Le cul entre deux océans

Aussi pressé et tiré par les cheveux soit-il, le mélo fonctionne toujours sur moi, pourvu qu’il dévaste de beaux visages dans des paysages à la dimension de la tragédie (fut-elle intime). Une vie entre deux océans (océan de culpabilité, océan d’amour) remplit le cahier de charges en échouant une embarcation sur une île quasi-déserte, à l’exception de Michael Fassbender et Alicia Vikander, gardiens du phare.

Un mauvais choix, suivi d’un autre mauvais choix allant à l’encontre du premier, et le visage lumineux d’Alicia Vikander (auquel j’associe la vitalité de Mathilde Froustey, à qui elle me fait toujours autant penser) se referme tandis que celui de Michael Fassbender joue la polysémie : le mutisme de l’homme qui rend son entourage serein en s’occupant de tout en vient à cacher-révéler la culpabilité qui le ronge depuis bien avant les faits, son passé de soldat comme péché originel. Cet homme a ce truc qu’ont peu d’acteurs : une profondeur épidermique, la capacité de tout suggérer par une chorégraphie d’infimes mouvements.

Pour l’épanouissement lacrymal et soupirant du spectateur, le duo est complété par Rachel Weisz, magnifique en mère éplorée. J’ai écrasé ma petite larme et j’ai même trouvé plus joli que cliché ce mantra de résilience : on ne pardonne qu’une fois, quand tenir rancune est un travail de ressassement, de tous les instants. Amen et bon vent.

La Danseuse

Dans Philosophie de vivre, ma lecture du moment, François Jullien oppose effectif et déterminatif, i.e. la chose en train de se faire et celle, devenue identifiable, que l’on peut nommer : lorsqu’un phénomène est devenu assez saillant pour être déterminé, il est déjà sur le déclin, déjà engagé dans une métamorphose distincte de l’essor qui a rendue son émergence effective. C’est précisément ce qui rend le film de Stéphanie Di Giusto si juste, si beau : lorsqu’on identifie « la danseuse » comme Loïe Fuller, lorsqu’elle coïncide avec le personnage de l’histoire de la danse, elle n’est déjà plus l’artiste intrépide qui a lutté pour concrétiser ses projets, portée par son désir de mouvement.

Passé le surgissement, le geste chorégraphique tend à disparaître derrière l’exercice physique et la machinerie technique : le film nous montre une Loïe couverte de bleus (à cause du dispositif qu’elle porte pour faire bouger les mètres et les mètres de tissu de sa robe), les yeux injectés de sang (à cause des éclairages) ; on finit par moins la voir danser que s’entraîner avec poids et machine, et préparer, dessins techniques et brevetables à l’appui, les dispositifs scéniques qui l’ont rendue célèbre. Pour parachever la chute-apothéose, la réalisatrice lui prête une aventure malheureuse avec Isadora Duncan (Lily-Rose Depp en nymphette sadique, digne du personnage de Veda dans Mildred Pierce) : « C’est elle, la danseuse » dira Loïe, il est vrai plus artiste que danseuse.

Ses danses serpentines, hier copiées, sont déjà en voie d’être dépassées, même si elle s’y régénère comme un phénix, disparaissant sous ses voiles pour mieux s’inventer. Une fleur, un calice… Jamais une danseuse. « C’est ma robe qu’ils aiment, pas moi » pressent la jeune femme, terrée dans un coin alors qu’on l’attend pour une soirée en son honneur – créer pour être vue, pour être aimée, pour vivre un peu plus : au-delà du spectacle, éphémère ; en-deça de sa répétition à l’infini, délétère.

C’est ce qui est très beau dans ce film : comment fait-on pour s’inventer ? pour perdurer ? pour vivre et pour mourir, quoi. Loïe sait exactement ce qu’elle veut et le veut jusqu’à la tyrannie, jusqu’à devenir elle-même et ne plus savoir que faire de cette tautologie. Comme une fin de l’Histoire, c’est la fin du film et la fin de Louis, ce personnage fictif de mécène-ami-amant assez critiqué (Loïe Fuller, quoique brièvement mariée, était lesbienne), mais qui se comprend si on le voit comme une figure du destin, un double de Mary Louise Fuller (il assiste à la naissance des danses serpentines, offre à la danseuse un voile de soie plus léger et c’est encore son argent qui permet à Louise-Loïe de traverser l’Atlantique…).

Si l’on est honnête, c’est aussi (surtout ?) l’occasion d’offrir au public féminin hétérosexuel un joli moment de Gaspard Ulliel, et de nimber d’une beauté nostalgique supplémentaire Mélanie Thierry, dans le rôle de Gabrielle, la véritable amante de Loïe Fuller, ici gouvernante fidèle. Il fallait bien Soko, dont la réalisatrice souligne qu’elle « peut être à la fois sublime et ingrate », pour faire ressortir chez chacun une beauté plus brute – traits que l’on tire sur le visage des jeunes premiers.

Un premier film, vous imaginez ?

Toni Erdmann, toute honte bue

Dans la famille de mon demi-frère se trouve un monsieur prénommé Gilbert. Il fait des blagues si lourdes que lorsque l’un de nous fait une plaisanterie qui ne fait rire personne, on dit qu’il fait une Gilbert. Winfried Conradi, l’anti-héros de Toni Erdmann, n’arrête pas de faire des Gilbert. De préférence devant sa fille Inès, lorsqu’elle est entourée par du gratin1. Or Inès, business woman au chignon banane impeccable, a à peu près autant le sens de la dérision que moi à 7 ans, lorsque j’accueillais chaque plaisanterie paternelle par un rituel « J’ai pas le sens de l’humour » grogné. Depuis, cela s’est arrangé, je vous rassure (mon papa pourra vous le confirmer – il a mis un certain temps à se remettre de cette tardive découverte). Cela finit aussi par s’arranger pour Inès. Enfin, je crois. Peut-être.

Avec l’humour allemand, on n’est jamais sûr de rien. Parce que ce n’est pas de l’humour, en fait, c’est du comique – du komisch. Et ça fait drôle, ce rire vrillé par une grimace de douleur. Il faut bien trois heures pour inverser la perspective et découvrir, selon une symétrie Rhin-axiale, la douleur désamorcée par le rire, soubresaut d’une mécanique cassée. Après d’interminables séquences moumoute et dentier (qui donne un air de castor-mort vivant abruti), chez le spectateur comme chez Inès, un verrou lâche : plutôt que de continuer à supporter ce qui colle la honte et tape sur les nerfs, on se tape l’incruste dans le délire et on se venge par la surenchère2. Toute honte bue.

Et là, ça envoie du lourd : ça nous vaut une fête d’anniversaire à poil (au sens figuré et littéral) qui vaut son pesant d’akwardness, mais aussi et surtout une des meilleures scènes de sexe qui soit, perverse et pudique à souhait, sans pénétration, avec cupcake. Toni Erdmann est un peu comme ce petit four collant de sperme : c’est dégueu, mais on s’en lèche les doigts (faut juste pas trop y repenser à froid).


1
C’est réciproque : le père colle la honte à sa fille par ses simagrées, mais celle-ci lui renvoie l’ascenseur lorsqu’elle abuse de son statut de cliente de luxe, en commandant un déjeuner entier pour deux, coupes de champagne incluses, comme dédommagement d’un massage raté.
2 Par exemple, en s’invitant chez des gens pour y chanter fort et faux. Ou en se râpant du fromage sur la tête.

 

Frantz

Le dernier film de François Ozon et sa bande-annonce vous font croire une chose1,

en désirer une autre,

et vous en font vivre une autre encore,

après vous avoir donnée et reprise celle que vous désiriez

– élans narratifs empruntés, avortés, renversés.

De cette dynamique d’attachement-arrachement s’extrait, lente, implacable,

la beauté,

(lancinante),

la beauté des histoires (pas totalement impossibles) auxquelles on a renoncé (pas totalement par choix – sauf à embrasser sa résignation, et l’être aimé une dernière, une première fois),

beauté distincte des bouffées de bonheur qui émergent aléatoirement, brièvement,

passé inconnu, présent inespéré,

remontée de la couleur dans un film en noir et blanc, qui atténue un instant – dispersion chromatique – le contraste des émotions oxymoriques2,

si bien que

malgré un Pierre Niney un peu tête à claque,

et grâce à son personnage faible, mi-artiste brisé mi-lâche,

malgré un classicisme appuyé,

et grâce à la relative rigidité, à la retenue à laquelle ce classicisme engage,

à l’intime qui se dit en français, en allemand3, en langue étrangère dans le texte,

grâce au magnifique visage moiré de Paula Beer, surtout, sur lequel les sentiments les plus contradictoires font bruire leur ombrer et filtrer la lumière,

à son personnage qui a la faiblesse de vouloir aimer, et la force de pardonner les uns4, préserver les autres,

n’oublier personne,

on finit la gorge nouée.

 

Alors une fois n’est pas coutume, pas de spoilers qui ici gâcheraient plus qu’ils n’expliqueraient. Je laisse à ma voisine le soin de trouver des références à Hitchcock ou à qui elle voudra (pour moi, c’est plutôt Heimat meet 8 femmes), et ne chercherai pas à non plus comprendre pourquoi je n’accroche pas à un maigrichon de compét’.

1. Le réalisateur en a rajouté une couche : l’œuvre originale suivait le point de vue du jeune Français et non de la fiancée allemande. François Ozon, lui, a voulu se placer dans le camp des vaincus plutôt que des vainqueurs, cherchant la vérité humaine plutôt qu’historique (la fiction pour nous faire vivre une autre histoire, perspectives aveugles et possibles tus).
2. « Le noir et blanc se gorge de couleur de même que le sang monterait au visage à la faveur d’une émotion naissante. » C’est exactement ce que j’ai pensé !
3. Moi qui croyais que Pierre Niney avait fait allemand première langue
4. Belle intervention pas très catholique mais très chrétienne du prêtre. 

À la barre, à la dérive

« Tu ne trouves pas que ça marche bien chimiquement entre nous ?
– En fait, tu me fais peur. Tu as le sens du drame anormalement développé. »

La deuxième fois que j’ai entendu cette réplique lors des bande-annonces, j’ai décidé qu’il fallait que j’aille voir Victoria, malgré la scène de mariage un peu beauf inclus dans le package… qui s’est avérée fort drôle, car faisant pendant à des théories scientifico-métaphysiques rébarbatives : Victoria (qu’on ne sait si on doit mettre en italiques ou non) se trouve coincée entre un égal refus du divertissement décérébré et de l’intellectualisme austère, à l’image de son actrice, Virginie Efira.

J’avais été très surprise de découvrir au détour d’une interview que cette bouille télévisuelle semblait être une tête, et avec de la gueule, de surcroît. Depuis, j’ai une sorte de tendresse admirative pour cette femme handicapée par son physique de poupée, et mon a priori positif s’est trouvé conforté par son rôle de sainte-nitouche-qui-dépote dans Elle. L’ironie lui colle à la peau et c’est ce qui, dans Victoria, rend son personnage si drôle et attachant – ni frêle avocate à fleur de peau comme pouvait l’être Anaïs Demoustier dans À trois, on y va, ni caricature justicière et peroxydée façon Legally Blonde.

« Pute du barreau » (selon les dires de son ex-mari versé dans l’auto-fiction) et mère dépressive, l’avocate est dépassée par les événements, secondée par un ex-client (Vincent Lacoste) condamné pour stup’ et engagé comme jeune homme au pair (décision dont l’irrationalité est tempérée par l’appel à la barre d’un dalmatien, comme témoin d’un de ses procès). C’est assez barré pour que l’abattement dépressif se révèle à la juste distance comique. Le rire ne naît pas de gags, contrairement à ce que le rythme de la bande-annonce pourrait laisser croire, mais de ce qu’ils sont continuellement avortés. Il y a toujours un temps en trop, un temps vide, un pas de côté, et c’est de ce décalage-là, peu à peu, que le rire émerge, sans éclat. À côté, en plein dedans. (Le mille, les emmerdes…)

Au final, Victoria est un VDM aux chutes qu’on ne peut s’empêcher de relever, comme, par exemple, lorsque la femme qui accuse son client la supplie de ne pas prendre le parti de « ce misogyne » et qu’elle rétorque très finement : « Ce qui est misogyne, c’est de penser que la femme est une victime par défaut. Je ne suis pas misogyne, je suis désolée. » Ou plutôt : « Je ne suis pas misogyne, je suis désolée » – à la fois état d’être profond et formule de qui s’en lave les mains. Tout Victoria. Certaines n’ont vraiment pas à s’excuser de ce qu’elles font… (Virginie, Justine : j’espère que vous m’entendez.)