Souvenirs encadrés

À vouloir trop ou trop bien dire, on finit par ne plus rien dire du tout, surtout de ce qui nous a particulièrement plu, à quoi l’on craint de ne pas rendre justice. Parce que les reproductions que j’ai accumulées dans des dossiers sur mon ordinateur n’illustreront probablement jamais les articles complets que j’ai imaginés, voici une triple bill Hopper, Dali et Chagall, histoire de conserver une part de l’étonnement suscité par les expositions de la saison dernière. Pour le reste, pour le décorticage en règle auquel j’aime si souvent me livrer, il y a déjà des essais, après tout.

 

Hopper

Hopper est certainement un des peintres que j’ai le plus fréquenté et dont j’avais paradoxalement vu très peu de toiles (une ou deux à New York, en vacances). La grande surprise de la rétrospective proposée au Grand Palais, cela a été l’intensité des couleurs – comme ironiques des débuts flashy de la publicité. Ce vert, surtout ! J’en lorgne davantage encore vers l’édition de Citadelle & Mazenod1.

 

A room in New York

A room in New York et son papier peint vert Van Gogh

 

Et puis, dans de petites salles dédiées, j’ai découvert des aquarelles aux aplats d’huile, et les gravures, presque secrètes, de scènes entr’aperçues depuis le métro aérien. Loin de conclure une rencontre prévue de longue date avec le peintre, l’exposition m’a laissée la curieuse impression que, plus on le fréquente, moins on peut prétendre le connaître2. D’où la lecture du passionnant essai d’Alain Cueff : Edward Hopper, entractes, qui offre une multitude d’analyses pour expliquer cette impression et nous faire reconsidérer l’œuvre sous des angles inédits. À lire de préférence un jour d’hiver froid et ensoleillé, quand la lumière s’approche de celle qui tape, aveugle, sur les grandes façades blanches d’Amérique.

 

Dali

L’intelligence fulgurante, instinctive, viscérale. Devant ce monde de corps qui s’imbriquent, reproduisent, putréfient, où tout est dans tout, et la beauté dans le malaise, je m’étonne que les parents exposent leurs enfants à la pulsion de mort qui émane du désir, puissante, inévitable, que, même adulte, l’on prend de plein fouet. On essaye d’analyser ce que l’on voit pour amortir ce que l’on ressent mais les correspondances d’un tableau à l’autre, multiples, innombrables affolent les neurones, on n’arrive bientôt plus à absorber, digérer ce que l’on voit, ce que l’on est effrayé de comprendre soudain – l’intelligence fulgurante, instinctive, viscérale.

 

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Vrai tableau de « L’île des morts » d’Arnold Böcklin à l’heure de l’Angel
On fouille dans sa mémoire pour retrouver la silhouette de l’île, au loin, quand soudain, toute lumière retirée, on comprend qu’on est sur l’île aux morts. J’ai froid.

 

Chagall

La fascination que suscitent chez moi les toiles de Chagall s’est toujours dispersée devant ses personnages, objets et animaux juxtaposés comme par un collage surréaliste, flottant là sans poids ni logique apparente, pleins d’un symbolisme que je ne sais pas déchiffrer. Mais les couleurs, le brossé à la fois âpre et doux (et le plafond de l’opéra Garnier) ont à chaque fois de nouveau attiré mon œil et je me disais que je pourrais un jour pleinement apprécier, avec un guide ou un peu d’efforts. Ou l’exposition du Luxembourg, malgré un froid glacial (la conservation des tableaux exige-t-elle vraiment une telle climatisation, parfaite pour enrhumer les visiteurs en tenue d’été ?).

Passant d’un tableau à l’autre, on repère les symboles qui reviennent et dont le réseau finit par leur donner sens, un bœuf ici, un candélabre là, et l’oiseau et l’horloge… L’instant de flottement qui me perdait s’estompe devant celui des corps, qui n’obéissent plus à aucune loi de gravité, suspendus dans un espace en dehors du temps, vie d’avant la naissance, rêve, souvenir ou je ne sais quelle autre forme d’éternité.

 

Autour d'Elle

Autour d’Elle

Les tableaux bleus, dans lesquels Chagall place le souvenir tremblotant de sa femme morte, en apesanteur et robe de mariée, sont particulièrement émouvants – comme une boule de neige qui agiterait quelques restes de tendresse pour faire sourire le chagrin un instant ou une cloche de verre qui sonnerait avec le même élan que celles des églises ou le violon de sa Danse.

 

1 Ces bouquins coûtent une blinde mais quand on voit le travail d’impression, on comprend pourquoi.
2 Impression moins forte cependant qu’à la découverte de Gerhard Richter. La lecture de ses écrits, loin d’émousser l’étonnement, ne fait que prolonger ma perplexité.

À point nommé Lichtenstein

I-love-you-too-jeff

 

Oh, Jeff… I Love You, Too… But… Imaginez ce que dit le personnage et complétez la bulle. Je suis presque sûre d’avoir eu l’un de ces tableaux à commenter en cours d’anglais. Aucun risque pour les élèves de dénaturer le tableau en trouvant des phrases banales, il se veut iconique. Les mots ne doivent susciter aucune histoire : cette case doit pouvoir figurer dans n’importe quelle bande dessinée pour pouvoir toutes les symboliser. C’est ce désir de généricité qui me frappe dans l’exposition que le centre Pompidou consacre à Roy Lichtenstein : ses tableaux sont avant tout des images, les plus lisses possible, les plus abstraites de l’artiste possible. Et quoi de plus populaire et de moins personnel qu’une image de comics ?

 

couverture de Britannicus, édition Folio, illustrée par une explosion de LIchtenstein

Folio, vous fumerez loin.

(Palpatine ne me croyait pas quand je lui ai dit d’où je connaissais cette image.)
Faut quand même aller chercher Racine pour que Roy Lichtenstein paraisse décalé. 

 

Une vidéo feuillette pour nous les pages d’un cahier d’écolier où Lichtenstein a collé toutes les images qu’il envisageait d’utiliser : à mi-chemin entre la collection d’enfant  et le Pinterest d’aménagement d’intérieur sponsorisé par un IKEA-like, ce scrapbook n’offre rien qui ne puisse figurer dans un catalogue. Photos de produits, cases de bande dessinées… Lichtenstein ne nous propose pas de les regarder autrement : il les synthétise, tel un Grenouille de l’image.

 

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Il les veut tellement peu à lui, ces images volées par le biais d’un rétroprojecteur, qu’il fait tout pour effacer son trait, comme un voleur efface ses traces. Les gros points de couleur sont l’antithèse du pointillisme : non pas une vision, vacillante, mais un procédé technique (le pochoir) qui vise à reproduire la mécanique de l’impression sans en conserver la finalité. La trame est tout – les points sont trop espacés pour donner forme et couleur à l’espace qu’ils remplissent, tout comme les cases étaient trop isolées pour être reliées par un fil narratif. Ils donnent la varicelle aux visages qu’ils constellent et démangent le spectateur, qui gratte la surface des tableaux, en vain. L’artiste n’exprime rien, il imprime. Il y met un point d’honneur : surtout ne rien exprimer, seulement imprimer, singer la technique quand celle-ci imitait le réel pour mieux l’apprivoiser – au fond, il s’en moque, du monde.

On dirait que sa peinture n’a eu de cesse que de penser Photoshop – même si, heureusement pour l’artiste, il n’est pas né avec. C’est particulièrement frappant dans les recherches sur le trait : comment représenter un coup de pinceau ? i.e. comment représenter ce qui sert habituellement à représenter – sans y attacher un style ? Et nous voilà dans l’onglet « brosses » de Photoshop, avec leurs effets de simulation jamais assez hasardeux.

 

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On en arrive au paradoxe du coup de pinceau en sculpture. Qui lui-même débouche sur celui de sculptures étrangement plates… défaut qui en fait tout le charme. J’aime bien l’idée de pouvoir poser une petite explosion sur un bureau et de réintroduire ainsi comme objet ce qui n’était que la représentation schématique d’un phénomène insaisissable – preuve incongrue de ce que nos représentations façonnent la réalité sans que l’on s’en aperçoive : c’est une explosion dans les ténèbres. Elle est belle, et plus que belle ; elle est surprenante.


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 Petite explosion (explosion de bureau)


Lichtenstein n’échappe aux platitudes que lorsqu’il risque ses images en profondeur. Le reste du temps, quand il pense un logiciel plutôt que le monde, celui-ci se réduit à des images prêtes à l’emploi. Après le recyclage des bandes dessinées, nous avons donc le droit à la plus traditionnelle relecture d’œuvres passées. Introduire ses propres tableaux (aux thèmes non-originaux) dans l’atelier de Matisse, quoi de mieux pour s’inscrire dans l’histoire de l’art ? Mais lorsqu’il reprend Picasso qui reprend Rembrandt et qu’il décline les déclinaisons de Monet (sans avoir l’humour de Proust qui déconstruit sa propre cathédrale), on commence à se lasser…

 

relecture de monet par lichtenstein

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En même temps, Matisse n’avait pas eu l’idée du poisson-smiley.
 

… et c’est là qu’intervient la surprise, la vraie. Une salle de trois tableaux où l’on entend chacun s’exclamer sincèrement à l’entrée : oh, j’aime bien, ça… ça, trois tableaux sans objet ni femme blonde, trois tableaux où le rouge a abdiqué au profit d’une atmosphère bleutée (du RVB au CMJN), trois tableaux au seuil de la vieillesse, où l’on sent un souffle de liberté. L’artiste se défend d’avoir voulu célébrer la nature japonaise, bien entendu ; on ne défait pas la cohérence d’une œuvre, l’interprétation d’une vie, au moment où elle va cesser. Les petits points de l’imprimerie, point. Mais on les voit bien se dissoudre dans l’immensité du large, des montagnes, d’un néant qui nous attend juste là, gigantesque et serein.

 

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 Landscape with philosopher, petit point orange sans en être un.
L’effet était bien plus fort encore en grand… 

Le Grand Atelier de la sieste

Aix et Marseille se partagent un même thème et un même titre, L’Atelier du midi, pour deux expositions qui mériteraient d’être réunies : placer la billetterie à 800 mètres du musée en prévision d’une file d’attente inexistante et aligner les tarifs sur ceux du Grand Palais (soit 9 € pour les jeunes) est un chouilla prétentieux pour une moitié d’exposition. Même si des grands noms y figurent, à côté d’artistes secondaires – certains mineurs, d’autres réservant de belles surprises, plus intéressantes que moult toiles de Cézanne, avec lequel je n’accroche pas plus que cela.

 

affiche de l'exposition

Afficher deux noms connus comme bornes, entre lesquels on place ensuite tout ce que l’on veut : la technique marketing de la Pinacothèque est encore à l’heure du jour. À la mode également : la typographie déstructurée, déjà vue pour un festival de jazz – les coups de pinceaux prennent la place des sons étirés à l’ennui l’infini.

 

Des panneaux aux phrases alambiquées écrites blanc sur bleu, on retiendra en gros que la problématique retenue tourne autour de la ligne vs la couleur, donnant ainsi à Matisse le fin mot de l’histoire. Découper dans la couleur : la seule note de surprise pour moi, avec un tableau de Maillol et les toiles d’André Lhote, que je ne connaissais pas. Je commence à m’interroger. Peut-être a-t-on trop vu les impressionnistes pour pouvoir à nouveau les regarder. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les autres mouvements et les peintres secondaires attirent davantage l’oeil : ils introduisent un léger décalage, un pas de côté, un souffle d’air à distance de la montagne Sainte-Victoire et des oliviers figés dans la brume de chaleur. Pour le reste, on a si bien assimilé la manière de voir des impressionnistes que leurs tableaux virent au cliché : on s’attarde davantage devant la carte de la Provence dessinée à l’étage du musée, qui géolocalise les tableaux, que devant n’importe lequel d’entre eux. Le savon cher à Ponge ne décrasse plus l’oeil du visiteur, il est devenu une marque du folklore provençal. Tandis que La Vague de Maillol, elle…

 

Maillol, La Vague

 

Sur notre faim, nous faisons un tour dans les expositions permanentes : quelques Cézanne, encore ; un tableau du XVe siècle si vif qu’on le dirait surréaliste (des seins tout ronds, comme détachés du corps, d’albâtre) ; un jeune marquis en robe rose, le corset remplacé par une armure – car le rose, proche du rouge, était alors une couleur pour les vaillants ; un portrait étonnant d’une vieille femme, dont on ne sait pas qui y est peint, ni qui l’a peint, ni même à quelle école il appartient. Dans l’ensemble, on a l’impression d’un bric-à-brac qu’un conservateur a aussi vaillamment que vainement tenté de mettre en perspective.

À Marseille, le MuCEM donne la même impression : ce musée, très réussi d’un point de vue architectural, est malheureusement rempli de vide de ce qu’on a pu trouver à droite à gauche, qui pourrait servir de support aux scolaires pour les cours d’histoire sur la démocratie, les religions et les cultures autour de la Méditerranée. Les expositions temporaires ne semblent pas valoir mieux : Au bazar du genre, que Palpatine a parcourue et que, n’ayant pas le statut de chômeuse et pressentant l’arnaque, j’ai découverte à la librairie via le catalogue d’exposition, ne réussit guère à faire passer le bric-à-brac pour un concept muséologique. 

Si l’on ajoute à cela que pas mal de tableaux du musée d’Aix provenaient des réserves du musée d’Orsay, on en arrive au constat qu’il reste encore pas mal d’efforts à faire pour que le Midi propose une offre muséale qui ne soit pas une démonstration de la culture locale à l’attention du Parisien en goguette (plus tolérant face au vide du musée parce qu’en vacances) – de fait, le Parisien est plus au courant que le Marseillais pour le MuCEM. Comme si Marseille ne pouvait voir que les rives de la Méditerranées et qu’on ne devait montrer des impressionnistes* que leur production sur la Provence lorsqu’on s’y trouve. Allez, on se réveille, l’heure de la sieste est passée.

 

* Ou plutôt, comme on me le faisait remarquer sur Twitter : impressionnistes, post-impressionnistes, fauves, cubistes… L’expo brassait les mouvements (pourvu qu’on reste dans le Midi) ; c’est moi qui fais une fixette sur les impressionnistes dont j’ai soudain fait une overdose. 

Rouge, Valentino ?

L’aile sud de la Somerset House a le chic pour accueillir des expositions où l’élégance est le maître-mot. Après celle consacrée à Gruau, sur laquelle nous étions tombés par un heureux hasard il y a deux ans, voici une rétrospective Valentino, qui a fourni un prétexte parfait pour retourner à Londres.  

Cent trente sept robes sont disposées de part et d’autre d’un immense couloir-podium sur lequel on a du mal à défiler, tant le travail minutieux de couture et de broderie retient l’attention. J’aime particulièrement les jeux de transparence qui introduisent un érotisme subtil et donnent une image de la femme qu’on se plairait fort à incarner, jambes magnifiées et dos sublimes : être le corps enserré par les cordelettes de satin de cette robe étroite ou le cadeau qu’enveloppe cette autre robe au gros nœud.

Et parce que l’intelligence rend plus belle encore, le livret de l’exposition inclut un glossaire explicitant les termes non-cousus de fil blanc et la dernière salle les illustre échantillons et vidéos à l’appui. Ces innombrables manipulations pour un résultat qui n’en laisse rien soupçonner, simplement beau, m’ont rappelé les broderies de ma mère revenue d’un stage chez Lesage – à ceci près que les mains expertes vont à toute vitesse, semblant couper et coudre au pifomètre quand celui-ci n’est rien d’autre que des années de savoir-faire condensées en réflexes.

Les roses, parmi les rares touches de rouge de l’exposition, séduiront sûrement les fans du couturier mais mon âme d’enfant jouant à la pâte à modeler garde un faible pour les boudins, pardon, les budellini, des brins de laine recouverts de soie qui, cousus côte-à-côte, donnent l’impression de savamment ligoter le corps. Bref, l’élégance faite robe, l’élégance fait main.  

Danser sa vie ou viv(r)e la danse

Première fois que je mettais les pieds à Beaubourg (c’est le moment de vous indigner). Et dernière fois que j’irai en talons. Soucieuse d’éviter les pavés, hostiles, je me suis rabattue sur les dalles sans voir qu’il n’y avait pas de joints entre elles. Résultat : un talon enfoncé dans un intervalle, un bout de nubuck arraché. Sur des chaussures neuves, tout va bien. Je vous raconte ça pour vous faire partager mon désarroi, mais également pour ne pas oblitérer une circonstance de moindre bienvaillance envers Beaubourg et ses entrailles artistiques. Car, autant vous le dire tout de suite, l’exposition m’a intellectuellement intéressée, mais elle ne m’a pas donné cette sensation si particulière aux musées de liberté et de malléabilité de l’esprit, cette sensation de rafraîchissement qui fait tout l’intérêt du Savon de Ponge. Quel dommage que là où il est question de l’art du mouvement et des corps, le déclic propre à nous dérouiller soit absent et nous prive de cette sorte de délassement si agréable.

L’exposition manque clairement d’un fil conducteur, au-delà de la structuration temporelle et stylistique. Ni vision de la danse à travers les arts plastiques ni influence de celle-là sur ceux-ci ou de ceux-ci sur celle-là, Danser sa vie annonce une persepctive qui ne correspond en réalité qu’à la première partie, axée sur la danse comme expression de soi. Pour ce qui est de l’abstraction (2e partie) et de la performance (3e partie), il faudra m’expliquer. A moins de se vouloir la métaphore simpliste de la répétition mécanique du quotidien moderne, je vois mal à quelle vie pourrait bien faire référence la géométrie en carton-pâte du Bauhaus, et je doute que la danseuse de Fabre qui se roule dans l’huile, entièrement nue et les jambes si bien écartées que l’érotisme l’est aussi, ait quoi que ce soit à nous faire découvrir en dehors de son anatomie. 

Je râle, je râle, mais j’y suis tout de même restée trois heures, à cette exposition. Ma déception vient peut-être de ce que j’ai découvert derrière les grands noms des débuts de la danse moderne/contemporaine. Les masques grimaçants de Marie Wigman, les rondes de Rudolf Laban, les sautillements d’Isadora Duncan dans la nature, rien de tout cela ne m’émeut. Je les vois comme des passages nécessaires pour ouvrir la voie à d’autres chorégraphes, des curiosités historiques plus qu’artistiques. En revanche, la danse de Loïe Fuller est hypnotisante. Enfin, les danses qu’elle a inspirées, puisqu’elle a refusé de se faire filmer — ce qui n’est pas toujours une mauvaise chose, il suffit de voir Anna Pavlova et ses battements d’ailes affolés que ne renieraient pas les ballets de Trockadéro pour se convaincre que le talent de l’interprète peut être occulté par l’évolution technique de la discipline. Rien de tel pourtant dans le cas des danses fulleriennes ; même la colorisation du film sur pellicule n’ôte rien à la poésie du mouvement, au contraire. Je comprends mieux les exaltations de Mallarmé devant ces voiles plus fascinants que les flammes d’un feu de cheminée : tantôt fleur, la danseuse s’ouvre, tantôt la plante carnivore la dévore, la faisant brusquement disparaître — métamorphose continuelle.

 

Photobucket

Photo chipée ici
 

De la première partie de l’exposition également, des sculptures miniatures de Rodin. Son Nijinsky colle bien au Projet Rodin de Maliphant (chronique à venir), mais c’est une autre pièce, sans titre précis, qui m’a tapée dans l’oeil : avec le bras qui enserre le genou ramené vers soi et la tête inclinée sur l’épaule, cette statur donne davantage le sens du mouvement que bien des vidéos diffusées dans les salles. Amusant à ce propos, d’ailleurs, de noter que l’encastrement dans le mur des écrans donne à ces télévisions, et à ce qu’elles difusent, la légitimité d’une oeuvre picturale encadrée et accrochée.

Je passe vite sur le Sacre du printemps de Pina Bausch, dont la captation n’égalera jamais le spectacle (même la répétition) ainsi que sur L’Après-midi d’un faune, que j’ai eu l’occasion de voir à l’opéra, et m’arrête devant une chorégraphie d’Anna Teresa de Kersmaeker en pleine nature : proximité de l’étang ou parenté d’un mouvement sec du poignet avec les cygnes de M. Bourne, le canard s’impose en idée peu volatile (mais une danse des canards par Anna Teresa de Kersmaeker, quoi). On ne peut pas dire non plus que cela m’en bouche un coin coin.

Vient s’ajouter à mes enthousiasmes une peinture à moitié abstraite d’un bal dont je m’étais promis de retenir le nom et que j’ai évidemment oublié : les formes font émerger des couples qui se fondent dans le mouvement des couleurs. Allers et retours de la forme à l’informe, la danse est là.

La leçon de William Forsythe est un régal, qui explique, traits virtuels à l’appui, façon La Linea, comment se construit le mouvement à partir de lignes dessinées par ou dans le corps. Ligne de l’avant-bras, ligne établie dans l’espacement des deux coudes, ligne que l’on dessine en creux, en l’évitant tout en l’approchant au plus près (du limbo artistique, si vous voulez)… (dessins obligent ?) on voit parfaitement ce qu’il veut dire, et quand on le voit, on n’a aucune difficulté à le ressentir ; les lignes deviennent des ondes de choc. Voilà le genre de démonstration qu’il faudrait diffuser pour rendre la danse lisible et accessible par tous. Pas de discours métaphysique, c’est simple, efficace, on comprend le principe, on apprécie.

Un extrait de The show must go on de Jérôme Bel nous permet de retrouver Cédrix Andrieux (dans le coin, côté cour). Les danseurs immobiles en arc de cercle qui se mettent à gesticuler quand se fit entendre le refrain Let’s dance !, je n’y peux rien, ça me fait marrer. Tout comme d’observer que, malgré la palette de mouvements dont est capable un danseur professionnel, lorsqu’ils se mettent à bouger comme en boîte de nuit, c’est toujours selon un petit nombre de mouvements définis, qui se combinent en séquences répétitives. Quelques mouvements trouvés par le corps selon ses facilités (petits sauts, flexions très ancrées dans le sol, déhanchés… il y a toujours une dominante) et adoptés selon les personnalités (plus ou moins timide, expansive, extravertie…). Très amusant.
 


A la fin de l’expo, crevés, Palpatine et moi nous sommes affalés à proximité d’un grand écran où était projeté une chorégraphie de Lucinda Childs sur un morceau de Philip Glass (Amoveeeeeeo), à peine audible, diffus dans la salle comme s’il venait d’un autre écran. Une danse aussi minimaliste que la musique, à base de pas chassés et de temps levés, épicée de temps en temps par un contretemps/changement de direction en quatrième avec des bras classiques. Cela pourrait être lassant mais c’est hypnotisant, et mieux : lassant. Cette danse vive qui tourbillone lentement dans l’espace m’évoque par son obstination les derviches tourneurs. Palpatine, lui, y retrouve les sautillements des disciples d’Isadora Duncan. Pas faux ; je me rends compte que, transposés de la nature à la scène, j’en goûte mieux l’art(ifice). Et que ce genre de parrallèle, précisément ce que l’on peut attendre d’une exposition, fait défaut à celle-ci. Que cela ne vous empêche pas d’y aller (et bien accompagné, pour le coup).