Béjart, vous avez dit Béjart ?

Nom de nom ! La compilation de L’Amour, la Danse, le Boléro et quelques vidéos youtube m’avaient fait associer à Béjart une danse pleine de vitalité –énergie et humour compris-, dont l’évidence expressive ne gâchait en rien l’intensité. Une danse qui, pour intelligente qu’elle était ne tombait pas dans l’intellectualisme abstrait et quelque peu aride auquel il m’a semblé assister à l’Opéra. Malgré (à cause ?) des pièces de plus en plus grandes (longues ?), la soirée a été decrescendo : autant j’ai adoré la première pièce, apprécié la deuxième, autant la troisième m’a laissée sur ma faim (de lion) et j’ai réussi à me demander si je mangerais des frites avec l’hypothétique steak tartare que j’envisageais de prendre ensuite, mais avec toutes les Kartoffel que j’ai ingurgité ces derniers temps, la salade serait bienvenue… ce qui est tout le même le mauvais indice de ce que je commençais à trouver le temps long.

 

Dissonance à trois

1 cercle de lumière assez large mais ténu enserre trois chaises et exclut de sa surface une porte de sortie. Pas d’issue de secours hors de ce cercle vicieux, c’est bien à un huis-clos que l’on assiste, conformément à la pièce de Sartre dont Sonate à trois se veut l’adaptation. Et c’est effectivement une belle transposition de cet enfer glacial. (Avec le film de Lelouche qui se clôt sur le Boléro de Ravel et Béjart, on retrouvera aisément la formule sartrienne dans son ensemble). Barjo sur du Bartók.

2 femmes en robes à manches longues, simples, uniformément rouge pour Kateryna Shalkina, verte pour Elisabet Ros sont recroquevillées sur leur chaise. Un homme en noir, Domenico Levrè, presque invisible dans la demi-obscurité du début, vient compléter le triangle, déjà déséquilibré dans sa distribution des genres (un couple à l’avant, une femme isolée à l’arrière).

3 loin d’être le symbole d’une harmonie divine, est le chiffre des emmerdes : ça commence avec la sainte-trinité et ça se termine avec le vaudeville. Cette dernière perspective serait bien commode : il suffirait de dire que la femme verte l’est de jalousie dans la mesure où c’est elle, l’inévitable laissée pour compte de tout trio. D’une part, elle ne l’est pas forcément de la personne que l’on attendrait, s’il est vrai que, à plusieurs reprises, elle prend le visage de la femme en rouge dans ses mains caressantes (la gueule et le dos –ce dos !- d’Elisabet Ros, presque androgyne, pour peu que l’on accepte d’utiliser l’adjectif pour une femme et de le faire dériver vers la virilité, se prêtent à l’équivocité) ; d’autre part, elle ne cherche pas à dissoudre pour le reformer à partir d’elle un couple qui n’en est pas un. L’homme repousse plusieurs fois, et violemment, la femme rouge et s’ils s’obstinent à demeurer ensemble, c’est davantage pour se rassurer par l’image de la conformité à une relation (une femme un peu coquette –main-miroir-, un homme fort avec elle) qu’en raison d’un quelconque attrait. La mauvaise fée verte, un poison, ne cesse de les séparer : trop facile de jouer le jeu de la passion, même quand on est une peste qui fait voir rouge, même quand on est un homme violent et lâche. Elle ne les jalouse pas, elle veut les détruire.

Dissonance entre trois êtres qui ne peuvent ni se supporter ni se passer les uns des autres (après que l’homme a tambouriné vainement à la porte, elle finit par s’ouvrir, mais lui ne veut plus partir (battu) car les deux femmes le lui ordonnent), le ballet transpose parfaitement l’inextricable situation de la pièce de Sartre. Pour ce que je m’en souviens – je ne me rappelle plus des chefs d’incriminations contre chacune de ces médiocres pourritures, trop glaciales pour brûler dans des enfers grandioses, mais au final, cela a bien peu d’importance (Victor Hugo n’a-t-il pas choisi de passer sous silence le crime de son condamné ?) comparé à l’insoutenable coexistence sous laquelle s’étranglent les trois personnages. La jalousie ou le désir de possession insatisfait sont beaucoup trop faibles pour rendre compte de ce qui se trame parmi ce trio proprement infernal : sans cesse épié, épiant et suspect, chacun des trois personnages est limité par le regard de l’autre, qui le renvoie toujours à son propre échec, lui refuse tout progrès et par là même, tout espoir de rédemption. Repli sur soi brisé de brèves et brusques saillies, duo de pirouettes menaçantes arrêtées comme un refus, manèges d’enfermement… c’est un heurt éternel au regard de l’autre qui vous réduit à ce que vous ne voulez pas être, vous confine à ce que vous avez été et n’êtes plus et vous interdit donc d’être – ce n’est plus une vie : les trois personnages chosifiés ne survivent plus que par le désir de se détruire (et devenir, vivre enfin).


Webern aux puces V

De même que le piano était sur scène dans le Duo Concertant de Balanchine, un quator de musiciens joue la musique de Webern (opus V) directement sur scène, à côté d’un couple de danseur qui les ignorera durant les 11 minutes que dure le pas de deux. Paul Knobloch est en blanc, Daria Ivanova en tunique et collants noirs ; la chorégraphie est tout aussi épurée, jamais tout à fait classique pour autant. En bric à brac, le flâneur trouvera : bras arrondis à l’inverse comme le zigouigoui d’un violon à l’horizontale (ah ! voilà la preuve que je ne suis pas désarticulée, comme me l’ont suggéré les filles parce que ce mouvement que je leur ai collé à la fin du Vivaldi leur déboîtait les épaules), pieds flex par-ci, par-là, attitudes étirées (mais pas à la russe, en scorpion)… Quand on y pense, l’attitude est un pas sous-estimé, auquel on préfère souvent l’arabesque, mais dont ce ballet découvre les potentialités.

Ce qui m’a proprement fasciné, c’est le début (et la fin
–identique) : le rideau se lève sur un équilibre attitude. De profil, Daria Ivanova fait face à son partenaire qui la soutient, tout aussi immobile. Les danseurs n’ont pas été annoncés par une entrée, mais ils n’attendent pas non plus de s’animer, ne sont pas figés dans une pose antérieure au mouvement. L’attitude. Quoiqu’immobiles, ils sont déjà danseurs. En pause, mais déjà là, sans pour autant que le ballet démarre in media res : la scène est suspendue, l’introduction, décentrée. La fin, enlevée, perdue dans la stabilité du même équilibre.


Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?

Dialogue de l’ombre double, de sourd aussi, aurait-on pu ajouter. On retrouve Kateryna Shalkina en combishort bleu, on découvre avec non moins de plaisir Oscar Chacon, en combishort rouge (ou l’inverse, je ne sais plus, ils échangent de toutes façons à un moment donné), coupe de cheveux et démarche à la Jason Reilly. Ils sont très bons tous deux, plein d’humour dans leurs gestes enjoués, mais leurs petits mouvements de bras (*qui moi ? oui toi*) battent en vain une mayonnaise qui ne prend pas.

Deux draps recouvrent des formes. Avec les lumières en arc-de-cercle côté cour (et la visite récente d’une crypte au Dom de Berlin), je penche pour des mini-sarcophages dans une crypte. Je sens déjà mon erreur quand un arc-de-cercle complémentaire s’allume côté jardin et qu’entrent en piste, dévoilé par la danseur-prestidigitateur, deux lions. Même qu’ils sont mécaniques et que celui de gauche hochait la tête et remuait la queue, avec peu près autant de grâce qu’une poupée qui cligne des yeux. Bref, je vous renvoie au titre de ce paragraphe, je n’ai trouvé de piste convaincante.

 

Sans marteau ni tête

Il n’y a qu’une chose sans queue ni tête, qui soit bonne : c’est le poisson. Comme principe chorégraphique, ça marche nettement moins bien. La musique de Boulez est intenable, non pas parce qu’elle serait bruyante (je peux même aimer la machine à écrire pourvu qu’il y ait un rythme) mais à cause de ses sons trop décousus pour former vraiment une musique. Par-dessus, la chorégraphie peine à trouver une cohérence. Sûrement, je n’ai pas les références adéquates. Je me suis évertuée à retrouver le nom du philosophe qui avait pondu la formule du « marteau sans maître ». Je savais qu’il y avait un H quelque part et je butais sur Husserl en sachant bien que ce n’était pas de lui. Le Vates soumis à la question ce matin, pas encore huit heures : Heidegger, mais c’est bien sûr ! Rien de plus agaçant que de ne pas réussir à cracher ce que vous avez sur le bout de la langue. Cela ne m’avance à rien, cela dit, je ne l’ai pas plus lu que le recueil éponyme de René Char. Toujours est-il que si Sonate à trois pouvait s’apprécier sans rien connaître de la pièce de Sartre (et il me semble qu’une œuvre devrait toujours pouvoir être appréhendée de façon autonome, même si on gagne en richesse et complexité à la confronter à d’autres), le Marteau sans maître reste sans disciple chez le novice.

Ce n’est pas qu’on ait nécessairement besoin d’une histoire (la story ou l’argument, de l’ordre de la pantomime, entrave souvent le propos chorégraphique et, inversement, la danse d’un Balanchine est une belle preuve a contrario de ce que la danse peut être abstraite sans tomber dans l’hermétisme), mais d’une cohérence, d’une construction, d’une forme qui soit d’emblée significative. Des mouvements épuisants, des personnages en noir qui viennent contraindre, ligoter, immobiliser les danseurs (bel effet visuel, leurs mains noires font de redoutables fers, leurs bras, des garrots serrés) et apportent sur scène Elisabet Ros, en jaune comme la Mort qui accompagne le jeune homme chez Roland Petit… Je ne sais pas qui est censé être marteau sur le plateau ; en revanche, pour l’absence de maître (chef et tête), c’est très crédible, on se passe le relai pour mener la danse et chaque meneur rentre ensuite dans le rang ordonné par les silhouettes noires.

Si le marteau sans maître est bien une critique de la technique, le Marteau sans maître est effectivement une belle illustration du danger de la technique (de la danse) qui nous échappe : des mouvements potentiellement artistiques perçus comme mécaniques au milieu d’une chorégraphie qui s’emballe bien plus qu’elle n’emballe le public. Près de quarante minutes sans maître, c’est à vous rendre marteau.

Mitigée au final, j’ai fait bien attention à ne pas rouvrir les gerçures de mes mains en applaudissant trop fort. Bizarre, vous aviez dit Béjart ?

Le spectre des ballets russes, nouveau fantôme de l’Opéra (de Paris)

 

Le spectre des ballets russes hante l’esprit collectif : la troupe de Diaghilev est la seule figure de la danse que j’ai croisée dans mes cours d’histoire. Du moins en tant qu’expression artistique – Loïe Füller est également présente, mais seulement en vertu des progrès de l’électricité, et Noureev n’est plus qu’exilé politique parmi d’autres. Les ballets russes, c’est un assemblage de noms prestigieux, dont les plus connus n’appartiennent pas a priori au monde de la danse. On sait que Picasso, Matisse, Stravinsky ou Satie y ont trempé, mais comme dans quelque affaire louche dont on ne connaît pas bien le fond : les ballets russes, tout le monde connaît, c’est bien connu, mais peu ont assisté aux ballets en questions, on s’arrête généralement à des décors ou à l’affiche de Nijinsky en faune. La soirée proposée par l’Opéra de Paris était donc l’occasion d’aller voir cela de plus près. J’étais d’autant plus curieuse que, d’une part, je ne connaissais qu’une pièce de la troupe, Parade, reprise par Europa danse l’année dernière, et d’autre part, les notes et photographies d’Anne Deniau m’avaient fortement mise en appétit.

 

 

Le spectre de la rose, le parfum d’une époque ?


 

Note de tête : d’horribles couvre-chef : la jeune fille flotte dans une robe blanche bien froufroutante et un bonnet de nuit à vous faire faire des cauchemars, tandis que le spectre est moulé et encapuchonné dans un académique rose où sont cousues les fleurs de la même couleur. Mais il est bien connu que l’essentiel est invisible pour les yeux, on ne voit bien qu’avec le cœur.

Note de cœur : des huiles pour animer ce parfum. La danse d’Isabelle Ciaravola ne m’a jamais semblé entêtante, elle est même volatile en jeune fille éthérée, mais je lui suis tout à fait reconnaissante de s’endormir pour que son songe fournisse le cadre d’où surgit Mathias Heymann. Je n’ai pas vu son saut d’entrée, mais je me rattraperai en regardant la diffusion de la captation vidéo faite ce soir-là*, en attendant cela m’évitera de réduire tout le ballet à ce seul souvenir. En effet, si l’argument n’est qu’un prétexte pour développer le motif de la rose, celui-ci est très réussi. Pour une fois, le comparé n’est pas la jeune fille : cette dernière porte la fleur à son corset, mais le souvenir du bal qu’elle fait surgir est bien celui d’un homme (celui qui la lui a offerte, peut-être).

 

Note de fond : la forme, évidemment, la chorégraphie de Fokine. Malgré son costume, pas une seconde Mathias Heymann n’a l’air ridicule : délicatesse féminine et puissance virile rendent le spectre insaisissable. Odeur intangible, il se répand dans la chambre d’un grand jeté où les mains déploient les bras pliés et diffusent le parfum comme on envoie un baiser lorsqu’on s’est déjà quitté. Souvenir fugitif, il embaume la scène et respire la sensualité dans ses couronnes un peu fanées. Fantôme du ballet classique et parfum de nouveauté, le spectre s’évapore sitôt respiré – une métaphore pour la danse.

 

* Les spectateurs situés derrière les caméras devaient être heureux, tenez ! Nous aussi, nous serons par-terre le 1er janvier, la télévision allumée sur France 3 (non, pas d’erreur, pas Arte).

 

 

Le faune et la (fine) flore de l’Opéra de Paris


 

La toile de Léon Bakst, très proche de l’avant-scène, annonce par ses aplats de couleur une danse presque en deux dimensions qui, pour inspirée des bas-reliefs qu’elle soit, ne manque pas de relief. Toges et coiffures à la grecque, bras à l’égyptienne, les nymphes évoluent dans un monde mythologique sans espace. Leurs poses, pourtant très statiques, ne figent pas la danse, elles en font monter le désir, si bien que l’attente n’est jamais impatience mais attention hypersensible au moindre mouvement. La gestuelle du faune est beaucoup moins anguleuse, mais tout aussi lente – ou plutôt, en tension. Les demi-tours en quatrième sur quart de pointes engagent la contraction des muscles ; on scrute, on attend le moment où ils vont se relâcher et les nymphes se débander à l’arrivée de leur prédateur. Bouche béante, pouces tendus, presque hors de la main, qui l’entraînent vers l’extérieur, le poussent à sortir de lui, il se rit de leur fuite, sûr de jouir d’elles ensuite. Il jette son dévolu sur Emilie Cozette, et pour une fois (mais ne serait-ce pas déjà la deuxième ?), je me garderai de discuter ce choix, tant elle est aimable – ce qui, dans le vocabulaire classique, revient à peu près à dire désirable. Son visage aux traits finement mais nettement dessinés vient rehausser la gestuelle anguleuse de la nymphe qu’elle incarne. Mais je préfère le sexe fort ce n’est rien face à Nicolas Leriche, pourtant méconnaissable en blond – mais pour une figure de l’âge d’or, à quoi ne consentirions-nous pas ? On se réincarnerait en grappe de raisin, pourvu qu’on ait l’ivresse. Mais la nymphe est plus enviable, même et surtout lorsqu’elle se retrouve en face du faune qui, sans la toucher, l’enserre de ses deux bras tendus : ravie, de crainte ou de désir, elle ploie sous lui, mi-cambrée (mais le dos droit), mi-agenouillée (mais pas soumise). Je me suis trompée, Nicolas Leriche n’est pas un dieu, c’est un faune, et c’est encore mieux. D’où je comprends mieux à rebours que Nijinski soit un dieu.

Rien en soi de choquant, donc, mais on peut imaginer que cela a pu être un peu trop fort il y a un siècle. Non que je croie le public de l’époque particulièrement puritain : il me semble que ce n’est
pas tant les gestes suggestifs (bien que le fauve épicurien s’achève ventre à terre et bassin ondulant) qui ont du choquer que l’érotisme étouffant d’une danse trop lente et contrainte pour ne pas être irritante.

 


Prendre le taureau par le tricorne

 

 

L’Espagne vue par les Russes, reprise par une troupe française et dansée par un espagnol : José Martinez nous fait retomber sur nos pieds. Au passage, il enlève la fougue slave et la retenue de l’élégance française (qui n’existe plus que comme un stéréotype, nous sommes d’accord – mais le ballet brosse toujours ses tours du monde à grands traits).

L’argument n’est pas moins archétypal que la vision de l’Espagne que propose Massine : tandis que le meunier vérifie ses pouvoirs de séduction, sa femme s’amuse d’un vieux barbon ventru et sautillant (l’Opéra a bien fait d’inviter ce Fabrice Bourgeois, réjouissant en corregidor). Elle l’agace tant et si bien (il faut le voir courir après la grappe de raisin qu’elle agite) qu’il finit par faire emprisonner le meunier pour avoir la voie libre. Mais par un rebondissement dont l’auteur a le secret (et pour cause : le renversement doit avoir eu lieu un peu trop côté cour), les rôles sont inversés, le barbon battu par ses gardes, le meunier libéré, et sa femme soulagée.

Cette dernière était interprétée par Marie-Agnès Gillot qui, pour la première fois, m’a un peu laissée sur ma faim. Le tempérament ne lui fait pas défaut, c’est chose certaine ; peut-être aurait-il fallu davantage de finesse ou de piquant pour aiguillonner le spectateur (j’aurais bien vu Dorothée Gilbert dans le rôle).

José Martinez en revanche est absolument sensationnel. La classe et miamesque à la fois, j’ai le rythme sur dans la peau. Il faut voir son corps nerveux trembler jusqu’à précipiter ses pieds dans des claquements au caractère affirmé. Huuuum ! Foulez-moi aux pieds ! (Inci, M. et le Teckel se souviendront peut-être). Mais je ne suis pas une amante grecque, ces piétinements m’égarent. Je ne regarde plus mon étoile fétiche, seulement les pieds qui ébranlent les jambes invisibles dans leur pantalon noir jusqu’au court veston violet qui l’enserre et dont les pans sont fermement tenus par deux mains puissantes. Et pour finir le blason, au-dessus du corps fébrile, le visage serein d’un danseur follement séduisant (pas séducteur, il n’y a que les jeunes premiers et les vieux barbons qui jouent encore à cela). C’est l’éclate. Ca claque. Rien ne vaut un coup de Martinez.


 

Pétrouchka : une poupée de son et de pas


 

Quatre tableaux : deux scènes de foire encadrent des passages plus intimistes où l’on pénètre successivement dans la chambre (ou l’enclos) de Pétrouchka et du Maure, deux pantins qui se disputent la ballerine – enfin, c’est vite dit, celle-ci n’ayant, outre aucune inclination, aucune pitié pour Pétrouchka. Entre les danseuses de rue, l’haltérophile escroc qui soulève des ballons, l’agent qui se fait graisser la patte, celle de l’ours dont le montreur assure qu’elle est blanche, l’homme à la barbe de deux mètres, et la foule, c’est la foire d’empoigne. La drôlerie obligée de la fête rend plus pathétique encore la tristesse de Pétrouchka, renfermé sur lui-même (épaules tombantes, jambes en-dedans) plus encore qu’enfermé par le magicien responsable de l’attraction qu’il forme avec les deux autres pantins (comme la Bacchante, il prend soin de ses instruments de travail). Aucune issue, la porte hérissée de petites flammes de cirque est bien fermé, il y a brûlé ses petites moufles. Déconfit, il s’enfonce, l’ennui du Maure le confirme a posteriori, dans le désespoir. Lorsque les pantins sont remis à la tâche dans leurs petites cases respectives, ils s’étripent, et Pétrouchka, dont l’humanité a été tuée par le mépris de la ballerine qu’il aimait et le couteau du Maure qui la convoitait, n’est plus qu’une poupée de son qui s’évide. Alors que le magicien (charlatan, dit la distribution pour annoncer Stéphane Phavorin) en ramasse la dépouille, on voit son spectre lancer un dernier appel sur le toit de la baraque foraine – dernière manifestation de sa présence (il était bien quelqu’un à l’intérieur de sa carcasse de poupée) avant que le rideau ne tombe.

Malgré l’Orient de pacotille dans lequel il évolue, Yann Bridard a évité de rendre son Maure bête et méchant en lui accordant des impulsions humaines quoique primaires (sentiment de plénitude d’une existence pourtant vide).

Clairemarie Osta, véritable danseuse, n’a pas fait de la ballerine la poupée que j’aurais pu attendre de sa part après l’avoir vue dans la Petite Danseuse de Degas. Elle n’a rien à voir avec l’automate du début de Casse-Noisette, par exemple. Par la dureté qu’elle affiche, sa ballerine n’a rien de poupin : si elle est inhumaine, c’est par absence de pitié, non de sentiments.

Quant au Pétrouchka de Benjamin Pech, il était pathétique et misérable au possible. Il vous fendillerait le cœur. J’ironise un peu parce que le ballet n’est pas mon préféré (debout pour mieux voir, je commençais probablement à en avoir plein les pattes), mais cet interprète est vraiment formidable. En me rappelant que Nicolas Leriche était distribué en alternance (ce doit être quelque chose, aussi), je me suis dit qu’inversement, j’aimerais bien voir Benjamin Pech en faune. Il ne serait certainement pas gha à la manière de Leriche, mais j’ai comme dans l’idée que cela lui irait bien.

 

 

Les ballets russes par des Français un siècle plus tard, était-ce une bonne idée, alors ? Les costumes voire certains décors ont mal vieillis et n’aident pas à percevoir ces pièces comme un spectacle où convergent tous les arts, ce qui était tout de même l’une des innovations de Diaghilev – d’où l’impression d’avoir parfois affaire à une reconstitution historique où la valeur documentaire prévaut sur l’artistique, sans pour autant vraiment faire comprendre ce qui a pu faire scandale. Le fantôme des ballets russes, c’est sûrement le prix à payer pour que le spectre de cette danse expressive (ces bras, brrr) continue de nous hanter – car elle a encore largement la capacité de nous subjuguer. La preuve.

 

 

 

(z)érotisme dans la danse classique

Le sujet était riche ; le modèle, parfaitement choisi : la divine Polina Semionova ; les extraits, déjà moins : Silvia, surtout si ce n’est pas celle de Neumeier, n’est pas la quintessence de ce qu’un ballet peut receler en terme d’érotisme. Au final, le documentaire passé sur Arte hier soir perdait complètement de vue le fil directeur qu’il annonçait. L’étoile de Berlin était présentée par le prisme admiratif d’un danseur des ballets Trockadéro dont des extraits formaient le second sujet d’étude. S’ils posent une quelconque question sexuelle, c’est par le biais du travestissement, la sensualité n’étant en aucune façon une des caractéristiques essentielles de leurs ballets parodiques. Mais même le travestissement semble aller de soi : ces hommes dansent les rôles de femme, « avec les pointes, naturellement ». On grappillera tout de même des bouts de leur classe, attestant effectivement de l’ « exigence » que leur parti-pris de l’humour ne requiert pas moins qu’une compagnie traditionnelle. Un danseur se coltine ensuite la variation du grand pas classique d’Auber, si la preuve était encore à faire.

Et puis, pêle-mêle, on nous glisse que Balanchine aimait « les formes juvéniles » (et son amour des femmes ?), ce qui permet de ne pas oublier le cliché des problèmes de poids (but thank God, comme le souligne notre danseur, Polina Semionova a des seins), pour passer en toute logique aux ballets russes dont on mentionnera l’érotisme sans jamais le faire sentir – alors qu’il y a de quoi faire. L’érotisme est le maître-mot du documentaire et il n’est jamais défini.

Outre les simplifications d’histoire de la danse qui confinent au contresens, les images sont bien plates, une succession de plans très sages. Lorsqu’on voit les jambes de Polina Semionova, la caméra semble offrir l’étude de son impeccable travail de pied et de bas de jambe à disséquer, sans jamais trahir un regard subjectif – ne serait-ce qu’en montant ou descendant le long de ses formidables lignes pour en donner une vision un peu sculpturale, rappeler qu’elle est un être de chair en même temps qu’un squelette autour duquel s’articule sa technique. J’en connais un qui, si vous lui donniez pareils thème et sujet, fixerait nez et jambes à vous faire oublier qu’ils procèdent d’un seul et même corps. Il ne s’agit pas de filmer les fantasmes de quelque balletomane pervers, mais de poser la question du rapport au corps et au désir, à la fois dans le ballet (du pas de deux à foison) et dans la vision qu’on en a. Que la danse soit « mal vue » à l’époque du pas de quatre me fait doucement rire : soit elle n’est pas du tout vue, parce qu’on parle bien de la danse et qu’elle peine à s’imposer comme un genre à part entière qui ne soit pas réductible aux divertissements d’opéra, soit on veut parler de la réputation des danseuses. Et, en effet, le ballet était un peu pour les abonnés le vivier où repérer la demoiselle qu’il se ferait un plaisir d’entretenir. Cela aurait pu être un point de départ, on en fait une voie sans issue.

Ah, ça, le documentaire ne risque pas de verser dans la vulgarité : bien que le mot soit régulièrement martelé, la chose est éludée, on passe à côté de toute sensualité. Heureusement que le sourire resplendissant de Polina Semionova et sa joie de danser sont là, que les extraits de danse peuvent s’apprécier indépendamment de la trame dans laquelle ils sont enchâssés et des commentaires qui les dénaturent ou ne sont que redondances, parce que le documentaire, en tant que tel, est plutôt décevant.

Avis aux amateurs, le thème mérite toujours d’être traité.

Chercher des noises à Casse-Noisette

A l’entracte, alors qu’on tente en vain de se replacer et que Palpatine est parti chercher les flyers de la distribution, B#4 me demande ce que j’en pense, et ce n’est pas uniquement mon incapacité chronique à engager la conversation avec quelqu’un que je viens de rencontrer qui me prive de donner une réponse pertinente. Je n’en pense rien. J’aime cette féerie cristalline qu’est Casse-Noisette, la regarder se dérouler comme le compte à rebours d’une boîte à musique, me laisser hypnotiser jusqu’à ce que les derniers flocons de polystyrène soient retombés immobiles dans leur boule de neige.

Mais je n’en pense pas grand-chose. Joël, rencontré après le spectacle (il était aussi à l’opéra mais à Garnier), a sommairement mais assez justement résumé la chose : le premier acte est destiné à ceux qui aiment les enfants, le second, à ceux qui aiment la danse. Ca tombe plutôt bien, à défaut d’un quelconque élan vaguement maternel pour les shreks braillards, je fais partie de la seconde catégorie, ce qui m’empêchera peut-être de passer pour une sale gamine totalement blasée.

Pas de calendrier de l’Avent cette année, ni de sapin, mes cadeaux ne sont pas encore faits ; Noël me paraît loin, perdu dans des illuminations criardes à la Broadway sans rien conserver de la poésie de l’avenue mythique – non mais, vous avez vu l’horreur des Champs-Elysées ? Certes, ce n’est pas l’artère du bon goût, mais pas de veine, elle contamine les alentours : l’avenue Montaigne, quoique moins aveuglant en rouge, frise le bordel. D’habitude à cette période, j’adore me promener les joues au froid, emmitouflée dans des vêtements bien chauds ; cette année, le froid fait mal et n’est en rien vivifiant. Je ne trouve pas qu’il soit de bon ton de mépriser l’esprit de Noël, simplement, là, je n’y suis pas. C’est un peu la même chose pour Casse-Noisette.

Je ne parviens pas à m’émerveiller devant les enfants, même si je trouve que leurs alignements sont plutôt bien observés pour des élèves de l’école de danse. Les divertissements du deuxième acte sont brillants, mais m’apparaissent plus décousus que jamais – le paradigme de la fête fourre-tout dans laquelle les délégations étrangères (espagnoles, russes, chinoises…) côtoient des bergères de roman précieux. La danse arabe est une petite merveille de sensualité ; aussi ne devais-je pas avoir les sens très en éveil pour m’étonner de l’ampleur des applaudissements lorsque Céline Talon est venue saluer. Quant au prince, j’ai eu du mal à reconnaître Marc Moreau dont il m’avait semblé lire le nom dans la distribution affichée sur le site de l’opéra, et pour cause : c’était Nikolaï Tsiskaridzé. Pas forcément une grande complicité avec sa Clara (on peut imaginer que l’artiste, invité, a eu un nombre de répétitions assez réduit avec sa partenaire), mais bon prince (ah, la variation du deuxième acte, quasiment imprimée dans la mémoire depuis le concours… c’est reposant de ne pas craindre de l’y voir tituber – tours finaux qui claquent), sans qu’il me mette sous son charme.

Trop de mais. Peut-être est-il un peu normal de chercher des noises à Casse-Noisette : après tout, son combat contre le roi des rats donne lieu à l’un de mes moments préférés, en souris bon public que je suis. Et il est clair que Myriam Ould-Braham est parfaite en Clara (je me demande bien en quoi elle ne serait pas parfaite, tiens – la mauvaise foi est à double sens). Tous les gestes sont ciselés, nuancés ;  l’évolution de son personnage, parfaitement conduite : métamorphose de l’enfant à la femme, que je ne peux que constater lorsque, à la clôture du songe initiatique par le réveil de Clara, je suis surprise de la retrouver dans sa petite robe bleue, enfantine sans être puérile. Quelques instants auparavant, elle était en tutu plateau, maîtresse souveraine. La petite Wendy a bien grandi, et Myriam Ould-Braham est plus ravissante que jamais.

 

Ces petites noisettes (entourées de chocolat praliné, on ne voyage pas au royaume des sucreries pour rien) étaient délicieuses, mais, vous l’aurez compris, je n’en ferai pas provision – vision plus que jamais éphémère. Je ne regarde pas ce ballet de haut, certainement pas ; nénamoins, si j’en donne l’impression, c’est peut-être aussi de l’avoir vu de haut. Curieux qu’il ne m’ait pas porté au septième ciel, parce qu’on est était très proche aux 7èmes galleries : la vue imprenable sur les crânes plus ou moins dégarnis du parterre en contrebas (exception faite pour les chignons des gamines – Casse-Noisette fait descendre la moyenne d’âge du public) nécessitait de ne pas avoir le vertige et de faire attention à ses affaires (j’ai tout de même réussi à faire tomber ma place comme un flocon, qui a eu le culot de filer la métaphore jusqu’à fondre et demeurer introuvable).

[moment volé au ballet : me tourner vers ma droite et voir nos trois petites têtes plantées sur nos mains, avants-bras posés sur la rambarde – spectateurs à la tête de choupinets]

La vision est assez bonne en ce qui concerne le champ auquel elle ouvre : l’angle mort sur le côté est très faible, bien plus qu’à Garnier, surtout avec les décors encombrants (il n’y a guère que l’arrière-scène qui soit hors de vue et masque l’arrivée du roi des rat – la scène de Bastille est très profonde, aussi) ; elle l’est beaucoup moins en terme d’angle. Si l’on oberve quelques curiosités, comme les arabesques décroisées ou la neige de polystyrène qui tombe bien en ligne en avant-scène, puis en arrière-scène, laissant au corps de ballet, entre les deux, l’espoir de ne pas trop glisser, la belle cartographie mouvante qu’offre cette vue du ciel ne suffit pas à compenser les visages qui nous sont soustraits (et que j’étrangle Palpatine en lui empruntant ses jumelles, passées autour du cou par précaution, rapport à la hauteur – Héloïse Bourdooooon !), ni surtout à faire oublier à quel point les lignes sont aplaties. Le problème n’est pas tant que la distance fasse des danseurs de petites marionnettes, mais qu’elle en déforme les proportions, les écrasent : les arabesques sont raccourcies, les sauts plaqués à terre… Plus que jamais, je me rends compte que la danse classique repose sur une esthétique des lignes. Il me vient alors à l’esprit que si la gestuelle déstructurée de Genus faisait glousser ma voisine qui soulignait pourtant l’originalié de Nicolas Paul en s’étonnant de ce que l’on pouvait encore inventer après Forsythe (elle semblait donc l’apprécier), c’est peut-êtr
e parce que Wayne McGregor brise ces lignes (ou les fait onduler), tandis que Forsythe (du moins celui du répertoire de l’Opéra de Paris, je ne connais de toutes façons que celui-ci) les rend encore plus visibles par les étirements auxquels il les soumet. Une idée comme ça, ce doit être l’effet boule de neige. A ne pas confondre avec l’effet flocon de neige (cf chez Palpatine le « mathiiiilde » final).

Autres facettes

Autre distribution et autre place pour les Joyaux, seconde représentation à laquelle j’assistai mercredi dernier (enfin celui d’avant, le temps que je finisse de rédiger la présente chose), après le concours, pour parfaire ma journée de balletomaniaque. Cela cancanait ferme dans la loge. Rien que des habitués, semblait-il, à en juger par une jeune fille qui a rectifié le placement indiqué par l’ouvreur et un homme qui, après avoir salué tout le monde, « bonjour mesdames », a annoncé que « Brigitte » lui avait donné les résultats –dûment commentés à l’entracte. Une belle démonstration de l’art d’être vipère, soit directement (« Elle restera sûrement première danseuse toute sa vie. –On n’est pas à l’abri, ils ont bien nommé … « ), soit par ouïe dire, selon ce que le jury aurait dit : « Elle nous est arrivée anorexique et maintenant, elle est obèse ! ». J’en profite pour enquêter sur les raisons de la disparition d’Eleonora Abbagnatto : on tarde à la nommer et on va finir par la perdre, elle a renouvelé son congé sabbatique de six mois, pas bon signe, et fait des show médiatiques en Italie – c’est une star, là-bas, un peu comme Roberto Bolle. Devant ma grimace, que j’ai peut-être réussi à réfréner en air sceptique : pas la même qualité, évidemment.

 

Cela laisse plutôt perplexe la dame à qui j’ai vendu le billet de la regrettée (et regrettant, pour les raisons que nous allons voir) B#4, que je n’ai par conséquent toujours pas eu le plaisir de rencontrer. Une demi-heure avant le spectacle, je m’étais rendue à la billetterie, et devant la foule, à peine avais-je sorti les munitions de mon sac qu’une femme m’a littéralement sauté dessus : « Vous vendez des places ? ». Euh… c’est-à-dire que… oui. Et alors que je m’apprêtais à faire l’article d’une place notée « sans visibilité » en expliquant à des touristes butés qu’en dépit de cela, on y voit plutôt bien, j’insistai au contraire sur le dixième de scène qui serait manquant, n’ayant pas envie de me faire assommer à coups de programme par la suite. Mais non, la loge impératrice lui convient parfaitement – et à moi donc, qui y mettait les pieds pour la première fois.

 

Sitôt que l’ouvreur a tourné le dos, je prends place sur la banquette aux côtés de la détentrice du cinquième fauteuil (ordre et convenance), et dès que le noir se fait, j’enlève mes chaussures pour ne pas salir le velours rouge et grimpe sur le dossier de la banquette, d’où l’on voit divinement bien. Certes, le fond de scène côté cour échappe à mon champ de vision mais, étant au-dessus de la fosse d’orchestre, on a l’impression d’être sur scène avec les danseurs. Côté jardin, on aperçoit les techniciens qui vont et viennent, un danseur d’un autre tableau en chauffe rouge vient jeter un œil à ce qui se passe sur le plateau. D’habitude, de face, le souffle est tamisé par l’orchestre, l’essoufflement ne pouvant qu’être déduit de la peau luisante, elle-même l’indice de la sueur ; ici, on les entend respirer, souffler, compter aussi parfois et, bien plus que le professionnalisme exigé ne le laisserait supposer, parler. Pas sur scène, ce qui pourrait s’envisager dans un ballet avec tableau villageois et force pantomime, qui requiert de mimer les conversations (où l’on s’étonne toujours beaucoup, à croire que lorsqu’ils se rencontrent en coup de vent, les gens échanges davantage des ragots que des platitudes météorologiques) ; non, ils parlent en coulisses, mais assez fort pour être audibles des premières loges. Lorsque le corps de ballet se rassemble dans la dernière coulisse pour le défilé de Cour des Diamants, on dirait un groupe de gamins en sortie scolaire, sommés de se mettre en rang deux par deux. Il semblerait qu’il n’y ait pas qu’en primaire où l’on proteste contre le voisin qu’on nous a dévolu puisque j’ai entendu distinctement –si mon oreille si fine ne m’abuse- un « connasse ! » résonner haut et fort. Bientôt les rangs passent devant la maîtresse qu’est le public ; sourire royal.

 

 

Emeraudes s’apprécie avec le temps, de même que Laëtitia Pujol que j’y ai vu deux fois, et qui m’a semblée délicate et non plus plate la seconde fois. Cette fois-ci, Isabelle Ciaravola se livrait à ce travail d’orfèvre, avec une danse ciselée – ce qui n’est guère étonnant pour une pointure (ou cambrure, devrais-je dire). Je ne suis pas une inconditionnelle de cette étoile que j’ai vue pour la première fois dans La Petite Danseuse de Degas, alors qu’elle était première danseuse, dans le rôle…. de l’étoile. Ses mines éthérées m’avaient un peu agacée, et j’ai mis du temps à me défaire du souvenir de ce qui n’était en réalité qu’un rôle. Bien joué, il faut le croire, puisqu’elle pourrait rendre par mal de danseuses vertes de jalousie dans les Emeraudes.


C’est bien dans cette partie que les évolutions de corps de ballet sont le plus inventives : dans les formations de danseuses se tenant par la main, les bras deviennent les griffes qui sertissent soli, pas de deux et pas de trois. Eve Grinsztajn n’en jette pas autant que Claire-Marie Osta en Sicilienne, mais dans l’ensemble, le tableau est délicieux.

 

 

Rubis m’a paru cette fois-ci plus agressif qu’impertinent. Dorothée Gilbert est davantage séductrice là où Aurélie Dupont était plus mutine, mais le rôle est taillé pour elle, c’est dansé rubis sur l’ongle – en sus, la largesse de regards de connivence avec Emmanuel Thibault, lui aussi flamboyant. Marie-Agnès Gillot a cédé sa place à Stéphanie Romberg : cette fois, c’est elle qui est taillée pour le rôle – à croire qu’il est le privilège des grandes (même s’il n’y a pas ce côté amazone chez elle).

 

Quelque chose de légèrement irritant, comme si l’on était attaqué par la musique. Peut-être aussi n’étais-je pas vraiment concentrée puisqu’à la fin d’Emeraudes, une femme est arriv
ée dans la loge, le trousseau de clé emprunté à une ouvreuse autour du coup, et un bouquet de fleurs à la main. « C’est le dernier soir d’un danseur du corps de ballet, alors je vais lui lancer le bouquet à la fin », explique Claire-Marie Osta, à présent émergée de l’ombre. Elle a passé le tableau en grappillant une vision aussi large que possible, la tête étirée (je la verrais bien en cygne tout d’un coup) à quelques centimètres de mon épaule. Je n’ai pas pu m’empêcher de jeter quelques coups d’œil dans le miroir en face de nous, pour vérifier que je ne me trompais pas de personne, et ne rencontrais que mon propre regard, dérangeant pour n’être pas à propos, quand il était palpable que toute la salle, toute la loge, le sourire de l’étoile, dirigeait son attention sur la scène. J’ai pensé très fort à lui dire ma surprise admirative pour sa Sicilienne, glisser qu’elle était bien, dans Amoveo, géniale, j’aurais dit parce que la chorégraphie l’est, et qu’elle avait ce curieux regard, en apesanteur sur l’épaule de Nicolas Leriche (et que de toute bonne foi, je n’avais pas à trouver un superlatif pour Aurélie Dupont que je n’avais pas encore vue dans le rôle – de toute façon, le changement de partenaire reconfigure le solo et la relation qui s’établit entre les deux solistes ; Osta ne donnant pas à voir le même Leriche que Dupont, je reste de toute bonne foi sur mon compliment tu), mais le moment n’est jamais le bon, le compliment toujours indécent par rapport à son émotion en cet instant du départ à la retraite de Gil Isoart. Ce dernier est acclamé avec et par les étoiles, le bouquet rouge est lancé, Claire-Marie Osta repart et j’ai la confirmation de ce que je n’ai pas la fibre de groupie. Il me semble faire bien plus de cas d’elle que de n’en avoir rien à ficher – rien à faire de lui adresser un mot ou de lui demander un autographe (réflexe palpatinien qui me déclare gourde ou quelque chose dans le genre).

 

 

Delphine Moussin et Mathieu Ganio ont, me semble-t-il, rendu les Diamants plus brillants : ils ne perdent rien de la pureté de José Martinez et Agnès Letestu, sans qu’il y ait trace d’une certaine dureté que dégage parfois cette dernière. Delphine Moussin est plus rayonnante que royale et ma foi, je dois admettre que Mathieu Ganio n’était pas mal à ses côtés, comme s’il gagnait en humilité à être partenaire d’une telle étoile. Il s’étoffe un peu, commence à perdre sa tête de jeune premier et sa morgue candide qui m’horripilait. Encore un peu plus de temps et moins de mauvaise foi, on pourra en faire quelque chose (c’est-à-dire le sortir de mes boucs émissaires, pas le placer au rang de mes favoris).