Tout est dans la cuillère

[spoiler, surtout dans le dernier paragraphe]

[vu avec Palpatine mardi dernier, mais si j’avais su, c’eût été avec Melendili]

 

 

Les amours imaginaires est un film de Xavier Dolan (en fait, il n’a aucun petit côté Rimbaud).

Les amours imaginaires sont d’abord celles de quelques individus sans lien avec l’histoire principale, ni les uns avec les autres. Ces personnages épisodiques (*Kundera power*) n’ont en commun que la désillusion d’amours déçues avant que d’avoir véritablement existé – que ce soit parce que l’un ne se doutait de rien, ou parce que les deux n’aimaient que la liberté permise par l’éloignement (« t’aimes le concept plus que l’autre, c’est con »). De n’être adressées qu’à la caméra, c’est-à-dire au neurone sur-interprétatif de chaque spectateur, leurs confessions deviennent drôles («il était allemand – enfin, il l’est toujours… je crois »), et l’on rit d’autant plus facilement que l’accent canadien (sous-titré français ! – c’est pour le moins idiomatique) permet d’instaurer une distance face à un comportement bien familier. Parce que le film est avant tout la douche froide (répétée) du neurone sur-interprétatif, cette manie d’interpréter tout mouvement comme un geste, tout geste comme un signe, et tout signe comme confirmation de fantasmes échafaudés sans fondements (*Spinoza power*) :

Les amours imaginaires sont celles de Marie (Monia Chokri) et Francis (Xavier Dolan), deux amis qui tombent amoureux de Nicolas (Niels Schneider), jeune éphèbe blond et bouclé qui, comme son ancêtre romain, n’affiche pas d’orientation sexuelle clairement définie. Ainsi que le montrent les images insérées dans le stroboscope d’une soirée arrosée, Marie le rêve statue grecque conduisant son quadrige, et Francis lui a conCoctéau un profil d’un seul trait. En l’absence de tout signe qui vienne infirmer ses fantasmes, chacun cherche à le séduire, et si Marie ne se départit plus de son chignon-banane, rang de perle et trait d’eye-liner une fois que Nicolas a déclaré son admiration pour Audrey Hepburn, Francis lui offre aussitôt une affiche de l’actrice. Les deux amis ne cessent pas de l’être et l’on sent dans une scène filmée au ralenti toutes les contradictions de leur situation : arrivés tout deux au café (ils font la paire pour Nicolas), celui-ci se précipite dans les bras de Marie, et l’on voit le visage envieux de Francis sourire pour son amie, transformant la jalousie en déception douloureuse – et la scène se répète en symétrie inversée lorsque Nicolas salue Francis tout aussi chaleureusement. Tout le film, jusqu’à sa chute finale, fonctionne sur ce principe de double déception.

 

 

Les amours imaginaires sont alors les baises (ce sont les termes du générique, où les acteurs sont crédités pour la baise 1, baise 2, baise 3) où l’esprit déçu s’oublie dans le corps et les bras d’inconnus. Ces seules amours qui soient de chaire et de sang sont pourtant filmées de manière irréelles, dans des monochromes qui correspondent aux affiches. Lorsque amour-passion et amour-relation ne concordent pas, difficile de dire lesquelles sont le plus imaginaires, de celles qui n’existent que dans un univers mental qui ne supporte pas la contradiction du monde réel, ou de celles qui ne font l’objet d’aucune représentation mentale et partant ne sont investies d’aucun sens. Pourtant, ces baises monochromes comptent parmi les plus belles scènes, filmées avec pudeur, sensualité et cadrages étonnants où l’on sent la tristesse de l’un aussi bien que le grain de peau de l’autre. Reléguées hors de l’histoire, elles appuient l’intuition qu’a finalement Marie, selon laquelle « tout est dans la cuillère » – qui n’a rien à voir avec mon bon coup de fourchette, mais fait référence à la position dans laquelle les amants se retrouveraient au réveil. Le lyrisme a tôt fait d’être écartée par la coiffeuse qui coupe Marie dans son élan en même temps que ses cheveux (« j’ramasse beaucoup de p’tites cuillères vides ») mais l’image demeure comme illustration de ce qu’est « être ensemble », l’un avec l’autre, l’un pour l’autre. Là où Marie se trompe, c’est lorsqu’elle se dit que ce n’était « même pas la baise », puisque c’est bien cette finalité où est censée se marquer la préférence, qui l’a empêchée d’apprécier les moments passés avec Nicolas (et Francis) où elle n’a vécu que dans sa tête ; ce qui a été vécu est frappé de nullité et, en l’absence de cul, devient cul-cul.

 

 

Les amours imaginaires racontent une histoire qui n’en est pas une – ni même deux. Plutôt une variation sur le thème de la désillusion amoureuse. L’ouverture est à ce titre particulièrement bien trouvée, et l’effet en est renforcé par une piqûre de rappel en cours de route. Les confidents aux illusions plus qu’aux cœurs brisés forment ainsi un contrepoint comique à une histoire vécue comme une tragédie par ses personnages (ou serait-ce l’inverse ?) – de risibles amours, imaginaires mais cruels de l’être. Le neurone sur-interprétatif est si redoutable que malgré le titre, la thématique affichée et les doubles déceptions en cascade, la spectateur est encore surpris lorsque Nicolas ne choisit pas l’un ou l’autre (homo ou hétéro) mais ni l’un ni l’autre (ami ou amant), et les deux amis repartent pour la même erreur lorsque Louis Garrel entre en scène. La boucle est bouclée, noire et attirante même. Le triangle va encore sonner faux et j’en ris : j’ai passé tout le film à me dire que Niels Schneider ressemblait à Louis Garrel en plus blond et plus fade (c’est sûrement un pléonasme, ceci dit, parce que je cherche toujours vainement autre chose qui donnerait un jeune éphèbe un peu falot dans un cas et un bouclé délicieusement agaçant dans l’autre), et là, paf ! il apparaît, comme si mon imagination avait influé sur le cours du film qui me surprend alors et trahit mes élucubrations. L’imaginaire, c’est comme le rire, contagieux, et les amours qui le sont, un excellent film pour ceux qui s’en font (des films).

 

Télérama a encore fumé

 

En voyant dans le métro la publicité pour la série de DVD de rock lancée par Télérama, j’ai immédiatement pensé que les couvertures avaient des allures de paquet de cigarette, peut-être un mix entre Marlboro pour la « mise en page » et Lucky Strike pour les couleurs et les courbes.

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Promis, je n’ai rien fumé, pas même du saumon, et je ne bois pas.
Oui, je suis une fille sérieuse – ou ennuyeuse, c’est selon.

Poetry

 

 

Poetry est un film asiatique (sud-coréen, de Lee Chang-Dong), un film subtil, mais nul besoin d’aimer les fleurs ou de dire des choses bizarres comme l’héroïne pour l’apprécier. Les poèmes qui sont récités au club où Mija (Yoon Jung-hee) se rend ne m’atteignent pas, je reste hermétique au chant du grillon et à la douleur des épines de rose, et cela ne m’empêche nullement d’être émue par cette histoire. Car c’en est véritablement une, et non pas seulement une suite de beaux moments collectionnés ; le film a beau être long (2h19), il n’est jamais lent, et si l’héroïne s’abîme parfois dans la contemplation de quelque élément naturel, le spectateur n’est pas tenu d’en faire autant. Le seul plan véritablement contemplatif, c’est celui du générique, le fleuve Han devant les montages, qui dépose sur la berge le cadavre d’une écolière lorsque les noms ont fini de s’écouler.

La poésie, confie le maître (poète et professeur du cours où Mija s’est inscrite), n’est pas dans la belle apparence ; elle se trouve en chacun de nous – dans le regard et non pas dans l’objet, donc. Elle se trouve même dans la vaisselle sale, ajoute-t-il, me faisant rire de Palpatine tout comme lui a ri de moi lorsque Mija, après avoir vainement observé le fruit rouge et rond conclut qu’une pomme est faite pour être mangée, pas observée. De fait, Poetry n’est pas poétique parce qu’on y récite quelquefois des poèmes, mais parce qu’on y recherche la beauté au-delà de l’esthétique, la beauté de ce qui a un sens malgré la laideur physique ou morale. Il n’est pas étonnant que Mija ait tant de difficulté à écrire de la poésie et que le spectateur la perçoive bien avant qu’elle ne soit capable de l’exprimer dans un poème qui achève le film ; le montage élabore petit à petit un sens que l’héroïne ne peut reconstruire que dans l’après-coup.

Pour elle, il y a son petit-fils indifférent, ses cours de poésie, ses heures de ménages et le mystère de l’écolière qui s’est suicidée et dont le corps a été amené à l’hôpital au moment où elle en ressortait après qu’on lui ait diagnostiqué la maladie d’Alzheimer. Pour le spectateur, tout cela est déjà intriqué, sur le point d’être relié et rendu sensible : [*spoiler mode on*] si elle finit par accepter la demande du vieil homme dont elle s’occupe, de lui permettre de se sentir une dernière fois un homme, alors qu’elle avait fui la fois précédente, lorsqu’elle avait découvert la nature des « vitamines » qu’il lui avait intimé de lui donner, c’est qu’elle entend redonner un sens aux gestes que la bande de gamins dont son petit-fils fait partie ont portés sur le corps de l’écolière suicidée, transformer des mouvement en un geste envers un homme certes vieil, mais humain néanmoins, comme ne permettent pas de l’oublier les yeux d’amour ((é)perdu(s) dans le sens élargi de reconnaissance) qu’il pose alors sur Mija. La scène est magnifiquement filmée, ne montre que ce qui est nécessaire, sans pour autant que l’on ait l’impression que la cadrage s’arrête toujours de justesse à ‘ce qu’il faut cacher’. La lecture d’Ariana me revenait à l’esprit, rendait le moment évident sans l’évider en rien. Les belles analyses savent se faire oublier après avoir rendu l’œuvre qu’elles commentent plus présente parce que plus lisible. C’est à ce passage-là que je m’étais dit qu’il fallait que je vois ce film, et pourtant, dans la salle de cinéma, je ne l’attendais plus, les idées ne me sont revenues qu’avec les images.

Cette scène est peut-être un des exemples le plus frappant des juxtapositions sensées quoiqu’à peine senties que dispose le film. L’ordre est parfait, instaure et tient un incroyable équilibre : lorsque les pères des gamins criminels s’entendent pour acheter le silence de la mère de l’écolière, Mija est là, quoiqu’elle ne se soucie pas de son petit-fils au sens de ces hommes ; elle n’en cherche pas moins à rassembler la somme convenue, qu’elle demande au vieil homme sans que cela annule pour autant le don qu’elle lui a fait (et même s’il qualifie cela de chantage, il sait qu’il lui est redevable d’un peu d’humanité, et tout avare qu’il est, lui donne la somme requise). Mija sait néanmoins que les choses ne peuvent demeurer en l’état, tues et absurdes, mais à aucun moment il ne s’agit non plus de justice au sens où le petit-fils devrait payer – c’est réparer qu’il lui faut, après un acte insensé- et c’est à la mère de l’enfant qu’elle demande de l’emporter, avant que n’arrive la police. Cette arrestation sans menotte ni arrêt dans le jeu est un autre très beau moment : alors que le petit-fils fait l’effort de jouer au badminton pour permettre à sa grand-mère de faire un peu d’exercice comme le lui a recommandé le médecin, arrive le policier qu’elle avait rencontré au club de poésie et dont elle n’avait pas apprécié les blagues salaces. Il vaut mieux qu’il n’en a l’air, lui avait soufflé sa voisine, au sens de la beauté de laquelle Mija a d’emblée été sensible. Effectivement, le policier prend le temps d’admirer leur bel échange, et lorsque son collègue fait monter le petit-fils en voiture, il prend la place de ce dernier et, en poursuivant le jeu, donne la réplique à la grand-mère. Une nouvelle fois, la véritable poésie n’est pas en vers – ou alors envers la sensibilité de l’autre. Cela a tiré une phrase d’Epictète de ma mémoire approximative, comme quoi l’essentiel de la vie n’était pas le résultat du jeu mais de jouer selon les règles ; un beau jeu plutôt qu’une belle victoire. Aussi simple que l’élégance dont Mija ne se départit pas, qu’elle soit ou non de circonstance.

Le poème qu’écrit finalement Mija ne vaut pas par sa qualité littéraire mais par sa seule existence : elle a su sentir, c’est-à-dire rendre sensé le sensible – ou sensible l’insoutenable inintelligible. Ce n’est pas un hasard si c’est à chacune de ses approches de la collégienne (lorsqu’elle se rend à la messe dite pour elle, au laboratoire où six mois durant elle a été violée, sur le pont d’où elle s’est jetée, ou chez sa mère, dont la maladie lui a fait oublier l’identité et tenue à distance de toute compromission ou condoléances blessantes et inutiles) qu’elle note des bribes de beauté dans son carnet (« Le chant des oiseaux : que chantent-ils ? » – la forme sans encore le sens) : elle cherche la beauté là où le sens a douloureusement disparu. Tant et si bien qu’elle ne transforme pas l’horreur insensée en poésie (aucune alchimie ne ressuscitera la collégienne), elle n’a pas cette indécence ; mais, sans s’être séparée de tout ressentiment, peut-on supposer, elle donne seulement à sentir la vie de la jeune fille, ce qu’elle a ressenti à sa mort, d’où les dernières images du film et de la jeune fille qui se tourne dos au fleuve et face à la caméra, souriante, avant que le film ne se boucle dans les eaux du fleuve. Mija, absente lorsque le maître lit son poème qui fait dériver les images jusqu’à celle de la jeune fille, s’est déjà discrètement effacée, comme sa mémoire est appelée à l’être.

 

 

Quand la mort crâne

Palpatine, B#2 et moi avions résolu d’aller admirer Turner, mais vu la longueur de la file d’attente, nous avons décidé de ne pas perdre de temps à oublier que nous sommes mortels et nous sommes rendus à l’exposition des vanités au musée Maillol. Pas dépaysant à l’entrée, les prix sont les mêmes qu’au Grand Palais (et pour les deux non-jeunes avec qui j’étais, ça commence à douiller) ; heureusement, il n’y a pas qu’au sens propre que nous en avons eu pour notre argent.

 

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Mortel

 

Les œuvres sont exposées chronologiquement, mais à rebours, en commençant par les.. heu… sculptures, montages, installations et photos contemporaines pour finir par les tableaux plus classiques, logés au deuxième étage qui se visite avant le troisième dédié aux photos (avec des pauses Maillol pour arrondir les angles). Le sens de la visite prend toute sa signification dans cet entremêlement du présent et du passé, dans la mesure où, si l’art ne progresse pas à proprement parler, il évolue dans le sens d’une plus grande conscience de soi-même. Par la juxtaposition d’œuvres qui ont souvent plus d’idée que de consistance, l’époque contemporaine fournit l’occasion d’un brainstorming qui enrichit par la suite la contemplation de tableaux a priori moins déroutants.

 

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Prendre la température de la vie par la mort

 

La remontée dans le temps prend également sens par rapport à son thème, la mort, et à son titre paradoxal, « c’est la vie! » : c’est par la fin que tout commence, on regarde les œuvres d’hier avec notre sensibilité d’aujourd’hui, et la vie se définit comme ce qui repousse d’autant la corruption de la mort. J’ai lentement pris conscience de ce cheminement à rebrousse-poils qui les ferait plutôt hérisser : toute petite, avec une chanson de Renaud où un refrain comportait cette curieuse parataxe « c’est la mort, c’est la vie » (mon papounet est un fan – à cinq ans, quand j’allais en week-end chez lui, dans la voiture, je gueulais « casse-toi tu pues, et marche à l’ombre ») ; un peu plus tard, j’ai été intriguée par la quatrième de couverture des Folio junior, « Et si c’était par la fin que tout commençait… », hypothèse qui fait à présent les délices du fabuleux cours que je suis le mercredi sur la mise en intrigue du récit. Ce n’est qu’à la mort que la vie prend la forme du destin, celle-là est comme le négatif de celle-ci, sa négation, mais toujours révélatrice, à la manière d’une pellicule photo.

 

 

Et de comprendre l’enthousiasme dont a pu être animé Arriès, par exemple, à étudier une chose à partir de ses extrêmes. Aussi, à nos oreilles laïques, memento mori serait surtout une invitation à se souvenir que la vie a toujours déjà commencé. Rien de morbide, donc, dans cette exposition pourtant macabre. Et que l’on danse !

 

Arrêtez de crâner


 

Les crânes prolifèrent joyeusement, jusqu’à devenir le bisounours du rebelle. Pour (s’)arracher (aux) les griffes de la mort, il suffirait presque de la dessiner et de lui donner un visage : et voilà qu’Oscar a supplanté la grande faucheuse. Rest in peace and love, Niki de Saint-Phalle a eu du nez en remplaçant la cavité de ce dernier par une espèce de cœur.

 

 

Cupidon voisine avec des têtes de mort : Thanatos a un long passé d’amant avec Eros.

 

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Cependant, il semblerait qu’à la mort on ait davantage choisi d’associer le luxe que la luxure. Ce qui rend troublant et quasiment glauque la photo/radiographie d’Hemut Newton, c’est le collier de diamants qui semble faire des cercles de feu (d’enfer) en-dessous du crâne. Autre curiosité, la légende mentionne le joailler, coup de pub mortel pour Arpel van Cleef. Indeed, diamonds are a dead’s best friend, Damien Hirst (le requin en gelée ! Cela me disait vaguement quelque chose) en recouvre un crâne : comble du kitsch mercantile ? ou vanité de son brillant ? La seconde hypothèse, quoiqu’elle ne semble pas entièrement étrangère à l’artiste (une vidéo d’interview tourne dans une petite salle) qui constate que « la décoration, c’est tout ce que l’on peut jeter à la tête de la mort ». La moquerie de lui consacrer ce qu’il y a de plus précieux est de courte durée, on sait déjà qui rira bien qui rira le dernier, les dents du mort. On a pourtant du mal à ne pas voir qu’une blague dans tout ceci, une blague d’artistes qui décorent leur crâne à leur manière comme d’autres l’ont fait de vaches, dans une société où les ados gothiques arborent des T-shirt à têtes de mort.

 

Gauloises : fumer tue

 

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Je ne vous le fais pas dire

 

La vanité : quel genre ?

 

Avant de dire que la plaisanterie a assez duré, il convient de se demander ce qu’il y a sous le crâne. A force de le voir rouler dans les vanités, il devient un symbole et cesse d’être perçu comme le reste d’un être vivant après sa décomposition. Il s’autonomise en tête de mort, à visage humain, et l’emblème du trépas fait oublier le défunt, si bien que sa multiplication, loin de nous plonger dans l’horreur, tournerait au contraire à la farce. Les têtes s’inclinent d’autant moins que les crânes se déclinent. Sous le régime du minéral, ils ne nous émeuvent pas plus qu’un caillou (avec lequel un enfant joue au foot dans une vidéo – irrespect de la mort ou récupération de la vie ?) ; pour en percevoir l’aspect terrifiant, nous avons besoin qu’ils soient rattachés à la vie dont ils symbolisent la fin.

En un mot, pour qu’il y ait un os, il faut la chair. De fait, sa décomposition figurée par des crânes sculptés dans des légumes gâtés (la pastèque est vraiment trash) ou découpés sur tranche de mortadelle me dérangent bien plus que les austères compositions des vanités hollandaises (que j’aurais tendance à trouver simplement moches).

 

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C’est la chair aussi que j’ai trouvée fascinante dans la Madeleine pénitente de Francesco Trevisani, peau malaxée dans le gras, et qui paraissait se flétrir, peut-être au contact du tableau de Domenico Fetti, où livres, manteau et voiles se froissent. Et c’est encore la chair qui fonce de son absence les radiographies, nouvel avatar de la photographie, et seul moyen qu’on a trouvé pour pénétrer la surface du symbole. Voir ce qu’il y a sous le crâne, c’est s’apercevoir qu’il est déjà ce qui est en-dessous – à fleur de peau ; on en redeviendrait nerveux.

 

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A travers la chair, c’est bien de l’individu dont il est question. Alors que le symbole fait apparaître la mort, il occulte le mort et met ainsi son féminin à distance. J’ai lu, je ne sais plus si c’est sur les panneaux de l’exposition, assez peu bavards, ou sur le dossier de presse (qui référence les œuvres exposées, un vrai bonheur), que les vanités sont apparues au Moyen-Age et coïncident avec une individualisation de la mort. Il est alors cohérent que, lorsque leur symbolique s’essouffle (non pas dans sa signification mais dans sa puissance d’hypotypose ), elles présentent la mort comme une mort abstraite – « c’est toujours les autres qui meurent », lit-on dans les inscriptions lumineuses projetées sur les murs ou le sol. Derrière la netteté du crâne, l’individu s’efface, comme le suggère le flou où flotte le visage de Robert Mapplethorpe dans son autoportrait.

 

 

Le crâne est la chose la mieux partagée du monde et la mort s’impose donc comme la nouvelle star en laquelle tous s’identifient, sérigraphiée par Andy Warhol.

 

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Certes, on peut warholiser à peu près tout et n’importe quoi (un Gaffiot, par exemple ^^), mais dans ce cas particulier se trouve illustrée l’horreur de l’immortalité entendue comme ce qui, à notre mort, nous dépossède de notre vie passée. Impossible d’avoir prise sur le souvenir qu’on laisse aux survivants qui, en toute indifférence, multiplient les prises (Kundera power, of course) et figent le défunt dans une image qui pour être mémorisable est rarement mémorable. De la même façon que les esprits sont hantés par les vivants, les squelettes sont dépouillés par les mains artistes. Ce sont en effet de vrais os que Daniel Spoerri recycle dans La Lionne et le chasseur, trophée de chasse inversé où les lions du tapis ont été les prédateurs du chasseur qui n’a même plus la peau sur les os (en même temps, même le plus poilu des hommes manque de soyeux par rapport à la fourrure des animaux pour servir la bestialité d’amours au coin du feu).

 

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Les vanités sont-elles vaines ?

Ou peut-on représenter la mort ?

 

Un tel détournement fait sourire, et l’on finit par se demander si l’ingéniosité déployée pour renouveler une représentation au pouvo
ir évocateur émoussé ne se confond pas avec la paresse d’exploiter un filon, qui pourrait bien, pire encore, être un narcotique jetant un voile sur notre condition de mortel. « C’est la vie! » n’est plus, comme le trahit le point d’exclamation, l’acceptation d’un cycle naturel, mais l’enthousiasme pour un trop bien- connu que l’on ne voudrait surtout pas mettre à distance – on garde ses amis proches de soi, et ses ennemis, plus près encore. Surtout ne pas se risquer à regarder la mort dans les yeux, on ne verrait qu’un trou, une absence, rien qui puisse se représenter. A moins évidemment que la re-présentation opère un décentrement, comme c’est le cas de G. Richter (?) qui fait rouler le crâne sur le côté et consacre la majeure partie du tableau au rien, à une couleur dans laquelle tout se noie.

 

 

Sans un tel flou, le crâne ne parle guère que de ce que les vivants ont en-dessous, reflet d’une vie où les images sont des écrans et où la mort, guère visible, n’existe pas, est nié par ceux qui ne croient que ce qu’ils voient.

 

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Les vanités peuvent-elles encore être efficaces ou relèvent-elles désormais d’une thématique proche du « truc » ? Vanité des vanités : on se demande si les œuvres représentent le superlatif de la vanité des biens terrestres ou si leur existence même (« des vanités » se comprend alors comme complément du nom « vanité ») le présente. Mais alors, si l’art même est vain, que sont les vanités sinon la manifestation de l’orgueil de l’artiste qui croit encore pouvoir défier la mort ? Exception culturelle, sûrement, je ne me souviens pas avoir vu beaucoup de tableaux aux côtés des livres, violons ou partitions des natures mortes… Le paradoxe est garant d’un art vivant.

 

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Ce n’est qu’ainsi que je puisse comprendre pourquoi la presse présente le crâne en diamants de Damien Hirst comme le joyau de la collection : rappel de la vanité des biens, le kitsch de l’objet est en même temps davantage un rappel de celle de l’artiste qui voudrait la dénoncer. Le kitsch (Kundera power never fails) est bien ce qui dresse un paravent contre la mort et la merde (peut-être l’inacceptable même de la mort, de la décomposition qu’elle implique, et qui contamine même la vie en en faisant une maladie à laquelle on ne survit pas). Tout est vanité, y compris les vanités qui les dénoncent (l’homonymie est criante), puisque la mort ne se représente pas. Elle frappe une seule fois (rarement à la porte, d’ailleurs) et, einmal ist keinmal, ne se dépeint pas.

 

 

L’exposition élude finalement la question de la mort, mais comme elle éloigne aussi celle des petits neurones secoués, il n’y a pas d’os – sinon à se mettre sous la dent. Si l’horizon des créations n’avait peut-être rien de réjouissant, celui de leur réception l’est en revanche, en témoignent les nombreux jeux de mots mortels qu’a suscité cette surexposition de crânes (je n’y ai pas résisté non plus). Cela me semble nettement moins choquant de rencontrer cela dans des considérations esthétique que de lire aux information un « fait d’hiver » consacré aux (profanant les) sans-abris…

Un critique en or

 

Prise de remords ou d’ennui ou de court par le TD de recherche documentaire de vendredi matin, je me suis décidée à jeter un œil à quelques ouvrages critiques sur Kundera pendant les heures suivantes que le déjeuner ne parviendrait certainement pas à combler jusqu’au cours suivant. L’âge d’or du roman : le titre ne m’attirait pas, ça m’évoque trop un pré vert avec un arc-en-ciel doré au-dessus, à compléter, entre les deux, par ce à quoi s’applique l’expression, en l’occurrence, des livres. La quatrième de couverture m’a mise dans de meilleures conditions : l’auteur de l’essai explique qu’il a délibérément donné cette expression un peu vieillotte comme titre en guise de pied de nez aux éternels pessimistes pour qui le pire est toujours à venir, et le meilleur à partir. Et de montrer que la production littéraire de notre époque n’a rien à envier à celle du passé. Les articles sur Kundera étaient délicieux, si bien qu’après avoir fait couler un peu d’encre, je me suis octroyée le préface en dessert. Une défense de la critique. Je voudrais y revenir, parce qu’elle m’a d’autant plus facilement transformé les neurones en pop-corn qu’elle a ravivé des découvertes amorcées cet été à la lecture d’un numéro de la Quinzaine littéraire consacré au sujet.

 

Auparavant, je n’avais jamais porté attention à la division de la critique en analyses universitaires et en compte-rendus journalistiques. Pour être exacte, il faudrait dire que je n’ai même jamais pensé qu’elles pussent être unifiées (et sans unité, pas de division) : outre qu’elles occupent des espaces séparés, elles sont encore distinctes du point de vue de la temporalité, l’analyse universitaire arrivant après la lecture, la présentation journalistique, avant. Mais quand j’entends qu’on déplore l’état de la critique qui ne remplit plus sa fonction, je me dis que ma séparation n’est peut-être qu’un malheureux indice d’une situation dangereuse. Les journaux, en effet, ne critiquent pas (plus?), ils présentent les dernières parutions, et les quelques lignes qu’on leur consacre ne permettent pas d’effectuer un tri. Le choix n’est plus critique mais marketing ; le sujet, objet de consommation. De l’autre côté des lignes, à l’université, on travaille beaucoup sur les siècles passés, au risque que leur travail « à partir de » n’en vienne implicitement à leur faire penser qu’ils s’éloignent du bel et bon, bel et bien perdu.

Les classiques sont l’assurance qu’on ne perdra pas son temps qui, dans la perspective du littéraire n’est pas de l’argent, mais un élément porteur de sens, dont il est constamment à la recherche à travers un temps de lecture qui ne se contracte pas comme les trajets en train que l’on fait passer avec. On ne peut pas tout lire et l’on veut d’autant mieux bien lire. Derrière l’arrimage aux classiques, ce label rouge de la signification en littérature, il y a peut-être aussi la crainte de ne pas savoir quoi lire (problème de la critique qui fait défaut), et surtout de ne pas savoir quoi en penser (problème de la critique – sur quels critères juger d’un ouvrage ?). Je dois reconnaître que je m’aventure bien peu dans le domaine de la littérature contemporaine. Je me laisse entraîner par la couverture orange et l’incipit de l’Oiseau à ressort, de Haruki Murakami ; j’ai dans l’idée de lire un jour du Kazuo Ishiguro, dont on avait traduit un extrait en prépa ; la Bacchante me prête le Fusil de chasse ; j’espère que le livre de Marie Billedoux, que j’ai acheté à la sauvette au Relay sera moins mièvre que le nom de son auteur ; mon regard formaté à l’étiquette jaune tire un Paul Morand du rayon – confiance progressive à la collection de l’Imaginaire ; j’achète Vente à la criée du lot 49, de Thomas Pynchon pour comprendre quelque chose au cours de mercredi prochain… un peu de hasard et beaucoup de professeurs, j’ai toujours peur de lire des bêtises. Classique. Ce sera un nouvel essai.

 

Guy Scarpetta raconte comment il en est venu au sien : au cours d’une conversation, personne ne s’entendait sur l’époque qui constituerait l’âge d’or du roman, mais tous le situaient dans le passé et tous ont unanimement rejeté la possibilité qu’on puisse y être, là, maintenant, paradoxe qu’a tenu Guy Scarpetta. Pour le soutenir, il est aller à la librairie du coin acheter quelques ouvrages bien sentis pour ses hôtes qui ont dégusté. L’âge d’or du roman, c’est un peu faire au lecteur anonyme le cadeau que le critique a offert à ses amis.

Avant de penser au vacillement de la critique, je me serais plus longuement étonnée sur ce contre-exemple du sens du progrès – qui reste un des fondements de notre pensée même si nous avons assez creusé pour le faire remonter à la conscience et le sortir de la foi dans laquelle le positivisme l’avait plongé. Pas d’avancées en littérature sinon a posteriori. En un sens, c’est tout à fait juste, il n’y a pas de progrès en littérature (ou alors seulement en terme de conscience et de réflexivité – risque de tourner en rond, d’ailleurs). Mais l’absence d’avancées n’a pas à dégénérer en hantise de la régression. Le pessimisme littéraire serait-il si peu moderne, loin de la tentation du progrès, à brandir ses classiques des siècles passés en réaction ? A moins qu’il ne le soit que trop, et l’indice d’une résistance forcenée contre le préjugé de notre temps – pas un préjugé, mais le préjugement, la crainte de penser par soi-même et de s’abriter derrière les arguments d’autorité. Je ne dis pas qu’on n’ait pas besoin de repères qui fassent autorité, mais il faut les avoir éprouvés auparavant : après avoir goûté l’intelligence de Guy Scarpetta sur un auteur que j’ai lu, je suis tout à fait disposée à me diriger vers l’inconnu qu’il me désigne dans ses autres articles. D’une manière plus générale, le choix que l’on fait de ses critiques l’est aussi (critique), puisqu’il ne faudrait pas que le temps de passé à choisir ses lectures (paralittérature) nous ôte celui de les faire (littérature)… Il est toujours bon de savoir à qui l’on a affaire : par exemple, j’apprécie les critiques de danse détaillées et pertinentes de Syltren, mais je les (re)garde a(vec) une certaine distance, car j’ai pu constater sur des distributions que nous avons eu en commun (pas très difficile, il semble toutes les voir^^) que nous n’avons pas du tout la même sensibilité.

Il ne s’agit pas d’abord de trouver des critiques qui aient des goûts semblables aux nôtres, mais en l’intelligence desquels on ait confiance. Car, quoiqu’en disent messieurs Robert et Collins, un spoiler, dans une bonne critique, ne gâche rien. Plus on montre la cohérence d’une construction, plus la place devient forte – elle peut être complètement apparente (comme chez Kundera), cela n’ôte rien au suspens, dont la véritable nature pourrait bien être le suspends, « the willing suspension of disbelief » de Coleridge. Et Anouilh de présenter au début d’Antigone chacun de ses personnages et le destin qui les attendent : tout est dans le déroulement. Lorsque je lis une critique de Bamboo étiquetée « spoiler » comme « fragile » sur un carton de déménagement, en me disant que de toutes façons ce bouquin ne me dit rien, ou je n’irai pas voir ce film, c’est précisément une fois qu’elle en a dégagé le fonctionnement- patiemment, archéologue du sens avec son pinceau- que j’ai envie de me
précipiter sur son pré-texte. Peut-être parce que j’ai ainsi un angle d’attaque, une interprétation dont je suis curieuse de voir si je l’adopterai et si oui, avec quelles nuances.

Quid des histoires qui reposent sur un renversement final, me direz-vous ? Regarder The Village a-t-il encore un intérêt lorsqu’on sait ? Cas délicat ; celui qui laisse échapper le truc ruine la magie et est volontiers taxé d’indélicatesse. J’ai oublié son nom, mais j’ai toujours une dent contre la cruche qui avait laissé échapper que Dumbledore mourrait dans le 7ème tome que je venais juste de commencer ; ne pouvait-elle pas me laisser tranquillement croire à la petite souris ? Et pourtant… quand il est passé à la télé, je n’ai pas pu voir The Others jusqu’au bout (shampooing impératif ou trop petite pour me coucher tard, je ne sais plus), et j’avais demandé à ma mère la fin de l’histoire. Quand j’ai récupéré le DVD chez mon père, l’histoire ne m’en a pas paru moins fascinante ou effrayante. Une histoire est bien ficelé lorsque, alors que vous avez repéré et coupé toutes les ficelles, elle tient encore d’une pièce. C’est même à cela qu’on reconnaît qu’elle sera toujours ragoutante.

Guy Scarpetta utilise pour argument une analogie musicale : si un profane peut écouter de la musique et l’apprécier, les musiciens vous diront qu’entendre l’entremêlement des différentes lignes musicales, les thèmes et les variations, bref, la structure, ne diminue en rien le plaisir de l’écoute, bien au contraire. J’en suis si intimement persuadée que je trouve frustrant de ne pas être capable de saisir ces nuances, qu’une reprise (le refrain pour les pauvres d’oreille dans mon genre, qui ne perçoivent que la partie émergée de l’iceberg) m’apaise, et que la lecdture d’une telle analyse me met en joie. Pour Guy Scarpetta, l’analogie lui sert à rendre convaincant son propos sur la critique, assimilée au déchiffrement de la partition (la lecture rejoue toujours l’œuvre par la suite) ; déjà convaincue, je vais en sens inverse, la littérature me sert de paradigme pour aborder la musique.

Voilà d’ailleurs une nouvelle confirmation de la correspondance des arts, s’il l’on doutait encore de l’existence de corrélation entre des modes d’expression divers mais qu’une même sensibilité peut faire converger. La domination d’un art sur un autre est une affaire personnelle qui dépend de l’attrait qu’il exerce sur chacun de nous. Palpatine déplorait il y a quelques temps (si tu te souviens de l’emplacement de tes dires, dear cobaye, tu as le droit de m’envoyer le lien) la prolifération de nanars au cinéma, ajoutant que pour le divertissement bas de gamme, il y avait déjà les livres. Curieusement pour lui, peut-être, j’aurais fait exactement la remarque inverse, qu’il y avait les (télé)films pour cela, qu’il fallait laisser aux livres la littérature. Cinéphile et littéraire. Personne n’a raison, parce que chacun à ses raisons, comme écrit Guy Scarpetta au sujet des personnages de la Lenteur (Kundera, who else ?). Je crois que ce n’est que depuis cette année que je commence à comprendre que le cinéma puisse être un art – par le biais de Rohmer, réalisateur « littéraire » s’il en est (qui va piano va sano). Qu’un film peut tout autant donner à penser qu’un roman.

 

 

Un classement des arts en mineurs et majeurs ne contient dès lors pas de jugement de valeur. Quel sens donner alors à ce distinguo ? Guy Scarpetta reprend la distinction de Hemingway : est un art majeur celui qui survit à la mort de son créateur (le peintre laisse des tableaux, l’écrivain des livres, le sculpteur etc.) ; mineur, celui qui meurt avec lui. (Où se trouve la danse, dans cette dichotomie ? Art majeur en tant qu’art de chorégraphe ? Ou art mineur du danseur ? – une fois de plus, elle échappe aux catégorisations. Par sa nature, mais aussi peut-être en raison des théoriciens de l’art, qui m’omettent purement et simplement). Et notre critique de ranger sa discipline dans cette dernière catégorie. Alors que j’ai tendance à valoriser la fierté au risque de l’orgueil et de la prétention, j’aime cette humilité : un bon article critique sait se faire oublier en tant que tel (sinon, c’est que son auteur s’écoute parler, et cherche à bâtir sa gloire sur les miettes grattées à la réalisation d’un autre), il se fond dans la conscience que l’on a de l’œuvre en question, après avoir rendue celle-là plus aiguë et dotée d’une perspicacité qui lui permette de saisir de nouvelles richesses passées inaperçues dans celle-ci. En somme, la bonne critique enrichit, et ne réduit pas. Pas une seule bonne lecture, mais des interprétations d’autant plus valables qu’elles sont superposables. Guy Scarpetta cite Aragon pour qui la critique se doit d’être une « pédagogie de l’enthousiasme ».

Dénigrer est toujours plus facile qu’apprécier (qui n’est pas uniquement synonyme d’ « aimer », même si c’est souvent le cas pour moi qui aime ce que je peux structurer de manière significative), ne serait-ce que parce qu’apprécier nécessite d’exhiber les critères sur lesquels on juge (Guy Scarletta énumère clairement les siens : il considère comme grand roman celui qui 1° explore un territoire nouveau de la vie humaine, 2° renouvelle la forme, et 3° rende indissociable l’un et l’autre). Jugement subjectif, toujours, mais c’est le seul moyen aussi de viser juste. « Pour être juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais un point de vue qui ouvre le plus d’horizons », écoutons Baudelaire, et les auteurs, d’une manière générale, ils savent généralement de quoi ils parlent (un démenti au mythe de l’artiste inspiré, génial malgré lui). Pédagogie de l’enthousiasme… Même si les journalistes de Télérama n’ont pas leur pareil pour passer au vitriol ce qui leur a déplu en quelques lignes réjouissantes de méchanceté, il serait peut-être bon de le leur rappeler. Comprendre pour apprécier. *J’aurais voulu être un critique…* (sur l’air de « J’aurais voulu être un artiste). De danse, dans l’idéal.

Enfin non, transversal, dans l’idéal ; danse, littérature, cinéma, philo, peinture, photo… Ce que j’aime par-dessus tout, ce sont les rapprochements improbables mais pertinents, qui ont, comme dans une métaphore, d’autant plus de force que les termes sont éloignés l’un de l’autre. Les articles où tout s’articule (les fragments que l’auteur a empruntés à des univers différents), où tout converge (les réflexions du lecteur, qui trouvent là leur expression la plus directe), d’où tout rayonne (la structuration des pensées en relance de nouvelles). Les articles dont on oublie qu’ils sont démonstratifs, où l’on chemine dans l’esprit et la culture de son auteur. Chez Palpatine, par exemple, ce sont souvent les articles hebdomadaires qui m’amusent, où se rencontrent de façon plus ou moins lâchement noués des remarques éparses, où se constitue l’expérience – ils sont certes éloignés de la « critique » par leur contenu, mais la plupart du temps bien plus proches de l’essai que ses compte-rendus. J’aime que l’on structure le monde de manière imprévue, autre. Puisqu’une critique ne saurait égaler son objet,  plutôt que de s’épuiser à essayer de l’épuiser, je préfère qu’elle l’outrepasse, qu’elle puise à toutes les sources et le prenne ainsi dans ses filets, l’entourant ainsi de son affection et de sa curiosité.