Comme ils respirent

Ils dansent, c’est implicite. Ils : Louise Djabri, danseuse au ballet de Bordeaux ; Anna Chirescu, danseuse au CDNC d’Angers ; Hugo Mbeng, qui a manqué les contrats proposés outre-atlantiques à cause d’une blessure nécessitant une opération du genou ; et Claire Tran, danseuse contemporaine qui lorgne vers le théâtre et le cinéma. Ils ont réussi, puisqu’ils sont danseurs ; et pourtant, ils n’ont pas réussi – pas de manière ferme et définitive, pas de manière éclatante, pas en empruntant une voie royale ni même droite, qui les propulserait toujours plus avant. Chaque contrat est arraché à l’incertitude quotidienne, gagné à force d’ampoules et de persévérance – de chance ou de malchance, aussi. Quand on lui demande comment il voit son futur, Hugo Mbeng préfère ne pas faire de plan sur la comète : il a déjà été assez déçu par le passé, quand il avait pourtant bon espoir. La danse apparaît non pas comme un univers de souffrance, dont les danseurs se constitueraient les martyrs glorieux (selon la double légende rose-noire du ballet), mais comme un métier ingrat, où le travail ne paye pas toujours (au propre comme au figuré). Les désillusions sont le seul moyen d’avancer : Hugo a dû accepter de passer sur la table d’opération, accepter d’arrêter de danser pour garder une chance de danser « pour de vrai » ; Louise a dû se résoudre à quitter l’Opéra de Paris pour avoir une chance de danser autrement que sous le stress des remplacements ; et Claire Tran a dû se résoudre à ne jamais devenir danseuse classique pour devenir quand même danseuse – contemporaine.

Le moment où le directeur du conservatoire est venu lui dire qu’elle ne serait jamais danseuse classique, qu’elle n’avait pas le corps pour1, est celui qu’elle désigne sans hésiter comme le pire souvenir de sa carrière. Elle le raconte pourtant avec un grand sourire, parce que cela lui a permis de « sauver sa peau » : danser pleinement, plutôt que de lutter en permanence contre son corps. Mais le sourire n’efface pas la souffrance du renoncement ; il la souligne – tout comme son absence traduit la pudeur qu’accompagne les grandes joies, lorsqu’elle cite sa présente expérience sur scène comme meilleur souvenir de sa carrière. Cette seule inversion du sourire et de son absence par rapport à un événement triste ou heureux laisse présager qu’elle fera sans doute une excellente actrice, ainsi qu’elle le souhaite (et a commencé à oeuvrer en ce sens).

Sans doute, car Claire Tran incarne une autre injustice propre à la danse, outre le corps : la présence. Rien à faire, elle crève l’écran. Les trois autres ont beau présenter de belles personnalités artistiques, tout en sensibilité, ils sont éclipsés par les yeux, le sourire, l’énergie vitale, la beauté incroyable de celle que les journalistes ont eu tôt fait de présenter comme l’héroïne du documentaire. Anne est sûrement plus jolie, Hugo plus virtuose2, Louise plus délicate : il n’empêche, on ne voit que Claire.

Le contraste rajoute à la mélancolie des quatre danseurs, mélancolie chevillée au documentaire, car filmé depuis le point de vue d’une autre Claire, Claire Patronik, comme l’antithèse de l’autre. Cette Claire de l’ombre, qui s’est lancée dans la réalisation d’un documentaire sur ses anciens camarades de conservatoire, a pour sa part arrêté la danse – dès avant le lycée. Ses rares interventions face caméra ne laissent rien entendre d’autre que la frustration et ses tentatives pour s’en dépêtrer, comme de commencer un autre type de danse (le flamenco – j’ai souri : been there, done that ; nous sommes si prévisibles…). Lorsqu’elle se met en scène avec les autres, dans une choré-prétexte créée et répétée pour l’occasion, ce qu’elle paraît gauche à leurs côtés ! On sent sa volonté d’en faire partie à nouveau, ne serait-ce qu’un instant, et il y a là quelque chose de touchant. Cela fait passer des images qui n’ont par ailleurs (c’est cruel mais c’est ainsi) pas grand intérêt : plutôt que de l’observer dans un cours particulier de reprise, j’aurais aimé entendre son témoignage. On ne veut pas voir l’échec, mais il faut l’entendre. Entendre que l’on puisse toujours avoir la même notion de ce qui est beau et de ce qui ne l’est pas, alors que le corps ne suit plus, n’est plus capable d’incarner cette beauté que l’on sait toujours reconnaître. Seul quelqu’un qui a échoué peut donner à sentir dans sa forme la plus pure la déchirure de la renonciation, et la beauté qui résulte de son acceptation – cette déchirure et cette beauté que l’on sent lorsque l’autre Claire raconte le moment où elle a dû renoncer à devenir danseuse classique (l’anecdote tient du paradygme).

En tant que danseuse, Claire Patronik n’a pas sa place dans le documentaire ; et pourtant sa présence apparemment inutile, presque irritante pour le balletomane3, est essentielle. Sans condamnation à l’échec, pas de grâce ; pas d’abnégation non plus, revue et corrigée comme sacrifice glorieux dans l’hagiographie des rares élus. Pour couper court à la mystique kitsch associée à l’univers de la danse et donner la parole aux danseurs, il fallait aussi donner corps à ceux qui ne le sont pas devenus et partagent néanmoins les mêmes aspirations. La même volonté d’élévation.

Au final, c’est derrière la caméra qu’on voit le mieux Claire Patronik, comme artiste ; et c’est comme réalisatrice qu’elle mérite d’être retenue, dans sa capacité à créer des portraits vibrants, à faire danser la caméra, au point de transformer une chorégraphie de seconde zone en envolée lyrique, lorsque tous les danseurs sont réunis sur le parvis de la BNF, en pleine ville, en pleine vie, rouges, rouges, de maquillage et de joie. C’est une autre image, cependant, que je retiendrai, lorsque le visage levé d’Anna ou de Louise, je ne sais plus, disparaît en hors-champ tandis que la caméra poursuit dans la direction du regard, vers les cintres, ailleurs, l’interprète oubliée dans l’inspiration qu’elle suscite. Toujours la même volonté d’élévation, malgré nous.


1
 Ironiquement, la seule a être devenue danseuse classique est celle qui est le plus en forme… comme quoi, on a tôt fait de se constituer prisonnier d’une image idéale.
2 Au fait, mesdemoiselles : le corsaire est un cœur à prendre !
3 Le balletomane pourra se faire plaisir : tiens, c’est le studio Juliette d’Éléphant Paname (en longueur, pour éviter le reflet de la caméra dans le miroir) ; tiens, le Studio Harmonic… et Wayne, c’est Wayne Byars ! Hé, mais en fait, Claire Tran, c’est la fille de #LaVraieVieDesDanseurs ! Et Anne, la fondatrice de C’est Comme Ça qu’on danse !

Dior et moi

Dior et moi. Mais qui est « moi », qui parle ? On croit d’abord qu’il s’agit de Raf Simons, qui prend au moment du tournage la direction artistique de la maison Dior, avant de découvrir qu’il s’agit du titre que Christian Dior a donné à ses mémoires, indiquant par là l’écart qu’il y a entre la figure publique du créateur et la personne privée qui lui donne son nom. Si Frédéric Tcheng questionne dans son documentaire la manière dont un créateur peut s’inscrire dans l’héritage d’un autre, il s’attache surtout à la personnalité dudit créateur et de ceux qui l’entourent. La progression adoptée a beau suivre la chronologie de la préparation du défilé, la course contre la montre fonctionne surtout comme un catalyseur : l’urgence précipite la rencontre entre les couturières de l’atelier, qui attendent poliment de voir les premiers croquis avant de s’enthousiasmer, et le créateur, qui va donner des directives à une équipe dont il doit se faire accepter.

Pour Raf1, le principal défi de ce premier défilé dans la maison est de prouver sa légitimité. Le documentaire souligne d’ailleurs discrètement à quel point l’autorité est diffuse au sein de la maison : les idées d’aménagement pour le défilé dépendent in fine de l’approbation de la personne en charge du budget, et le service client ne demande pas son avis au créateur lorsqu’il s’agit d’expédier à New York la première d’atelier pour des retouches chez une cliente fortunée. L’avion du retour prend du retard et, pour la première fois, on entend Raf l’ouvrir, dire qu’il ne peut pas tolérer ça – étant donné le temps qui lui est imparti : ce qui pourrait passer comme un caprice d’égocentrique révèle les tensions entre la nécessité de s’occuper des clientes présentes et celle de s’assurer de commandes futures en présentant une nouvelle collection digne de la réputation de la maison. Ce moment de tension souligne également les qualités de leadership nécessaires au créateur, qui ne créerait rien sans ses équipes. Jusque là, il restait en retrait, déléguant la communication à son bras droit, Pieter Mulier, plus à l’aise et, partant, plus apprécié (il suffit de voir la réaction des couturières lorsqu’elles trouvent un bouquet de remerciement accompagné d’une carte : « C’est signé Raf. Ça vient de Pieter. Il l’a mis au nom de Raf, mais c’est lui qui l’a déposé2. »).

Frédéric Tcheng ne s’intéresse pas tant au travail des petites mains3 qu’à leur reconnaissance et leur quotidien. La première d’atelier explique que pour entretenir la motivation de l’équipe, elle laisse chacun choisir le modèle dont il va s’occuper : elle étale les croquis et rapidement, les doigts se posent de-ci, de-là. Un couturier qui, dixit la première, fait des merveilles avec les grands volumes, fait mine de choisir un modèle qui n’en comporte pas : elle le redirige illico vers sa spécialité et, seul à ne pas pouvoir choisir, il en rit, trouvant là la reconnaissance de son talent. Pas besoin d’interview, sur lesquelles le documentaire fait l’impasse : en une scène se donnent à voir l’importance du management et la bonne humeur en résulte dans une équipe soudée. Le stress généré par la responsabilité des premières d’atelier se résume en une autre scène : « Il y en a, c’est l’alcool ; moi, ce sont les bonbons », commente la couturière en fourrageant dans la boîte Haribo qu’elle vient d’entamer, pour trouver son bonbon préféré.

Plus le documentaire avance, plus on sent l’admiration et la tendresse du documentariste pour ces hommes et ces femmes que l’on oublie habituellement en les regroupant dans des singuliers collectifs (l’atelier, l’équipe…). Il y a pourtant de sacrés personnalités4 parmi les petites mains… à côté desquelles Raf Simons semblerait presque falot, dans son éternel petit pull à col rond. On le croirait retranché dans sa tour d’ivoire si la caméra ne le montrait pas recroquevillé dans sa coquille. La barrière de la langue n’en est plus une à côté de sa timidité maladive : il tente d’échapper aux interviews que veut programmer la maison et panique à la perspective de devoir clôturer le défilé en parcourant le podium. Malgré la distance que sa réserve installe d’emblée, on finit par se prendre d’affection pour lui aussi, jusqu’à être ému par ses larmes et ses doigts dans la bouche lorsque le staff donne le top départ à chacune des top models.

Installés que nous sommes dans la maison, le défilé devient un événement étrange et non plus du tout le moment trop bien connu dans les coulisses duquel la caméra serait allée enquêter. Raf pose auprès des actrices et autres invités de marque comme on pose à Walt Dinsey à côté de Pluto ou Mickey, symboles d’un autre monde. Lui appartient à celui de la couture, où les artistes sont des artisans et peuvent se retrouver à bomber une toile dans le jardin pour voir le rendu en noir plutôt qu’en blanc (et quand on voit le résultat final, on se dit qu’il faut de la bouteille pour l’imaginer à partir des bâtis en toile…). Le côté bidouille de la conception contraste avec la finition des vêtements de luxe. En voyant le travail nécessaire, on redécouvre le pourquoi de leur prix exorbitant. L’un des manteaux imaginé par Raf à partir de tableaux contemporains est ainsi teint dans la masse : le motif n’est pas imprimé sur la toile ; les fils sont colorés avant d’être tissés ! Je n’ose même pas imaginer les calculs et les outils qu’il faut pour que chaque couleur se retrouve au bon endroit – à côté, un cahier d’imprimeur est un jeu d’enfant.

Alors, au final, ce défilé ? On a si bien observé les gens travailler qu’on en a oublié de regarder les vêtements : le défilé final est pour ainsi dire une découverte, avec un magnifique manteau orange surprise. En revanche, même en guettant, je n’ai pas retrouvée la ravissante-renversante « miss Dior » filmée au casting : c’est dingue, la puissance de métamorphose de ces Midas de la mode, qui transforment un tissu lambda en une super fringue… et une belle fille souriante en cintre blafard et taciturne. À cette exception près, inhérente au sujet, on peut dire que Frédéric Tcheng a réussi son pari : il a bien fait « un film sur l’humain ».


1
 Raf Simons demande à être appelé par son prénom – un gage de nouveauté qui déconcerte celui qui, en l’employant, l’a appelée de ses vœux : « Vous continuerez pour ma part à m’appeler Monsieur. »
2 Toutes les citations sont de mémoire… donc toutes inexactes.
3 Pas d’explication, par exemple, sur la différence entre l’atelier flou et l’atelier tailleur. De ce que Palpatine m’a expliqué et de ce que j’en ai compris, il s’agit de deux techniques différentes : dans la première, on modèle le tissu directement sur le mannequin ; dans la seconde, on travaille par empiècement.
4 Celle qui raconte avoir toujours su vouloir travailler là n’a pas sa langue dans sa poche, et sa bonne humeur est contagieuse : « On se croirait dans Alice au pays des merveilles », s’exclame-t-elle en entrant dans la pièce tapissée de fleurs du sol au plafond pour le défilé.

Après Béjart, Gil Roman

 

Le titre du documentaire d’Arantxa Aguirre apparaissait à l’écran comme sous-titre pour « le cœur et le courage ». À croire que la citation de Cervantès n’est plus valable sortie d’Espagne et que tous les petits Français, qui ont pourtant répété (la bouche) en chœur « Rodrigues, as-tu du cœur ? », sont incapables de comprendre l’étroite relation que les deux termes entretiennent. On s’en doutait déjà pour avoir vu le best-of L’Amour la danse : le cœur n’est jamais mièvre chez Béjart et les danseurs ont même intérêt à l’avoir bien accroché. Car ce qui transpire rapidement de ce documentaire, après un premier temps d’hommage où les témoignages se succèdent en laissant un même écho sonore, « maître », « générosité », « humanité »1, c’est la force incroyable que le chorégraphe exigeait de ses danseurs et qu’il leur découvrait, à leur propre étonnement, au-delà de l’épuisement. C’est cet effort constant, constamment renouvelé, sans cesse repris et intensifié qui me touche, davantage que les effets de ralenti, de cadrage ou de lumière dont use la caméra pour jouer sur l’émotion. Les danseurs du Béjart Ballet Lausanne sont venus du monde entier (une des rares troupes à être si bigarrée – les interviews révèlent une vraie tour de Babel) pour être ses danseurs et c’est en continuant à danser avec le même acharnement qu’ils lui rendent hommage, bien plus que par leurs mots- mausolée.

Il s’agit toujours de recommencer : la compagnie, qui reposait sur un nom et doit à présent transmettre un style ; la création, par laquelle ce dernier sera perpétué et enrichi ; le mouvement, encore et toujours, au plus juste. Et Gil Roman de ne lever la séance de répétition que lorsque Elisabeth Ros, cette géante qui semble d’une solidité infaillible, s’étale de tout son long, fauchée par la fatigue, la pointe qui s’est dérobée. Cela pourrait paraître inhumain à certains, mais se reprendre tous les jours, prendre sur soi et reprendre sur soi le mouvement jusqu’à ce qu’il aille, comme un vêtement, cette volonté de puissance, c’est bien autre chose : c’est surhumain. L’humain qui travaille son imperfection, voilà le danseur. Et voilà Gil Roman, qui se retrouve soudain avec cette compagnie, à devoir justement se retrouver, avec ses doutes et son angoisse démultipliés en chacun des danseurs, et cependant s’oublier pour les faire progresser, pour que cela marche et que cela danse. Surtout continuer à avancer, surtout ne pas se retourner sur le passé, c’est ce que lui avait dit Béjart. S’éloigner du maître est nécessaire pour ne pas le trahir, mais douloureux. Il faut quitter les terres connues et naviguer à vue, en eaux troubles.

Alors qu’on le voit descendre facilement une cartouche de cigarettes en l’espace de quelques interviews (quelques jours ou quelques heures), le visage de Gil Roman se trouve pétri d’expressions humaines aussi nuancées qu’elles le sont d’ordinaire à travers le corps des danseurs ; appréhension, angoisse, abattement, remarques désabusées font rire malgré tout car jamais rien ne semble entamer l’espoir, pas même le désespoir d’un décor entièrement à revoir lors de la générale (c’est même seulement là qu’on peut savoir qu’il s’agit d’espoir). C’est à mon sens là tout l’intérêt de ce documentaire que de nous montrer un homme seul, seul depuis le début, et un peu plus encore maintenant, à présent que la Symphonie pour un homme seul, qui ouvre le film presque sur un baisser de rideau (l’entrouvre), se poursuit hors de la scène. Et si c’était par la fin que tout commençait… pourquoi pas.

1On pourra remercier Julien Favre de ne pas savoir bien s’exprimer qu’avec son corps.

L’amante en chair et en mouvement

 

Aurélie Dupont.

Aimée par Manuel Legris dans la Dame aux camélias.

L’aimant dans le pas de deux du Parc, appuyée sur sa bouche. Tendue dans la détente de l’abandon.

 

Et aussi son fils et Jérémie Bélingard, mais ce n’est pas le propos. Entre l’élève et les adieux à la scène – de son compagnon de scène- Cédric Klapisch dresse le portrait de l’interprète, pas de l’étoile plantée au haut de la hiérarchie comme la décoration filante au sommet du sapin (pas de visite du palais, pas d’explications, pas de plans interminables sur les pieds, c’est sa bouche qui en dit le mal), ni de la femme danseuse (sa vie privée le demeure). C’est juste magnifique. Elle, est magnifique. Les chorégraphies sont à tomber par terre. Ils tombent d’ailleurs souvent par terre, parce que pour une fois, on les voit au travail. Pas à celui, mécanique et musculaire, de la barre : à celui de l’interprétation qui ne se surajoute pas à l’exécution technique, mais réside dans le moindre mouvement, même celui de se mettre correctement à genoux (humour de la gamine par terre, qui se rit de la danseuse à terre – déséquilibre ou épuisement- : « il a fait beaucoup de choses dans sa carrière, mais ça… »). Elle se frotte les mains dans l’angoisse de s’échapper à elle-même, de ne pas maîtriser le parcours de l’intention dans son corps. Une courte scène d’une répétition du Lac, on lui fait remarquer qu’elle ne repousse pas son partenaire ; en effet, « Je ne l’ai pas fait, je ne savais pas si je le repousse » (et non pas « si je dois le repousser ») : elle sait ce qu’elle fait, ce qu’elle fait est pétri de sagesse.

 

C’est juste magnifique. Elle est magnifique. Les chorégraphies le sont aussi. C’est superbement filmé. D’une façon si juste, qu’elle déborde du cadre, prend la clé du hors-champ. Pas de gros plans sur des piétinements pour se hausser de quelques centimètres vers le haut. Lorsque les pieds sont filmés, c’est dans l’immobilité de l’équilibre, piédestal éphémère. La caméra remonte toujours, à la source du mouvement, dans l’intelligence de sa naissance, de l’émotion, vers son visage à partir duquel ses mouvements irradient et vers lequel toute sa danse converge, se ramasse et nous ramène. C’est la main et le doigt retenus dans Raymonda. C’est l’étreinte du corps de Legris dans le Parc. C’est l’absence qui la décompose dans la Dame aux camélias, et qui la fait s’évanouir hors du cadre à la fin du documentaire.

 

Au lieu de lever de grands yeux admiratifs devant l’étoile, Cédric Klapisch prend de la hauteur, embrasse depuis les cintres des corps déjà en prise l’un à l’autre et qui échappent au saisissement, il parvient à toucher ceux qui nous touchent, à rendre sensible la chair sous la main qui caresse en le cambrant le buste de l’autre, réconcilie l’abandon et la prise, et dépose le couple sur le lit de la scène – où meurent les personnages et où se délimitent les artistes. On ne nous entraîne pas dans les coulisses, on nous laisse observer depuis les coulisses, là où l’interprète se fait dans la fusion du personnage et de celui qui l’incarne. Qui ils sont ailleurs, ou après, c’est leur affaire, leur inquiétude. Hors temps. Ce qui nous importe, nous emporte, c’est le présent (qui n’exclut pas la durée de la maturation, de la recherche perpétuelle), le présent de la présence, de la densité et de l’intensité. Incarné, un instant dans l’espace. L’espace d’un instant. Dimension de l’espace où l’on évolue, portée du geste. Cela donne juste superbement envie. De danser, de sentir, de recommencer, de ressentir, de s’attacher, de caresser, de vivre, de désirer. Envie.

Auréliiiiiiiiiie.

(z)érotisme dans la danse classique

Le sujet était riche ; le modèle, parfaitement choisi : la divine Polina Semionova ; les extraits, déjà moins : Silvia, surtout si ce n’est pas celle de Neumeier, n’est pas la quintessence de ce qu’un ballet peut receler en terme d’érotisme. Au final, le documentaire passé sur Arte hier soir perdait complètement de vue le fil directeur qu’il annonçait. L’étoile de Berlin était présentée par le prisme admiratif d’un danseur des ballets Trockadéro dont des extraits formaient le second sujet d’étude. S’ils posent une quelconque question sexuelle, c’est par le biais du travestissement, la sensualité n’étant en aucune façon une des caractéristiques essentielles de leurs ballets parodiques. Mais même le travestissement semble aller de soi : ces hommes dansent les rôles de femme, « avec les pointes, naturellement ». On grappillera tout de même des bouts de leur classe, attestant effectivement de l’ « exigence » que leur parti-pris de l’humour ne requiert pas moins qu’une compagnie traditionnelle. Un danseur se coltine ensuite la variation du grand pas classique d’Auber, si la preuve était encore à faire.

Et puis, pêle-mêle, on nous glisse que Balanchine aimait « les formes juvéniles » (et son amour des femmes ?), ce qui permet de ne pas oublier le cliché des problèmes de poids (but thank God, comme le souligne notre danseur, Polina Semionova a des seins), pour passer en toute logique aux ballets russes dont on mentionnera l’érotisme sans jamais le faire sentir – alors qu’il y a de quoi faire. L’érotisme est le maître-mot du documentaire et il n’est jamais défini.

Outre les simplifications d’histoire de la danse qui confinent au contresens, les images sont bien plates, une succession de plans très sages. Lorsqu’on voit les jambes de Polina Semionova, la caméra semble offrir l’étude de son impeccable travail de pied et de bas de jambe à disséquer, sans jamais trahir un regard subjectif – ne serait-ce qu’en montant ou descendant le long de ses formidables lignes pour en donner une vision un peu sculpturale, rappeler qu’elle est un être de chair en même temps qu’un squelette autour duquel s’articule sa technique. J’en connais un qui, si vous lui donniez pareils thème et sujet, fixerait nez et jambes à vous faire oublier qu’ils procèdent d’un seul et même corps. Il ne s’agit pas de filmer les fantasmes de quelque balletomane pervers, mais de poser la question du rapport au corps et au désir, à la fois dans le ballet (du pas de deux à foison) et dans la vision qu’on en a. Que la danse soit « mal vue » à l’époque du pas de quatre me fait doucement rire : soit elle n’est pas du tout vue, parce qu’on parle bien de la danse et qu’elle peine à s’imposer comme un genre à part entière qui ne soit pas réductible aux divertissements d’opéra, soit on veut parler de la réputation des danseuses. Et, en effet, le ballet était un peu pour les abonnés le vivier où repérer la demoiselle qu’il se ferait un plaisir d’entretenir. Cela aurait pu être un point de départ, on en fait une voie sans issue.

Ah, ça, le documentaire ne risque pas de verser dans la vulgarité : bien que le mot soit régulièrement martelé, la chose est éludée, on passe à côté de toute sensualité. Heureusement que le sourire resplendissant de Polina Semionova et sa joie de danser sont là, que les extraits de danse peuvent s’apprécier indépendamment de la trame dans laquelle ils sont enchâssés et des commentaires qui les dénaturent ou ne sont que redondances, parce que le documentaire, en tant que tel, est plutôt décevant.

Avis aux amateurs, le thème mérite toujours d’être traité.