In darkness, silence and frustrated elation

Darkness is hiding black horses, Saburo Teshigawara

On m’avait annoncé l’ennui. Je ne sais pas si c’est l’entreprise palpatinienne d’initiation à la culture nippone qui commence à faire effet ou le résultat de mon esprit de contradiction, mais le fait est : je ne me suis pas barbée. C’est pour moi une petite victoire personnelle que de ne plus associe la lenteur à l’ennui. Certes, le style du chorégraphe n’est pas très expansif et les costumes ressemblent à du Comme des garçons tailladé au canif (ou à des lambeaux de costumes d’Halloween, dans une vision plus anglo-saxonne). Il n’empêche, la scénographie cultive le mystère avec ses mini-geysers de fumée et le mouvement fascine par son déploiement continu : on suit du regard Aurélie Dupont qui lève la paume de la main comme si elle venait de la découvrir, Nicolas Leriche qui part en vrille au petit trot, et l’on s’en laisse distraire furtivement par Jérémie Bélingard qui passe plié en deux, en coup de vent, avant que le couple ne surgisse au sein du duo. Les trajectoires restent distinctes dans le trio : un passage quasi-robotique fait garder à chacun ses distances et, lorsque les danseurs sont ensuite aspirés par une même spirale, leurs gestes s’esquivent plus qu’ils ne s’embrassent.

 

Glacial Decoy, Trisha Brown

Toi qui connais Trisha Brown, tu as aimé celui-ci ? me demande-t-on à l’entracte. Toi qui connais : je connais si bien Trisha Brown que j’ai confondu Glacial Decoy avec Opal Loop/Cloud Installation #72503, également sans musique – je n’avais donc jamais vu cette pièce (et ne l’ai pas vue entièrement, grâce à l’architecture de Garnier). Tu as aimé ? Oui, les va-et-vient des coulisses à la scène me bercent. Au duo central de Sévérine Westermann et Caroline Bance (que j’aime décidément beaucoup) s’agrègent de temps à autres Christelle Granier, Claire Gandolfi et Gwenaëlle Vauthier. Leurs apparitions et disparitions rythment la pièce, qui ne le serait autrement que par le ronronnement du vidéoprojecteur et le bruit caractéristique du changement des diapositives. La respiration des danseuses et le souffle qui fait gonfler leurs robes transparentes et plissées font surgir de ce ressac régulier un mouvement curieusement libre et spontané, comme désintéressé. On peut selon son inclination dormir ou rêver, bercé, apaisé (ennuyé ?).

 

Doux mensonges, Jiří Kylián

Alors que les vidéos de ses chorégraphies me font rêver, j’ai peu vu de Kylián. Donner Doux mensonges à Garnier n’a pas franchement amélioré cet état de fait. Tout repose sur un jeu de trappes, qui tantôt propulsent sur scène tantôt avalent en sous-sol danseurs et chanteurs, une caméra étant censée suivre et retransmettre leurs évolutions sous la scène (voilà le dispositif narratif d’où le mensonge peut naître). Répartition des trappes oblige, les chanteurs se trouvent utiliser celle qui se trouve côté jardin, tandis que les danseurs empruntent celle qui se trouve côté cour – de notre côté, à Palpatine et moi, qui devons donc nous contenter d’apprécier à l’écran la beauté d’Ève Grinsztajn et le T-shirt noir délicieusement transparent d’Alessio Carbone. Ironie que de ne jamais mieux voir un danseur que lorsqu’il ne se trouve pas sur scène.

On rit carrément jaune lorsqu’on a un billet à 47 euros, certes payé moitié moins grâce à l’abonnement jeune Arop mais qui n’offre même pas un spectacle à la hauteur de cette moitié. Soyons cohérent : soit on programme des pièces qui n’utilisent le fond et les bords de la scène que de manière marginale de manière à offrir à la majorité de la salle un spectacle complet, soit on adapte la grille tarifaire ! Sur les trois pièces de la soirée, deux sont respectivement au tiers et à moitié visible par la moitié de la salle (un tiers de Glacial Decoy, que l’on reconstitue par défaut par symétrie asynchrone ; la moitié de Doux mensonge et en l’occurrence, pour le côté cour, la quasi-totalité de la danse). Dans ces conditions, ma place ne vaut guère plus de 10 euros. Heureusement que le choeur des Arts florissants était là pour apaiser les âmes : chants grégoriens et madrigaux a capella m’ont empêchée de savoir si les larmes naissantes étaient de frustration ou de joie.

Mit Palpatine.

Adieux et camélias

Agnès, seule en scène

 

Et si c’était par la fin que tout commençait ? Agnès Letestu est seule en scène. Seule. Un rideau de paillettes tombe devant elle sans discontinuer, s’amassant en un petit tas glissant qu’il est de plus en plus dangereux de traverser – les pointes y laissent des sillons comme des larmes sur un visage très maquillé. Des bouquets s’écrasent comme des accidentés de la route ; l’un dérape et fait voler les confettis à terre, bientôt rejoint par une gerbe de roses qui s’éparpillent comme des mikados après le bref instant de panache du lancer. Le corps de ballet et les solistes de la soirée reviennent saluer et la laissent à nouveau seule. Elle salue, une fois, deux fois, plusieurs fois et fait signe aux autres en coulisses de la rejoindre. On veut la laisser savourer son triomphe, personne ne vient. Elle insiste en sachant déjà que c’est peine perdue. Dans ce signe de modestie de l’étoile qui ne veut pas accaparer les applaudissements, il y a pourtant ce soir quelque chose du : ne me laissez pas toute seule.

Les paillettes continuent de tomber, les applaudissements de ne pas faiblir et je ne peux pas m’empêcher de penser à ce film où les habitants d’un village qui ont trouvé la source d’une eau de jouvence et qui, pour ne pas être découverts, ont convenus d’en finir le jour de leur centenaire : ce jour-là, une grande fête est organisée, au terme de laquelle l’ami le plus proche veille à sa noyade dans la fontaine de la place publique, en lui maintenant la tête sous l’eau jusqu’à ce qu’il ait cessé de respirer. Je ne sais pas pourquoi ce film m’a autant marquée – l’horreur de connaître la date de sa mort, sûrement, et la révélation de la part de tristesse que contient toute fête. Un danseur n’atteint pas le siècle sur scène. À l’opéra, c’est 42 ans. Et l’on continue à vivre ensuite – à danser, même, souvent. Il n’empêche que c’est une fête bien triste, malgré le défilé des amis, professeurs, mentor, partenaires.

 

Corps de ballet et solistes derrière le couple principal et bouquets de fleurs sur le devant de la scène

Derrière, en Manon, Eve Grinsztajn, magnifique en Manon
(Léonore Baulac a aussi été très remarquée en courtisane).  

 

Le balletomane repère, énumère : Aurélie Dupont, Ghislaine Thesmar, celui-là-je-ne-le-connais-pas… José Martinez est là, aussi, revenu pour repartir une seconde fois, plus sec et fin que jamais avec son jean serré et ses petites lunettes carrées. Son partenaire à la ville et à la scène pendant des années… c’est beau qu’il soit là, à la prendre dans ses bras, avant que le directeur de l’Orchestre de Paris, en compagnie duquel on la voit à Pleyel quasiment à chaque représentation, ne vienne à son tour lui donner un baiser furtif – celui qu’elle a aimé et l’amoureux, tous deux présents.

 

Agnès Letestu et José Martinez

Agnès Letestu et José Martinez. (Et sur le côté, un photographe qui n’a visiblement pas été briefé sur le côté du rideau auquel il devait se coller…)
 

On se sent un peu indiscret – bien plus que lorsqu’on observe à la dérobée à Pleyel une de ces jolies robes courtes dont elle a le secret – mais c’est aussi une manière de dire au public que c’est avec lui aussi qu’elle a partagé une partie de sa vie. Celle de ses personnages, qui ne lui ressemblent pas (et c’est tant mieux) sauf peut-être un peu ce soir-là dans l’imagination de la spectatrice que je suis, prompte à entremêler le destin de la dame aux camélias, morte avant même le début de la représentation, avec celle de l’étoile, qui fait ses adieux à l’Opéra et que je crois parfois voir quand je vois Marguerite. De fait, je ne sais si son interprétation a donné le ton à la soirée ou si les adieux lui ont donné une tournure un peu particulière, bien différente en tous cas de celle d’Aurélie Dupont que j’avais pu voir.

* * *

La Marguerite d’Agnès Letestu n’est plus tant une courtisane qui s’éprend d’un homme plus que sa profession ne le permet, qu’une femme mûre qui sait sa position sociale, sait qu’elle déclinera un jour ou l’autre et qui, dans son effort continue pour la maintenir, s’autorise un moment de répit aux côté d’un jeune homme dont les élans l’attendrissent. Lorsqu’elle se laisse entraîner à la campagne, cheveux flottants, son sourire ressemble à un soulagement – comme une malade reconnaissante d’une rémission qu’elle sait pourtant éphémère : c’est une idylle, qu’elle sait utopique.

Ou uchronique : l’instant présent parait toujours à contretemps, vécu comme un souvenir au moment même où il a lieu. L’interprétation d’Agnès Letestu m’a pour la première fois fait entendre dans la partie de campagne le même décalage qu’il y a entre l’histoire de Manon et sa représentation comme spectacle. Ce qui m’avait semblé ne devoir être attribué qu’au théâtre dans le théâtre (les applaudissements du public de danseurs qui ont lieu en musique afin de ne pas se recouper avec ceux de la salle) est en réalité un effet du processus narratif, qui déroule toute l’histoire depuis la mort de l’héroïne, d’emblée présentée au spectateur par la disparition de ses biens lors d’une vente aux enchères. Si les danses de la partie de campagne sont plus enjouées que la musique, que Marguerite, c’est parce que la temporalité est celle du souvenir – lequel n’exclue nullement la souffrance. Elle ne passe pas avec le moment présent, toujours aussi vive à la remémoration, peut-être plus encore de connaître l’issue des événements qui l’ont fait naître. Il en va ainsi de la visite du père, qu’Armand apprend à la fin de l’histoire : le déchirement a déjà eu lieu et, lorsque Marguerite le danse, la douleur est tout entière dans la résignation.

Marguerite donne vie à une histoire déjà achevée, dansée pour en clore le souvenir. Agnès danse ce rôle pour que s’achève sa carrière et ce redoublement finit de boucler le ballet sans que j’y prenne plus part. J’observe tout le troisième acte les épaules de la courtisane tuberculeuse se voûter, ces épaules que j’ai tant de fois eu envie de saisir des deux mains pour les redresser, dans d’autres rôles, où l’on ne se penchait pas sur son passé.

Je ne suis plus vraiment là à admirer Agnès, je suis au fond d’une loge tendue de velours rouge, telle que Marguerite en a peut-être utilisé, loin de l’une comme de l’autre. Je sens la tenture élimée contre laquelle je m’appuie, la chaleur de cet espace intime qui nous sépare de la salle où se trouve tout le public, la distance qu’il y a à l’autre. L’obscurité de la loge m’apparaît un peu plus, en même temps que les profils et les têtes qui s’y dessinent ; le public frappe dans ses mains depuis une éternité, j’en suis presque lassée. Il n’y a plus qu’une immense tristesse. Même pas pour l’étoile qui part, que j’ai pourtant appréciée. Une tristesse vide – comme le vide de la salle au-dessus du public, celui de la scène autour de l’étoile ou celui de la loge que l’on finit par quitter. Les mikados que j’ai fait un détour pour acheter, afin de pallier au manque de porte-cigarette de ma tenue Audrey Hepburn, ne me font même plus rire ; je les grignote mécaniquement et les morceaux que je récupère tout au fond du paquet font des tâches de chocolat sur mes longs gants noirs de soirée.

En finir avec l’idéal

Jusqu’à ce que je la rencontre à la sortie des artistes, Mathilde Froustey était pour moi une fille techniquement brillante mais qui choisissait la facilité en minaudant. Les rôles de séductrices et de chipie, qui lui conviennent fort bien, ont fini par l’enfermer dans un stéréotype qui s’est peu à peu confondue avec son image de danseuse – à tel point que j’ai été fort surprise, en parlant avec elle, de découvrir qu’elle tenait plutôt du titi parisien. Son départ arrive à point nommé : j’espère qu’on lui confiera beaucoup de rôles à rebours de sa personnalité présumée. Toujours est-il qu’avant de partir, Mathilde a organisé une soirée où elle a convié famille, amis et spectateurs. À notre petit groupe de balletomanes plus trop anonymes mais toujours frémissant d’avoir vent des coulisses, elle racontait, avec son franc-parler habituel, celui qui m’avait tant surpris la première fois, à quel point La Sylphide la gavait : beaucoup de petits pas contraignants, très fatigants, qui ne rendent au final pas grand-chose.

Ca, c’est dit. Et c’est assez vrai. Pour le côté danseurs (vu le cauchemar que représente pour moi la petite batterie, je n’ai pas grand mal à imaginer) comme pour celui des spectateurs. On s’ennuie un peu – c’est-à-dire quand on n’essaye pas de retenir un fou rire parce que la sylphide Froustey, perdue dans le corps de ballet, vient de faire un port de bras tellement appuyé que les ballets Trockadéro pourraient la réclamer comme artiste invité pour le Grand Pas de quatre. Buste en avant, tête de côté, couronne tassée, poignets cassés, tout y était, avec ce soupçon de foutage de gueule que je trouve vraiment délicieux et qui, avec cette propension au minaudage qu’on lui a reproché tout en ayant contribué à l’accentuer (ne cherchez pas la logique, ça s’appelle de la jalousie), lui a probablement coûté son ascension1.

Le reste du temps, quand on ne rit pas sous cape grâce à Mathilde ou à cause des effets spéciaux à grosses ficelles, on se demande à quoi rime cet idéal d’authenticité. Une leçon de style, nous assène-t-on de toutes part. De style français, ajoute l’inconscient patriote – que cela ne dérange pas autre mesure qu’il soit surtout maîtrisé par une Russe. À cet égard, la distribution participe à la reconstitution historique : c’est la Russie qui a conservé notre patrimoine chorégraphique, au point de le faire sien. Nos sylphides locales, d’aussi bonne volonté soient-elles, n’ont pas la légèreté d’Evguenia Obraztsova. Même sans ce lyrisme russe dont la perfection finit par me décrocher la mâchoire, l’étoile clairement n’appartient aux constellations qu’on a l’habitude de voir. Ce décalage, que je ne m’explique pas tout à fait2 mais que j’observe à chaque fois qu’une étoile russe est invitée à se produire avec le corps de ballet de l’Opéra (qui paraît presque lourd, à côté, alors que bon, hein…), ce décalage tombe ici à pic, surtout pendant le premier acte où la sylphide s’aventure dans la gravité, parmi les êtres humains qui n’ont de légers que les mœurs. Ancrés dans le sol, ils accentuent l’impression de (dé)collage : la danseuse pourvue de petites ailes n’entretient pour ainsi dire aucune relation avec le reste de la troupe, comme si les écoles étaient trop éloignées pour se parler ; même sur le devant de la scène, elle reste à part, croise les autres sans qu’il y ait vraiment d’échange. C’est bien la sylphide, irréelle, qui semble ne pas exister. Elle est belle, elle est légère, elle est précise, elle est là et elle n’est pas là.

 

La-Sylphide_Mathias-Heymann_Evgenia-Obraztsova par Anne Deniau

Anne Deniau, comme à son habitude, capte tout un pan du ballet en une photo (un peu tronquée, j’ai l’impression) : au-delà de la pose, répliquée par le corps de ballet, on voit James prêt à embrasser-capturer la sylphide en l’entourant de sa couronne, tout obnubilé qu’il est par cette charmante créature, qui se laisse adorer sans s’en soucier.

 

Hanté par cette Arlésienne écossaise, James commence à ne plus savoir où donner de la tête : la brume légère, qui file entre les doigts, ou les tartans lourds de tissu et de promesses ? On ne peut pas en vouloir à James de courir après la sylphide vu comme sa fiancée, Effie, est fagotée. Non mais sans rire, ils sont affreux, ces tartans bavarois – rouges et bleus, parce que le vert porte la poisse sur scène. En revanche, ils sont emblématiques de l’entreprise de Pierre Lacotte : inventer la tradition. Celle du tartan serait en effet historiquement fort récente : si on trouve déjà ce tissu au xvie ou xviisiècle et qu’il varie selon les régions et les fabricants, ce n’est qu’au xixsiècle qu’il devient un signe distinctif entre les clans. Remontant en 1971 un ballet de 1832 à partir de notes de l’époque, Pierre Lacotte fait quelque chose de similaire : il créé à partir de ce qui appartient à l’histoire et la recréé ce faisant. Il y a quelque chose qui m’échappe dans ce vrai faux (un bon filon, à en croire la liste des ballets oubliés et remontés) : pourquoi ne fait-on pas revivre l’esprit du ballet sans en ressusciter les mortes, fussent-elles amoureuses ? Pourquoi ne pas créer quelque chose de radicalement nouveau, comme on le fait autour des ballets russes ? Pourquoi s’acharne-t-on à reconstituer le ballet comme on reconstitue une scène de crime ? La réponse que l’on donne sans se poser de question revient d’elle-même : le style.

On a en France une passion pour le style – l’art et la manière. C’est mon professeur d’histoire de khâgne, dans les marges des cours duquel se trouve, au crayon à papier, la référence à Hobsbawm et à l’invention de la tradition, qui a soulevé ce point : en Estonie, par exemple (c’était son exemple favori), on n’étudie pas du tout la littérature de la même façon : ce n’est pas le style qui importe mais la mise en intrigue, la manière de raconter une histoire. Sur le coup, en bons khâgneux prêts à disserter du style en khôlle de philo, on s’est offusqué ; cela n’était pas la bonne manière de voir les choses. Après un cours sur la mise en intrigue du récit, un peu à l’américaine, et quelques années de désintox, je commence à penser que le style importe mais ne devrait pas susciter une telle crispation – y compris dans le poignet et la cheville des sylphides, dont l’élan est sans cesse arrêté dans une orfèvrerie de petite batterie précieuse. On ne devrait jamais voir le style, seulement le percevoir : pas de petite batterie mais une palpitation fragile, pas de doigt sous le menton mais un effleurement pensif, pas d’arabesque basse mais une respiration ample – pas un morceau de l’histoire de la technique du ballet mais un ballet qui fait vivre une histoire.

Heymann et son ballon sont magnifiques, Obraztsova est incroyable d’y croire d’un bout à l’autre mais, hormis les grandes chaussettes et les kilts des garçons (dites, les féministes, quand est-ce que vous mettez les garçons à la jupe ? Sur les danseurs, cela peut être très émoustillant : cette cuisse qui se découvre dans un entrechat battu…), il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent. Le dilemme de James ne me tourmente pas, le sort de la sylphide ne m’émeut pas. Même, je suis plutôt heureuse que James précipite involontairement sa mort en lui coupant les ailes : on va pouvoir en finir avec cet idéal fantôme. Celui qui empêche les danseurs de l’Opéra, élevés dans le culte de cette maison, idéale, d’en partir lorsqu’elle ne leur convient plus, comme celui qui pousse le chorégraphe à créer une œuvre qui n’a d’intérêt qu’historique. Il faut espérer qu’une fois l’image du passé mis en boîte3, on va pouvoir l’oublier et travailler les corps plus que les documents historiques. Tu vas voir, James, une fille en chair et os, c’est génial.

 

Mit Palpatine

 

1 Je me souviens de ce concours de promotion où elle semblait narguer le jury avec ses équilibres sûrs et interminables alors que cela avait accroché pour toutes les autres – je radote mais c’était vraiment délicieux.

2 Je pensais qu’il s’agissait du lyrisme à la russe, mais Obraztsova contrarie cette explication. Peut-être s’agit-il seulement de la différence de style entre l’école française, qui met l’accent sur le bas de jambe, et l’école russe, qui a des ports de bras à se damner. 

3 Il existe un film avec Ghislaine Thesmar et Michaël Denard, qui ajoute la coupe de cheveux au kilt. C’était le seul contact que j’avais eu avec le ballet avant d’aller le voir à Garnier.

Oiseau, faunes et squelettes

Soirée Béjart – Nijinski – Robbins – Cherkaoui – Jalet : vous parlez d’un titre ! On n’est jamais certain de tous parler du même spectacle : tu as vu le Cherkaoui ? le Boléro ? les faunes ? On pourrait parler du spectre des ballets russes mais les squelettes du Boléro posent un os. En revanche, aucun problème pour jouer à saute-mouton : Robbins → le faune ← Nijinsky → les ballets russes ← L’Oiseau de feu de Béjart → Boléro ← Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet

 

Drôle d’oiseau que celui de Maurice Béjart, sans plumes ni seins. Florian Magnenet fait de son mieux pour s’envoler, à grand renfort d’arabesques et de sauts appliqués, mais ça ne décolle pas. Je crois qu’il souffre du syndrome du beau gosse, dont est également atteint Audric Bézard dans une moindre mesure : il laisse à la beauté de son corps et de son visage le soin de manifester sa présence scénique. Du coup, le corps de ballet pète beaucoup plus le feu que l’oiseau éponyme, notamment Amandine Albisson qui, pendant un quart de seconde (c’est déjà pas mal), m’a fait penser à la soliste de Boris Eifman et François Alu, qui vous fait frissonner rien qu’en se relevant bras et jambes écartés. Les pliés de leur petit groupe, qui amorcent la pulsation du ballet, sont bien plus palpitants que l’apparition finale d’une nuée d’oiseaux de feu rangés en ordre de bataille et menés par l’Oiseau Phénix, devant un lever de drapeau nippon soleil… sauf lorsque Mathias Heymann et Allister Madin renaissent des cendres de Florian Magnenet et Jérémy-Loup Quer. Là, il y a du muscle, de la détente, de l’envol en fouettées arabesques, des attitudes renversées, un buste mobile comme une aile. On n’a aucun doute : ce danseur en académique rouge est le point laser qui voletait sur les rideaux de scène ; l’oiseau empaillé tombé bec à terre, queue en l’air, est en réalité un animal palpitant, blessé, à l’aile brisée ; le tandem qu’il forme avec le phénix, sur son dos, relève moins d’un couple chimérique que d’une chimère mythologique. Allister Madin et Heymann Heymann, en cambré bassin contre bassin : ce sera mon image de fin.

 

 

Deuxième fois que je vois L’Après-midi d’un faune, deuxième fois qu’il est interprété par Nicolas Leriche. Personne d’autre, à l’Opéra, n’a cette maturité du geste qui alourdit les muscles, les rend lents et puissants comme ceux d’un fauve tranquille, et en même temps, cet air rayonnant, presque juvénile. Pointer les deux mains vers la gorge d’Eve Grinsztajn suffit à la faire ployer lentement, à déclencher cette résistance qui ne veut pas être vaincue mais éprouvée.

Lorsque je l’ai revu dansé par Jérémie Bélingard, j’ai guetté cet instant extraordinaire de détente où le faune repose sa tête en se détournant du public et du plaisir qu’il vient de goûter : l’animal ne la tournait plus pour s’endormir, sans plus d’attention pour la salle qui disparaît sitôt les paupières tombées.

Interprétation du nom vs de l’adjectif : l’un fait l’animal, l’autre est animal – et reste un homme, beaucoup plus troublant.

 

Enchaîner un second Prélude à l’Après-midi d’un faune devait être un peu bizarre pour l’orchestre, encore que Fab et Joël aient remarqué que la musique Debussy n’était pas jouée au même tempo d’une fois sur l’autre. Je n’y avais pas fait attention mais je veux bien croire les deux matheux : autant la version de Nijinsky est ancrée dans le sol, fût-il élevé par un rocher ; autant celle de Robbins, déployée dans une voilure blanche devant un cyclo bleu, rappelle que le compositeur de l’Après-midi d’un faune est d’abord celui de La Mer.

À l’heure de la sieste, un danseur allongé par terre développe la jambe en quatrième devant, flexant et tendant lentement le pied. On hésite entre l’éveil musculaire d’un corps un peu endolori et la nonchalance d’un échauffement un brin narcissique. Face au miroir que lui offre le public, il s’observe, sans que l’on sache s’il s’admire ou rectifie une position. L’arrivée d’une danseuse, nouant sa jupette comme un peignoir au sortir du bain, ne met pas fin à ce jeu de reflets, au contraire. Elle cherche d’emblée le sien et se mire, de même, au gré d’une barre elliptique, où plié, dégagé seconde et grand développé servent surtout à s’assurer de la perfection du corps, bien plus qu’à le travailler. C’est seulement une fois que chacun s’est contemplé, qu’il s’est reconnu dans ce corps désirable, que la rencontre peut avoir lieu – par le truchement du miroir, toujours. Car ce n’est pas d’abord l’autre qu’on remarque mais le regard qu’il pose sur nous, par lequel il confirme qu’existe bien l’image que nous avons de nous. La danseuse ne se retourne pas lorsque le danseur vient se placer derrière elle pour la première fois : elle fait confiance au miroir pour se lancer dans un pas de deux qui va, petit à petit, mêler amour de soi et désir de l’autre, tandis que chacun se met à chercher non plus son propre reflet mais celui de l’autre, auquel il s’assortit, avec lequel il découvre former un couple.

On sent cela en détail, à la manière qu’ont Eleonora Abbagnato et Hervé Moreau de ne communiquer qu’à travers le miroir invisible du public et de la salle de répétition. Hervé Moreau est parfait : il observe une position, passe derrière sa partenaire pour la faire légèrement pivoter, regarde ce que donne leur nouvel agencement, admiratif sûrement mais avec toujours ce qu’il faut de narcissisme pour ne pas s’effacer. Eleonora Abbagnato ne le dose pas aussi bien, ajoutant à sa présence solaire naturelle un soupçon d’auto-complaisance qui m’inquiète un peu car je ne suis pas certaine de pouvoir entièrement l’attribuer à son personnage (le passage dans des émissions TV aurait-il une influence délétère sur les danseurs ?).

L’interprétation de Myriam Ould-Braham, tout aussi sensuelle, est toute autre. Chez elle, l’amour de soi n’est pas une certitude narcissique, plutôt une découverte incertaine et fascinante. Il faut la voir remettre ses cheveux derrière sa nuque, écarter leur rideau pour découvrir, mi-attirée mi-effrayée, son reflet de femme dans le miroir et le regard d’homme qui le fixe, qui la fixe, elle la jeune fille simplement venue au studio pour travailler. Mathias Heymann se montre un peu trop prévenant : en couvant sa partenaire du regard sans passer par le miroir, il annule la tension entre proximité des corps et distance des regards, perdant en érotisme ce qu’il gagne en complicité.
 

 

 photo Bolero-Cherkaoui-photo-Poupenay_zpsc74b13fa.jpg

 

Si la création de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet a été au cœur des conversations, c’est surtout pour cette question : que peut bien offrir un Boléro après celui de Béjart ? La seule autre version que j’en ai vue, de Thierry Malandain, m’avait surprise par la compréhension musicale qu’elle laissait voir : la répétition indéfinie du thème musical, associée chez Béjart à une pulsion sauvage, sexuelle, allant crescendo, devenait motif d’enfermement, des parois de verre rétrécissant peu à peu l’espace dévolu aux danseurs jusqu’à ce que la tension provoquée par l’exiguïté parvienne à son comble et entraîne une explosion/implosion du groupe.

La version de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet est plus surprenante encore en ce qu’elle ne prend pas appui sur ce martèlement si caractéristique, qui rythme toute la pièce de sa pulsation, mais sur la mélodie qui plane au-dessus. Alors que Béjart prenait à bras le corps la pulsion de mort, Cherkaoui/Jalet montrent ce qui la camoufle et la dévoile, l’accompagne et la rend si désirable que l’on s’y dirige irrémédiablement. Ce sont les soutanes noires dont on se défait pour des robes translucides, que l’on retire pour se retrouver en académique de chair et d’os – femmes en soutane, hommes en robe, squelette en commun : les costumes de Riccardo Tisci sont particulièrement bien trouvés, annulant les genres à mesure que les danseurs se mettent à nu, jusqu’à n’être plus que des corps pris dans le tourbillon enjôleur et planant de la mort en mouvement.

Plus de cercle (Béjart) qui se referme (Malandain) mais une spirale indéfinie, étourdissante, enivrante : tours, déboulés, manèges déstructurés, torsions du corps, chutes spiralées, roulades au sol, portés tourbillonnants… J’espère pour les danseurs qu’ils ne répétaient pas juste après le déjeuner et je me demande encore comment l’on peut danser en tournant un quart d’heure durant sans avoir le tournis et sans avoir été coaché par un derviche tourneur. Peut-être est-ce la raison de cette unique distribution fort étoilée pour une danse d’ensemble ; les étoiles sont habituées aux révolutions. Ou peut-être que cela ne tourne pas autant qu’on le croit, l’effet étant renforcé par les lumières d’Urs Schonebaum, qui projettent au sol des cercles grésillants ne cessant de se décomposer et se recomposer en spirales de toutes tailles, à toutes vitesses. L’immense miroir incliné au-dessus de la scène réverbère cette chorégraphie lumineuse, enfermant le spectateur dans l’hypnose. Même celui de l’amphithéâtre, même celui des loges : enfin une scénographie compatible avec un théâtre à l’italienne ! Peut-être même plus adaptée aux hauteurs qu’au parterre, d’où l’on ne devait voir les lumières que dans le miroir. Que Marina Abramovič en soit remerciée.

 

 photo bolero-Cherkaoui par A. Poupenay

 

Deux bonnes soirées, au final, en compagnie de FabParisien, avec qui l’on a comparé nos affinités respectives pour la danse, le théâtre et le ballet, puis de la Pythie, fin prête sur les ports de bras des nymphes (et tope là à l’annonce du remplacement surprise dans l’Oiseau de feu), et Palpatine.

Le palais Garnier en pain d’épices

Lorsqu’on donne un opéra de Wagner ou de n’importe quel autre compositeur du même acabit, l’Opéra sait que les places seront vendues et les mélomanes s’habituent à se voir ponctuellement infliger des mises en scène insipides voire franchement laides (Wozzeck, Siegfried). En revanche, il semblerait que lorsque l’on programme des compositeurs considérés à tort ou à raison comme secondaires, moins connus ou pour les plus jeunes (La Petite Renarde rusée, L’Enfant et les Sortilèges, Hänsel et Gretel), la mise en scène revienne au centre des préoccupations pour divertir le grand public, évidemment incapable de n’apprécier que la seule la grande musique. Si faire partie grand public permet d’éviter les délires conceptuels de quelques démetteurs en scène et profiter d’un spectacle complet, alors il n’y a pas de problème, je suis prête à endurer le mépris des élites intellectuelles, je fais partie du grand public.

J’aime être surprise par une manœuvre de machinerie, fascinée par les lumières, émerveillée par des décors impressionnants et garder à l’esprit des images fortes qui s’impriment dans la mémoire jusqu’à faire partie de l’imaginaire de l’opéra. Mieux encore : j’aime qu’on me fasse voir ce que je n’avais pas entendu dans la musique – le Capriccio de Carsen est un sommet, dans le genre. Dans un tout autre registre, Hänsel et Gretel fait partie de ces soirées où les yeux n’ont pas à jalouser les oreilles, ravies par la partition très riche mais jamais lourde d’Humperdinck (comme un bon gâteau, en fait). On y retrouve les trois ingrédients d’une mise en scène réussie.

 

 photo hansel 3 tableaux.jpg


Un dispositif ingénieux : la maison de poupée

En éclatant l’espace, Mariame Clément (mise en scène) et Julia Hansen (décors) ont donné une dynamique à une mise en scène par ailleurs relativement statique. L’espace scénique est utilisé dans toute sa hauteur, divisé en quatre pièces qui fonctionnent de manière symétrique : le séjour est à l’étage et la chambre des enfants, en bas, mais le fantastique apparaît plus volontiers côté cour tandis que le côté jardin conserve le principe de réalité. Plus volontiers car, comme dans tout conte qui se respecte, rêve et réalité ne sont pas hermétiques : le rêve éveillé fait tout aussi peur qu’émerveille la réalité fantasmée. Au milieu de ces deux espaces qui se répondent, la forêt joue le rôle du miroir : il faut, comme une épreuve, la traverser pour affronter ses peurs et ses désirs.

Le seul problème de cette mise en scène n’est pas à chercher du côté de la scène mais de la salle – à l’italienne : les trois quarts de la salle manquent cruellement de visibilité, le centre et l’avant-scène étant rarement utilisés. Avec un Pass jeune au parterre, c’est en revanche très efficace. Le dédoublement de l’espace permet en outre de doubler les chanteuses (Hänsel est interprété par une femme) par des enfants. Chacun dans sa boîte à chaussure géante, le ridicule de l’infantilisation est évité. Conscients de leur rôle, les enfants sont d’ailleurs sérieux comme des enfants qui jouent, aussi sérieux donc – et touchants – que les chanteuses, qui semblent retrouver les chamailleries de leur enfance.
 

 photo hansel_gretel_gateau.jpg

 

Des visuels marquants : l’imaginaire au pouvoir

Imaginez un peu : la chambre devient une forêt sitôt que l’on a décoré ses murs de sapins et le-monstre-du-placard (ma cousine avait un monstre-sous-le-bureau) fait surgir sa grosse patte velue de sous le lit.

Envoyés dans ladite forêt cueillir des fraises par une mère fatiguée de leurs singeries (les fraises poussent sur les sapins, enfin, c’est évident), le frère et la sœur tombent sur un gâteau géant – le même auquel on leur avait interdit de toucher, en plus grand, en beaucoup plus grand, en maison de sorcière, laquelle apparaît alors que les enfants se sont mis à grignoter son toit (et il y avait apparemment de la vraie chantilly dont les chanteuses se sont léché les doigts – je les aurais bien rejointe pour grignoter un bout, en ma qualité de souris). Imaginez un peu vous promener sur un gros gâteau avec des couches aux couleurs radioactives, telles que vous les dessiniez enfant. N’est-ce pas le rêve ? Et le cauchemar (de Ron) : l’araignée géante, dans la pièce où la sorcière a enfermé Hänsel jusqu’à ce qu’il soit mature (le doigt, hum, est-ce vraiment un doigt qu’elle tâte ?).

Quelques scènes suffisent à faire ressortir la dimension sexuelle des contes : j’ai trouvé particulièrement réussis ces vêtements suspendus dans tout l’espace du séjour, comme figés au moment où les parents les ont fait voler à travers la pièce – contrepoint à la myriade de ballons multicolores…


Une lecture intelligente : psychanalyse des contes de fées

Lorsqu’on a un père vendeur de balai, il n’est pas très difficile d’imaginer la (belle) mère en sorcière qui aime à le chevaucher – quitte à envoyer les enfants dans la forêt pour avoir la paix. Bien que la sorcière soit identifiée par les parents comme une tierce personne (la sorcière d’Ilsenstein, interprétée par une autre chanteuse), c’est donc sous les traits de la mère qu’elle apparaît. Le chemisier et la longue jupe sages sont rapidement abandonnés au profit d’une robe à paillettes pour une scène style music-hall où c’est clair : la sexy sorcière est prête à dévorer les enfants de son appétit de cougar. Surtout Hänsel, évidemment, Gretel n’ayant le droit de goûter à rien, seulement de servir les plats. Heureusement, les enfants, plus en âge de manger du pain d’épice que d’en devenir aux yeux des autres, laissent la sorcière de consumer de désir en la poussant dans le four, tellement heureux de ce qu’on lui a fourré qu’il explose dans une pluie de paillettes. Sauvés de la petite mort, Hänsel et Gretel peuvent retourner grandir, fêter leur anniversaire et dévorer le gâteau auquel ils ont maintenant droit.

Autant vous dire que, ne m’étant jamais retournée sur ce conte, je n’y avais jamais vu cette dimension-là. Je suis sûre d’ailleurs que les enfants présents dans la salle ne l’ont pas vue non plus : elle n’est pas assez cachée pour qu’on puisse l’y déceler. L’effacement des frontières entre le réel rêvé et la réalité fantasmée que présente ce double niveau de lecture a en outre l’avantage de dissiper les incohérences du livret : la famille vit dans un intérieur bourgeois, où les attend un gros gâteau, et les enfants souffrent de la faim ? Ils sont gourmands et contrariés par les interdits des adultes. La gentille (belle) mère est méchante ? Elle a oublié quelques instants d’être mère pour avoir voulu être femme. Le merveilleux ? Les enfants étaient au lit. Et il n’y a pas à dire, cet opéra était un beau rêve.

Mit Palpatine.