Balavoine et mélodrame

Nos batailles, de Guillauem Senez : du jour au lendemain, une femme quitte son foyer sans prévenir, et le père se trouve à jongler avec ses deux enfants et son boulot de chef d’équipe en usine ; c’est la merde. Passent les jours, les proches, les larmes, les dîners de céréales, les licenciements et : c’est toujours la merde. On a seulement appris à la dire pour mieux la mettre à distance et la supporter, s’ouvrant les bras les uns aux autres au lieu de se replier sur soi.

C’est étrange, un mélodrame sans catharsis ; un peu désagréable au bout d’un moment, comme Romain Duris et son personnage, qui étouffe sa situation familiale en défendant celle des collègues, et accable de reconnaissance sa soeur, promue bouée de sauvetage. Tout ce désarroi, toute cette colère rentrée est un peu longue à supporter sans crise de larmes ni désespoir (car il n’y a rien de sûr, de définitif – contrairement à un certain collègue, pas de malheur d’envergure où se noyer, seulement la merde où patauger), malgré la collègue toujours vaillante avec son sourire à retroussette (Laure Calamy) et la grand-mère, qui elle aussi a pensé à se barrer mais ne l’a pas fait.

C’est étrange, un mélodrame sans catharsis ; mais peut-être est-ce pour cela que j’ai été plus marquée que je ne l’aurais pensé par quelques justes dialogues d’amertume et de torts emmêlés, et touchée par le sort des gamins auxquels, parce qu’ils n’ont rien demandé, on a tardé à répondre.

Adam Armstrong

Damien Chazelle a tourné First man (on the moon) sur pellicule, et non en numérique : le grain de l’image, associé aux mouvements flottants de la caméra à l’épaule et aux gros plans, donne l’impression de voir un film tourné avec le caméscope familial. Le parti pris est doublement pertinent : il met l’accent sur la vie familiale de Neil Armstrong, qui joue un rôle essentiel dans sa destinée, et resitue l’épisode historique de son alunissage. On est tellement habitué à nos écrans et au tout-numérique qu’on est sidéré soudain de se rendre compte qu’on a envoyé un homme sur la Lune à une époque où les fusées ne pouvaient pas être équipées d’écrans de contrôle en couleur ni pilotées à l’aide de programmes informatiques évolués. L’électronique primant sur l’informatique, le tableau de bord a autant de boutons qu’il y a d’actions potentielles requises ; on se croirait au Japon devant une machine pour commander des ramens. Autant c’est amusant pour dîner, autant pour assurer sa survie… on comprend les gros plans anxieux sur les boulons avant chaque décollage : c’est un tas de ferraille qu’on envoie dans l’espace avec des gens dedans. Qu’est-ce qui peut pousser à monter là-dedans ? C’est là que l’histoire familiale de Neil Armstrong intervient…

Récemment, j’écoutais en dessinant un podcast de Nouvelles écoles, où Cédric Grollet racontait son parcours avant d’être sacré meilleur pâtissier du monde. Mon attention flottante a été arrêtée par une anecdote : adolescent, son père lui a promis de lui payer le permis moto s’il finissait premier au concours de pâtisserie qu’il préparait ; « il ne m’avait jamais rien offert avant ». Dans cette configuration, ne pas être premier, c’est ne pas exister, ne pas avoir le droit d’être aimé. Cela m’a rendue triste. Comme si à l’origine de chaque destinée un peu incroyable, il devait y avoir une frustration, un chagrin ou un manque d’affection. Neil Armstrong trouve lui aussi un moteur dans la peine : First Man le montre comme un homme chassé du paradis terrestre-familial lors du décès de sa cadette, hanté par son absence, jusqu’à le devenir lui aussi auprès de sa femme et de ses deux fils. La scène dans laquelle sa femme (émouvante Claire Foy) le somme de parler à ses enfants pour les préparer au cas où il ne devrait pas revenir prend à la gorge. On comprend soudain autrement l’expression être dans la lune : l’image du pierrot angélique s’évanouit devant le visage d’un homme qui peine à vivre – un pendant masculin à l’héroïne de Melancholia.

Je m’attendais à un film très ricain, très héroïque ; hormis quelques secondes un peu grandiloquentes au décollage d’Apollo 11, parce qu’il faut bien ce qu’il faut, parce que ces hommes ont bien le droit à ça, on assiste à un mélodrame assez pudique. L’héroïsme, le désir de gloire, tout ça, on l’aperçoit brièvement au travers de figures secondaires ; le Niel Armstrong de Ryan Gosling encaisse la mort de son enfant, de ses collègues, et ne se permet plus de reculer à cause d’elle – jusqu’à parvenir sur la Lune, et y laisser un bracelet ayant appartenu à sa fille. Une tombe en plein ciel. De retour sur Terre, la femme de Neil Armstrong lui rend visite pendant sa période de mise en quarantaine (qui avait été évoquée mais non filmée lors de son précédent voyage spatial) ; de les voir de part et d’autres d’une vitre surgit l’image du pénitencier. Ils sont là à se retrouver du bout des doigts dans le silence des premières fois, et l’on se dit que cette insensée quête spatiale lui a peut-être permis, peut-être, de purger sa peine : il l’a fait, il a survécu.

Madame de La Pommeraye

Même sans se souvenir de son apparition dans Jacques le Fataliste, on devine aisément le cours que va prendre l’intrigue de Mademoiselle de Joncquières : l’homme est bien trop prévisible pour qu’il y ait là véritable suspens. On ne se délecte pas moins de la comédie d’Emmanuel Mouret ; son verbe emprunté au XVIIIe dit moins mais exprime beaucoup plus que ne le ferait notre langue d’aujourd’hui. Aucun sentiment d’aucun personnage, blasé ou blessé, ne se laisse ignorer. On le sait : madame de La Pommeraye succombera au marquis des Arcis ; le marquis se lassera d’elle ; elle cherchera à se venger en utilisant mademoiselle de Joncquières (face à l’homme, la femme est un loup pour la femme) ; le marquis tombera dans le panneau et madame de La Pommeraye se fera prendre à son propre piège.

On pense rapidement aux plus fameuses Liaisons dangereuses. L’esprit n’est pas le même, pourtant. Il faudrait que je relise le roman de Laclos pour vérifier si ma perception est uniquement due à la structure du récit ou si la décennie écoulée depuis sa lecture s’en mêle, mais la vengeance de madame de La Pommeraye laisse un arrière-goût amer, qui s’évaporait promptement dans le cas de madame de Merteuil, jusqu’à donner l’impression de ne jamais avoir existé : la victoire stylistique des libertins écrasait la mémoire de leurs déboires. Surtout, on se fichait bien de la morale, abandonnée passée la postface et réintroduite artificiellement à la conclusion – elle n’a pas cours dans Les Liaisons dangereuses. Dans Madame de Joncquières (tel que filmé par Emmanuel Mouret, parce que je n’ai aucun souvenir de cette histoire racontée par Diderot), c’est plus subtil, car les rôles sont intriqués : celui de madame de Mertueil est tenu par madame de La Pommeraye qui, loin de faire profession d’être libertine, est aussi retirée du monde et indifférente aux intrigues de l’amour qu’une présidente de Tourvel, tandis que mademoiselle de Joncquières, ayant été conduite à la prostitution par un revers de fortune, n’est pas l’ingénue un peu bécasse que découvre Valmont en Cécile de Volanges (laquelle apprend vite à se servir de ses appâts, tandis que mademoiselle de Joncquières n’a, de la bouche de sa mère, aucun esprit de libertinage).

Le marquis, enfin, ne se joue pas de ses conquêtes comme Valmont : il tombe amoureux, en série certes, mais l’avoue volontiers. Cette absence de perversion le rend à la fois plus honnête homme et moins pardonnable. On ne peut lui reprocher son désintérêt pour madame de La Pommeraye, passé quelques années heureuses ; il a l’élégance de ne pas prendre de maîtresse, de s’oublier seulement dans ses affaires. De ne rien pouvoir lui reprocher le rend pourtant plus exaspérant encore : madame de La Pommeraye n’a d’autre coupable que la nature humaine trop humaine, et doit assumer la faute de sa colère qui, sans exutoire, l’envahit jusqu’à se cristalliser en vengeance. On croirait entendre Valmont en voix off : ce n’est pas ma faute. Après avoir ri avec madame de La Pommeraye du tour pendable joué au marquis des Arcis, la narration nous trahit et bascule aux côté du marquis : il est réellement tombé amoureux de celle qu’il a d’abord rejeté lorsqu’il l’a crue coupable du tour qu’on lui a joué, et finit par remercier madame de La Pommeraye de la lui avoir fait épouser. Le récit est garroté avant que l’histoire se reproduise, et que le marquis se lasse et retombe amoureux d’une autre : il s’en sort, tandis que madame de La Pommeraye qui soudain l’a bien cherché est abandonnée à son triste sort.

Le récit est narré de tel sorte qu’on rit, puis qu’on rit jaune, lorsque le focus passe sans préavis de madame de La Pommeraye au marquis. La comédie s’apprécie pleinement le temps qu’elle dure, mais ce qui perdure lorsque les lumières se rallument est une forme de triste amertume et de lassitude face à la constance de l’inconstance humaine, et sa prévisibilité. Il suffit de corseter une jeune beauté dans le silence et de faire ployer sa nuque dans l’obéissance (de la foi, on y croit), paupières tombantes comme en plein orgasme, pour qu’elle se transforme en objet de convoitise ; cela fonctionne à merveille sur le marquis, mais aussi sur le spectateur tel Palptine qui reconnaît aisément être passé à côté de l’actrice dans d’autres rôles : aplomb, regard et paroles retrouvés, son pouvoir de séduction s’étiole. Est-ce acquérir une sensibilité féministe que de trouver cela lassant ? Je laisserai le sourire ridé, magnifiquement fatigué de Cécile de France répondre à la Mona Lisa.

La vie qui mijote

Dans Gastrophysics, l’auteur remarque que les aliments retiennent davantage l’attention et stimulent mieux l’appétit lorsqu’on les voit en mouvement : à la nature morte se substituent dans notre esprits des ingrédients frais. Eric Khoo, le réalisateur de La Saveur des ramens illustre cela mieux que n’importe quelle expérience pseudo-scientifique : comme la dessinatrice des Petites distances, qui ajoute de la buée au-dessus de tous les plats et boissons chaudes que ses personnages ingurgitent, il filme à ras les marmites le mouvement de l’eau de cuisson, wannabe bouillon : ça frémit et ça fume ; les aliments s’agitent et les heures à laisser mijoter assurent qu’on aura bien salivé au moment de goûter.

Cela donne faim tout autant que patience, car tout dans la vie des personnages semble obéir au même principe : il faut laisser mijoter. À  la mort de son père, Masato hérite de son restaurant de ramen et d’une valise pleine de souvenirs qui l’invitent à retourner sur les traces de son enfance et de sa mère, Singapourienne qui a été la muse culinaire de son mari japonais et la honte de sa mère, laquelle l’a reniée pour avoir convolé avec l’ennemi. On devine assez facilement comment les choses vont évoluer une fois que Masato a retrouvé son oncle, qui le prend sous son aile (sa faconde achève de tirer le film hors d’un mutisme nippon déjà entamé lors de conversations assez directes avec l’autre oncle), et sa grand-mère, qui ne veut pas en entendre parler. Peu importe ; on ne commande pas un ramen ou un bak kut teh (son équivalent singapourien) pour être surpris – ou alors par ses saveurs, plus subtiles en bouche que le souvenir qu’on avait en tête : chaque dégustation partagée est ponctuée d’onomatopées de régal, et c’en est un que le film tout entier, son histoire familiale pudiquement voilée-dévoilée dans les volutes de vapeur.

Mit Palpatine

Climax (anti-)

Il a réussi à rendre ça encore plus dérangeant qu’un viol de dix minutes.

Ma connaissance de la filmographie de Gaspar Noé se limitant à Love, il me manque la référence, mais cette proche spectatrice a parfaitement résumé mon ressenti à l’issue de la projection. Heureusement, le réalisateur a prévu le coup en commençant par le générique ; écran noir, on peut couper court.

Comme souvent, au final, c’est par la fin que ça commence : une femme blessée est filmée de haut, à ramper dans la neige bientôt souillée de sang ; elle n’avance pas aussi vite que la caméra qui la fait disparaître en glissant du blanc de la neige au blanc du ciel, que l’on devine aux ramures d’un arbres, qui bientôt se renversent en racines. Sans accroc ni raccord, le bas devient le haut, qui s’inverse à nouveau, et tout est à l’envers : la caméra, l’estomac. Le pacte filmique est scellé.

La fête qui réunit une quinzaine de danseurs à la fin de leur répét’ est filmée sur ce même principe, d’en haut d’abord, observant le cercle de leur battle (danseurs de ouf), puis en tournant (littéralement) d’un binôme à l’autre, et sans dessus dessous, enfin, lorsque la cocaïne versée dans la sangria fait son effet. Aidé par des lumières saturées et parfois insuffisantes, on bascule dans le cauchemardesque, d’autant plus cauchemardesque qu’on ne quitte jamais la banalité – des tenues, des propos bruts et du décor miteux de gymnase reconverti en salle des fêtes. Je reste pétrifiée par la menace de violence collective, et le film joue sur cette crainte, l’effet de meute, le collectif qui dégénère, quelque chose comme dans The We and the I, avec en prime, décuplée par la drogue, la gratuité d’Orange mécanique. Mais ma crainte, quoique constamment entretenue, est minée dans la surenchère : il n’y a jamais besoin que d’une ou deux personnes pour en démolir une autre, et même, on n’est jamais mieux servi que par soi-même.

Le temps comme les pupilles se dilate. Passage à tabac, scarification, brûlure, inceste, séquestration… le passage d’une horreur à une autre et le retour chaotique mais cyclique à chacune d’elle reproduit la temporalité propre aux cauchemars : cela n’en finit pas, on pédale dans la semoule pour s’en sortir et on ne s’en sort pas, ça colle, ça pègue, ça hurle, on ne sait pas pourquoi, tout ça sans raison ni couture, c’est un cauchemar, sortez-moi de là, et pour toute réponse : entrez dans la décadence. On ne sait plus ce qu’on voit, des corps n’importe comment sans qu’on sache si c’est un danseur hyperlaxe qui se démantibule ou si c’est autre chose, tous des tordus, des corps à terre, en convulsion, en coït, en krump, voguing ou vomis.

Climax de Gaspar Noé, c’est Dirty Dancing, mais alors en vraiment dirty. C’est simple : la première partie du film, bouillante et frénétique, donne envie de prendre mille drogues et de passer le restant de ses jours en rave, quand la seconde, cauchemardesque et chaotique, incite à passer au thé vert…

Quentin Grosset dans Trois couleurs

Ce sera un thé vert au jasmin pour moi, merci.