Dedans, le calme

Dehors, la tempête : le joyeux petit livre d’une lectrice adressé à des lecteurs aimant lire. Cela pourrait se regarder le nombril, mais Clémentine Mélois a de l’humour et un regard qui n’a pas été formaté par un passage en khâgne ou assimilé — pas de théorie littéraire pour cette ancienne étudiante des Beaux-Arts, rien que du kiff. Son livre est plein d’anecdotes, souvenirs de lecture, digressions et pastiches (je connais mal Jules Verne et Tolkien, mais j’ai pleinement goûté l’annonce SNCF qui enchaîne sur la description Wikipédia du sanglier heurté par le TGV).

« C’est la question qui tue :  QU’EST-CE QUE L’ART ? À cela, on répond en général par une pirouette en forme de citation. Les citations sont là pour ça, pour se tirer habilement et sans trop se mouiller, d’une situation embarrassante, quand on ne sait pas quoi dire d’autre. »

S’ensuit un discours ni vu ni connu je t’embrouille à mi-chemin entre la justification habile d’une soutenance aux Beaux-Arts (je n’ai rien contre les Beaux-Arts, je fais juste le rapprochement avec ce que m’en a raconté le boyfriend) et le monologue improvisé d’Otis dans Astérix et Obélix mission Cléopâtre.

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Ce rapport enjoué à la lecture est d’autant plus chouette à découvrir que je n’aime pas du tout les mêmes choses : les grandes aventures souvent me rebutent ; de Moby Dick, un de ses livres fétiches, je n’ai lu que l’extrait étudié en version (ou était-ce en commentaire de texte ?), avec la ferme intention d’en rester là. Ne parlons pas de Jules Verne que j’ai toujours évité comme la peste. J’ai lu avec autant d’effarement que d’admiration la phase fusionnelle de l’autrice avec Tolkien, au point d’obscurcir la fenêtre de sa chambre d’adolescente, de la décorer avec une reproduction de l’épée d’Aragorn (pour laquelle elle a confectionné un fourreau en cuir) et de calligraphier à la plume des poèmes en écriture elfique (j’aurais pu me faire embarquer par ce dernier point, même si à douze ans j’étais plutôt plume métallique à bout carré, onciale et gothique). Au-delà de la ferveur adolescente, c’est un tout autre rapport à la lecture que le mien qui se dessine là et se poursuit dans l’essai de la lectrice adulte, avec de fréquentes suspensions de la suspension d’incrédulité.

Je suis du genre à me laisser embarquer par un texte littéraire ; même si je l’analyse, je le fais en le considérant comme un système quasi-clos, en rapprochant certains passages ou parti-pris stylistiques entre eux (probablement un héritage de mes études en prépa littéraire, où l’on est par défaut contre Sainte-Beuve, même en n’ayant lu ni Proust ni Sainte-Beuve). Le roman est un monde à part ; la seule chose que j’en rapporte, ce sont des manières intimes de penser et ressentir les choses, comme des sphères translucides et précieuses que je disposerais sur une étagère et soulèverais parfois devant mes yeux pour voir à travers elles. Clémentine Mélois, elle, ne cesse de rapprocher le monde qu’elle lit de celui dans lequel elle vit, passant de l’un à l’autre comme dans un rapprochement bancaire qui réserverait des surprises croustillantes à son esprit comptable : elle est du genre à se demander (et la question l’interrompt dans sa lecture) quel type de sandwich pouvait bien manger l’inspecteur Maigret (baguette ? pain de mie ? campagne ?), à faire le total des verres ingérés au cours d’une journée d’enquête, calculer son taux d’alcoolémie et se demander qui de lui ou de Pérec avait la plus grande consommation. Le texte doit se traduire en réalité, comme on traduit en justice.

Cela m’a rappelé la manière dont Mum avait repéré la même suspension luminaire que chez ma grand-mère dans le couloir des chambres de bonnes de Downton Abbey. Elle est capable de musarder dans les lieux de l’intrigue tout en la vivant pleinement, alors que ce genre de regard dédoublé m’autorise à suivre l’histoire, mais pas à m’y laisser prendre. Clémentine Mélois se balade manifestement dans les textes de fiction comme Mum dans l’image— une approche qui ne me vient spontanément que pour les textes de non fiction.

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Et cela tombe bien, Dehors, la tempête est de la non fiction. Les nombreuses références à des ouvrages que je ne connaissais pas ou mal ont encouragé ma cervelle à faire des liens avec tout un tas d’autres livres que ceux dont il est question. Comme ces réseaux d’échos s’activent souvent et que j’en fantasme depuis longtemps une cartographie, je me suis attelée cette fois-ci à mettre en forme cette parcelle.

J’ai dû fouiller pour trouver un outil pratique (et gratuit) qui propose autre chose que la réalisation de mind map, où seul l’élément central peut être relié à une multitude d’éléments sans obéir à une ramification unidirectionnelle. Je suis tombée sur beaucoup de schémas de neurobiologie sans trouver comment créer un diagramme dynamique à leur image, puis en scrollant des dizaines de modèles sur Lucidchart (oh, un mignon diagramme pieuvre, berk le souvenir des schémas UML…), j’ai enfin trouvé quelque chose qui pourrait convenir pour couvrir toutes les lectures de cette année. [Pourquoi ai-je soudain l’impression d’être dans un article de blog d’Eli ?]

Screenshot de la page de travail Lucidchart

L’utilisation est relativement facile, plutôt ludique : je crois que je n’avais pas joué à bouger des éléments à l’écran comme ça depuis mes derniers essais de code (il faut avoir lutté à faire fonctionner un bout de code pour comprendre l’extase qu’il peut y avoir à cliquer inlassablement sur un bouton virtuel dont on sait pourtant exactement l’effet basique qu’il va produire). En attendant de mapper toutes mes lectures de l’année, je me suis fait la main sur les relations intertexuelles personnelles et hasardeuses suscitées par la lecture de Clémentine Mélois — l’ironie étant qu’avec un unique livre central, on retombe sur une mind map tout ce qu’il y a de plus classique, I know.

Probablement que ça n’a pas grand intérêt quand on y est extérieur, mais il faut imaginer la surprise : j’ignore pendant 36 ans que l’on peut appâter les limaces et les faire se noyer dans de la bière, et en un mois, j’en lis deux occurrences coup sur coup ? — dans une nouvelle d’Hollie McNish, avec une ode à leur étreinte, et dans une énumération de Clémentine Mélois, comme si c’était un souvenir qui allait de soi, que l’on pouvait caler entre un dégoût maternel pour la peau du lait et le débouchage d’une « pierre de lithographie au doigt et à la gomme arabique »  ?

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Pour ce qui est des listes, avant de penser au Sel de la vie, j’avoue avoir d’abord pensé au Vertige de la liste d’Umberto Eco, que j’avais feuilleté sans le lire in extenso (j’ai failli me demander qui lit ce genre de livre in extenso pour me rappeler immédiatement que Clémentine Mélois probablement le lirait in extenso, vu que lire les notes de ses Pléiades avec une loupe l’amuse beaucoup). Et surtout, aux listes à la fin des livres Castor Poche : les éditeurs connaissaient manifestement le pouvoir évocateur de ces rayonnages imaginaires, puisqu’ils avaient ajouté quelques lignes de résumé à chaque titre de la même collection ou à paraître prochainement.

J’aime les listes, les inventaires, les énumérations, Hulul, Georges Perec et Sei Shônagon. Sans doute grâce à eux, ai-je le sentiment illusoire que le monde est mieux rangé.

Je crois qu’au contraire ça conforte mon bordélisme, excusé si des connexions peuvent surgir de toutes ces juxtapositions involontaires.

…Quand Clémentine Mélois décrit le bureau d’où elle écrit, casé dans sa chambre au sol recouvert d’une moquette premier prix, et l’oppose au bureau d’écrivain qu’elle fantasme, sans ordinateur et avec un sous-main en galuchat, j’ai pensé à Palpatine (qui connait le galuchat, sérieusement ?) et surtout aux descriptions des lieux de travail dans Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? Sans doute Martin Page trouverait-il qu’elle a des fantasmes d’écrivain de droite. Cela se sent aussi dans ses goûts de vocabulaire un brin surannés (comment ça, « un brin » est aussi suranné ? et suranné lui-même ?). D’ailleurs, si ces essais m’ont plu, je craindrais de lire un roman d’elle ; j’aurais peur que ce soit par trop une synthèse  romanesque du roman XIXe, pleine de passés simples et d’adjectifs ronflants anachroniques. Mais elle le sait sûrement elle-même, et en joue dans ses pastiches — car du cliché, elle s’éloigne moins par la poésie que par l’humour.

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Au final, cette lecture que j’anticipais plaisante mais anecdotique a peut-être été davantage que ça ; je n’avais pas prévu l’enthousiasme quasi enfantin qu’elle réveillerait chez moi. Ça me redonne envie de lire et d’écrire comme on bricole et bidouille. J’en profite pour vous laisser sur une dernière remarque il me semble très juste de Clémentine Mélois : notre capacité d’émerveillement s’est déplacée ; aujourd’hui, dans notre monde globalisé, on ne s’étonne plus tant de ce qui est lointain, exotique, que de ce que l’on réapprend à trouver « authentique ». Traduction bobo post-confinement :

Ne suis-je pas émerveillée par ce pull que j’ai tricoté moi-même ? […] Et ce pain ? Il durcit vite et il manque un peu de sel, mais c’est du FAIT-MAISON, j’ai pétri la pâte À LA MAIN dans ce gros saladier qui ne va même pas au lave-vaisselle.
Mais voyez plutôt, CE FICUS EST EN VIE ! D’habitude je fais crever toutes les plantes. […] On dirait des bébés feuilles, elles sont toutes brillantes, attends je vais les prendre en photo.

Ma succulente n’est plus en vie : j’ai bien ri. Rime pauvre de vous.

Les sous-titres, l’amitié, Pauline Le Gall et Heartstopper

Il paraît que notre ascendant prend le pas sur notre signe astrologique en vieillissant. C’est parfois la même chose avec les essais : le sous-titre prend le pas sur le titre. Réjouie par la thématique de Nos puissantes amitiés, j’ai entamé la lecture de l’essai d’Alice Raybaud et me suis trouvée déçue par la prééminence ce qui était pourtant annoncé en sous-titre : des liens politiques, des lieux de résistance. Je comprends que ce prisme permette de revaloriser et repenser des liens minorés dans nos sociétés, mais je n’y ai pas retrouvé l’expérience intime de l’amitié, celle banale et précieuse qui nourrit sans nécessairement prendre une forme socialement disruptive. À explorer les formes « extrêmes  » d’amitié (vivre ensemble au-délà des années étudiantes, trouver une famille de substitution quand la vôtre n’a pas supporté votre identité LGBT, élever un enfant en co-parentalité…), on (re)découvrait ses marges sans jamais s’attarder en son centre.

Couverture de l'essai de Pauline Le Gall : Utopies féministes sur nos écrans

À l’inverse, j’ai repoussé de plusieurs excursions à la médiathèque la lecture d’Utopies féministes sur nos écrans pour sa dimension engagée explicitement annoncée, qui me semblait nécessiter une énergie combattive (aussi parce que je n’ai pas vu Thelma et Louise et craignais que toutes les références me soient inconnues, ce qui minore le plaisir qu’on peut prendre à ce genre d’ouvrage, où il est bon d’avoir un équilibre entre références communes et découvertes suggérées). Mais dans cet essai-ci aussi, le sous-titre prend l’ascendant sur le titre : Les amitiés féminines en action. Sans jamais se départir d’aucune dimension de sa personne, en restant amie, spectatrice et essayiste, Pauline Le Gall décortique les mécanismes de représentations de l’amitié dans les films et séries, et nous remontrant ce que l’on a déjà vu, ce que l’on connaît peut-être par cœur, elle l’oriente de telle sorte que nous nous mettions à voir nos angles morts. J’adore ça, quand je découvre du nouveau dans le familier, bien davantage que lorsque la nouveauté me semble in fine familière.

Je n’avais jamais vraiment conscientisé que, bizarrement, les histoires d’amitiés fusionnelles féminines finissent souvent mal — ben oui, il ne faudrait pas qu’on puisse oklm dériver de l’amitié au lesbianisme. Ni que l’amitié de Carry, Miranda, Charlotte et Samantha était très consumériste. J’avoue ne jamais m’être non plus appesantie sur qui écrit ou produit telle ou telle série — c’est le même flou immature que dans mon enfance, quand j’avalais les bouquins sans prêter attention au concept d’auteur (les livres n’étaient pas du même auteur, ils étaient de la même série : Fantômette, Alice, Le Club des cinq ou des sept, Danse !…). Comme dans pas mal de milieux, ce sont essentiellement des hommes qui sont aux postes clés, producteurs comme scénaristes ; les femmes ont dû faire le forcing pour donner à voir leurs productions, leurs points de vue. De même pour les minorités, sous-représentées dans les writing rooms.

Pauline Le Gall soulève un point intéressant sur la représentation des minorités. Quand ces personnes ne sont pas reléguées au rang de faire-valoir (en gros la copine grosse / queer / racisée qui n’a pas d’autre arc narratif que d’être la copine grosse / queer / racisée), le manque de représentations conduit à un dilemme : soit on distribue les rôles en mode color-blind comme si le monde était une pub Benetton, au risque de passer à côté des expériences spécifiques à ces minorités (ex. Grey’s Anatomy) ; soit on traite de ces expériences, au risque d’y enfermer les protagonistes, comme si une actrice noire devait forcément se faire le parangon de la lutte antiraciste ou incarner un personnage témoignant de la vie dans les cités (ex. Bande de filles).

J’étais souvent perplexe quand j’entendais une critique de l’une ou l’autre option, toujours renvoyée à sa part manquante : qu’aurait été une bonne représentation alors ? Pauline Le Gall m’apporte la réponse : la bonne représentation, c’est celle qui existe parmi une myriade d’autres représentations, tellement nombreuses qu’on ne peut plus penser qu’un personnage ou un film représente l’expérience de tout une communauté forcément diverse. On a besoin de parler et des difficultés spécifiques et des vies singulières qui s’inventent au-delà ; d’évoquer ce qu’on ne voit pas en étant blanc/mince/hétéro et de normaliser tout ce qui devrait être normal et ne l’est pas toujours encore quand on est racisé/gros/queer (triade elle-même schématique). Typiquement, souligne Pauline Le Gall, Grey’s Anatomy a normalisé de voir des chirurgiens, personnes hautement compétentes s’il en est, de toutes origines ethniques. On a aussi besoin de ça, de voir le monde tel qu’il n’est pas mais pourrait être — sans plafond de verre dû à des préjugés (de mémoire, sur les nombreuses saisons que j’ai vues avant de lâcher l’affaire, il n’y a presque aucun épisode de racisme, hormis le cas extrême d’un patient néo-nazi qui ne veut pas être examiné par Cristina ou Miranda, je ne sais plus).

Ce dont on ne devrait pas avoir besoin, en revanche, c’est l’ajout d’un bon allié masculin blanc censé rassurer le public blanc et/ou masculin que not all men, not all white people. Pauline Le Gall m’a ainsi appris que, dans Hidden Figures, les scénaristes avaient ajouté au livre un épisode où le patron blanc démonte le panneau indiquant que les toilettes sont réservées au personnel blanc de manière à ce que ses mathématiciennes de génie noires qui font des calculs démentiels pour la Nasa n’aient pas à traverser toute la base pour aller aux toilettes hyper éloignées réservées aux « personnes de couleur » (apparemment, les vraies calculatrices dont parlent le biopic allaient aux toilettes les plus proches sans se soucier de la ségrégation installée).  Que la destruction d’un symbole d’oppression doive se faire par l’oppresseur suggère une certaine réticence à laisser ses anciennes victimes reprendre la narration de l’histoire (écrite comme chacun sait par les vainqueurs).

Extrait de The Hidden Figures / Les Femmes de l’ombre.

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La saison 3 de Heartstopper, outre me faire sourire niaisement devant les visages enamourés de ses acteurs-actrices, m’a fait repenser au dilemme de représentation des minorités. La saison 3 est totalement hors sol : tout le monde y est beau, y est bi, gay, lesbienne, asexuel, trans, non-binaire sans quasiment essuyer de backlash de la société normée — à l’exception d’une interview censée être centrée sur la peinture d’Elle, qui dérive en débat sur la question trans. À l’exception de : tout est là. La série choisit ses combats, les distille un à un, puis : bon débarras. C’est parce que la saison 1 s’est attelée aux préjugés homophobes en épousant les craintes de coming out de Charlie (et la saison 2 à celui de Nick, son amoureux bi) qu’elle peut passer à autre chose, comme par exemple la question de son anorexie. Et là, encore, c’est plutôt malin et bien fait pour une série grand public : la maladie n’est pas vue comme une obsession du corps, incarnée par une jeune fille qui se rêverait plus mince, mais comme une des manifestations de l’anxiété du héros, aux côtés de pensées intrusives qui montrent l’anorexie pour ce qu’elle est : une saleté de maladie mentale. Les petits cœurs, fleurs et feuilles qui voltigeaient autour des personnages lors de leurs amours naissantes sont remplacés par des aplats de crayon noir qui se mettent à bourdonner autour du héros quand les pensées intrusives l’isolent de son entourage (qu’on se rassure, une nouvelle graphie-grammaire prend le relai quand la santé est redevenue meilleure : des éclairs de désir affleurent à la surface de la peau).

Si j’ai pensé à l’essai de Pauline Le Gall en visionnant la dernière saison d’Heartstopper, c’est aussi parce que la saison aborde une thématique amicale que je n’ai pas le souvenir d’avoir vue traitée en tant que telle alors que c’est un schéma récurrent : délaisser ses amis quand on se met en couple. Évidemment, c’est Isaac le pote aromantique de la bande qui s’y colle en prenant des nouvelles de Charlie, lequel ne se confie plus qu’à Nick, et en formulant des reproches à l’encontre de Tao, qui est lui en état de les entendre.

Isaac s'adressant à Tao : " You've just not been a good friend lately. All you care about is your relationship."

Tao et Elle enlacés, Isaac à côté qui croise les bras
Isaac qui refuse de tenir la chandelle lors de leurs movies nights.
Charlie et Isaac regardant un film sur le lit de Charlie, l'un contre l'autre
Charlie et son pote Isaac se matant un film
La soeur de Charlie qui l'a rejoint dans son lit pour se réconforter mutuellement
Charlie et sa sœur venue le rejoindre pour une session de confidence-réconfort avant une journée éprouvante.
Charlie et Nick

Il y aurait tout un truc à faire sur la place du lit dans Heartstopper, comme espace d’intimité qui n’est pas réservé qu’à la personne désirée. (Question bonus : à quelle fréquence Charlie change-t-il ses draps ?)

Tout en ayant conscience de ma propre tendance à me replier sur mon partenaire et à diriger l’essentiel de ma conversation vers lui, c’est quelque chose que je déplore et aimerais rééquilibrer. Traîner en bande avec potes et boyfriend n’est pas une solution qui me conviendrait, mais cela m’a touchée de voir la chose abordée. Pauline Le Gall a raison, avec son enthousiasme communicatif : parlons de ces films et ces séries moins anodines qu’elles en ont l’air, écrivons à leur propos, parlons-en avec nos amis, de ça et d’autres, avec nos amis qui sont bien plus que des soutiens dans des luttes imposées, présences chéries qui nous nourrissent même en leur absence.

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Avant de rendre Utopies féministes sur nos écrans à la médiathèque, j’ai recopié dans la liste de la filmographie tout ce qui faisait écho ou envie. Écho : Derry Girls 💚, Grey’s Anatomy 🤍, Sex Education 💛, Sex and the City, Grace and Frankie, Ladybird ♥️, Papicha, Portrait d’une jeune fille en feu. Et envie (plus ou moins selon les cas, à checker au moins) :  Broad City, Girlfriends, Insecure, Shrill, The Bold Type, The L Word, Tuca and Bertie pour les séries ; Booksmart, Frances Ha, Fried green tomatoes (apparemment le livre plus que le film), Girlfriends, Go fish, Mignonnes et Thelma et Louise pour les films. Des recommandations croisées à me faire ?

Journal de lecture : Éloge de la fadeur

Roue des émotions avec au centre 8 émotions de couleurs vives (extase, admiration, terreur, étonnement, chagrin, aversion, rage, vigilance) et ensuite des pétales qui déclinent chaque émotion vers quelque chose de plus pâle (l'extase passe par la joie et arrive à la sérénité, la rage devient colère puis contrariété, etc.)
 

Depuis que j’ai croisé une fois la roue des émotions, sans rien chercher à connaître de Robert Plutchik, son créateur, je me demande s’il vaut mieux chercher à vivre au centre de la roue pour éprouver des joies vives (quitte à éprouver plus intensément d’autres émotions négatives) ou s’attarder sur les pétales pâles, moins vivaces mais aussi moins violents. Peut-être qu’en s’ouvrant à plus subtil, en devenant perméable à trois fois fois, on ne vit pas moins intensément, juste autrement, de manière plus sereine ? À moins que les pétales ne fanent plus vite et ne nous lassent par leur fadeur.

Cette tension du fade au savoureux, François Jullien l’a explorée dans un Éloge de la fadeur qui s’éloigne des intensités toutes occidentales pour aborder cette absence de saveur marquée, louée tant du point de vue moral qu’esthétique dans la pensée chinoise. J’ai lu un peu trop vite, probablement, n’étant pas d’humeur à l’érudition philosophique et littéraire pourtant mise en marge par le philosophe (littéralement : les auteurs, siècles et notions-clés sont inscrites dans de larges marges). Je voulais ma réponse à la roue.

En gros, la fadeur est prisée par la pensée chinoise en tant que saveur qui contient virtuellement toutes les autres. Si on a un peu trop fréquenté Aristote et compagnie, on pourrait être tenté d’assimiler cette fadeur à un substrat en attente de prédicats, mais que nenni, nous explique notre guide, la fadeur n’est pas un concept, pas même une abstraction. La fadeur, c’est du concret, c’est du sensible. Elle est savoureuse, même si c’est le degré zéro de la saveur.

J’avoue, j’étais un peu perplexe. Il a fallu une histoire de sage qui goûte diverses eaux de source pour que ça fasse tilt. Je me suis souvenue de voyages dans des pays où l’eau du robinet est déconseillée, et des eaux embouteillées qu’on y trouve : au bout de quinze jours à boire cette horreur qu’est la Nestlé Aquarel ou des eaux déminéralisées que je pensais réservées aux fers à repasser, je suis prête à renier toutes mes convictions écologiques et à débourser une petite fortune pour une bouteille d’Evian. Là, voilà qui est bon, aucun arrière-goût, je peux étancher ma soif… de non-saveur. Une eau est meilleure si elle est neutre au palais : fade.

En somme, il faut que cela coule de source, même si l’on doit grimper deux heures dans la forêt pour la trouver. Dans l’art pictural, la fadeur favorise la circulation du regard ; rien ne l’accroche au point qu’il rechigne à se relancer… mais aussi, rien n’arrête ce mouvement perpétuel au sein du tableau ; ce n’est pas une image que l’on zappe. L’attitude qui l’accompagne ne relève pas du désintérêt, mais du détachement : sans se focaliser sur rien en particulier, on est prêt à tout considérer, à contempler l’harmonie.

Rien n’accapare l’attention, n’obnubile par sa présence, tout ce qui commence à prendre forme se retire et se transforme.

La fadeur est diffuse, elle infuse, fond sous la langue et sa saveur est d’autant plus prégnante qu’on ne l’a pas liquidée au premier coup d’œil, à la première bouchée ; elle met du temps à s’apprécier, mais n’en finit plus ensuite de captiver.

Un peu comme la danse classique, j’aurais envie de dire avec mes gros sabots de balletomane. Évidemment, la virtuosité réjouit par son intensité, mais ce qui pousse à retourner encore et encore voir le même ballet sur une même série, c’est bien l’interprétation, cet art de la variation, du même qui est encore autre, un poignet qui s’infléchit davantage, un regard qui s’attarde un peu moins, une attaque décalée… Moins un geste est techniquement marqué (plus il est fade ?), plus il laisse place à l’interprétation du danseur. Je l’ai constaté lors d’un concours de promotion où les sujets se suivaient dans une variation dramatique : rapidement, ce ne sont plus les arabesques ou les tours qui font la différence ; ce n’est plus aux difficultés techniques que l’on prête attention (comme on le ferait dans une épreuve sportive) mais aux transitions, aux entre-pas, à tout ce qui n’étant rien fait tout. La variation vue quatre, cinq, dix fois continue de déployer des richesses encore inouïes, in-vues, et ces deux minutes de danse qui semblaient n’être pas grand-chose se mettent à contenir un monde. Le novice frôle l’ennui, l’esthète de la fadeur se régale. La variation n’en finit pas de fondre en bouche. Elle n’est ni réductible à une interprétation (une saveur marquée) ni une abstraction (elle n’existe pas si elle n’est pas incarnée). Elle est souvenir et projection au moment même où elle se danse. Aucune des saveurs et toutes à la fois…

Pourtant, la fadeur est moins paradoxale que ténue. Elle est ce qui reste de ce qui advient, entre réalité pleine de potentiel et souvenir (ré)actualisé. À ce titre, j’ai bien aimé le chapitre « Reste de son » et « reste de saveur » — l’idée que le son s’apprécie davantage au moment où il rejoint le silence et la saveur quand l’aliment vient d’être avalé. Pas à son acmé, mais juste après, juste avant son épuisement, retenu à la lisière du sensible.

La fadeur, in fine, c’est un peu la non-saveur qui nous rend disponible à toutes, un état neutre mais pas insipide à partir duquel on peut goûter à tout… comme la position du sage développée dans Un sage est sans idée, qui n’est pas un juste milieu auquel on parvient, mais un point de départ pour naviguer d’un extrême à l’autre selon les circonstances. La monade FrançoisJullienne de légumes vapeur n’en finit pas de se déplier.

Il n’y a plus qu’à redessiner la roue des émotions en inversant le bord et la périphérie : évacuer au bord des pétales les émotions les plus vives (celles qui font éclater le bourgeon en fleur) et mettre au centre (au cœur) les émotions plus subtiles ; on navigue avec plus de fluidité d’une émotion à une autre, d’une couleur à une autre, depuis ce concentré de fadeur / blancheur teintée.

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Pour goûter la saveur, il faut la retenir ; en cela se trouve une communauté d’expérience entre lecture et nourriture :

[…] la logique de jouissance est aussi la même, elle repose sur le principe de rétention.

C’est un truc qui m’a rendue dingue en prépa, qui me le fait encore parfois : de peur de ne pas retenir, de ne plus réussir à tenir dans une même pensée toutes les étapes de son déploiement, je me mets à ressasser et n’avance plus. Je dois m’entraîner à laisser filer — mes entraînements préférés : les glaces et les feux d’artifice.

Si je n’étais pas obsédée par cette idée de retenir, je m’en serais tenue à mes souvenirs de lecture et ce paragraphe n’aurait jamais été là. La chroniquette (quête chronique ?) aurait été plus courte et plus cohérente aussi, au lieu que je la truffe des oublis qui me reviennent en feuilletant le livre.

Journal de lecture : Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ?

La question est géniale, posée par Martin Page et Coline Pierré (l’autrice du génial Éloge des fins heureuses) à une pléiade d’amis dans un questionnaire pensé pour révéler les conditions de création des artistes (logement, argent, famille, frigo…). J’ai commencé par lire les entretiens menés avec les auteurs que je connaissais au moins de nom, craignant de trouver l’exercice lassant et de peu d’intérêt avec ceux dont je n’avais jamais entendu parler. Or, que nenni : j’ai adoré grappiller ces interviews, au lit avant de m’endormir, aux toilettes (oui, je sais), dehors dans un rayon fugace de soleil ; cela m’a rappelé l’époque où je lisais le magazine Muze et ses interviews d’artistes. Les réponses dessinent rapidement les contours des personnalités, quelques-unes irritantes, la plupart donnant envie de se pencher sur leur œuvre — d’où mes récentes lectures de Martin Page et Amandine Dhée.

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Pour cette chroniquette, je prends le chemin de traverse et refais un petit tour du questionnaire non plus dans l’ordre des réponses, mais des questions. Il faut garder à l’esprit que je reproduis rarement la totalité de la réponse, souvent beaucoup plus nuancée — mais j’espère que ça vous donnera envie de lire la totalité.

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Que réponds-tu quand on te demande quel est ton métier ?

La question est rusée, car elle présente et l’activité et sa perception — par l’artiste lui-même (avec tout ce que cela peut comporter de craintes d’être illégitime) et par ses interlocuteurs (c’est un métier, ça ?). Les interviewés en majorité écrivent des livres (pour la jeunesse, pour le théâtre, pour tout le monde), mais ils exercent aussi dans l’illustration, la peinture, la musique, la traduction, la création culinaire, la scénarisation et la réalisation.

Quand je suis mal à l’aise, je dis auteure, en pensant le e très fort. Quand j’ai à peu près confiance en ma légitimité, je dis écrivain. Quand je suis plus assurée, je dis écrivaine. Quand je suis prête à amorcer un débat et que j’ai envie de provoquer les oreilles (ou le conservatisme ou le sexisme) de mon interlocuteur ou de mon interlocutrice, je dis autrice (et généralement, en effet, ça provoque). Mais le plus souvent, j’hésite, je regarde mes pieds et je baragouine : « J’écris des livres pour enfants ». Et tandis que je m’autoflagelle de cette formulation hypocrite, on me demande de répéter parce qu’on n’a rien compris. (Coline Pierré)

Je suis pour une utilisation accueillante du mot « écrivain ». […] Il ne s’agit pas de désacraliser ce mot, mais de rendre ce sacré disponible. J’aime l’idée que le même mot serve pour Franz Kafka et Amy Sherman-Palladino. (Martin Page)

Ah oui, vous allez trouver beaucoup de citations de Coline Pierré et Martin Page, ce qui est assez logique puisque ce sont eux qui ont créé le questionnaire — forcément calqué sur des choses qu’ils voulaient dire et entendre.

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As-tu un problème existentiel avec lequel tu tentes de dialoguer ?

Oui, mais il n’est pas très causant ! (Antoine Tharreau)

[…] j’ai toujours aimé les livres pour leur précision — je peux relire la phrase encore et encore si je n’ai pas compris, alors que dans la vraie vie j’ai rarement la sensation de comprendre ce qui se passe. (Julia Kerninon)

Avant l’écriture, je vivais la violence de ne savoir me dire nulle part. J’ai grandi envahie par ce que je n’aurais pas dû entendre et par le silence. […] L’écriture a permis au langage de reprendre vie, de circuler. (Amandine Dhée)

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Créer, c’est quoi ?

Une de mes questions préférées dans les réponses qu’elle suscite.

Un bricolage somptueux avec ce qui détruit. (Thomas Vinau)

Certains jours, c’est tenter d’escalader un glacier à mains nues, d’autres fois, c’est comme le dévaler en luge et se laisser porter par l’inertie du glissement qu’on a initié. […] C’est jeter une bouteille pleine de morceaux de soi à la mer et espérer que quelqu’un la trouve, que des amitiés, des connexions, des liens se tissent. (Coline Pierré)

C’est essentiellement du plaisir. Cela ne signifie pas que ce n’est pas un travail, avec des contraintes, de la rigueur, des phases de profondes dépressions, mais c’est le plaisir qui prédomine. (Éric Pessan)

C’est aussi sans doute quelque chose proche d’une psychanalyse ouverte sans quelqu’un désigné comme psychanalyste […]. (Quentin Faucompré)

Je dirais que c’est proposer une interprétation du réel — au sens musical du terme et non philosophique. (Fanny Chiarello)

Il y en a qui disent que c’est donner forme à des pensées, les extérioriser. Pour moi c’est faux — il faudrait déjà qu’elles existent à l’intérieur, les pensées, dans une sorte de format platonique pur et idéal, ce qui est un mensonge total. Ce n’est donc pas donner forme à des pensées […], mais bien inventer des idées, au fur et à mesure du geste. C’est pourquoi il ne faut jamais croire ceux qui disent qu’un jour ils écriront un roman, qu’ils ont une super idée, qu’ils y réfléchissent depuis des années. […] C’est comme dire qu’on a […] mille pompes surpuissantes auxquelles on réfléchit depuis des années. (Clémentine Beauvais, dont je n’ai lu encore aucun livre alors que j’apprécie tout ce que je croise d’autre d’elle)

Je me souviens avoir lu un article d’un critique qui s’insurgeait que la littérature puisse être vue comme un réconfort. […] (punaise, il faudrait lui offrir un livre sur l’origine du blues, il apprendrait des trucs sur le réconfort et les artistes, il faut vraiment avec eu le cul bien au chaud pour sortir un truc comme ça) (Martin Page)

Sans le beau geste, réalisé en conscience, nourri par le désir et prolongé par une forme de joie, rien de bon ne peut advenir. (Maëva Tur)

…

Commencer une œuvre, c’est quoi ?

J’ai l’image d’une petite voiture avec laquelle on ferait des va-et-vient avec sa main. Ce n’est pas qu’on hésite à la faire partir, mais on se prépare à l’envoyer loin. (Mathieu Simonet)

Commencer une œuvre c’est choisir le sujet. Je passe beaucoup de temps à choisir. […] Ça doit incarner toutes les obsessions que j’ai à un moment et en plus ça doit avoir un sens dans la durée. […] Je dois avoir besoin de raconter ça maintenant et besoin de me dire que ça m’intéressera dans quelques années. (Dominique Rocher)

C’est un peu comme sauter dans le vide avec du tissu, du fil et une aiguille pour, peut-être arriver à construire un parachute. (Martin Page)

La joie. Tout est encore possible, il n’y a aucun choix de fait. C’est le premier jour d’été quand on est gosse. (Justine Niogret)

C’est rassembler les post-its, les tickets de métro, les pages de carnets dans lesquels j’ai noté des mots à la volée. […] Cela m’aide à écrire sans trop me regarder, sans sacraliser, sans me dire que je commence une œuvre, justement. […] Cela doit être à la fois très important et pas important du tout. (Amandine Dhée)

La lune de miel, avant un long, et bien souvent pénible, mariage. En plus à chaque fois on se fait prendre, on pense que cette fois ça va être super. Le grand mensonge du serial monogame. (Clémentine Beauvais)

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Comment sais-tu qu’une œuvre est achevée ?

Peut-être ma question favorite, parce qu’il y a une presqu’unanimité — et des manières infinies de le formuler.

J’en ai fini quand le bidule retombe sur ses pattes, et qu’il me sort par les yeux. (Thomas Vinau)

Quand je suis allée trop loin, quand ]ça[ s’est tu. (Peggy Viallat)

Je sens que l’œuvre est achevée lorsque je m’y sens bien (comme à l’abri d’une cabane qui viendrait d’être construite), ou bien lorsque j’ai l’impression de la découvrir comme si elle existait déjà avant […]. (Antoine Tharreau)

Il faut trouver l’équilibre entre le sentiment d’avoir été au bout de son œuvre, et le temps qui nous est imparti pour faire aboutir cette réflexion. (Dominique Rocher)

[…] parce qu’elle me sort par les yeux. Quand je ne l’aime plus du tout, c’est signe que je ne sais plus la voir et qu’il est temps de la confier au regard des autres. (Coline Pierré)

Quand elle me fait chier. Elles puent le cadavre quand elles durent trop longtemps. (Justine Niogret)

Je n’ose plus la toucher. Ou bien j’en ai tellement marre que je l’abandonne en l’état. (Marc Molk)

Lorsque je réunis deux paragraphes judicieusement, c’est comme si ça scintillait, je sais qu’ils sont au bon endroit. Quand je finis un livre, presque tout doit scintiller comme ça. (Julia Kerninon)

Quand je n’arrive plus à modifier quoi que ce soit sans avoir la sensation de casser quelque chose. (Neil Jomunsi)

J’en déduis que mon manuscrit sur la danse est terminé.

…

Pourquoi crées-tu ce que tu crées ?

Parfois quand j’entends des croyants ou des adeptes du yoga, je me dis : c’est pour ça que j’écris, pour sentir moi aussi cette forme de paix. (Mathieu Simonet)

Pour apprendre à vivre/mourir. (Ryoko Sekiguchi — That escalated quickly.)

J’écris le plus souvent en « je », comme une urgence à reprendre la parole, à exister en tant que sujet. J’essaie de mettre à jour ce qui me traverse, avec le pari que cela fasse écho à d’autres. Étrange processus : j’explore ce qui m’anime intimement, et cette singularité  rencontre les lecteurs et lectrices. […] Mettre à jour certains non-dits ne me coupe pas des autres, mais m’en rapproche, au contraire. J’écris depuis l’intime, pas depuis ma vie privée. (Amandine Dhée)

Pour me réinventer constamment. C’est une fuite éperdue. (Fanny Chiarello)

Dans l’obscur et l’impossible où on est, des intuitions se forment lentement et se stabilisent, dont on fait écriture. Leur réalisation formelle n’est jamais où on prévoyait qu’elles soient, donc nous laisse désarmés quant au pourquoi. (François Bon)

Pourquoi écrire ce livre alors qu’il y en a dix autres à lire ? […] Une fois que ces questions naissent, elles prolifèrent. Parfois il vaut mieux ne pas trop se les poser. (Clémentine Beauvais)

…

À qui t’adresses-tu quand tu crées ?

À tout le monde et/ou à soi, à celui ou celle qu’on était plus jeune : ce sont les réponses majoritaires. Celles qui m’ont marquée sont autres :

La plupart des temps, j’évite de penser aux lecteurs et surtout pas à mes proches, cela me paralyse. (Éric Pessan)

Je veux tellement qu’on m’aime même si je ne suis pas capable de faire de concessions pour ça (dans le travail, en tous cas) et que quand ça arrive ça m’embarasse un peu. (Martin Page)

Je veux valoriser ceux qui n’ont pas été valorisés par le système, leur dire qu’il sont géniaux et que leurs pensées comptent. (Martin Page)

J’ai toujours un peu l’impression d’écrire ou de peindre pour que mon père soit fier de moi. C’est un ressort puéril. Je crois que c’est le ressort principal. (Marc Molk)

…Quel rapport ton travail entretient-il avec la réalité ?

Le karaté. (Fanny Chiarello)

Je contrôle la réalité de mes livres comme une maniaque parce que la réalité de la vraie vie me laisse trop peu de prises. […] Je décale mon regard sur la réalité pour tenter d’en inventer une autre qui me convient davantage, et de mieux voir celle dans laquelle j’ai les deux pieds englués. (Coline Pierré)

…Que pense l’enfant ou adolescent que tu étais de ton travail ?

Je ne suis pas ingrat, je suis conscient de ma chance de faire un métier créatif, que j’aime énormément, mais je me demande quand même pourquoi j’ai choisi un métier si compliqué. On s’expose à beaucoup de dureté et de précarité. Je ne suis pas sûr que je dirai à l’ado que j’étais « Vas-y fonce, c’est génial » aujourd’hui. Je pense que la naïveté et le fait de ne pas savoir ce qui m’attendait ont été nécessaire pour que je suive ce chemin. (Dominique Rocher)

Je garde toujours à l’esprit qu’il serait fier, mais qu’il aurait aussi un peu honte. […] Il faudrait une longue discussion avec l’adolescent que j’ai été pour lui expliquer que je suis heureux même si je vends 2000 exemplaires d’un livre, même si je n’ai jamais été imposable depuis que je ne fais qu’écrire, même si les rares fois où j’ai voulu publier une tribune dans la presse, mon texte a été refusé. (Éric Pessan)

Il est soulagé. On revoit de loin. (Martin Page)

Il trouve ça cool, il aurai juste pensé que ça lui rapporterait un peu plus d’argent et de succès auprès des filles. En vrai, artiste, à moins d’être de ceux qui atteignent les sommets du star-system, c’est un repoussoir. (Neil Jomunsi)

J’ai d’abord écrit pour digérer la réalité. Je me disais que si elle tenait sur une feuille, alors je pourrais vivre avec. Ce n’était pas encore un travail littéraire, mais déjà une mise à distance. Aujourd’hui, j’ai plus de force. On ne dit pas à quel point vieillir donne de la force. (Amandine Dhée)

Mention spéciale pour ceux qui se sont lancés dans le discours direct :

« Waaaa c’est trop cool, tai devenu l’artiste que je voulé que tu  devienne, chuis trop fière de toi, wesch ! Tu ten et bien sorti, quand je pense ka 17 ans tétai en écheque scolaire. » (Emmanuelle Houdart)

— Putain, c’est tout ? (Julie Bonnie)

« Hmmm. C’est sympa. Donc… c’est raté pour la NBA, c’est ça ?  » (Rodrigo Bernardo)

…Qu’y a-t-il sur ton bureau ?

[…] et, en ce moment, le plan du trajet suivi par les personnages du livre. […] J’adore mon bureau (la pièce) […]. Mais je n’y travaille presque jamais. (Coline Pierré)

J’ai un bureau chez moi, mais j’écris le plus souvent sur la table de la cuisine. (Amandine Dhée)

La seule chose dont j’ai besoin pour travailler, ce sont des bouchons d’oreilles qui apaisent l’hypervigilance maladive de mon ouïe et me procurent un sentiment d’intimité. (Julie Bonnie)

Beaucoup de matériel de dessin — dont la moitié que je n’utilise jamais […]. (Sandrine Bonini)

J’aimerais bien être romantique, avoir un carnet, mais j’ai toujours détesté écrire à la main. (Clémentine Beauvais)

…Est-ce que parfois tu en as marre ?

La réponse de Fanny Chiarello résume celle de beaucoup d’autres :

D’écrire, non ; des à-côtés, souvent. (Fanny Chiarello)

Jamais plus de trois fois par jour. (François Bon)

La lenteur de ce métier me fatigue et m’exaspère souvent […]. Cet étirement du temps éditorial crée de l’inertie, de la lassitude, de l’impatience. En toutes choses, jaime aller vote, trop vite, je construis des meubles Ikea à l’envers parce que j’ai regardé la notice trio rapidement, […] j’envoie des emails incomplets, j’aime ce que provoque l’empressement sur mon organisme et mon cerveau. J’aime réfléchir vite et sauter du coq à l’âne dans les moments d’exaltation, autant que j’aime le silence, la solitude et l’introspection. […] (Coline Pierré)

Quand je ne sais pas comment je vais vivre dans trois mois. […] Que un éditeur m’informe que mon livre ne sera plus commercialisé et que les stocks vont être pilonnés. Quand je sens que je pourrais devenir jaloux ou aigri. Jamais quand j’écris. (Éric Pessan)

…As-tu déjà pensé à raccrocher les gants ?

Il y a des oui évidemment, des non évidemment, et Julie Bonnie qui l’a déjà fait, qui, de 30 à 40 ans, a exercé comme auxiliaire de puériculture :

« Je n’avais plus aucune force pour me battre, gravir le mur qui me faisait face. Je me suis tue. J’ai exigé de moi-même de vivre sans eau, sans nourriture, sans amour. […] J’ai appris une chose : je n’abandonnerai plus jamais. »

…Est-ce qu’il y a des choses dans ton métier qui te mettent en colère ?

La prétention, l’entre-soi. Il y a des auteurs plus confits que des cuisses de canards. (Thomas Vinau, ce sens de la formule !)

Il y a tellement de raisons d’être en colère contre le milieu artistique […]  Mais montrer sa colère, c’est s’exposer au bannissement. (Martin Page)

Le couillemollisme des éditeurs. […] Devoir réclamer ses droits d’auteur, ses contrats, le je-m’en-foutisme des rapports pros. (Justine Niogret)

Oui, certains clichés bourgeois sur le métier d’auteur. Je me souviens d’un article sur un écrivain célèbre, son bureau avec vue sur la mer, le parquet qui craque, ses temps de silence… Cette façon de mettre en scène l’auteur au-dessus de toute contingence matérielle m’agace. (Amandine Dhée)

Les deux pôles idéologiques des gros lecteurs. D’un côté, ceux qui sont tellement snobs qu’ils n’ouvrent jamais un livre qui n’est pas un classique ou en collection blanche. De l’autre, ceux qui, à l’inverse, voudraient nous faire croire que tout se vaut, que la qualité littéraire est une sorte de concept bourgeois. Pour moi, il faut défendre les bons livres, mais les bons livres existent dans tous les genres, dans tous les formats, et dans toutes les époques. (Clémentine Beauvais, queen encore une fois)

…Pour quoi milites-tu ?

Plein de réponses différentes qui, compilées, pourraient donner l’impression d’assister à l’élection de Miss France, et d’autres dont je me suis sentie plus proche :

Je milite peu dans les actions collectives parce que je ne m’y sens pas à ma place, alors j’essaie de le faire directement ou indirectement dans mes livres et dans ma vie intime. (Coline Pierré)

J’ai beaucoup milité pour la réapproprioation du droit d’auteur par les auteurs eux-même : le droit d’auteur est aujourd’hui un instrument qui enrichit les intermédiaires, pas les créateurs. (Neil Jomunsi)

Je donne de mon temps et de mon énergie, en acte et à mon niveau. Et je n’aime pas trop le terme militant, qui sonne comme militaire. Le terme est issu de la théologie et était utilisé pour qualifier les membres de la milice du Christ. Je ne fais pas de prosélytisme. […] Mais il n’empêche que je trouve dommage qu’il n’y ait pas plus d’artistes qui s’impliquent politiquement. […] En fait, contrairement à une idée reçue bien ancrée, les artistes sont majoritairement de droite. (Quentin Faucompré, artiste de gauche comme la plupart des artistes interrogés dans cet ouvrage, a priori)

Je ne milite pas. J’ai peur des groupes. J’ai souvent l’impression que l’appartenance à un mouvement efface la complexité des situations et des questions. Mais je suis contente que d’autres s’y collent parce que c’est nécessaire. […] Par contre, je suis sûre que mes livres sont très militants, à leur façon. (Julie Bonnie, à laquelle je m’identifie bien sur point, les livres en moins ^^’)

…Est-ce qu’on t’a déjà tendu des pièges ?

La question m’a laissée perplexe, avec pas mal d’artistes interrogés, jusqu’à ce que Coline Pierré réponde à sa propre question. C’est merveilleux :

Je passe ma vie à me tendre moi-même des pièges pour déjouer l’attraction terrestre du conformisme et de la langueur. Je sais que mon orbite tend naturellement vers la norme parce que mon organisme croit que cela norme me rendrait heureuse (il a été éduqué à croire ça). Mais mon organisme se trompe, la norme me rendrait malheureuse, ou éventuellement, elle m’entraînerait dans une certaine tranquillité éteinte. Alors pour me piéger, parce que j’ai une trop bonne capacité d’adaptation, je me suis forcée à ne pas faire les bonnes études […], j’ai abandonné les emplois non créatifs pour lesquels je me débrouillais bien. […] J’ai toujours été  attirée par un certain flegmatisme, préférant rêver aux livres parfaits que je pourrais écrire plutôt que due suer à écrire des livres imparfaits. Alor je me lance sur des routes bancales sans possibilité de sortie, j’embarque les autres dans mes projets pour m’obliger à les mener à bien […]. (Coline Pierré)

J’ai accepté de répondre à ce questionnaire, un piège de plus. (Quentin Faucompré)

…Qu’est-ce qui te sauve ? / Qu’est-ce que tu veux sauver ?

Je me rends compte que je n’ai presque rien relevé sur cette question. Trop Miss France pour moi, peut-être.

Quel est le danger ? Ma plus grande peur c’est d’avoir la sensation de n’avoir pas utilisé le temps qui m’était imparti. Ce qui me sauve c’est de faire tout ce que je peux pour accomplir ce que j’ai en tête. De ne pas perdre mon temps. Le temps est la notion centrale de ma vie. (Dominique Rocher)

Les brefs mais fréquents moments d’ennui que je ménage dans ma vie. (Loïc Froissart)

…Qu’est-ce que tu envies aux disciplines artistiques que tu ne pratiques pas ?

Un grand merci à Antoine Tharreau, Mathieu Simonet, Coline Pierrée et Fanny Chiarello d’avoir mentionné la danse, même si aucune danseuse ou chronographe n’était interrogée. 

j’envie l’incarnation de la danse […] la faculté de créer des sensations sans avoir besoin du langage […] Je tente de m’emparer, avec mes possibilités, le temps dont je dispose, de tout ce qui me fait envie. Je ne me limite pas à mes capacités, je ne m’interdis pas les autres arts sous prétexte que je ne suis pas douée ou que mille autres le font mille fois mieux que moi. (Coline Pierré)

Leur immédiateté. (Neil Jomunsi, qui a résumé une réponse qui revenait souvent chez les auteurs)

J’envie aussi les écrivains qui ont un désir d’écriture différent du mien, qui s’éclatent dans la construction d’une fiction. J’adorerais avoir envie d’écrire une saga sur une famille de bûcherons canadiens, par exemple. (Amandine Dhée)

Je suis ravie que les mystères techniques de ces arts-là me soient inconnus. Je les apprécie d’autant plus. On me fait des cadeaux que je ne comprends pas, je n’ai pas besoin de les analyser, je peux me reposer. Alors que quand je lis, j’ai toujours l’œil de l’auteur allumé. (Clémentine Beauvais ou le syndrome du khâgneux)

…Qu’est-ce qui pourrait te faire abandonner ?

Simplement de ne plus pouvoir subvenir à mes besoins avec mon métier. Ce ne serait plus un métier ; cela deviendrait autre chose. Je trouverais un autre métier. (Maëva Tur)

On commence après l’abandon. On croît en liberté intérieure à mesure des abandons construits. (François Bon)

…

Qu’est-ce qui t’empêche d’abandonner ?

Encore Walter Benjamin : « À quoi bon les à quoi bon ? » (je cite de mémoire, ce n’est pas exactement ça). (François Bon)

…

Quand tu es à terre, comment fais-tu pour te relever ?

Certaines réponses auraient pu s’inscrire dans le cadre de Remèdes à la mélancolie.

Je mange. (Antoine Tharreau)

Avec un stylo, je me dessine en tout petit la couverture du prochain livre, et je la regarde en me faisant des promesses. (Julia Kerninon)

…

Où est la joie dans ton métier ?

Il faut croire que ma joie de lectrice n’était pas dans cette question.

…Qui sont tes alliés ?

Je passe les réponses de type cérémonie des Césars.

Je reçois parfois des mots d’amis auteurs et ça compte tellement. (Martin Page)

Les alliés ce sont aussi ceux qui me payent avec plaisir, car ils savent que j’ai un corps et qu’il faut le nourrir. Soyons clairs : ceux qui ne payent pas les écrivains favorisent les auteurs privilégiés (ou assumés par leur boulot salarié) : ceux pour qui cet argent n’est pas une question vitale. Ils favorisent une classe sociale. (Martin Page)

…

Qui sont tes ennemis ?

celles et ceux qui pensent qu’artiste n’est pas un métier, mais un loisir d’héritier oisif ou de salarié passionné. (Coline Pierré)

Ceux qui ne pensent pas leurs privilèges et qui estiment que tout ce qu’ils ont réussi est dû uniquement à leur travail. Ceux qui sont cool, oh mon dieu qu’est-ce que je hais les gens cool. […] Mes ennemis ce sont ces gens qui aiment Bach mais n’ont jamais eu une pensée pour sa vie épuisante de Kantor de Leipzig. […] Qui se soucie des danseuses de tel Opéra dès lors qu’elles ont dépassé 40 ans ? Qui se soucie d’un dessinateur qui a des problèmes articulaires aux mains ? Pas grand monde. […] Mes ennemis ce sont ceux qui sont du côté du sarcasme, ceux qui se moquent, et putain, ils sont si courants, c’est vraiment cette saloperie d’esprit français petit malin typique et demi-habile. Ignobles sarcastiques casseurs d’enthousiasme qui te poussent à te silencer. (Martin Page, slayer)

« Je n’ai aucun ennemi ». C’est une citation de Gandhi. Je dois dire que ce n’est pas dans mon cas par grandeur d’âme, c’est juste que je n’ai pas l’énergie. (Marc Molk, lucide)

…

Je dois reproduire à part les réponses de Cécile Roumiguière, qui fonctionnent en diptyque. 

Qui sont tes alliés ?

Le chat (quand il regarde les nuages passer).

Qui sont tes ennemis ?

Le chat (quant il s’étale sur mon clavier).

…

Est-ce que le fait d’être un homme a une influence sur ton travail ou tes conditions de création ?

La formule qui résume la plupart des réponses revient cette fois-ci à Quentin Faucompré :

Les conditions, oui, le travail, non. (Quentin Faucompré)

J’ai encore une arrogance mâle à annihiler. Ici comme ailleurs : jouer contre son camp. (Martin Page)

Après 17 livres publiés et 10 ans de carrière en tant que photographe, je suis encore régulièrement présentée comme « la blogueuse » voire carrément « la jeune femme » par la presse alors que mes homologues masculins sont d’emblée « chefs » même si ce n’est pas leur métier, et bien sûr « auteurs ». (Marie Laforêt)

…De quel matériel as-tu besoin pour créer ?

Un ordinateur, des carnets, ma bibliothèque, de bonnes baskets pour foulée pronatrice, un appareil photo et un lecteur de mp3. (Fanny Chiarello)

[…] Et idéalement de temps, d’un temps long qui déroule son tapis vierge devant moi, pas d’un temps fragmenté par mille obligations. / Un cerveau posé et du café sont également très utiles. (Coline Pierré)

…D’où viennent tes revenus ?

Now we’re talking. J’ai trouvé vraiment intéressant qu’on parle concrètement d’argent. Forcément, les sources de revenus varient un peu selon le type d’activité. Ceux qui travaillent dans la musique ou le cinéma ont parfois le statut d’intermittent. Pour les auteurs, j’ai relevé : droits d’auteur, lectures, rencontres, prix littéraires, droits d’adaptation au ciné, de représentation au théâtre et de traduction. Pour les illustrateurs : vente des originaux, reproductions, commandes. Certaines réponses sont transversales : ateliers, cours, bourses, CAF, Tipeee… Enfin, certains artistes ont un emploi à côté (notamment dans l’enseignement) ou prennent ponctuellement des petits boulots pour mettre l’argent de côté. 

…Fais-tu des boulots alimentaires ?

Define alimentaire. Selon les artistes, une commande dans leur domaine sera ou non considérée comme alimentaire. Et puis il y a Martin Page qui remet les pendules à l’heure :

Je n’aime pas ce concept de « boulot alimentaire », car ça suppose que l’art ne doit pas nous nourrir. […] Shakespeare devait compter sur le succès de ses pièces pour ne pas se retrouver à la rue. Aujourd’hui on dirait que c’est un artiste commercial. La séparation entre art et argent, entre art sérieux et art commercial, est une pensée purement classiste. […] Je suis devenu écrivain parce que je n’avais pas d’autres options. Je n’ai pas de diplômes, je n’avais pas de relations, pas d’aptitudes aux études. Et il y avait la figure de mon père qui s’enfonçait dans la misère et la maladie. J’étais terrifié. Devenir écrivain était un geste existentiel motivé par la passion, mais aussi la terreur. […] je rêverais de faire du ghostwriting. Je n’ai aucun problème quand il s’agit de faire des boulots de commande, j’ai besoin d’argent, l’argent est une bonne. nouvelle, c’est chaleureux et joyeux, ça ressemble à un arc-en-ciel chevauché par des licornes à la crinière de soie et fumant des pétards. La pureté quand il s’agit de gagner de l’argent pour nourrir sa famille est un privilège (et une illusion) de nantis. […] Une chèque trouvé dans la boîte aux lettres le matin, ça sent le pain chaud. (Martin Page)

Le boulot alimentaire est au-dessus de mes forces, et j’ai assumé pas mal d’années de grave merde financière pour pouvoir le dire. (Justine Niogret)

Cela m’arrive. La misère est dangereuse pour l’esprit, plus dangereuse que n’importe quelle activité, même la plus idiote. Elle ronge quand un travail alimentaire se contente d’assommer. (Marc Molk)

…Comment t’es-tu organisé pour tenter de vivre de ton art ?

Sans grande surprise, ça aide si on vit loin de Paris et de ses loyers astronomiques, si on est peu consumériste, et encore plus si on a hérité d’un logement ou pu en acheter un dans une précédente vie salariée. Plus inattendu est le parti-pris d’Antoine Tharreau, qui fait travailler l’impro dans ses cours de musique pour réduire le temps de préparation (je note, au cas où je me sentirais un jour assez badass pour proposer des cours d’improvisation en danse classique).

J’ai la chance de vivre dans un appartement qui était là avant moi, ça enlève un énorme poids budgétaire. (Cécile Roumiguière)

[…] mener une vie peu coûteuse est indispensable pour ne pas dépenser notre temps en angoisse et en travaux alimentaires. (Coline Pierré)

Nous avons quitté Paris, parce que cette ville est trop chère et violante, parce que tout le monde y est énervé et fatigué, et trop de gens y sont méchants et maléfiques. (Martin Page — méchants et maléfiques, j’adore)

Pendant des années, ma stratégie ça a été : travailler comme serveuse l’été, mettre tout l’argent de côté, et puis le faire durer le plus longtemps possible. […] Mais je comptais chaque dépense, j’étais complètement dans le contrôle, c’était un peu névrosé. […] (Julia Kerninon, a postulé comme maître de conf) Ce que j’aime, c’est dépenser peu d’argent pour le rendement, et pouvoir du coup ne pas me poser la question quand j’ai vraiment envie de quelque chose […].

Je vis avec l’équivalent d’un entre-deux RSA-SMIC. […] je travaille sur plusieurs projets à la fois. Je ne sais jamais quel projet va me permettre de payer mon loyer ou de me nourrir. (Quentin Faucompré)

Au début, j’ai accepté absolument tous les travaux d’écriture mercenaires qui se sont présentés à moi. (Audrey Alwett)

D’une manière générale, nous vivons chichement. […] Mais je n’ai pas l’impression de vivre en me sacrifiant : notre économie est vulnérable, mais nous n’avons jamais connu le dénuement. (Éric Pessan, qui a acheté sa maison quand il était en CDI)

La notion de sacrifice n’existe pas : les choses se sont progressivement éloignées, c’est tout. (François Bon)

Ils sont plusieurs à réfuter la notion de sacrifice tout en dénonçant la précarité : une manière d’échapper à la romantisation de l’artiste maudit ?

…Dans quelles conditions travailles-tu ?

L’émiettement du temps entre les rencontres et l’écriture est sans doute ce qui est le plus compliqué à gérer. (Cécile Roumiguière)

La crèche est la plus grande invention de l’humanité après le vaccin et la roue. Ça rend libre et heureux. (Martin Page)

Je n’arrive pas à écrire dans le bruit, j’ai du mal avec le fait d’écouter de la musique en écrivant. (Neil Jomunsi)

Ce qui m’impressionne c’est comment la pollution administrative a rejoint la moindre parcelle de ce qu’on fait. (François Bon)

…Qu’est-ce qui est choisi ou subi dans tes conditions de travail ?

J’ai choisi mon cadre de vie et mes conditions de travail, j’en subis le prix ! (Antoine Tharreau)

Je n’obéis à aucun planning imposé, à aucune mission qui serait pensée sans moi. Ce que je subis, c’est les creux et les trop-pleins d’activité. […] L’angoisse du trop et l’angoisse du vide… (Amandine Dhée)

Le curseur de mon angoisse. Moteur ou frein. Directement lié à l’état de mon compte en banque. (Julie Bonnie)

…En quoi la présence ou l’absence d’une famille avec toi influence tes conditions de travail et ta création ?

Quentin Faucrompré une fois de plus tue le game :

C’est une question de parents, non ? (Quentin Faucompré)

C’est le temps continuité/rupture qui pose problème (Peggy Viallat)

Paradoxalement, j’écris davantage et avec plus de joie depuis que j’ai une famille, depuis que j’ai des horaires, que mon temps de travail n’est plus dilué à loisir dans ma vie quotidienne. (Coline Pierré)

Ce ne sont pas les enfants qui empêchent de créer, c’est la société qui rend la vie difficile aux parents. (Martin Page)

Quand je vivais seule, j’ai écrit trois livres en moins d’un an. Cette année, j’ai écrit une nouvelle. Voilà. (Justine Niogret)

…Qu’y a-t-il dans ton frigo ?

C’est LA question qui lève tout doute possible, au cas où on en aurait encore : on a bien affaire à une bande de gaucho-bobos avec qui il doit faire bon partager un déjeuner-buffet.

Mon garde-manger est archétypal de la caricature de bobo qu’on m’accuse d’être — accusation que j’embrasse aujourd’hui pleinement avec une certaine autosatisfaction et une autodérision sans doute stratégiques. (Maëva Tur)

L’important est d’aller dans cette direction, aller vers la fin des aliments industriels et non-éthiques, mais ce n’est pas toujours simple. Il y a une différence entre savoir ce qui est juste et ne pas être en mesure d’agir en ce sens, et se foutre complètement de la question. (Martin Page)

…As-tu vraiment besoin de manger ?

Il tend à y avoir une corrélation entre le degré de précarité et la littéralité de la réponse.

S’il y a un truc que lequel il ne faut pas plaisanter sur un tournage, c’est la nourriture, car c’est le nerf du moral de l’équipe. Tout peut se jouer là-dessus. Il peut faire froid, pleuvoir, mais si on sait qu’on va bien manger, alors ça va. (Dominique Rocher)

Mon esprit aimerait parfois dire non (ça rendrait les choses plus simples). Mais mon corps dit indéniablement, catégoriquement, gourmandisement, joyeusement oui, OUI, OUI. (Coline Pierré)

J’ai envie de répondre très littéralement à cette question : oui. […] Cette semaine, je me suis fait engueler par une professeure de français qui monte une de mes pièces de théâtre avec ses élèves et juge grossier de ma part que je n’aille pas à mes frais à 600 km de chez moi pour assister à la représentation. (Éric Pessan)

Non. J’ai atteint un stade supérieur de l’auteure française ; le pur esprit, en accord avec sa propre réputation. (Justine Niogret)

C’est l’histoire du mendiant devant la pâtisserie. Un client lui donne de l’argent, et quand il le revoit après en train de manger des choux à la crème, il le juge, il lui demande pourquoi, s’il est dans le besoin, il dépense son argent de façon si inconsidérée, dans des choix à la crème. Alors le mendiant dit : mais enfin ! Je ne peux pas manger de choux à la crème quand je n’ai pas d’argent, je ne peux pas manger de choux à la crème quand j’ai de l’argent, quand est-ce que je peux manger des choux à la crème ? Nous aussi, les écrivains, nous avons le droit de manger des choux à la crème, même si nous sommes des mendiants.

Cette simple question me donne faim. Les artistes ont-ils le droit d’être affreusement gourmands ? (Fanny Chiarello)

…Quelle est la question que tu as toujours voulu qu’on te pose ? Et la réponse à cette question ?

— Pourquoi a-t-on besoin de toujours poser des questions ?
— Parce que cela nous permet de ne jamais en finir.
(Ryoko Sekiguchi)

Je voudrais que l’on me prenne dans ses bras, pas que l’on m’interroge. (Marc Molk <3)

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Autoportrait

Et j’étais une rebelle ; je pensais qu’il n’y avait pas plus frondeur que d’être sage. Mes caleçons à fleurs, mon violon et mes bulletins scolaires plaqués or étaient comme un grand doigt d’honneur aux injonctions de mes semblables. Pour être honnête, je ne le faisais pas vraiment exprès, j’étais comme ça. J’étais sage. […] j’ai décidé que mon absence totale d’indiscipline serait finalement l’attitude la plus rock’n’roll qu’on puisse imaginer (quitte à être la seule à le savoir). (Maëva Tur, qui m’offre une relecture possible étonnante de ma propre enfance)

Sandrine Bonini a failli naître dans un taxi, un soir d’hiver, en pleine tempête de neige. De cette aventure bouleversante, elle conservera le besoin constant de témoigner de son existence. Pour ce faire, elle choisira la littérature jeunesse qui permet, comme on sait, d’écrire des choses très vraies mais d’autres complètement déraisonnables sans que personne n’en trouve rien à redire. (Sandrine Bonini)

Rodrigo Bernardo est réalisateur, scénariste, producteur et chocolatier. […] Son régime alimentaire actuel consiste en deux brownie (« dessert au petit déjeuner ») et un chocolat chaud avec de la guimauve l’après-midi. (Rodrigo Bernardo, ma nouvelle référence diététique)

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Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? 350 pages auxquelles on répond OUI !

 

Journal de lecture : L’échec. Comment échouer mieux

Comment échouer mieux, c’est presque un how-to Shadock que nous promet le titre (beckettien, en réalité). J’imaginais un essai quelque part entre ceux Charles Pépin et Claire Marin. J’y crois pendant le premier chapitre : Claro déploie les possibles de la sémantique, l’imaginaire de la faille, de la rive où l’on échoue… Puis, ah, ça se transforme en essai sur la traduction ; ce n’est pas ce que j’attendais, mais pourquoi pas, c’est bien mené, de l’humour, j’achète — d’autant mieux que je n’ai rien déboursé. Quand, oh, un inventaire à la Prévert (à la Sei Shonagon, dixit Claro) de ce qu’est poétiquement l’échec puis des échecs personnels de l’auteur. Vous prendrez bien un récit éclaté en feuilleton, tant que nous y sommes, hé. On se fait balader comme ça, dans un essai-lasagnes de courts chapitres qui n’ont rien à voir avec la choucroute, mais qui font monter la sauce béchamel. On échoue de rive en rive en rime à rien : Oui-oui fait nod-nod, la traduction est abandonnée pour la littérature étrangère, Kafka, Pessoa, Cocteau et on revisite Vertigo au prisme de l’alcoolisme. Je crois avoir moi aussi échoué à bien lire ce livre, pas vraiment dans le mood pour un essai littéraire (le propos sert la littérature quand je m’attendais à ce que la littérature serve le propos). L’humour qui faisait mouche au début me l’a fait prendre à la fin, le prétexte virtuose de l’échec finissant par tourner à vide. Ça a failli me plaire — est-ce un échec ? donc une réussite ? ou un échec échoué ? Et mat, à la fin.

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Faillir, c’est aussi bien faire et ne pas faire ; se planter et ne rien semer. Échouer, c’est aussi, notons-le, arriver, certes mal en point, mais arriver néanmoins, tant qu’à faire sur la plage abandonnée, coquilles et crustacés.

La traduction est la grande école de l’échec. […] Que penser en effet de cet amour immodéré pour un texte qui pousse l’amant à supprimer intégralement chaque mot du texte adoré ?
[…] Quand je traduis « bread » par « pain », je fais comme si le rectangulaire pain de mie anglais avait le pouvoir de s’arrondir, s’allonger, se fendiller et dorer pour prendre l’allure d’une sémillante baguette parisienne.

Ce passage-ci m’a fait penser à Guillaume Vissac (et la suite, où Claro parle d’écrire avec la gomme) :

Une question qu’on pose souvent à l’écrivain, une question faussement ingénue : que voulez-vous dire quand vous dites… Ce à quoi il pourrait répondre : je ne veux rien dire parce que je ne dis rien. Je ne suis pas dans le dire. Je contre-dis, systématiquement, tout ce qui transite par ma tête, mon corps, ma pensée, car je sais, ou du moins je subodore, quelles sont ces choses qui aimeraient être dites. Elles sont là, elles attendent, fossilisées dans la langue qui et à ma disposition, dûment faisandées par la société qui chercher à les fourguer. Si je les dis, si je les exprime telles quelles, elles resteront lettres mortes. Je dois en former de nouvelles, déformer les anciennes et ne rien laisser passer qui soit passible d’évidence.

Le monde nous a tellement gavés de phrases toutes faites, de descriptions de descriptions, de mots d’ordre, de conseils, de certitudes, il nous a tellement roulés dans la farine des truismes que, pour une fois, nous sommes secrètement heureux de nous casser les dents sur du sens. Enfin le langage, telle cette chose en nous qui jamais ne se livre tout à fait, nous résiste, comme l’Autre nous résiste. […] Enfin, des choses obscures s’efforcent de nous faire signe, par de l’obscurité, et non par une fausse clarté.