How I met Gone girl

Attention spoiler… à propos de How I met your mother. Les spoilers concernant Gone girl ont été relégués en notes de bas de page.

 

J’ai récemment vu la fin de How I met your mother, tardivement pris en cours de route, et il y a eu cette phrase, « She’s been gone for six years now », que j’ai comprise de travers, pensant « partie » quand il s’agissait de « morte ». C’est sur cette ambiguïté que joue Gone Girl : la parfaite Amy, portée disparue, est-elle partie (sens littéral), morte (euphémisme) ou simplement folle (gone mad) ? Et corrélativement, son mari Nick est-il juste un mec paumé, un assassin ou une victime ? Le film reconstitue des bribes de leur passé à partir du journal d’Amy, écaillant le vernis du couple parfait, tandis que la police enquête et cherche qui aurait pu en vouloir à une fille si adorable que ses parents en ont fait une héroïne d’histoires pour enfants.

De ce remue-ménage ressurgit un ex, que l’on a envie d’interpeller comme un vieil ami : Hey ! Barney ! Neil Patrick Harris arrive dans Gone Girl avec son passé de How I met your mother : non seulement son personnage est technophile au point d’habiter dans un endroit où tout est télécommandé, mais il conserve cet aspect de comique (volontairement) involontaire, qui fait déraper le film de manière tout à fait jouissive – ou plutôt confirme ce dérapage contrôlé. Le spectateur se demande si c’est du lard ou du cochon : du bacon, évidemment, répondra le réalisateur.

« Je ne pense pas que Gone Girl soir un thriller. Il est divisé en trois parties distinctes, trois capsules de tonalités différentes : d’abord, jusqu’au retournement qui intervient à la moitié du film, on est dans le registre du mystère ; puis le film devient un thriller, qui tire vers l’absurde ; avant de se transformer finalement en satire. » Le ressort du film n’est pas le retournement final : placé à mi-parcours, l’effet spectaculaire qu’il provoquerait lors de la chute est amoindri, mais il participe de cet art ô combien excitant de ne jamais donner au spectateur ce qu’il attend sans pour autant le frustrer – ou de le frustrer pour mieux le combler.

Ce que l’on attendait arrive bien mais pas de la manière dont on l’attendait et surtout : ce n’était finalement pas ce qui importait1. L’exemple le plus récent que j’ai rencontré de ce déplacement d’accent narratif2, c’est justement la fin de How I met your mother : on découvre finalement qui est la mère et comment le narrateur l’a rencontrée mais ce n’est pas le fin mot de l’histoire, de l’histoire qui a été contée, celle d’un club des cinq amical dont la mère a été quasi-totalement absente, la seule histoire dont on se soucie en réalité et que le twist final replace au premier plan. La série a tenu ses promesses au-delà de ce que le titre nous faisait attendre ; c’est pour cela qu’on la reverra avec plaisir. C’est aussi pour cela que l’on pourra revoir Gone girl, contrairement à The Village et autres histoires à revirement unique.

« Je ne m’intéresse au thriller que s’il me permet d’atteindre la satire, de toucher au mystérieux. » « Cette histoire, c’est celle d’un mariage et de la façade narcissique que nous construisons pour séduire notre ‘âme sœur’, à quel point tout cela devient épuisant et quels renoncements, quelles frustrations cela engendre. » En vouloir à l’autre pour ce que l’on est devenu, soi, bien davantage que pour ce que l’autre est devenu (il serait si simple de le quitter si ce n’était que cela) : l’hyperbole et l’absurde dont se pare Gone girl ne font qu’agrandir la vérité. Le miroir qu’on nous tend, si déformant soit-il, nous reflète toujours, mais la déformation rend la vérité supportable, réjouissante même. Comme au jardin d’acclimatation, on se cherche et on s’amuse de ne pas se trouver, pas vraiment, tout en sachant que c’est nous, que cette forme oblongue ou écrasée vient de notre corps, qu’elle est seulement déplacée dans le reflet, comme sont déplacés les extraits que Gone girl nous présente et qu’en l’absence d’autres indices, on présume chronologiques3 et véridiques4. Le film nous manipule, aussi manipulateur que ses personnages5, et on y consent, tout comme y consentent ses personnages6. Fasciné, on est aussi bonne proie que bon public – et la salle de rire lorsque le gore se fait burlesque (j’étais plus ou moins cachée dans la veste de Palpatine).

 

1 Et de nous servir un autre meurtre que celui qu’on attendait.

2 Et l’une des premières fois où je l’ai remarqué, c’était dans Joueuse, aux antipodes du film à suspens : on attend que la femme ait une liaison avec l’homme qui l’a poussée au meilleur d’elle-même et la nuit tant attendue n’arrive pas, elle est déjà arrivée, la voilà ressortie de chez lui les cheveux détachés ; la tension érotique passée, on s’aperçoit que là n’était pas le fond de l’affaire.

3 La scène d’ouverture, qui fait de Nick l’assassin présumé, se place chronologiquement à la fin de l’histoire, lorsqu’il s’est constitué prisonnier de sa femme.

4 Les flash-backs se révèlent n’être que l’illustration du journal d’Amy qui est juste… up to a certain point – la scène de l’escalier où Nick frappe sa femme se révèle ainsi pure invention.

5 Amy manipule à l’évidence tout le monde en faisant accuser son mari de son meurtre, mais Nick la manipule aussi lors de l’interview où, face à la caméra, il dit exactement ce qu’elle voulait entendre, de manière à la faire sortir de sa cachette et à être disculpé. 

6 À côté du mari qui reste auprès de son assassine de femme, le syndrome de Stockholm, c’est de la rigolade.

Saint Laurent au point arrière

Les fossettes de Gaspard Ulliel, le menton de Gaspard Ulliel, la bouche de Gaspard Ulliel, les lèvres de Gaspard Ulliel, qui se détachent de celles de Louis Garrel, je défaille, je me rattrape à la taille cintrée de Gaspard Ulliel, le corps nu de Gaspard Ulliel, oh, et les fossettes de Gaspard Ulliel, je vous ai déjà parlé des fossettes de Gaspard Ulliel ?

Sans mon idéal masculin comme acteur principal, qui fait affleurer tous les tourments du créateur, Saint Laurent serait un peu long. La chronologie lâche adoptée par Bertrand Bonello installe une nonchalance qui seyait à la sensualité fin de siècle de L’Apollonide mais s’enlise dans les errances du couturier. La drogue, les amants, la drogue, encore, avec ou sans inspiration… Des dates s’affichent en énorme en rouge sur l’écran mais ce récit au point arrière, où il faut toujours repartir en arrière pour avancer, peine à bâtir un parcours, une personnalité.

De couturier, il n’y en a guère qu’au début et à la fin du film : un cadre parfait pour y installer une icône, une icône telle qu’aucun vice, aucun tort ne l’atteint jamais. Au contraire, chaque vice, chaque tort, devenant élégance par une diction délicatement maniérée, renforce son statut d’icône, incontestable. Saint-Laurent, c’est le génie, celui qui ne vient de nulle part, ni du travail ni de la drogue, et qui est si bien installé qu’on n’a pas besoin de le (dé)montrer. Bertrand Bonello nous tend ainsi des scènes comme le couturier tend ses dessins, sachant qu’on se chargera de leur donner la forme escomptée. On : les spectateurs, les petites mains, tous ceux qui s’inclinent devant une légende qu’ils ont par leur croyance participé à construire. À commencer par Pierre Bergé, l’homme de l’ombre qui a oeuvré pour faire d’Yves Saint-Laurent un nom, veillant à la rentabilité de la maison et à la réputation de son compagnon. Ironie que ce biopic qui lui rend hommage alors qu’il l’a désavoué – et qui, lui rendant hommage, ruine ses efforts pour calfeutrer et même commercialiser un parfum de scandale. Opium du peuple que la fêlure des grands.

Au final, plus qu’une silhouette (que je peine à identifier), YSL est un visage, une marque reconnue, que le film évoque par son affiche – le profil du créateur plutôt que la silhouette d’une création. Le biopic terminé, je ne sais toujours pas très bien ce qu’a apporté à la mode cet homme qui aimait les hommes et n’habillait que les femmes : que la femme soit, en costume, un homme comme les autres ?

Mit Palpatine

Hippocrate, pas hypocrite

Loin du glamour des séries TV médicales (que l’on regarde pendant sa garde), Hippocrate nous introduit dans l’univers hospitalier tel qu’il est vécu par ceux qui y travaillent. Oubliez les internes sexys qui ne pensent qu’à leur prochaine conquête, amoureuse ou médicale : Benjamin, l’œil terne et la bouche constamment entrouverte, a tout de l’ado mou. Mais un ado mou sensible qui s’est coltiné médecine et débute son internat dans le service de son père – quand même !

Les fêtes qu’organisent ses camarades et les bites géantes taguées sur les murs de la cantine et de la chambre de garde apparaissent rapidement comme un défouloir dérisoire face à ce qui, chaque jour, aggrave un peu plus la fatigue et la lassitude de leurs supérieurs hiérarchiques : le manque d’infirmières et de médecins, qui ont toujours plus de patients sous leur responsabilité, le manque de lits, qu’il faudrait pouvoir libérer plus rapidement que ne l’exige le traitement, et le matériel défaillant, à l’origine de la faute médicale qui va précipiter les choses.

Hippocrate montre les cigarettes que ces professionnels de la santé s’enfilent sans discontinuer « pour respirer » ; les pourparlers pour ne pas se coltiner la garde du 25 décembre ; la terreur de se retrouver seul la nuit, à prendre des décisions vitales ; les médecins étrangers faisant fonction d’internes et donc payés une misère au vue de leur expérience (néanmoins prise en compte lorsqu’il s’agit de les sanctionner), ou encore les règles de la bureaucratie, censées cadrer les actions des médecins et empêcher des dérives, qui les incitent à entériner des décisions qui vont contre le bien-être des patients. Alors quand les médecins font corps pour couvrir l’un de leurs, qui a fait une erreur – humaine, aussi désastreuses soient les conséquences –, on n’a pas envie de les accuser de mensonge parce que les hypocrites, c’est nous, la société, qui reléguons la maladie loin de nous pour ne pas la voir, occultant par la même occasion les conditions de travail précaires de ceux qui s’en chargent. Réaction finale (au gouvernement) : mais filez-leur nos impôts !

 

Jimmy’s dancing

Irlande, 1932. Dix ans après la guerre d’indépendance, dont Ken Loach rappelle les grandes lignes en ouverture, James Gralton revient de son exil aux Etats-Unis dans son village natal. La division des Irlandais sur le statut de leur pays n’est pourtant au cœur du film que dans la mesure où contribue à aviver celle, moins visible et plus profonde, d’une société où les notables perdent peu à peu leur emprise sur un peuple qui ne se satisfait plus de la seule charité.

James Gralton, que le prêtre ne résiste pas à traiter de bolchevique, cristallise les tensions autour d’une salle communautaire bâtie avec ses amis. Bien qu’on y prenne des cours divers et variés, qu’on y chante et qu’on y parle, le hall de Jimmy est toujours désigné comme un dancing : plus que tout le reste, plus que la causerie politique, c’est la danse qui est au cœur des passions, c’est par là que le corps du peuple échappe à l’Eglise. Tout est résumé lorsque le prêtre apostrophe la fille d’un notable (même les enfants de leur clan leur échappent) en route pour une fête au dancing et lui demande si les bals paroissiaux ne sont plus assez bien pour elle.

Si l’amour des corps comme amour de l’autre et de sa liberté ne détourne pas de l’amour du Christ (on est en terres beaucoup trop chrétiennes pour cela), il affaiblit l’amour que l’on porte au pouvoir, un pouvoir auquel on ne se voue plus corps et âme, s’y sentant de moins en moins attaché. Le prêtre en est bien conscient: s’il diabolise Jimmy au cours de sa prêche (il faut choisir : le Christ… ou Gralton), il respecte infiniment celui qu’il a élu comme ennemi personnel car, avec l’espace de sociabilité qu’est le dancing, Jimmy, tout athée qu’il soit, cherche lui aussi à structurer, animer, le corps social. Ce qui fait de cet homme courageux et respectable un ennemi (et du même coup un ennemi respectable), c’est qu’il invite le peuple à faire corps hors du corps du Christ, écartant l’institution religieuse, véritable institution sociale dans un pays aussi religieux que l’Irlande. 

Le contraste est flagrant entre le prêtre en chaire et celui qui prendra sa suite, qui réprouve l’obsession du premier pour Gralton et prône une conciliation qui, si apaisante qu’elle soit, trahit un certain mépris pour un peuple qu’il entend gérer presque administrativement. Peu importe qu’ils m’aiment pourvu qu’ils m’obéissent, version managériale d’Oderint dum metuant, prend la place d’une certaine bienveillance pour des hommes dont on se fichait qu’ils pêchent et désobéissent pourvu qu’ils vous aimassent. L’Eglise a refusé de voir que cette manière de ne pas perdre la face risquait de conduire lentement à perdre le pouvoir, l’attraction exercée diminuant avec le temps. Le Christ ou Gralton : le formuler, c’était avoir déjà perdu ; on a choisi Gralton, parce qu’on avait déjà cessé de croire au diable.

Mit Palpatine

Reprise

Deux personnes qui tombent amoureuses. Pour étoffer cette trame, la comédie romantique a intégré toutes sortes d’obstacles, au point que l’antagonisme des héros est devenu un pré-requis : deux personnes qui n’avaient rien pour s’entendre mais qui tombent amoureuses. On a fini par s’apercevoir que, même lorsqu’elle renie le conte de fées, la comédie romantique le rejoue (cf. Once upon a time, petit bijou du genre). Mais remplacer l’histoire d’amour par l’histoire de désamour, ce serait sortir de la comédie romantique pour aller dans le drame (Blue Valentine ou mieux, pire encore, Les Noces rebelles), alors il a fallu trouver autre chose. Des comédies romantiques que j’ai pu voir, c’est 500 days of Summer qui marque pour moi le tournant. Le narrateur, amoureux d’une fille qui ne l’est pas vraiment, se raconte des histoires, une histoire d’amour qui n’est pas partagée et dont la déconstruction constitue la véritable histoire du film. L’histoire d’amour est toujours là mais comme un idéal fantôme, auquel, je vous rassure, on ne cesse jamais de croire. Après la pluie, le beau temps ou inversement, après Summer, Automn, nouvelle rencontre pour le narrateur. Dans One Day, où le deuil n’est plus celui des illusions mais de la femme aimée, l’espoir demeure grâce à la structure narrative qui place le souvenir d’un jour heureux à la fin du film, là où serait venu le prince charmant dans la temporalité linéaire de la comédie romantique. Car le propre de ces nouvelles comédies romantiques est peut-être de rompre avec la temporalité linéaire traditionnelle, de la rencontre au baiser (gain de la modernité, pas plus lucide sur ses sentiments mais plus libérée, on a du sexe entre les deux) : aux ellipses s’ajoutent les va-et-vient de la narration, entre flashbacks et flashforwards. New York Melody est de cet ordre-là.

Un duo improbable qui écrit des chansons : Gretta, jeune auteur-compositeur indépendante, et Dan, un vieux de la vieille, fondateur d’un label, qui ne se retrouve plus dans l’industrie musicale, peuvent faire penser aux acolytes du Come back1. Mais la scène initiale, de par son atmosphère et son rôle de pivot narratif, nous rapproche bien plus sûrement d’Inside Llewyn Davis. La voix rauque qui dit son âme en peine et gratte ses plaies à la guitare s’élève deux fois : la première fois, au début du film, comme découverte pour Dan, avec qui l’on repart dans sa voiture et sa vie un peu pourries ; la seconde, où l’on comprend que cette scène n’était pas un commencement mais une fin, la fin de l’histoire d’amour de Gretta avec son compagnon chanteur, dont le succès lui est monté à la tête. Scène centrale, donc : New York Melody est la rencontre de deux êtres cabossés qui se reconstruisent l’un l’autre.

Les personnages sont moins caricaturaux que ce qu’on aurait pu penser – le personnage de Dan, notamment, prend de la profondeur lorsque son histoire, douloureuse et pourtant banale, est racontée. Gretta, elle, va revivre son histoire d’amour pour en faire le deuil, et cette histoire d’amour va ainsi laisser place à l’histoire d’une reconstruction. Move on, live on. Le film est beaucoup plus subtil, plus proche de l’intime, que ce que l’affiche et le titre laissent croire. Encore une erreur de traduction : on entendait dans le titre original, Begin again, que vivre, c’est toujours repartir sans repartir à zéro, comme un refrain ou une reprise musicale, derrière laquelle, //, on mettrait bien Once, autre film du réalisateur, autre histoire d’amour qui, parce qu’elle n’a pas lieu, est d’une incroyable beauté2.

 

Mit Palpatine

1 Pop! goes my heart.
2 Teasing spécial balletomanes : John Carney y fait un usage de l’aspirateur encore plus poétique que Mats Ek.