, j’ai pu aller avec Palpatine à la dernière conférence d’histoire de la danse organisée par le Théâtre de la Ville. Sonia Schoonejans nous a conté la naissance puis le devenir du jazz, depuis les plantations du Sud de l’Amérique jusqu’aux scènes européennes, en passant par ses divers avatars, modern jazz au contact de la modern dance, comédies musicales ou encore claquettes, jusqu’au hip-hop. Outre le background historique américain (crise de 29, lent mouvement de déségrégation raciale, les Trente Piteuses… – une historienne de la danse est historienne), je retrouve des éléments connus, comme le cake walk, découvert dans un bouquin pour enfants (et expliqué à ma prof d’anglais de Terminale lors d’une version) ou encore le Minstrel show qui figurait dans les pages civilisation du livre d’anglais, mais la mise en perspective fait apercevoir les tours et détours d’une danse noire sans cesse reprise et codifiée par les Blancs. I hope ne pas raconter trop d’âneries dans la reprise de mes notes.

 

Les ring shouts revêtaient pour les esclaves noirs une fonction religieuse, ce dont se fichaient éperdument leurs maîtres qui les parodièrent vers 1820 en inventant le Minstrel show, où des Blancs, le visage grimé au charbon de bois et une perruque de laine noire sur le crâne, jouaient deux personnages noirs caricaturaux. Après la guerre de Sécession, ils furent repris par des Noirs, mais toujours avec le même déguisement, tant la chose avait été codifiée. Si la possible intériorisation du regard raciste peut laisser mal à l’aise, il n’en va pas de même avec le réjouissant cake-walk, né dans les plantations pour se moquer des grands airs des maîtres lorsque, très guindés, ils dansaient le quadrille ou autres danses de bonne société.

Minstrel show vs cake-walk : Blancs et Noirs se moquent les uns des autres et s’influencent bien plus qu’ils ne le croient, s’il est vrai que le Minstrel show popularise le cake-walk (qui prend son nom en raison du prix attribués aux vainqueurs des championnats qui sont désormais organisés) et que la bonne société s’encanaille en s’inspirant de ce dernier. Évidemment, les mouvements de hanche sont gommés et le dos perd davantage en rigidité qu’il ne gagne vraiment en souplesse. A force d’être obsédés par la décence, les coincés qui croient se lâcher frisent le ridicule. La sensualité animale a disparue au profit d’un véritable bestiaire : j’ai bien gloussé devant la « danse du dindon ». Les étymologies supposées du mot l’indiquent (jazz < fr. jaser ; < argot avec forte connotations sexuelles ; <mot je-ne-sais-plus-quoi qui désigne les prostituées), c’est pourtant bien dans le corps que réside l’âme du jazz, dans la sensualité qui horrifie et fascine les colons, puis enthousiasme la jeunesse lorsque la danse est importée en Europe dans les années folles, les soldats n’apportant pas que du chewing-gum et du coca à la Libération. Sur le modèle de la flapper, la garçonne s’épuise au charleston dans les dancings.

La codification n’entraîne pas le déclin du jazz dont le style réside pour une bonne part dans la spontanéité de l’improvisation, mais déplace ses foyers de création. Alors que le jazz, déménagé de la Nouvelle-Orléans puis de Chicago s’est installé dans les comédies musicales de Broadway et que Bill Robinson alias Bojangles en devient la première vedette noire ou presque, le jazz swing s’invente dans les clubs de Harlem où l’on conjugue humour, virtuosité et improvisation – de même que le ring shout des esclaves était une danse d’espoir, cet art reste un moyen de lutter contre la D/dépression et la misère. Lorsque le swing aura too much swung, et qu’une partie des jazzmen s’éloigneront de ce qu’ils jugent une musique et danse de compromis pour donner naissance à une nouvelle branche, le be-bop, plus difficile à danser, et plus difficilement récupérable par les Blancs. En effet, l’Amérique est toujours ségréguée et la défense d’une culture propre fait partie du mouvement de revendication d’une spécificité. Katherine Dunham créé une technique à elle, une curieuse synthèse d’éléments du ballets classique, de la modern dance avec ses contractions for example, et de danses de Jamaïque et Haïti, tandis que Jack Cole influencera Robbins ou encore Balanchine par son travail de chorégraphe. De la génération suivante se détache particulièrement Alvin Ailey : s’il monte sa première chorégraphie sur un morceau de Duke Ellington (Bamboo, c’est le moment de crier Viiiian !), l’univers de celui qui est venu à la danse après avoir vu les ballets russes de Monte-Carlo ne se limite pas au jazz, et emprunte à Graham, Humpfrey…

La fin de la conférence est en vitesse accélérée, histoire d’avoir le temps de visionner les vidéos d’archive : les yuppies succèdent aux hippies, Harlem s’efface devant le Bronx, et bientôt vient la break dance, la culture hip-hop…

 

Une heure de conférence, une heure d’extraits vidéo : celle-là permet de faire les liens entre ceux-ci qui eux-mêmes donnent un contenu concret à l’histoire entendue. La juxtaposition de cake-walk, tap dance par les Nicholas Brothers, comédie musicale avec West side story, clip d’Elvis Presley et moonwalk de Michael Jackson rejoue le dialogue jazz en black and white, et c’est parfois haut en couleurs ! Les Nicholas Brothers sont ahurissants, on se demande comment ils font pour avoir au niveau des adducteurs une telle force (remonter d’un écart) et une telle souplesse (sauter une marche et retomber en écart sans s’exploser l’entrejambe ni les genoux ). La vitesse n’est pas pour rien dans la virtuosité – on ne peut parfois pas suivre le mouvement des jambes, à se demander si l’enregistrement n’a pas quelque faiblesse technique. Je ne suis pas sûre qu’on trouverait quelque chose d’équivalent aujourd’hui, où les rares spectacle de tap dance dont j’ai pu avoir connaissance se font à un rythme certes rapide mais non tant – même chose pour le ballet, où les tempi se sont fortement ralentis (sauf qu’on y a gagné en technique, parce que question propreté, cela faisait un peu débutant de conservatoire) : il est curieux de constater que dans notre société hyperactive, nos arts ont pris le temps de vivre.

D’autres considérations plus prosaïques me traversent l’esprit, comme la parenté des tap dancers qui se mettent à faire des bonds, bras le long du corps, jambes serrées, avec les hurluberlus qu’on peut croiser en boîte, ou encore : l’absence de bras non-dissimulée par les mains portées dans le dos (comme c’est le cas dans la gigue irlandaise – ça claque, niveau diversité ethnique) fait ressortir leur côté manchot, et je me dis alors que les créateurs de Happy Feet ont du tomber sur ce genre de films.

Le dernier extrait est à l’image de notre vision désorientée : un break dancer est filmé par-dessous une plaque de verre, donnant tantôt l’impression, lorsque les zones d’appui sont étendues et originales, d’être écrasé, tantôt de flotter sans contrainte de pesanteur. Il faut en avoir du souffle. Coupez !

 

Les pieds me démangeai
ent déjà en entendant parler de shuffle – m’a donné envie de reprendre les claquettes, tiens.

Des oh! et des bah !

 

Début de Beach Birds, comme l’avant-spectacle: planant.

 

Hier, au débotté et avec du bol, soirée au Théâtre de la Ville ; quand j’arrive Palpatine (vous avez grillé qu’à chaque fois que je le link, il s’agit de la critique correspondante et non d’une lubie obsessionnelle, j’espère) a déjà trouvé des revendeurs à qui acheter deux places. Dans le hall, je crois reconnaître le danseur pain au chocolat du ballet de Lyon, ainsi surnommé lorsque la compagnie s’était produite à Pantin, il y a quelques années, parce que ma mère le regardait comme si elle allait en faire son quatre heure. Tout à fait à mon goût également. Du coup, j’ai réservé à Palpatine ses jumelles pour ses apparitions sur scène, mais j’ai beau eu scruter et l’attendre de pièce en pièce, personne. Le mystère s’est levé à la sortie : il s’agissait en réalité de l’ouvreur qui s’occupait du vestiaire. Il reste croustillant, mais cela lui a fait perdre un peu de son aura. Un danseur, quand même… venons-y, d’ailleurs. En trois partie, comme il se doit y invite la tripartition du programme.

 

Aux frais de la princesse, le chorégraphe nous a posé un lapin

 

sur le devant de la scène, côté jardin, allongé par terre, face tournée vers le public. Le lapin Kiss cool, à ceci près que le costume ne couvrait pas les pieds, qui frottés contre le sol produisaient un grincement dont j’ai mis un certain temps à identifier la provenance, croyant à un bande-son accompagnant une image flottante projetée derrière. Mais le temps ne m’a pas manqué ensuite pour analyser la chose et plaindre le pauvre gars qui, à moins d’avoir développé un centimètre de corne, ne devait plus avoir de voûte plantaire ; cette blague de mauvais goût a duré, quoi, je dirais un bon quart d’heure. Mais aussi, l’ennui dilate le temps.

De toutes manières, on se demande ensuite si le grincement, introduisant du moins une illusion de rythme n’était pas préférable au silence. Non que celui-ci devienne angoissant (pourquoi cette absence de musique ? La bande-son est-elle morte ? Quand vais-je pouvoir tousser ? Et autres interrogations existentielles), mais il est redondant : on n’entend pas plus qu’on ne voit, et Dieu sait pourtant que ça gesticule. On agite la tête en tous sens – che-veux que ça s’arrête ! – on se jette par terre, seul ou à plusieurs, on dansotte dégingandé mais pas désinvolte, parce que les danseurs sont en empathie avec leur public, ils souffrent. Une pensée émue pour la fille qui se tape une séance de gainage de malade : au sol, elle soulève son bassin et s’arque jusqu’à se trouver sur les demi-pointes et le sommet du crâne, bras en l’air qui demandent de l’aide sans y croire, parce que bon, comme le reste, cela n’a pas été chorégraphié. La vie n’est pas un conte de fée, ma bonne dame, la princesse de Rescuing the Princess (enfin les, parce que toutes les danseuses s’y sont collées) étant décrite par le programme comme une amie danseuse en fin de vie que le chorégraphe a accompagné jusqu’à la mort. Qui est, comme chacun le sait, une délivrance : réapparition de la musique et construction d’un ensemble, le seul de la pièce du coup monté, au lieu de la juxtaposition d’artistes autistes, on aurait bien une ébauche de danse. Peut-être même pas mal, mais on est soulagé de ne pas avoir à se poser la question.

Noir à nouveau, personne n’ose espérer la fin, mais quelqu’un tente d’applaudir pour mettre fin à ses souffrances et c’est finalement ce que l’on attendait de nous. J’ai été rassurée que se mêlent aux applaudissements des huées. Prise entre mon accord profond avec ces dernières et mon envie de témoigner aux danseurs, qui réussissent à laisser deviner une belle qualité de mouvement (en particulier le grand Black, que j’aurais bien aimé voir ailleurs) toute ma compassion, je ne bouge pas. C’était la première fois, je crois, que je n’applaudissais pas à un spectacle. Cela m’est déjà arrivé de ne pas être emballée et d’applaudir par convention, mais là cela aurait été de l’hypocrisie pure et simple.

Ralph Lemon, retenez bien ce nom pour être sûre de ne jamais croiser son chemin.

 

 

Pingouins pas manchots


 

A défaut d’être esthétique, la première pièce a tout de même été utile, en me faisant par contrepoint apprécié une pièce sur laquelle je ne me serais pas forcément attardée en temps normal. Après avoir écouté les mouches voler, nous avons vu les oiseaux danser. Pas n’importe lesquels, précisément ceux qui vous font trépigner un ingénieur Linux embarqué : des Beach birds, des pingouins. On oublie pour une fois que l’académique n’est pas flatteur (d’autant que pinguis désigne tout de même le gras en latin – la seul entrée des Mots latins dont je me souvienne…) ; la démarcation qui le fait passer du noir au blanc juste au-dessus de la poitrine, associée à l’inclination de celle-ci, donne un port de reine d’empereur. J’adore la poésie de cette danse anti-lyrique qui flirte avec le figuratif (j’allais mettre « danse abstraite », mais je viens de relire les essais de Kundera).

A cause du titre, ou plutôt grâce à sa légende (ce qui doit être lu, rappelons nos cours de latin), on voit dans une main/aile qui tremble le pingouin qui frissonne ; dans la tête posée d’une joue puis d’une autre sur le dos d’un partenaire, la tendresse d’une caresse ;   dans les sauts en retiré première (je ne sais pas le terme technique, j’appelle ça les sauts « grenouille ») bras bas, le déséquilibre du pingouin qui plonge. Ou comment Bournonville se retrouve sur la banquise.


 

Si l’émotion e/affleure, elle n’est jamais sentimentale, mais toujours graphique :

 

 

Dans le registre de la référence classique poles apart, le frémissement d’un pied en équilibre en attitude parallèle devant (got it ?) m’a fait penser aux petits battements sur le coup de pied dans l’adage du Lac des cygnesécho volatile. Quand j’en ai fait part à Palpatine, il m’a proposé d’aller voir des vrais oiseaux, sous prétexte qu’il n’y a pas que les pigeons dans la vie, et j’ai eu un court instant la sensation d’en être un.

 

La Beach Bird attitude

 

Comme il est récemment mort et déterré, j’avais lu pas mal de choses sur Cunningham, et j’étais vraiment curieuse de voir ce que donnait une danse aux lignes fortes voire épurées, comme des poses successives (je me souviens de V. qui m’avait résumé le style du chorégraphe à quelque position – et effectivement, on pourrait analyser la chose à l’aide de quelques pas où domineraient l’attitude et le demi-plié en première position), très exigeante physiquement (l’équilibre en attitude derrière penchée et plié, avec port de bras… le genre de chose qui vous développe le mollet pois chiche), entretenant un rapport assez lâche avec la musique (le bâton de pluie a un effet apaisant lorsqu’il n’est pas agité frénétiquement par un gamin chez Nature et découverte), et où l’émotion a dégagé du visage. Ce dernier demeure effectivement de glace, sans pour autant qu’il ait des airs de froideur ; l’ensemble est lisse mais pas superficiel. Cette pièce est vraiment un drôle d’oiseau.


Ne pas avoir l’air d’un albatros – seulement manchot.

 

 

Re- Set and Reset

 

Déjà vue avec Palpatine à Chaillot, la pièce de Trisha Brown me plaît toujours autant. J’ai pourtant eu l’occasion de la re-découvrir s’il est vrai qu’est difficilement mémorisable la fluidité du mouvement avec ses faux rebonds et sa vraie dynamique. Alors que j’arrête toujours Palpatine lorsque l’incessante agitation du neurone descend jusque dans sa jambe et la fait tressauter, j’ai senti des a-coups dans mes épaules et mon dos : un peu comme, lorsqu’on cherche vainement le sommeil, le corps est parfois secoué d’un sursaut involontaire, la réplique des mouvements de la scène traversait le mien. J’ai alors sentis, j’imagine, ce que ma prof de danse appelle entrer en sympathie (musculaire) avec le danseur – et qui chez elle, va jusqu’à lui laisser des courbatures. C’était particulièrement flagrant lorsque je fixais mon attention sur un danseur en particulier, le seul qui semblait vraiment s’amuser, et dont la qualité de mouvement était telle qu’on aurait presque dit que son dos ondulait.

 

Inversement proportionnel prolixe à l’enthousiasme – bof post.

Robbins à la dérobée

 

Vendredi 23 avril, dimanche 2 mai et jeudi 6 : trois représentations de l’hommage à Jérôme Robbins, soirée ainsi intitulée de manière à pouvoir y glisser un intrus -néanmoins très désirable-, une chorégraphie de Benjamin Millepied. La première fois, Palpatine, Amélie (blogueuse rencontrée fortuitement sur les banquettes rouges des pass jeunes) et moi obtenons des places de dernière minute au centre du premier rang du premier balcon, la perfection absolue. Les deux fois suivantes étaient en revanche prévues, si bien que ce n’est pas nous qui dérobons les places de quelques riches invités dédaigneux, mais la scène qui se dérobe en partie à notre regard (à Amélie a succédé une demoiselle que j’appellerai pour le moment Esméralda – quoique, j’hésite avec Shérérazade- puis B#4). La loge impératrice accepte à la rigueur le sceptre mais non pas les cannes ; passé le premier rang, il faut être debout pour voir au mois les deux tiers de la scène, ce qui est un peu frustrant en temps normal, mais une parfaite solution pour voir plusieurs distributions sans se ruiner (surtout quand, mine de rien, on se fait inviter – ou alors j’ai une dette inconnue ?- ouais, c’est commode, les blogs, pour s’envoyer des billets doux).

 

En sol e(s)t sur la mer, les danseuses sont vêtues de tuniques qui rappellent leur parenté avec le maillot, ornées de vaguelettes de couleurs et de jupettes assorties, de même que les danseurs (assortis, pas en maillot, voyons – à moins de penser au maillot des cyclistes, mais les académiques sont autrement plus seyants). Battements, sixièmes et déhanchés : la chorégraphie serait jazzy si la séduction n’avait pas été remplacée par l’entrain. Les groupes se scindent pour mieux se faire écho, trois se donnent la main de sorte que l’arabesque du premier se répercutent sur les suivants, trois autres se lancent dans un concours de chats six jusqu’à couler s’écrouler, ça déboule en lignes et repart en file serpentant comme la traîne d’un cerf-volant. La composition des ensembles est d’une inventivité débordante chez Robbins ; lorsque j’ai découvert son style, à la venue du NYCB l’année dernière, ma première impression a été celle d’une fluidité insaisissable, tant les figures des ensembles vous filent entre les mains avant que vous ayez eu le temps de les constituer en formes géométrique stables et identifiables. Il faut suivre l’exemple des danseurs, sauter depuis un grand plié secondes sur le côté, un bras de crawl, et plonger dans la danse.

La danse facétieuse et énergique des ensembles encadre un pas de deux qui tient plus du calme du large de la Méditerranée lorsqu’elle est d’huile que du joyeux bazar de ses plages. Les costumes (de bain) du corps de ballet sont épurés, et le couple central se détache en blanc sur l’azur uniformément bleu du cyclo (à l’exception de trois vaguelettes et quatre rayons stylisés). Le pas de deux est éblouissant : rien que des lignes pures, rien de spectaculaire, tout disparaît comme dans l’éclat d’une lumière trop vive. Cela passe et s’oublie comme un éblouissement. L’espèce de tranquille sérénité qui s’en dégage module la tonalité de la pièce entière et empêche la joie des danseurs-nageurs de n’être que ludique, innocente, et enfantine. C’est un peu plus profond, mais comme l’eau est un peu trouble, difficile de voir exactement en quoi.

 

Distributions :

Karl Paquette est délicieux, comme toujours ; Marie-Agnès Gillot, puissante, comme à son habitude, mais leur pas de pas paraît fade au regard de ce que l’on aurait pu attendre. Bien que leurs physiques s’harmonisent plutôt bien (ce qui n’est pas évident avec la stature de Gillot), ils manquent de complicité pour former un couple. Dans cette juxtaposition, Karl Paquette paraît même avoir du mal à manier la grande perche qui lui a été assignée.

Aurélie Dupont et Nicolas Leriche sont en revanche tout à fait incapables de décevoir. Le pas de deux prend tout son sens dans l’écrin du ballet qui ne semble plus un simple prétexte à son insertion. Après Gillot, Dupont me rappelle leur cohabitation explosive dans les Rubis de Joyaux. Elle a toujours le geste juste (et) intense. Leriche a déjà tout compris en trois attitudes glissées dans le sol, les bras qui avancent au ralenti comme si les mains flex éprouvaient la densité de l’air. Et il s’amuse, avec ça. Pas comme un jeune chiot fougueux sur la plage. En tant qu’artiste qui prend un immense et très simple plaisir à être sur scène, qui se joue des difficulté, joue avec sa partenaire, le corps de ballet et les accents de la musique de Ravel – on jubile avec lui. Heureux sans être insouciant : son sourire qui fond en bouche.

Josua Hoffalt s’amuse aussi, mais de façon plus malicieuse. Charmeur, aussi. Ce qui n’est pas pour le desservir ni pour me déplaire. Il n’en fait pas trop de ce côté, mais semblerait se reposer là-dessus pour compenser un manque d’énergie – ou de dynamique, je ne sais pas trop. Mais l’intelligence de ses mouvements tout de retenue promet (il adopte un peu la gestuelle de Leriche dans sa traversée en attitudes, sauf sa main, plus ronde, dont on se demande si elle ne manquerait pas de fermeté), et il faut ajouter à sa décharge qu’Emilie Cozette n’invite pas à l’allégresse. Bien que je ne m’attendais pas à ce relatif aplomb technique (encore qu’elle peinait visiblement dans la diagonale de coupés-jetés en tournant), elle ne me fait toujours pas plus d’effet qu’une belle algue (j’en connais un qui serait ravi de s’en faire un makisushi).

 

 

Triade, cheval de Troie de la soirée, est une pièce de Benjamin Millepied, celui-là même qui a chorégraphié Amoveo et qui mérite donc doublement que je lui déclare mon amour. C’est juste… rhaaaa. Mais encore me direz-vous ? C’est que je ne sais pas trop par où commencer. Même le titre ne se laisse pas facilement décortiquer (le programme, que j’ai feuilleté à la boutique de l’opéra, n’en dit rien – belles photos mais seulement des bios, je l’ai reposé bien sagement sur la pile) : trois notes, trois éléments qui font réagir curieusement l’alchimie du couple, trois combinaisons possibles de rencontre… ? C’est qu’ils sont quatre en scène, deux hommes et deux femmes : autant trois est le chiffre des emmerdes (il y en a toujours un qui tient la chandelle), autant l’ajout d’un quatrième donne aux embrouilles le beau nom de complexité. Dynamique assurée. Les duos unisexes ont tôt fait de se recomposer en couple qui eux-mêmes s’échangent. Mais quand un troisième vient à passer (voire à narguer), il y en a toujours un pour se souvenir du couple précédant et hésiter sur son partenaire. Pas de jalousie, plutôt l’indécision d’une infinie curiosité – suspendue par une échappée finale ; pas de plan à trois, une complicité à quatre.

Dans les va-et-vient de ce petit groupe, on se repère aux couleurs, trois, histoire de jouer une fois encore sur un
équilibre qui ne peut aboutir à une parfaite symétrie et se cherche donc sans jamais se stabiliser : un couple bleu, une femme rouge, un homme vert. Le mini-short et le top style nuisette ne sont pas des plus adaptés à la morphologie de Marie-Agnès Gillot dont Shérérazade souligne qu’elle aurait pu faire une carrière de camionneur. Ce n’est pas faux ; il n’empêche, elle est belle. Ses épaules massives, justement, la situent au-delà de la séduction et ses rapports avec ses partenaires en sont d’autant plus intenses.

J’adore le moment où de profil au public et face à Vincent Chaillet (T-shirt vert), elle avance, tourne et recule la tête au rythme où celle de son partenaire recule, tourne et avance. L’amorce d’un baiser prend d’étranges allures de crainte (oiseau apeuré) et curiosité animales (bêtes qui se sentent – la focalisation passe des lèvres au nez sans que l’intervalle entre les visages ait été modifié). Un bras qui sabre l’air au-dessus du torse vert qui s’est reculé et c’est une masse bleue qui tombe en arrière inerte au bras de l’homme. Jambes pliés, genoux vers le public – abandon. Et puis aussi son arabesque plongée, qui me renvoie dans un flash à Genus (décidément, cette soirée est indépassable).

 

 

Et la main de son partenaire qui la retient à l’horizontale par la cuisse, l’autre jambe frôlant le sol, également pliée. Et la façon dont elle fixe quelque chose hors-scène, l’intuition de la présence de quelqu’un, le regard fixement dirigé vers la coulisse à laquelle Vincent Chaillet tourne le dos ; et alors, la façon dont elle se jette dans ses bras pour tout à la fois ne pas voir (buste protecteur où elle trouve refuge) et voir (sous son bras à lui – si c’était par-dessus, la polysémie d’übersehen conviendrait parfaitement), la jambe calée par le pied résolument en dedans.

 

Distributions :

Je vais essayer de résister à la tentation de décrire pas à pas le rôle de Gillot et dire deux mots (enfin deux paragraphes, vous me connaissez) du trio restant. Surtout que mon enthousiasme masquerait presque le fait que la distribution ne colle pas : Gillot et Gibert sont toutes deux formidable, mais leur similitude et compatibilité s’arrête à la deuxième lettre de leur nom. La force sculpturale de celle-là et la désinvolture coquette de celle-ci sont constamment en porte-à-faux l’une par rapport à l’autre. Les moments que j’ai évoqué juste avant sont en réalité issus d’un pas de deux où le couple est un long moment seul en scène, et qu’on peut alors oublier un instant que les deux étoiles n’appartiennent pas à la même constellation. Les garçons sont plus homogènes : Vincent Chaillet en T-shirt vert et Nicolas Paul en marcel bleu ondulent, tournent et ploient plus harmonieusement, encore que la chorégraphie les fasse rarement danser à l’unisson. En effet, comme ils ne cessent de se recomposer, les couples dansent rarement ensemble, même lorsque les quatre danseurs sont rassemblés sur le plateau. La cohésion de leur danse est d’autant plus importante que la juxtaposition des couples a vite fait de devenir un collage arbitraire.

La première distribution que j’ai vue était bien plus cohérente (ce n’est pas une question de taille, la disproportion qui était entre les filles se retrouve chez les garçons), et même sans étoile de recommandation, je l’ai largement préférée à la suivante. Stéphanie Romberg (en bleu, comme Gillot, dont elle pourrait rejoindre un jour la constellation) affirme toujours une belle présence, alliée à une technique plus assurée, tandis que Muriel Zusperreguy me donne encore un peu plus envie de retenir l’orthographe de son nom. Quant aux garçons, c’est l’extase : une fois dépassé le fait que je ferais bien mon quatre heure d’Audric Bezard (T-shirt bleu), difficile de dire qui, de lui ou de Marc Moreau (marcel vert – z’avez remarqué, ils ont inversé le rapport forme-couleur ; ça m’a perturbée pendant toute la deuxième représentation au point que je suis allée vérifier dans les photos du programme) est le mieux. Marc Moreau est plus souple des épaules, les ondulations sont plus coulées , tandis que l’ampleur des mouvements d’Audric Bezard tient davantage à la puissance de ses immenses jambes et à la tenue de son dos (oui, bon, d’accord, de son torse, mais c’est la même réalité vue de face et de dos). Ils sont également formidables et tous me font trépigner ne serait-ce que par une course qui s’achève en coulisse ou en dérapage contrôlé. Une pièce sous tension hautement enthousiasmante.

 

 

 

Myriade d’étoiles In the Night : pas moins de cinq titrés pour trois couples, et un fond de scène parsemé de points lumineux. Le public ne pousse pas un oooh de ravissement comme devant la guirlande métallique des Diamants – les Joyaux, encore- mais je n’aurais pas été en reste. Ce fragment de voie lactée est très discret (cela me rappelle la lumière du soleil qui filtrait le matin à travers mon vieux store occultant piqueté de petits trous), mais il suffit à perdre le spectateur dans l’espace, que dis-je, le cosmos de la scène. Les pas de deux qui se déroulent dans cette obscurité liquide semblent présenter l’origine de tout couple, qui existe par conséquent de toute éternité. Ainsi soustraits au temps dans une parenthèse hors du monde, j’ai du mal à y voir trois âges d’une relation amoureuse. Trois états me semblent bien plus convenir à ces couples au-delà d’une triviale phase de séduction (critique bien lourdingue de Télérama, à ce propos). De la tendresse respectueuse à la passion épanouie en passant par la majesté des sentiments, ces couples dans la maturité de leur relation dégagent une sensation de plénitude incroyable, même lorsque la femme se retrouve emportée la tête en bas. S’ils se succèdaient vraiment, les trois états ne se retrouveraient pas après leur mouvement respectif pour finir sous le même ciel.

 

Distributions :

Benjamin Pech aurait un peu l’aspect princier de la Bête face à une belle Clairemarie Osta en robe violette, à qui convient décidément les rôles qui requièrent encore davantage de finesse et de délicatesse que de nuance (la, ce serait plutôt Aurélie Dupont). Comme dans Émeraudes (ça y est, j’ai cité les trois tableaux des Joyaux, ce devrait être bon), elle cisèle ses mouvements, les détache en suivant les pointillés de son intention. Je suis chaque fois suprise favorablement, oubliant chaque fois sa personnalit
é si peu imposante – ce n’est pas qu’elle s’efface, non, elle se propose. On la qualifiait dans je ne sais plus quel commentaire de « femme qui danse ». J’avais trouvé cela stupide sur le coup, et je commence seulement à entrevoir ce qu’on voulait sûrement dire par là. Toutes les étoiles dignes de ce nom sont des artistes, c’est-à-dire autre chose que des danseuses : Aurélie Dupont est une comédienne qui danse, Marie-Agnès Gillot, une athlète qui danse… Clairemarie Osta est une femme qui danse. Bien qu’elle ne figure pas à ma connaissance dans ses fantasmes, elle possède la patine dont parle Palpatine et qui en fait une belle femme tandis que Muriel Zusperreguy dans ce même rôle ne peut être encore qu’une jolie fille, même très jolie.

Et il va sans dire que Jérémie Bélingard qui ne me fait pas plus d’effet que Stéphane Bullion (qui lui-même ne m’en fait pas plus que Cozette – vous commencez à voir le problème) ne peut pas rivaliser avec Benjamin Pech, même dans le rôle de porteur – puisqu’il faut bien reconnaître que le rôle des hommes est assez limité dans cette pièce. La dernière distribution aura au moins eu le mérite de m’apprendre à distinguer Bélingard et Bullion. Je garderai pour moi les noms d’animaux qui me servent de moyen mnémotechniques, ne trouvant pas comme Amélie que Jérémie est le beau gosse des deux frisés.

Le deuxième couple doit sa majesté à Agnès Letestu, absolument parfaite dans les rôles classiques où il n’y a pas besoin de sourire ou de minauder. De son port de tête, et de la pose souveraine marquée d’un côté puis de l’autre par sa pointe en quatrième derrière, elle assoie son autorité sans entamer sa délicatesse. De Robbins, je pourrais retenir la beauté d’une simple marche, la scansion de celle-ci ou les menés de En sol qui rapprochent progressivement le couple après quelques avancées et reculs en diagonale. Enfin, Agnès Letestu est un diamant brut, tranchant mais pur. La robe mordorée est également sublime et achève d’éclipser Bullion. Karl Paquette aurait pu être royal, mais on ne lui veut décidément pas du bien dans l’attribution de ses partenaires : Emilie Cozette tient son rôle mais pas son rang, elle s’en sort grâce à sa beauté. Les étoiles blondes auraient pu former un couple solaire, en pleine nuit, c’est malheureusement mal venu. La dernière distribution rassemblait Christophe Duquenne et Eve Grinsztajn dont il faut absolument que j’apprenne à prononcer le nom. Sans avoir bien sûr la maturité de ses aînées, elle est superbe, une gorge (pas le cou ni la poitrine, la gorge au sens ancien du mot, comme le poitrail d’un animal) bombée plutôt que concave, qui semble donner le ton pour tous ses mouvements enrobés (la façon dont elle semble prendre appui sur l’air pour y mieux flotter, rho). Avec la couleur de la robe, elle suscite en moi une nouvelle réminiscence de la Belle et la Bête (Disney power).

Last but not least : Delphine Moussin, juste sublime, à plus forte raison lorsqu’elle est accompagnée de Nicolas Leriche. Sa robe, déjà, est une pure merveille : le tissu sombre s’ouvre sur des voiles orangés qui rendent des portés a priori acrobatiques, flamboyant. La flamme de la passion n’a plus rien d’une métaphore éculée et d’ailleurs les emportements du couple ne sont plus ceux d’adolescents amoureux, mais déjà, à présent, ceux d’amants qui s’abandonnent l’un à l’autre, sortent d’eux-même et du nacissisme amoureux pour redonner à la passion son sens passif de ce qui est subi – mais il faut voir avec quel désir, aussi. Delphine Moussin est juste sublime, et n’a pas l’air inspiré que peut prendre Emilie Cozette : elle, est inspirée et surtout inspire, expire, respire, sa poitrine se soulève, elle vit devant nous, sur scène, oublieuse de nous, s’abandonne.

Vous avez vraiment besoin d’une conclusion pour cette pièce ou je dois ajouter que c’est le ballet pour lequel le jeu des chaises musicales dans la loge aurait pu devenir moins ludique?

 

 

 

The Concert terminait le programme parce qu’il est bien connu que la plus perdue des journées est celle où l’on ne rit pas (pas de souci de ce côté, je me suis payé un bon fou rire ce matin). La mise en abyme est annoncée par un second rideau où se trouve dessinée la salle. Côté jardin, un piano à queue, bientôt rejoint après une descente triomphale par sa musicienne. En bons spectateurs, on applaudit ; c’est comme ça, on applaudit les musiciens avant et les danseurs après. Ce n’est qu’après avoir bidouillé son tabouret pendant une éternité, dans le silence, et épousseté le clavier d’une décennie de poussière accumulée que la pianiste accède au rang de personnage comique.

 

La pièce commence vraiment ; ses rouages vont s’enrayer de façon de plus en plus improbables. Jeu des chaises musicales de spectateurs insupportables, affres du corps de ballet, petits désaccords entre mar(r)i et épouse, le délire devient complètement loufoque et s’achève par une gigantesque chasse aux papillons. La satire est cruellement drôle, et c’est bien la seule fois que vous aimez chrétiennement vos prochains dans une salle de théâtre ; quand bien même vous auriez ce soir-là un spécimen d’emmerdeur pour voisin (tuberculeux, pipelette, bruyant…), aucune importance, vous rirez plus fort que lui.


 

Il faut surtout mentionner Dorothée Gilbert, vraiment impayable dans le rôle de la ballerine : le rire prend rien qu’à voir la façon dont elle reste accrochée au piano après qu’on lui ait ôté sa chaise de dessous les fesses, sa gêne lorsqu’après une poignée de main celle de son interlocuteur reste dans la sienne et qu’elle dissimule l’objet compromettant dans le piano, son émerveillement face à un chapeau défiant toutes les moumoutes à fanfreluches que vous puissiez imaginer, la tronche qu’elle tire lorsqu’elle se prend un coup de gourdin sur la tête (oui, oui, c’est très animé).

 

 

A la satire courante s’ajoutent les références parodiques au ballet, d’abord entendu de façon générique puis sous forme de clins d’œil aux ballets blancs. Il y en a toujours une pour se planter de place ou de mouvement dans le corps de ballet. Leur pose « finale » est un sommet : après moult déséquilibres et hésitations quant à la position à prendre, les danseuses se figent avant de remarquer que l’une a le mauvais bras, ce qui entraîne illico presto la rectification de toute la ligne… enfin presque, puisqu’il y en a encore u
ne qui est à la masse et qui au lieu d’assumer son erreur, essaye de feinter en revenant trèèèèèès lentement dans le bon port de bras. Jubilatoire. Je suis morte de rire, aussi, lorsque des sylphides dégénérées en papillons débarquent aux quatre coins de la scène, reconnaissant les entrées des Willis. La formidable Myrtha qu’ils trouvent en la figure de l’épouse est malheureusement piétinée par ses compatriotes lors qu’une mauvaise synchronisation des traversées. Scrabouillée, la bestiole. Et de battre des mains comme une otarie après cette parodie tordante. Concert d’applaudissements.

 

Montrer mains blanches

Jamais je ne serais spontanément allée voir une pièce de danse japonaise dont je ne distingue pas le titre d’avec le nom du chorégraphe. Mais Palpatine est fan d’Amagatsu et comme les amatrices du genre pressenties comme accompatrices étaient indisponibles j’ai tenté l’expérience. J’avais un peu peur de la lenteur – surtout lorsque Palpatine, pas très en forme, me demande de jeter un oeil sur lui de temps à autres et de le secouer s’il montre des signes de faiblesse. Placés au deuxième rang, on s’épargne déjà d’avoir à forcer sur ses yeux. Sans rideau, la scène exhibe une installation dont je me demande comment les danseurs vont en jouer : au sol, ce que je prends d’abord pour un praticable et qui se révèle être couvert de sable, sur les côtés et suspendues dans les airs au milieu, des vitres parcourues de traces qui dessinent des réseaux de veines, supposé-je à cause de leur couleur rouge ou bleu.

 

I. Eriger. Se relever.

Trois danseurs entrent sur scène ou plutôt dans l’espace scènique : l’air semble devenir liquide alors qu’ils se meuvent. Lentement. Pas au ralenti ni précautionneusement. Lentement, à en étirer le temps. Sous les longues robes, on ne voit pas toujours les pieds bouger, et on en distingue à peine la secousse ; leur déplacement est aussi hypnotique que peut l’être celui de Willis, à la différence près que nos fantômes sont beaucoup trop terriens pour s’envoler. Entièrement maquillés, poudrés, talqués de blanc, ils errent sans jamais se statufier, et tombent tour à tour – rapidement, sans bruit, efficaces. A chaque fois, un homme tient ses pieds et les deux autres le relèvent, un peu comme Albertine prisonnière dans Proust ou les intermittences du coeur. Aucune trace de cambré ici, en revanche, le gisant est relevé d’un bloc, érigé tel une statue. Comme s’ils n’étaient pas certains de la stabilité du socle, les deux hommes retirent leur bras avec précaution, les font coulisser dans les airs et restent ainsi, encadrant et présentant l’homme dressé.

Puis cela recommence et ce n’est pas tant la lenteur que la répétition qui est troublante. On sait que l’homme suivant va tomber allongé, être redressé par les trois autres, jusqu’à ce que les quatre danseurs se soient ainsi dressés devant le public. La variation s’introduit peu à peu, de ce que l’équilibre précaire du statufié le conduit parfois pour ainsi dire à imploser, tombant sur lui-même par désarticulations successives.

 

II. Mémoire estompée des origines

Difficile de déterminer  quand commence et quand prend fin un tableau, s’il est vrai qu’il n’y a jamais de temps d’arrêt (on ne casse pas ce qu’on est en train d’étirer, voyons !), mais on brodera à partir de la scène qui se définit par l’entrée d’un nouveau personnage (et comme cela risque de ne pas entièrement fonctionner, ma mauvaise foi vous répondra que la scène est tout autre chez les British mais ne laisse pas d’être une scène).

Suivi d’une mystérieuse brume de laque, Amagatsu emplit la scène avec les échos de ses ports de bras très lents, très curieux : poignets cassés comme en baroque, mais les bras montent jusqu’en cinquième. Les épaules, un peu voûtées, trahissent avec la sécheresse du corps la vieillesse du danseur, mais leur posture participe à l’étrangeté de la chose. J’imagine que les passages au sol sont devenus un peu trop violents pour lui ; ils n’ont de toutes façon pas leur place dans ce solo. Enfin solo… si on omet les quatre hommes par terre, justement, qui se livrent à la plus terrible séance de gainage abdolminale qu’il soit possible d’imaginer. Je le soupçonnais déjà pour les érections du premier tableau, j’ai vérifié ensuite : tablettes de chocolat blanc qui passe presque inaperçues sous le maquillage. Sur le dos, ils relèvent lentement tête, mains et jambes crispées dans l’élévation.

La lenteur avait commencé à me réjouir : pour une fois, je pourrais tout voir. Ne pas perdre la géométrie du corps de ballet pour avoir isolé l’un de ses membres comme soliste, ou le mouvement d’un pas de deux pour avoir été hypnotisée par un visage. Pas du tout. La lenteur exige à plus forte raison une attention unilatéralement dirigée. Si l’on passe de l’un à l’autre, on n’accède pas au mouvement qui n’a pas encore eu le temps d’éclore. Le voir se déployer exige de s’y attarder, si bien que lorsqu’on revient vers un danseur qu’on avait laissé à son immobilité progressive, on s’étonne de le retrouver dans une tout autre position. La lenteur des gestes accapare le regard sur un point, qui n’est attiré par nul autre mouvement brusque. Palpatine me racontait que dans une autre pièce, une grande aiguille dorée descendait des cintres, mais de telle sorte qu’on découvrait sa présence sans avoir remarqué sa descente (vérification DVD nécessaire). Le temps n’est même plus étiré : il disparaît avec le chamboulement de notre perception.

Sans transition, donc : les quatre danseurs accroupis, tête renversée, ronde et blanche, trouée d’un rond noir. Ils se balancent comme des algues, la bouche ouverte comme hammeçonnée par une main invisible, un cri qui descend en eux et les possède. Cet orifice béant et silencieux est terrifiant. Avec quelques autres postures à collecter par la suite, on aurait le matériau d’un film d’épouvante garanti sans effets spéciaux.

 

III. L’intérieur de l’intérieur est l’extérieur

Ce titre m’a intriguée dès le début, à indiquer un retournement comme je les aime, sans rebondissement. Perplexe à la lecture du programme, je n’ai cessé de me creuser la tête lorsque trois hommes se sont lancés dans des jeux de symétrie et de parallèlisme entre deux vitres (et dans ces cas-là, la souris devient bouledogue, elle ne lache pas le morceau). Je me suis revue entre les miroirs de la penderie de ma grand-mère, qui se faisaient face, à former un corps de ballet à moi toute seule, d’une synchronisation jamais égalée. L’intérieur médiant (celui du complément d’objet) devait donc être celui du milieu, l’homme entre les deux vitres. L’autre intérieur, c’est celui qui se comporte en miroir en face de lui, derrière la dernière vitre, et donc à l’extérieur de l’espace défini par les deux vitres. Le schéma se répète entre le troisième homme et celui du milieu. Répliques en deviendrait simple, pour un peu.

 

IV. Des mains invisibles. L’image apparaît.
V. Tout ce qui voit l’image se briser.

La frontière entre les deux tableaux est encore plus floue pour moi. Les hommes troncs devant les vitres aux branchages colorés, les mains comme les bois d’un cerf. J’en retiendrai surtout ces mains métamorphosées en serres, qui griffent l’espace et s’y accrochent. Extrêmitées tortueuses, noueuses : Schiele s’est introduit chez Ovide. Lorsque les hommes se rapprochent en paquet, leurs serres odoyantes les transforment en une gigantesque anémone (ici, pour le film d’épouvante, un groupe de morts-vivants).


VI. Mémoire des souvenirs passée.

Nouveau solo d’Amagatsu. Les bras tendus l’un au-dessus de l’autre, la main d’en dessous en suppination, celle du dessus en prônation, il semble montrer un oeuf. Tout commeprécédemment les mains qui aggripent l’espace, la gestuelle semble prendre sa source dans le mime. Bien qu’aucune action reconnaissable ne soit suivie, les mouvements gardent quelque chose de concret. On en arriverait au paradoxe d’un mime abstrait.


VII. Harmonie de deux vagues d’ondes.

Des ongles vernis rouge et un hippocampe à l’oreille gauche ? Je mets quelques instants à distinguer les capuchons que les danseurs ont au bout des doigts, assortis à des oreillettes high-tech (je veux les mêmes pour mon mp3) en plume. Jusque là, seul Amagat
su en avait des fines qui lui coulaient des oreilles, deux minces filets de sang.

Et là, c’est tout bonnement hallucinant : les danseurs aux bouts de doigt rouges déclenchent une épilespie à leurs mains. Elles n’ondulent pas à partir du poignet, ne recevoivent pas leur mouvement des doigts, mais sont agitées de vibrations. Les mains ont cessé d’appartenir aux corps dont elles constituent l’extrêmité ; on dirait que les danseurs tiennent des colibris. Cela devient vite fascinanant puis hypnotique : illusion, les capuchons se mélangent en couleur, et bientôt c’est l’air qui vibre.

Nos contemporains occidentaux peuvent se rhabiller avec leurs isolations. C’est peut-être ce qui est le plus étrange dans ce spectacle : on oublie qu’il s’agit de corps. Au contraire à ceux des danseurs classiques, poussés par leurs propriétaires au bout de leur possibilités, leur maîtrise relève ici de la possession. Des corps, kara, possédés par une âme (mi, qui ne désigne pas l’âme mais le corps reconfiguré par elle).

La vibration des extrêmités doit durer une bonne dizaine de minutes – inconcevable mais enchanteur. A la sortie, les mains des spectateurs déclarent leur indépendance et se mettent par imitation pataude à faire de drôles de choses. Peut-être pour punir leur propiétaire de les avoir frappées si durement lors des saluts. C’était presque choquant cette frénésie de faire du bruit, alors que la musique, discrète, avait rapparu (curieusement, le silence n’est jamais pesant, on en oublierait même les tuberculeux) et que les corps des danseurs impassibles ployaient lentement en saluts. Une fois dégagée de ma torpeur comme une statue émerge du marbre, je me suis appliquée à applaudir silencieusement. Je n’aurais pas la force d’assister régulièrement à des représentations de ce genre, mais c’est une expérience fascinante, ne serait-ce que par la modification qu’elle apporte à notre perception du temps (ainsi qu’à celle du geste pour les danseurs occidentaux).