Journal de mai 3/4

Lundi 15 mai

Nous sommes censées nous donner mutuellement cours pendant 1h30, à deux dans un studio vide. Nous passons une bonne heure à parler de choix et chemins de vie. N. rayonne quand elle parle de la place du scoutisme dans sa vie. J’aime pour cela l’entendre parler de flots, jaune, rouge, vert, de parole de feu, de père spi(rituel), tout une mythologie qui m’est étrangère. Je n’y comprends pas grand-chose, seulement qu’il s’agit d’étapes, d’introspection, d’accompagnement, de cheminement, et que ça la transporte et l’interroge. Au-delà des événements, du décorum, on sent qu’elle a trouvé une communauté qui l’aide à avancer. Elle rayonne quand elle en parle, et s’ouvre, se livre, de métaphore en anecdote, un diamant dans chaque caillou, et chaque caillou unique dans le gravier.

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Mardi 16 mai

La formatrice nous fait expérimenter un atelier de découverte de la danse classique. Pas de barre, pas de terme techniques de pas, mais une simple marche pieds parallèles dans l’espace, à laquelle s’ajoutent peu à peu des indications qui structurent le corps dans l’espace :

  • une posture érigée,
  • des bras tenus de sorte à ne jamais clore l’aisselle,
  • les surfaces internes des cuisses à tourner devant soi — l’en-dehors comme l’intime qui s’offre,
  • un déplacement qui se fait en croix, latéralement et d’avant en arrière — la première position au centre de cette croix,
  • des ports de bras qui s’articulent autour de leur propre croix, dont le centre est également en première position (double axe couronne-bras bas & première-seconde),
  • le tout à placer face à un public qu’on ne perd jamais longtemps du regard — cette contrainte superposée aux déplacements en croix fait naître les épaulements.

L’approche est intelligente. Elle éclaire Z., en tous cas, qui a pris ses premiers cours de danse classique l’année dernière, la cinquantaine déjà entamée. Faire ressortir des principes structurels avant d’entamer un apprentissage forcément un peu morcelé me semble une bonne piste pour faire débuter des adultes — les grands absents de cette formation, où la pédagogie est pensée uniquement pour les enfants.

La nuit courte n’aidant pas, j’ai du mal à maintenir mon attention lors de la conférence sur les missions des conservatoires. Le changement de politique explique certains décalages que j’avais perçus entre “mon époque” et aujourd’hui : à leur création, les conservatoires ont été pensés comme des succursales des écoles supérieures, des pépinières délocalisées pour repérer ceux qu’on formerait comme danseurs professionnels ; aujourd’hui, ils doivent remplir un service publique d’ouverture à l’art, indépendamment de ce que pourront devenir les élèves, pré-pro, amateurs éclairés ou spectateurs avertis. Je découvre avec surprise que les textes officiels préconisent des cours pour adultes débutants et des cours de composition chorégraphique pour les adultes aguerris ; je n’en ai jamais entendu parler en conservatoire.

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Mercredi 17 mai

Observation d’un cours de première année de danse classique. Au bout d’un moment, il faut se rendre à l’évidence : la prof est méchante. Elle est jeune, formée à l’idée que nous sommes au service des élèves et pas les élèves au service de la danse ou du nôtre, mais ses loulous s’en prennent plein la tronche. Pas d’invective directe ou de remarque sur le physique, c’est plus insidieux : jamais rien de positif qui soit souligné, des rappels constants de ce que cela fait des mois qu’ils travaillent tel ou tel exercice, des massacres, des ohlala, des prénoms qui fusent, suivis de temps de pause théâtraux où les élèves ont tout le temps de se raidir et de se demander ce qu’ils ont bien pu faire de si terrible ; tout semble fait pour leur faire sentir à quel point ils sont nuls.

Mon seul espoir est que cette attitude soit une réaction de stress, générée par notre présence, trois apprenties profs. Que par peur d’être jugée, l’enseignante adopte une posture autoritaire, dépréciant le travail de ses élèves pourtant hyper attentives et volontaires. Je fais semblant d’y croire, souris d’excuse et d’encouragement aux élèves dès qu’il y a eye-contact.

Cela finit de balayer mes scrupules à devenir professeur de danse. Ce n’est plus une question de niveau et de compétences, mais d’attitude : je veux prendre la place des gens comme ça pour les empêcher de nuire. Je voudrais montrer que l’on peut être exigeant sans être méchant ; prendre du plaisir dans la rigueur, dans une bonne ambiance ; se réjouir de ses progrès, si minces soient-ils. Et si je ne parviens pas à faire mieux qu’elle avec les élèves (ce qui est probable : on voit toujours moins de choses quand on doit mener le cours que lorsqu’on l’observe tranquillement), du moins ne les aurai-je pas dégoûtés de la danse classique.

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Dans le métro parisien, j’observe, je me laisse surprendre par ce que j’ignorais quand je l’empruntais quotidiennement, et que je ne remarque pas tant dans le métro lillois : l’extrême diversité des gens qui s’y croisent. J’ai l’impression de voir dans une rame l’échantillon des avatars les plus divers possibles qu’il serait possible de créer avec x formes de sourcils, nez, coupes, couleurs de cheveux et accessoirisation.

Toutes les combinaisons semblent permises, au-delà même de panoplies archétypales qui feraient tomber directement dans une case (la Parisienne du XVIe, le jeune cadre dynamique, l’ado gothique… ; en métropole lilloise : les bourgeois catho de Croix, les ados en jogging de Roubaix, les mères de famille voilées ou non, les jeunes femmes archi pimpées, cheveux gras ou laqués…).

En face-diagonale de moi, une jeune femme très belle, aux traits fins, métis je crois, joue les contrastes avec des baskets de sport blanches et un ensemble pantalon-chemisier noir, fluide, soyeux — élégant et synthétique, pourtant ; elle pianote sur son téléphone, une bague dorée à chaque pouce — sans vulgarité ostentatoire pourtant, tous bijoux assortis. J’aime qu’on ne puisse pas la classer, qu’elle ait du goût, le sien.

Dans la travée, debout, se tient une jeune femme autrement incaractérisable. Rien ne coïncide avec rien : son manteau en tissu, coupe et matière qu’on verrait bien portées par une jeune altermondialiste, a un motif bleu-noir trop discret pour cela ; il jure un peu sous son sac à main plus habillé, qui relève de la maroquinerie pour dame en caban et talons. On ne lui donne aucun âge : elle a la voix flûtée d’une enfant, mais des obligations à gérer au téléphone ; un front haut et large, que viennent distordre d’épais verres de lunettes, rendant le bas de son visage plus fluet (de faux airs de Cortex). Elle pourrait être une toute jeune femme qui fait plus que son âge, ou une femme dont l’âge aurait oublié de s’inscrire sur son visage et dans sa penderie. Je la voudrais musicienne, sans savoir pourquoi. Le sac noir, peut-être, un peu usé mais de coupe moderne : plus volumineux, il aurait pu devenir un étui à instrument.

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Jeudi 18 mai

Cette fois-ci, je parviens à me brancher sur l’énergie de la ville, sans qu’elle me décharge entièrement de la mienne et me fasse sentir en terrain de jeu rabâché. Je retrouve le Paris que j’aime, le Paris où je m’oriente facilement, où l’on se retrouve de même. Où il y a toujours quelque chose à observer, dont s’amuser. Une statue antique qui fait de l’exhibitionnisme sur le balcon d’un appartement privé. Des tag amoureux sur une fontaine. Un passant avec un tote bag Bonne gueule et qui la tire. Une pancarte sur les grilles du jardin du Luxembourg rappelant aux influenceurs, influenceuses, Français, Françaises des Instagram, que toutes les photos à visée commerciale sous soumises à approbation préalable du Sénat.

Une glace de la Fabrique givrée avec JoPrincesse, après-avant promener notre discussion dans tout le Luco, les chemins détournés, réumpruntés pour prolonger le plaisir de se retrouver. Elle s’arrête un instant pour prendre en photo des arbres majestueux ; je ne les avais pour ainsi dire par vus, parce que je ne fais que dire, justement. Le reste, les arbres, le monde dans les allées, devant les kiosques de boisson, sur les quelques bandes de pelouses autorisées (une densité telle que les gens ont l’air d’attendre le début d’un concert en plein air), tout ça, je le vois sans le voir, un brouhaha estival comme dans une brume de chaleur. Je parle trop, trop vite, l’enthousiasme, l’amitié me soulèvent, le soleil revenu, j’oublie souvent de me taire, de me caler sur le calme de mon amie — qui ne m’en tient pas rigueur. Sur un banc, côté ombre ou côté soleil, je ne sais plus où on en était entre les couleurs à prendre sur les joues et le coup à éviter sur le nez, elle me dit que ce calme date de son quatrième mois de grossesse, elle l’a senti, elle aussi, ça l’a inquiétait, qui elle devenait ? Les hormones sont passées, le calme est resté, ça fait du bien, en fait. Elle a mis à distance qui elle devait, a constaté son attache à qui elle voulait, et ne s’oublie plus dans sa nouvelle vie, sa nouvelle vie qui n’a pas changé et qui n’est plus la même de n’être plus la sienne seule. Il y a une autre vie arrimée à la sienne. Elle est, ils sont deux, trois, une : famille ; elle est aussi seule à me rejoindre, à conserver notre amitié rapprochée. Elle est belle, ses yeux clairs, brillants, de tout son calme dispensé.

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Vendredi 19 mai

Un banh mi mi-ombre mi-soleil, sur une table où l’on devine un échiquier, dans un renfoncement qu’on ne nommerait pas même square. Il fait beau en ville. Ça chauffe à l’arrière des lèvres.

Le boyfriend se dit qu’il pourrait venir se manger un banh mi plus souvent, il ne le fait pas s’il est seul. Ça a probablement moins à voir avec la solitude qu’avec la difficulté à marcher, qui vide la flânerie de sa substance. On ne flâne pas d’un point A à un point B. Pour moi, manger un sandwich seule en ville, aller seule au cinéma, faire seule n’importe quoi qui n’a pas à être fait, se vit comme un plaisir transgressif, une fugue qui n’inquiète personne, où je me conduis selon mon bon plaisir du moment, jolie lumière à droite, glace à bâbord, sans avoir à m’adapter à aucune autre personne ni convention horaire. C’est moi enfant, qui me dérobe à l’adulte que je suis devenue, tout en jouissant de ses prérogatives. Incartades insues.

Le boyfriend me fait découvrir le “vrai” Tang Frères, que je m’obstine à appeler Frères Tang, et que je confondais avec le Paris Store qui lui est quasiment accolé. Ça grouille de monde, c’est bruyant, désagréable, on ne trouve pas tout ce que l’on cherche… Les items manquants seront dégotés chez “mon” Frères Tang, celui plus petit tout près de la place d’Italie, auquel je venais me ravitailler quand j’habitais le quartier — fierté de propriété mal placée.

Je relève les nouvelles échoppes de Bubble Tea qui ont ouvert. La file d’attente qui se trouvait perpétuellement devant Chatime s’est déportée juste à côté : on fait maintenant la queue pour des pancakes soufflés.

Dans la rue, soudain, le boyfriend se retourne et vivement : « Oui, je te vois » — à une femme à la dérive que je n’avais pas vue, pas entendue, qui le remercie, ça fait du bien, merci, d’être vue, de voir son existence reconnue et non ignorée comme un dérangement. Elle nous avait interpellés d’un « Hey, double chignon ! » Tant que le boyfriend aura son man bun haut et moi mon chignon bas enroulé à la hâte pour prendre ma douche, je ne veux pas d’autre nom de couple, de gang : call us double chignon.

 

Le pèlerinage du XIIIe ne serait pas complet sans une glace à La Tropicale. Le boyfriend opte pour un sorbet esquimau, et je ris je ris en voyant sa tête s’allonger quand il engloutit le dernier bloc de glaçon citronné qui ne tient plus au bâtonnet.

Le soir, twist dans la série que nous regardons ensemble, dont je ne comprenais pas qu’elle s’appelle Mr. Robot, un personnage plutôt secondaire. Puis la joie brute, distincte du plaisir, de sa peau contre la mienne, de ses paroles tout contre moi.

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Samedi 20 mai

Présentation Melendili <—> boyfriend sur fond d’éclair à la cacahuète, quiche et brownie au praliné. On a parlé d’intolérance pour des cheveux teints en rose, de Blanquer et de catcheurs habillés en dorés, de classe sociale réelle et perçue, d’encourager ses proches à aller chez le psy en repoussant d’y aller soi-même, du rapport à l’échec et de la perception d’avoir plus ou moins échoué, de campagne amsterdamoise et de Cornouailles, de mariage superflu, des chats qui grattent la terre dans le potager, du piège et de l’agrément du confort, de reconversion réelle ou fantasmée (mais souvent supportée financièrement par les proches, fin de la blague). Plus difficile encore pour Melendili : aimer son métier, mais pas les conditions dans lesquelles l’exercer.

On parle longuement, j’ai le temps d’aller reprendre une pâtisserie et de me laisser hypnotiser par les boucles d’oreilles dorées de Melendili, ondulées comme un bord de moule à tarte. Pull rayé, tonalités douces assorties, elle est classe, posée.

La parole circule et va là où elle ne serait pas allée si nous n’avions été que toutes les deux : non seulement parce que, par ignorance, désintérêt ou dépit, je fuis la politique hors période électorale, mais aussi parce que la triangulation fait surgir des remarques à la troisième personne, en passant, tiens… On parle des envies et des réticences à partir de région parisienne, des brocantes en Normandie (elle) et des marchés de petits producteurs en Touraine (lui). Melendili n’aurait pas parié que je me serais autant plu dans le Nord. Sur le mode : on ne sait jamais, tu pourrais te plaire encore ailleurs. J’objecte que la voiture tous les jours, c’est encore autre chose. Melendili par ses préférences personnelles argumente tantôt en faveur de l’un tantôt en faveur de l’autre, team du boyfriend puis la mienne. C’est un signe que la rencontre prend, quand on se ligue gentiment contre vous. Ce serait aussi un signe qu’il y ait un Paris Store à Tours, en plus du chèvre frais et de la difficulté à faire des choix, certaines plus que d’autres, ne suivez pas son regard derrière ses lunettes de soleil.

Plus tard dans la nuit, la peau presque translucide, un peu rougie autour des yeux élargis, la question de savoir ce que j’en pense, au fait, moi, du mariage. Que c’est superflu aussi, quand il n’y a pas d’enfant. Mais pas qu’il ait posé la question, tard dans la nuit.

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Dimanche 21 mai

Le boyfriend se rendort sur le canapé en me tenant le mollet, tandis que je continue à bloguer. J’aime le sentir abandonné contre moi. (Je n’avais juste pas prévu qu’il serre si fort que je doive finir par dégager mon mollet sous peine de ne plus le sentir.)

Curry de quattre heures, et sommeil qui me rattrape dans le train. L’air de vacances se dissipe quand j’arrive à Lille et ressors dans Roubaix tout gris. Les fleurs roses que j’avais laissées ouvertes m’ont laissé leur souvenir en pétales sur la terrasse ; de nouvelles, rouges, ont éclos en mon absence.

Journal de mai 2/4

Mardi 9 mai

Une belle relation avec les enfants, c’est ce que je choisis de retenir de mes 20 minutes avec des 5 ans, au-delà de tous les ajustements préconisés par la formatrice pour adapter la séance à ces petits êtres si peu coordonnés. Je crois que c’est bon, j’ai troqué la panique contre le stress en ce qui concerne les cours d’éveil-initiation.

4h d’AFCMD sans pause. De l’improvisation hasardeuse (ça m’énerve) + un focus sur la respiration (ça me crispe à faire ressortir toutes les tensions) + beaucoup de torsions de la colonne (ça réactive le spectre de la blessure au niveau des lombaires) = sentiment de colère immense, qui implose en larmes. J’en ressors lessivée. Heureusement, c’est le jour de mon cours de travail des chaînes musculaires, et je troque la fatigue émotionnelle contre une saine fatigue physique. Cet endroit est devenu mon safe space.

Dîner : tartines d’avocat sur du pain au sarrasin, puis de banane sur lit de peanut butter. Soit un repas qui aurait conduit à l’hôpital le boyfriend, allergique à la totalité des ingrédients (je triche, j’oublie de mentionner le fromage de chèvre).

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Mercredi 10 mai

— Tu as conscience que tu es une… fille originale ?
Gné ? Devant mon air dubitatif, la psy précise : HPI, hypersensible, zèbre, comme tu voudras appeler ça…
Alors pourquoi pas, on pourrait remplacer psychokhâgneuse ou première de la classe par un de ces termes-là, mais qu’est-ce que ça apporterait de plus, à part de pouvoir servir mon ego en entrée avec du jambon cru ou de le peindre aux côtés d’une pomme et d’une pipe ? Je suis très (trop) flattée. Et dubitative : en quoi est-ce original ? Si je suis hyper-quelque-chose, alors les trois-quarts de mes amis le sont aussi, au bas mot. C’est peut-être là mon point aveugle ; je repense à ma mère me confiant m’avoir crue élitiste, enfant, avant de comprendre que je ne cherchais pas le brillant ou l’exotique, mais des présences stimulantes, les autres m’ennuyant vite. La psy est presque étonnée quand je lui dit que je n’avais pas de mal à me faire des amis, enfant ; rassurée quand je confirme que, oui, évidemment, j’ai toujours cherché des amitiés authentiques, pas de la copinade (big up à Eli, qui troquerait bien « Tu fais quoi dans la vie ? » pour « As-tu peur de mourir et pourquoi ? »).

On ne va pas se mentir, mon côté première-de-la-classe est hypé par cette histoire d’HPI ; c’est en outre mon argument principal pour candidater à l’étiquette. Quand la psy me demande pourquoi il fallait que je sois toujours première (et je suis optimiste en mettant la phrase au passé), je suis prise de court. Parce que. C’est un impératif catégorique murin. Elle insiste pour que je développe. Je repense à ma grammaire latine, à mon incompréhension que “le meilleur” (d’un groupe) soit un superlatif relatif, et le superlatif absolu, seulement “très bon”. Au fait, qu’être la meilleure, c’est susciter l’admiration, et qu’être admirée dispense de se demander si on est aimée. Cela me passe par la tête, mais ce n’est pas ce qui sort, ce jour-là, ce n’est pas cette analyse rodée devenue poncif personnel. Je réponds autre chose, que la psy prend en note. Elle y revient plus tard dans l’entretien, tourne la page pour souligner la nécessité de retrouver l’expression exacte, son incongruité : être première, c’est reposant. Le boyfriend éclatera de rire quand je lui rapporterai ça. La pression qu’on se met pour être et rester à la première place ? Oui, mais non. Avoir la meilleure note, c’est l’assurance temporaire d’avoir fourni assez d’effort ; sinon, s’il y a mieux, c’est que je n’ai pas fait de mon mieux, ou pire, que mon mieux était insuffisant. Le repos, c’est de ne pas avoir à se soucier de ça, classer l’affaire et passer à autre chose. À quoi ? demande la psy. On recommence, évidemment. Jusqu’à atteindre fatigue et lassitude.

Je me demandais le mois dernier si “ça me suffirait” un jour. La psy tranche : ça ne suffira pas, jamais. C’est structurel. C’est mon mode de pensée, de fonctionnement ; mon cerveau est câblé comme ça. Point. Au lieu de me plomber, le constat m’égaye : ce n’est donc pas moi — ou plutôt si, c’est moi qui suis comme ça, ce n’est pas de ma faute. Ce n’est pas que je ne suis “jamais contente”, comme a parfois pu s’en inquiéter Mum : je suis contente (souvent), mais pas contentée (ou pas pour longtemps).

Pour éviter que la frustration prenne le pas, la psy me conseille de mettre en place un double standard : distinguer ce qui est objectivement attendu de moi (pour valider le DE par exemple) de ce que je voudrais obtenir de moi-même ou de ce que j’estime qu’il faudrait dans l’absolu (par exemple une carrière de danseur professionnel pour devenir prof de danse). Ne pas mélanger les deux. Cela peut paraître basique comme conseil, mais alors l’apaisement que cela procure en remettant les choses à leur place, en leur redonnant leur juste proportion… Définir ces deux pôles aide à remettre du mouvement là où la paralysie guettait : je peux utiliser ce qui est attendu pour m’auto-lâcher la grappe par rapport à un idéal inatteignable, et ce que je voudrais de plus pour m’éperonner un peu quand ce qui est demandé me semble trop basique.

Écartant d’éventuelles particularités qualitatives en les réservant aux personnes autistes, j’avais toujours pensé à l’intelligence cognitive comme à une donnée quantitative, dont on a plus ou moins, au même titre que les autres formes d’intelligence, corporelle ou émotionnelle…  La penser de manière qualitative rend la chose bien plus intéressante. La question n’est plus de savoir si j’ai un stockage mémoire plus élevé ou un traitement des données un peu plus rapide que la moyenne (qui n’est pas une moyenne pour rien), mais de comprendre comment ce câblage influe sur la structure de la pensée, jusqu’à avoir un impact sur la confiance en soi. Je n’avais jamais pensé que structurellement, je pouvais être amenée à douter.

Sans me rendre compte de l’ironie de la chose, je me remets à douter, mettant en doute l’intuition de la psy. Le soir, je compulse en ligne des portraits-robots d’HPI / hypersensibles, cherchant des indices pour confirmer ou infirmer l’hypothèse. Certains traits HPI pourraient me correspondre, mais une “pensée en arborescence”, c’est suffisamment vague pour déclencher l’effet Barnum. Et revient régulièrement un sentiment de décalage qui m’est étranger : je sais que je peux paraître étrange à certains (ils manquent simplement de fantaisie, si vous voulez mon avis), mais je ne me suis jamais sentie “différente” (big up à JoPrincesse : quand elle m’avait confié avoir souffert de cette sensation d’être différente, j’avais écarquillé les yeux, incapable de comprendre comment un vilain canard boiteux pouvait se confondre avec une princesse). Côté hypersensible, ça se défend plus. Jauger l’intensité de son émotivité est compliqué, mais j’ai indéniablement des seuils sensoriels à fleur de peau (je dors avec un masque-à-yeux car la moindre lumière me dérange, la musique devient trop forte pour moi bien avant de l’être pour le reste d’un groupe, j’entends certains chargeurs quand ils sont branchés…).

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Jeudi 11 mai 

Cours de danse éveil-initiation. Une camarade montre l’exercice et demande aux enfants s’ils ont compris. Un index se lève à hauteur de poitrine : « On a tous les trois les mêmes chaussettes », commente-t-il ex nihilo en désignant les pieds de ses camarades, chaussés de chaussettes noires tout ce qu’il y a de plus basiques. Tous les adultes de la salle ont essayé de ne rire que sous cape.

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30 minutes avec des 5 ans dissipés.
Une camarade pourtant habituée à gérer des enfants résume : C’était ho-rrible. Elle vient de découvrir ce par quoi j’ai commencé, et dont je m’éloigne désormais en sens inverse : le sentiment de perdre le contrôle et de se faire submerger par les enfants. Toutes mes camarades sont dépitées, moi plutôt guillerette : même quand ça va mal, ça va. J’ai perdu une bonne partie des enfants à tour de rôle en cours de route, mais pas mon calme. C’est bon, je suis vaccinée. Et je peux partir en free style vol de papillon à la fin de l’enchaînement semi-improvisé — quand on remplace la petite boule et l’étoile par l’image de la chenille et du papillon pour obtenir plus de lié dans le passage de l’un à l’autre au sol, y’a forcément un enfant qui veut voler.

Quand, au déjeuner, je raconte ça à une camarade ayant fait cours dans un autre studio, elle s’arrête de remuer son Tupperware : « Tu entends ce que tu es en train de dire ? » me demande-t-elle, en proud mama de 15 ans ma cadette.

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Cours de progression technique : nous sommes deux, trois avec l’enseignante, qui engage une discussion informelle. On évoque avec précaution notre lassitude concernant certains cours d’AFCMD, où l’analyse du mouvement se noie dans d’interminables écoutes de micro-sensations. À notre plus grande surprise, elle se renverse sur sa chaise comme une ado excédée, jambes écartées, bras qui partent en cambré, mimant l’ennui de rester allongée au sol pendant ces cours, à écouter ses sensations : « Moi, quand j’écoute mon cœur, ça me donne envie de sauter par la fenêtre. » Une ancienne danseuse du ballet de Cuba, si élégante, douce, qui fait l’étoile de mer morte sur sa chaise, en se moquant ouvertement d’un enseignement à propos duquel on essayait de ne pas trop se montrer circonspectes… Je me suis mordu le doigt pour ne pas partir en fou rire.

Mon binôme de classique, qui a suivi un enseignement intensif de haut niveau mais dont les expériences en compagnie ont vite tourné court, a exprimé son inquiétude de ne pas trouver de poste dans les structures permettant de former les pré-pro, la préférence étant souvent donnée aux anciens danseurs de compagnies prestigieuses. Notre formatrice a répondu un peu à côté, et mis dans le mile de mes inquiétudes à moi : un bon danseur ne fait pas nécessairement un bon professeur, c’est même souvent l’inverse. Quelqu’un qui a rencontré d’importantes difficultés (et persévéré) s’est interrogé à leur sujet, a cherché des moyens de : il est habitué à varier son approche ; tandis qu’un danseur très doué, devenu professeur, va avoir tendance à attendre que l’on fasse comme lui (voire qu’on l’admire) et que tout coule de source. Cela n’a pas rassuré ma camarade, déjà intimement persuadée de la chose (les grands noms lui ont moins appris que des professeurs plus modestes), mais moi si, énormément.

J’avais déjà articulé ce raisonnement — on en avait parlé la veille avec la psy —, mais parfois il faut que certaines choses soient dites par certaines personnes pour qu’elles puissent acquérir une légitimité autrement plus stable que les pensées contradictoires qui nous traversent en tous sens, et se déposer en nous, calmement. Venant d’une ancienne danseuse du ballet de Cuba, j’ai pu acter que ce raisonnement n’était pas qu’une tentative d’auto-légitimation, et voir se rouvrir l’espace d’une légitimité possible. Avec bonheur et humour : notre formatrice a ajouté que le meilleur professeur de pointes qu’elle a eu était un gros homme ventru qui n’avait jamais enfilé de pointes de sa vie, « mais quand il montrait avec ses mains, je comprenais tout, c’est avec lui que j’ai compris ».

(Cette conversation m’a également fait prendre conscience, à ma grande surprise, que dans le monde de l’enseignement de la danse français qui nous attend, ma binôme et moi sommes pour ainsi dire à égalité, alors que son bagage est autrement plus important que le mien. Mais je me garderai d’en faire un motif de réassurance personnelle, l’élitisme mal placé du système étant plus sûrement à mettre en cause.)

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J’en viens je ne sais plus comment à évoquer le MBTI au boyfriend, qui se met à faire un test en ligne derechef, me lisant les questions à voix haute. Notre visio du soir se transforme en reaction video. Il y a du touché-coulé trahi par des sourires mais-euh (mes préférés : il sait que je sais, et il y a tellement de tendresse à m’apercevoir que je sais ça), des certainement pas et des hésitations qui en disent tout aussi long, des questions ou trop faciles ou trop dures, une ou deux surprises pour moi, un visage qui n’en finit pas de se moirer sous mon regard tandis que se dresse le portrait de mon partenaire INFP.

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Vendredi 12 mai

3h30 de cours puis d’atelier avec Fábio Lopez, un chorégraphe néoclassique qui affectionne les contractions et dos arrondis. Mon dos m’empêche d’y aller à fond, mais l’esthétique me plait en tant que spectatrice, avec des bras classiques extrapolés vers l’arrière, des mains monster aux doigts écartés et légèrement pliés, des accents subits qui résonnent passé le point d’impact…

Brève discussion à la fin du cours, où sont évoquées des réalités du terrain souvent tues : le rôle des subventions et des politiques, la participation à des événements en extérieur que le chorégraphe goûte moyennement mais qu’il fait pour ses danseurs, pour qu’ils puissent bénéficier de cachets supplémentaires, ou encore les actions de sensibilisation qui ne rapportent pas d’argent mais sont nécessaires pour s’assurer un public. Auprès des enfants, il nous dit genrer davantage les rôles que la danse ne le fait aujourd’hui (nous avons d’ailleurs travaillé une variation pour homme avec lui). Dissocier les danseurs en force et jogging des danseuses en pointes et jupette est le seul moyen qu’il a pour le moment trouvé pour surmonter l’a priori des garçons, rassurés par l’aspect athlétique de la batterie ou des portés.

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Bilan de fin d’année approchante. Comment dire ce qui à notre sens doit être dit sans pour autant se montrer d’ingrates râleuses ? On essaye de souligner ce qui a été, de ne pas oublier que cela n’a pas été de soi (la directrice a du se battre pour conserver les financements de la résidence permettant stage et restitution scénique).

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Samedi 13 mai

Le meilleur créneau pour ouvrir une parenthèse d’éternité est entre 13 et 15h30 : la digestion plonge dans une semi-léthargie, et le soleil, déjà haut, ne laisse pas anticiper sa redescente. Je ne fais rien, c’est-à-dire que j’entre, je sors, avec une tartine de fromage, une autre tartine, des lunettes de soleil, je lis (Vivre avec nos morts, de Delphine Horvilleur) dans le fauteuil de jardin, sur le tapis de yoga sorti sur la terrasse comme une serviette sur la plage, je m’y étire, davantage que le chat des voisins dans le jardin en contrebas. Mes pieds sans chaussettes sentent l’air plutôt que les pieds, sentent la chaleur du soleil, le crissant du tapis sur lequel j’articule les orteils, chien tête en bas, aucune envie de faire du sport, juste besoin de sentir mes genoux se déplier, fente twistée, les nuages n’ont pas le temps de traîner, ça file, ça frémit, tout s’agite dans le calme, les branches du saule pleureur, les insectes, pollen, akènes un peu partout, les voisins, la ville au-delà, cobra, toute cette proprioception réveillée par le grand air de la terrasse, shavasana, torpeur de la volonté et acuité de la peau, réceptive, qui se met à réclamer d’autres caresses que celles du soleil.

Cucumber sandwichs et direction le spectacle de l’école du Ballet du Nord.

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Dimanche 14 mai

1 BD 1/2 au soleil
1 sieste mi-ombre mi-soleil
1 tour du parc Barbieux
2 onigiris pour inaugurer les moules que j’avais rapportés de mon voyage au Japon… il y a 6 ans.

De la gaité, des possibles qui se rouvrent la fin de l’année approchant, de la légèreté à essayer.

Journal de mai 1/4

Lundi 1er mai

Pas de muguet. Le boyfriend est reparti la veille. Une journée pour être seule avant la reprise.

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Mardi 2 mai

Stage de danse classique, après du contemporain, de l’impro et du néo mi-classique mi-contempo, alléluia ! Plaisir de travailler dans sa discipline propre.

On nous avait dit que certaines variations seraient sur pointes et d’autres sur demi-pointes, ne vous inquiétez pas. Je n’étais pas inquiète, j’étais enthousiaste à l’idée d’enfin remettre les pointes. Cela fait travailler autrement les chaînes musculaires, et mon corps a tendance à mieux s’aligner, me rendant paradoxalement et toutes proportions gardées moins mauvaise sur pointes que sur demi-pointes.

Après la matinée passée à mémoriser quatre variations dont la difficulté réside dans la vitesse d’exécution plutôt que dans les pas en eux-mêmes, l’intervenante distribue les groupes. Elle nous demande au préalable si l’on a des préférences, sachant qu’elle ne pourra pas contenter tout le monde. Ça ne loupe pas, les variations sur pointes ont plus la côte que les autres. Ignorant qu’elle pense niveaux quand nous pensons répartition harmonieuse, je propose de passer une troisième variation sur pointes et d’en garder seulement une sur demi-pointes, de sorte que toutes celles qui veulent mettre les p… Non, toi, tu es sur demi-pointes. 

Non, toi, tu es trop nulle. Elle m’aurait giflé que ça n’aurait pas été beaucoup plus violent.

Le déception que je ressens n’est pas celle d’un fol espoir envolé ou d’un caprice non consenti (je ne voulais pas obtenir une variation en particulier), c’est celle, mordante, de se décevoir soi-même. Bonus pour la honte d’avoir été pris en flagrant délit de me penser moins mauvaise que je ne le suis et que je le sais être.

Je ne devrais pas le prendre personnellement, pourtant : sur dix étudiantes, seules trois sont autorisées à préparer sur pointes. Ce sont les trois seules à avoir en réalité le choix de leur variation. Ce sont aussi les trois plus solides, techniquement ; cela fait sens pour monter sur scène en fin de semaine, et présenter une carte de visite qui fasse honneur à l’école. Le résultat collectif plus que le travail des individus. Il me faudra trouver d’autres occasions de faire taire mon sentiment d’illégitimité, pour l’instant bien renforcé.

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Mercredi 3 mai 

Extrait de répétition :

– Is the swirl in arabesque or second?
– In between. In secabesque.
– In what?
– Secabesque. Half second, half arabesque.
– Oh! That’s a good one.
– Wait, you don’t know « secabesque »?
– Wait, you didn’t make that up?

J’ai cru à une invention, vu qu’on avait eu le matin un « high coupé » abrégé en « high cou », avec une blague sur le « haïku ».

Le vocabulaire de la danse classique se donne en français où que l’on soit, mais c’est un peu comme l’anglais voyageant à travers le monde, des variantes locales n’ont pas manqué de se former. À force de lire la presse spécialisée américaine en ligne, j’en connais pas mal, mais « secabesque », mot-valise composé de seconde (position) et d’arabesque pour désigner une arabesque décroisée, c’est nouveau pour moi. Je ne sais pas si je suis plus étonnée par l’existence du terme ou par le fait que cette position incorrecte puisse être un choix esthétique.

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On passe les variations groupe par groupe, c’est un peu long. Pour m’occuper et me faire des souvenirs, je prends quelques photos avec mon téléphone. Forcément, dans l’ombre du théâtre, c’est flou, mais chasser l’acmé d’une arabesque est toujours amusant. Quand les filles sur pointes s’apprêtent à passer, je passe en mode vidéo sans trop y penser : ça va être chouette, et je suis sûre que ma camarade sera contente d’avoir un retour visuel sachant que l’on danse toute la semaine dans des espaces sans miroir.

Que n’ai-je pas fait ? En me voyant le téléphone à la main, d’autres ont saisi le leur, et c’est un mini-drame. L’intervenante panique, nous rabroue, on ne filme pas. Je m’excuse, explique que je ne pensais pas à mal, que c’était juste pour avoir un souvenir et une vidéo de travail car l’école nous transmet rarement les enregistrements qui sont  faits, mais pas de souci, je range le téléphone. Je me sens saoulée et bientôt morveuse : j’ai agi en écervelée, une millenial shootée aux stories ; j’aurais du demander l’autorisation avant. Comme deux automobilistes qui se font des politesses après avoir failli se griller la priorité, l’intervenante fait à son tour marche arrière : ou alors rien sur les réseaux sociaux, hein, ça l’embête, ce n’est qu’une répétition, elle demande si elle peut nous fait confiance, on promet, surtout rien en ligne, rien sur les réseaux sociaux.

Ne voulant pas avoir déclenché cet incident pour rien, je filme le premier passage, puis plus rien, je regarde sagement, en essayant de me faire oublier. Maintenant ça me paraît évident, j’ai clairement manqué de respect, en plus d’à propos : connaissant l’intransigeance du Balanchine Trust, j’aurais du penser à la question des droits, particulièrement sensible pour le répertoire Nord-américain, fut-il d’un autre chorégraphe.

Deuxième, puis troisième passage. L’intervenante, plutôt satisfaite, nous demande si c’est dans la boîte. Personne n’a filmé. Elle est un peu dépitée, constate, regrette : I scared you. La peur passée, elle explique et confirme mon intuition à retardement : elle a obtenu l’autorisation de nous transmettre les variations et de les modifier dans ce cadre pédagogique précis, mais les droits ne comprennent pas la diffusion, étant donné que l’œuvre n’est pas donnée dans sa forme originelle. C’est toujours un peu compliqué pour elle de laisser quelqu’un capter : une fois que c’est enregistré quelque part, elle n’a plus aucun contrôle dessus.

Tout cela est cohérent, tout cela est humain, mais l’incident me laisse dans la confusion, avec l’impression de ne plus savoir quel crédit apporter à mon analyse d’une situation, comment interpréter, comment agir, sinon avec maladresse.

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Heureusement, il y a la carte blanche de notre promo à répéter, 7 minutes où je retrouve le plaisir de danser toutes ensembles notre pièce. Le temps de présence individuel sur scène n’est pas énorme, mais on entre, on sort, on se croise, on kiffe, on se soutient, on se montre d’une coulisse à l’autre nos mains aux six doigts, sept doigts bien écartés, pour vérifier qu’on compte pareil la musique, de la techno aux variations trop infimes pour servir de repères sûrs. Pour ne pas louper nos entrées, nos chassés-croisés, on compte en danseuses, DEUX-2-3-4-5-6-7-8, TROIS-2-3-4-5-6-7-8… L. et N. sont nos meilleures compteuses, on compte sur elles ; je dois assurer le relai quand N. court pour changer de coulisse, je la récupère doigts écartés, SIX-2-3… Nous sommes des escrocs synchronisant nos montres. Hochement de tête à SEPT-2-3… ; à HUIT (qui redevient UN), la pointe doit attaquer la diagonale.

Essais de tenues pour notre choré dancefloor. J’écope de la robe à sequins dorés d’une camarade, qui l’avait achetée, moulante et ras des fesses, pour un Nouvel An. Ça fait l’unanimité, avec les pointes j’ai l’air d’un modèle il paraît, et ça me fait marrer que dix ans plus tard me reviennent encore les costumes un poil plus extravagants.

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Jeudi 4 mai

Matin : on donne cours à des 4 ans ; nous avons été prévenues la veille pour le lendemain. Séance brouillonne, un peu affolée, écourtée.

Les escargots en papiers enroulés étaient pas mal, mais les pingouins en rouleaux de PQ…

Après-midi : plaisir de sentir mon corps se construire dans la barre quotidienne. Refine your center. Les exercices sont épurés, relativement lents, pleins de dégagés qui me permettent de travailler mes récentes découvertes en terme de placement. Si seulement ce travail restait quotidien…

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Vendredi 5 mai 

20h de cours / répétition en 4 jours et, une fois n’est coutume, je ne me suis pas blessée ! Une camarade a pris ma place de malchanceuse, et une autre encore la place de celle-ci dans le spectacle. Soulagement, dépit, gêne : valse à trois temps.

À passer ses journées dans l’ombre du théâtre, on n’a plus idée du temps, ni météorologique ni horaire. Les sièges sont vides et le restent souvent : quand on attend son tour, on s’assoit spontanément par terre sur les marches plutôt qu’à la place des spectateurs. C’est une atmosphère particulière que je n’avais pas éprouvée depuis longtemps, distincte de ce que l’on peut éprouver en tant que spectateur. Le ventre du théâtre. On s’y sent étrangement rapidement chez soi quand on arrive pour répéter. En quelques heures, tout le monde avait pris possession des lieux.

Je me maquille avec des ombres à paupières et un rouge à lèvres d’il y a dix ans, de la BB cream en guise de fond de teint. J’emprunte du mascara, un filet, de la laque ; je n’ai plus rien de tout cela (oublié même que j’en aurais besoin). La mémoire du corps retrouve les gestes pour appliquer la terre de soleil, l’eye-liner, c’est étrange. Ça me donnerait presque envie de maquiller à nouveau de temps en temps (il faudra racheter du démaquillant le cas échéant).

Répétition sur scène. À chaque passage, je me concentre sur ce que j’ai loupé la fois précédente, corrige mon erreur et me trompe à un endroit différent. Quatre sauts de chat, quatre, pas trois. Un compte dans le vide avant de prendre la pose finale, 5 immobile, 6 arabesque, pour être 7-8 à genou. Pas 5, pas 7, l’arabesque : 6. Je désespère un peu de moi. Au filage, tout est enfin en place. Mauvais plan : c’est donc au spectacle que je perds mon équilibre un compte trop tôt. Quand j’y repense ensuite, je ne vois plus que ça, ce faux pas qui aspire le reste, le sourire, les sauts de chat par quatre, l’immobilité à 5, les bras déliés, la danse, quoi. Comme le fouetté à l’italienne mal relevé avait absorbé le reste de la présentation l’an passé. Des erreurs trou noir, qui aspirent le reste à eux. Le nez cassé au milieu de la figure.

T’es nerveuse, toi, découvre une camarade de première année qui ne me côtoie qu’en cours de classique et vite fait au déjeuner. La fatigue cumulée de la semaine et du filage terminé 30 minutes plus tôt ne fait pas bon ménage avec le trac, ni les erreurs aux répétitions, la robe à sequins qui décoiffe le chignon quand je la retire après le filage, la sensation simultanée qu’il n’y a pas d’enjeu et que je ne suis pas à la hauteur, les pointes qui ont décédé de sueur dans l’après-midi, le ruban, l’élastique qui se découd, l’aiguille que je me plante dans le doigt et perds quelque part au milieu des produits de maquillage…J’aurais voulu que le filage soit le spectacle.

(Comme une parenthèse)

Du spectacle lui-même, je ne garde que des perceptions furtives, fragmentaires : la présence du public, tiens il est là, lui ; les projecteurs latéraux trop bas qui m’éblouissent, ou moi trop grande ; les lombaires qui hurlent après le changement rapide assise par terre pour enfiler les pointes ; des échappés où je manque de me vautrer tellement les semelles sont molles ; le décompte en coulisse, le frisson de la diagonale à deux, les silhouettes qui passent, la robe à sequins que je tente tant bien que mal de redescendre sur mes cuisses… Sourire (habitude, présence, excuse), se rappeler qu’on aime danser en prolongeant un port de bras, faire, puis regarder quand tout est fini et que les autres dansent encore.

La représentation terminée, je me dirige quasiment seule vers les loges, pendant que les autres rejoignent leur famille et leurs amis. Personne ne m’attend : je ne voulais pas que Mum fasse trois heures de route aller, trois heures retour pour 50 secondes + 5 minutes en scène, ni le boyfriend, qui avait déjà fait le trajet le week-end précédent. Je regrette à présent. J’aimerais les retrouver, avoir partagé. La tristesse m’enveloppe tandis que je me rhabille et range mes affaires ; c’est idiot, c’est la fatigue. Je suis triste. Relâchement et coup de spleen. Je m’en dégage peu à peu : en discutant à la sortie, où je suis une des premières et une des dernières (discuter avec qui veut me fait du bien), puis dans le métro où je commence à pouvoir apprécier le calme que m’offre le week-end solo à venir, après avoir fait la moitié du trajet avec le personnel de l’école et les intervenants.

Petit pincement de tristesse et de tu vois mêlés quand les images qui arrivent sur le groupe WhatsApp m’apprennent que les autres n’étaient pas parties rejoindre leurs proches, mais prenaient sur la scène des photos de groupe, sur lesquelles je ne figurerai pas.

Peu importe, désormais : calme, repos.

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Samedi 6 mai

Passage à la médiathèque pour récupérer une réservation, provision de nouilles instantanées au supermarché asiatique, séance ciné débutée dix minutes plus tôt quand j’entre pour consulter les horaires, le film qui commence deux minutes après que je prends place dans la salle…
tout s’enchaîne de manière fluide et improvisée, c’est un samedi contentant.

La visio du soir dérive sur les pratiques de la conversation, et notamment la tendance à rebondir sur ce qu’on nous raconte en racontant une expérience similaire : à quel moment est-ce une manière de créer du lien et quand cela devient-il l’expression d’un besoin envahissant de parler de soi ? Degré de pertinence, sens du timing… Me vient l’image d’un plateau de Scrabble : parfois, on s’accroche à une seule lettre (un prétexte) pour poser son mot (son anecdote personnelle) ; parfois, plus rarement, le mot en traverse plusieurs, comme une ébauche de mots croisés (d’expériences partagées, mises en commun).

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Dimanche 7 mai 

Matinée passée à finir d’écrire mon journal d’avril. J’ai la sensation d’être à ma place dans l’écriture, ou que les choses prennent la leur — écrire met de l’ordre (dans ce qu’on pense, ce qu’on ressent, qu’on partage).

Carrot cake avec M. au salon de thé L’Impertinente. J’aime beaucoup l’humour de leurs mugs, rangés dans des placards comme dans une cuisine individuelle : I can dough it et Fifty Shades of Earl Grey.

Journal de janvier

Il est minuit sur le chemin du retour, les festivités nous tombent dessus dans la rue depuis les étages. Premier baiser, premier rat écrasé, première photo, premier pet asphyxiant, première mousse au chocolat sur lit de praliné, une nouvelle année.

De nuit, immeuble avec tous les volets fermés, sauf une fenêtre d'où émanent des lumières de fête

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Nouvelle année, nouveau téléphone nouvelle protection d’écran. Plaisir de scroller sans sentir ses doigts accrocher.

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3 janvier

Le soleil d’hiver, certains jours…
— quand il fait enfin jour, et pas seulement
gris foncé,
gris clair,
gris foncé.

Sur un mur de briques intérieur, découpe dorée par le soleil d'hiver d'une fenêtre avec une silhouette

Stage de rentrée, sur des extraits de chorégraphies de Jiří Kylián. Très chouette mais très dur pour une reprise, sachant que l’on danse en une journée ce qui est d’ordinaire notre volume horaire hebdomadaire, dans un style qui ne nous est pas familier. Je manque d’énergie, de précision, de rapidité — mais d’abord d’énergie. Falling Angels est incroyablement rapide, encore plus que ça n’en a l’air en le voyant, prévient l’intervenante.

Écrivez, écrivez, nous dit-elle aussi.  C’est un conseil que, comme tout bon conseil, on ne suit jamais assez — ou assez tôt ou à propos. Je ne sais pas trop ce que je ferai de toutes mes notes sur les métaphores utilisées pour nous approcher de la justesse dans les trois extraits visités, sachant que je ne les maîtrise pas assez pour imaginer les faire travailler un jour à mon tour. Et je n’ai rien écrit sur son français dont elle a égaré quelques mots pendant sa carrière aux Pays-Bas, son visage qui me semble typiquement Dutch dans l’expression, ou encore son sweat oversize arc-en-ciel fluo pastel ; les bandes présentes sur la poitrine se prolongent en tombant sur les manches, pourtant. C’est joyeux et un peu désabusé. Vous êtes en école supérieure, quand même. Et on n’a pas le niveau, je sais. Mais école pour devenir professeur, pas interprète. Elle ne lésine pas pour autant sur son enseignement, et nous pousse-encourage.

Wait — for — me
articule-t-on silencieusement dans la diagonale de Whereabouts Unknown. J’ai l’impression de traverser un paysage de Moebius.

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5 janvier

Premier lumbago de l’année, quand je ne sais pas encore que ce n’est que le premier lumbago du mois.

Je ne suis pas certaine que ce soit de la douleur physique que l’ostéo me soulage le plus, et pourtant douleur lombaire il y a. J’en ai parlé à mots (dé)couverts dans ma chroniquette du Tourbillon de la Vie (toujours planquer l’intime dans le récit de réception d’un objet culturel).

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Début janvier, 10 ans plus tard, je visionne pour la première fois Graines d’étoiles.

Image du générique de Graines d'étoiles

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10 janvier

Fierté de trouver le livre d’une amie à la médiathèque / légère honte de ne pas l’avoir encore lu.
Autrices, les grandes effacées qui ont fait la littérature, de Daphné Ticrizenis.

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12 janvier

Examen de formation musicale. Je n’ai jamais eu un jury aussi adorable de ma vie. L’un des jurés interrompt mon exposé sur Pygmalion de Rameau pour me demander si je connais le nom des trois grâces (qui apprennent à danser à la statue). Elles ne sont pas nommées dans le livret et mes souvenirs mythologiques remontent, je sèche. Guilleret, il se concentre pour énumérer : Thalie… Aglaé… attendez… Thalie, Aglaé… Euphrosyne ! Je ne les aurais pas apprises pour rien ! Il y a toute la connivence de qui a bûché pour cette épreuve ; candidat, juré, même combat, même danse : on peut s’épauler.

Entendu à la pause déjeuner par notre professeur de formation musicale, qui nous le rapporte une fois les résultats communiqués : « Quand elles savent, elles savent vraiment ! » Et quand elles ne savent pas… (On tente, on improvise.)

17/20
Le résultat rend risible le stress préalablement accumulé, malgré la chance d’être tombée en œuvre inconnue sur un morceau si clairement scandé que je ne pouvais pas douter de sa mesure. Tout ça pour ça ?

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13 janvier 

Cours surprise avec les danseurs d’Alonzo King, mais j’ai déjà raconté, joie, joie, joie.

Je me dis que je devrais sortir plus. Je ne sors pas plus.

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16 janvier

Juste avant qu’elle parte, je fais découvrir les gözlemes à Mum. C’est un plaisir de cuisiner pour elle, elle est si bon public, bien meilleur que mes plats.

De la pâte à la cuisson, 6 étapes du gözleme

Dans la tentative de cuisiner pour que devoir se nourrir ne se substitue pas au plaisir de manger, il y aura aussi une tarte épinards-roquefort-raisins secs et grana padano, ainsi qu’un retour à la polenta (sauce tomate : fausse bonne idée ; huile d’olive : riche idée).

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17 janvier

Nuages dynamiques au-dessus d'une digue de sable, la mer entre les deux

Sortie scolaire universitaire à Calais pour une visite de la ville et une rencontre avec les membres d’une association d’aide aux migrants. J’essaye de voir la ville autrement que comme une proche ouverture touristique sur la mer, mais j’ai l’impression de dessiner d’imagination au feutre blanc sur une photo (les grilles sous les ponts, les cabines de plage qui ont pu servir de refuge à des exilés sans toit, les côtes de l’Angleterre qu’on aperçoit en ce jour sans brume…).

Longues ombres sur la promenade ensablée

Pique-nique frisquet face à la mer. Brièvement être un pixel rouge qui danse sur la plage.

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17 janvier

Un cours avec la kiné-ostéo-prof-grand-manitou = une révélation Aujourd’hui, j’ai découvert qu’après plus de 20 ans de danse classique je ne savais pas utiliser mes orteils. Apparemment, il faut appuyer sur les phalanges distales en exerçant une force en arc et pas seulement sur les phalanges proximales. J’ai tellement fait gaffe à ne pas crocheter mes orteils que je les ai mis au chômage technique.

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18 janvier

Atelier d’écriture imprévu à la fac. Plaisir de cette parenthèse ludique, surprise des fragments d’intimité qui se partagent dans le groupe, y compris et peut-être même davantage par des personnes qui n’ont pas un rapport aisé à l’écriture.

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19 janvier

Casquette perdue (détestation de soi et grosse contrariété, qui va jusqu’à la tristesse) puis retrouvée (le soulagement évide ce qui aurait pu être une joie).

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20 janvier

J’appréhendais cette performance à créer sur le thème de la frontière, mais sans usurper la parole ou le parcours d’un migrant, sans danser à sa place, sans focalisation interne. Autant dire que la frontière était floue… Une fois soustrait le mauvais goût, n’est restée que la gêne, la mauvaise conscience, l’omission de qui n’aime pas voir, et j’ai assemblé un court solo à partir de là, à partir de mouvements qui me semblaient aller juste ensemble. Et j’ai adoré, danser intime et dérisoire, cela faisait si longtemps.

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21-22 janvier

Week-end en amoureux, restaurant et burger végétarien le plus gras de mon existence. Le steak de légumes pané au panko (la chapelure japonaise) est une bonne idée en soi ; encore faudrait-il l’essorer en le sortant du bain de friture.

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26 janvier

Porte de garage avec le château de Disneyland et, dans la police ad hoc "Robbey"
Hôtel de Ville de Roubaix façon Disneyland Paris

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27 janvier

Une amie passe à la télévision pour parler de sa boîte de production.  À l’aise, lumineuse. Surprise : une de mes photos passe incidemment à la télé avec elle.

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28 janvier 

Vendredi matin, pendant les grands jetés, la prof de danse a crié mon prénom : « ne mets pas tes bras derrière toi ! » Je n’ai pas eu le temps de corriger avant l’atterrissage : second lumbago du mois. Hardcore cette fois. Ce n’est pas tant la douleur aiguë de l’instant où le disque pincé proteste et les muscles alentours se verrouillent pour protéger la zone — celle-ci, je la connais, paralysante mais brève —, qu’une intense crispation en continu. Elle s’intensifie dès que je tente de m’asseoir, diminue quand je marche, mais ne disparaît pas, même si je reste allongée ou debout. Je maudis le généraliste qui ne me prescrit aucun anti-douleurs alors que je rêve de Lamaline, mais bizarrement, je suis de bonne humeur, d’excellente humeur même, occupée à me dandiner-divertir-travailler devant l’ordinateur posé sur la cheminée, à tenir jusqu’au rendez-vous avec l’ostéo — cinq jours.

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29 janvier

Alors que je me disais qu’il serait peut-être temps de me désabonner de la newsletter de Charly Clements, voilà que la dessinatrice nous encourage à soumettre un dessin pour une carte de Saint-Valentin sur le site Thortful. Mes premiers essais murins sont rapidement rejetés (enfin… acceptés mais sans être ajoutés au catalogue, donc introuvables). La modération a été très rapide, bien inférieure aux 15 jours annoncés ; peut-être la résolution est-elle trop juste. J’essaye avec un dessin vectoriel : cette fois-ci la modération prend du temps (rejet également).

Je repense à ce dessinateur qui soumet pendant des années des cartoons au New Yorker sans se décourager, s’amuse des rejets, en fait même un motif de fierté. Si j’essayais ? Je ne suis pas dessinatrice, je n’ai aucune légitimité, et partant aucun ombrage à prendre de rejets dans un domaine qui n’est pas le mien. Si je m’entrainais à échouer joyeusement ? à en faire le prétexte d’un élan créatif renouvelé ? Nouvelle lubie : faire accepter un de mes dessins. Parmi tous mes essais, essayer d’en transformer au moins un, faire exister quelque chose en-dehors de mon cercle amical, me donner les moyens de.

Journal de juillet

1er juillet

Ich bin dein Mensch au ciné. Wow. Tony Erdmann vibes, but so much more. Ce film allemand est sorti en France avec un titre anglais légèrement plus lisse que l’original : littéralement, I’m your man aurait du s’intituler I’m your human, soulignant l’étrangeté de l’humanoïde que l’héroïne est censée tester comme partenaire romantique, alors qu’elle n’en a nulle envie. Le gag komisch vire à la thérapie en se prenant dans un enchevêtrement de désirs qui transforment la comédie romantique SF en mélodrame existentiel. C’est tellement juste d’être décalé que ça m’a pas mal remuée. Il faudrait un article entier pour commencer à rendre justice à ce film et apaiser les questions qu’il soulève ; si cela ne me taraude plus trop, c’est uniquement parce que j’ai pu en discuter avec Alena sur Twitter.

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2 juillet

…3 au 9 juillet

Je n’étais pas revenue en Dordogne depuis les 60 ans de mon père, il y a 3 ans, et je n’avais pas séjourné chez lui depuis… quelques années de plus.

Ça matche entre le boyfriend et mon père. Ils sont plus surpris que moi : je n’avais pas grand doute depuis le week-end campagnard et festif de l’été dernier. En voyant le boyfriend parmi ses potes, dans une atmosphère barbecue-bière, j’avais eu l’impression de retrouver les tablées auxquelles j’assistais enfant lors des week-ends paternels. De fait, mon père a été ravi de trouver un compagnon de grillade et de rosé… et de bière et de vin rouge, le premier soir uniquement : au lit, dans l’ancienne chambre de mon demi-frère, le boyfriend s’est mis à glousser que Daniel Craig le regardait. J’ai jeté un coup d’œil dépité au poster avant d’éteindre et qu’il se mette à ronfler ; jamais 007 n’aurait emballé avec une haleine aussi avinée.

Ce que je n’avais pas anticipé, sous-estimant le patriotisme breton, c’est que ça matcherait aussi entre le boyfriend et ma belle-mère. Plougastel, la Trinité-sur-mer, Quiberon… il y a eu du name-dropping gorgé de souvenirs, des galettes de sarrasin, et dame, ça a communié dans l’ode au beurre salé. C’est vraiment une vraie bretonne, ta belle-mère, qu’il répète, épaté par cet inattendu rassemblement de la diaspora bretonne en Dordogne. Et de mentionner avec émotion le far aux pruneaux du déjeuner, comme un trésor d’enfance perdu subitement ressurgi ; j’ai cru qu’il n’allait pas s’en remettre.

On a fait découvrir au boyfriend quelques coins sympas de la région, l’occasion pour moi de ranger dans la bonne ville les souvenirs de Sarlat, du vieux Périgueux ou de Saint-Léon. Ce dernier ne m’évoque rien. Mais si, on y a été, on avait attendu des plombes un feu d’artifices. Encéphalogramme plat. C’est en voyant la forme de lanterne des lampadaires que je me suis souvenue des bestioles qui tournaient autour, de l’atmosphère médiévale très Gaspard de la nuit et de la lune comme une perle d’huître avec ses écailles de nuage. Écrasée par le soleil, Saint-Léon ne se ressemble pas du tout. Mais on y a pris un pot. Gobelet ou paille ? La main de ma belle-mère est déjà au-dessus du bouquet de pailles, alors je me hâte de préciser : une paille jaune. Elle soupire-rit : mais qu’est-ce qu’on va faire de toi ? Sans répondre, je dirais : une adulte heureuse comme une gamine d’avoir une paille assortie à sa limonade artisanale. On repart dare-dare ; on a le pot efficace, ici.

Guinguette gourmet : rillettes de truite à l’aneth et aux baies roses, et délicieuse burrata de *chèvre* avec des courgettes marinées

Dîner avec mon demi-frère et sa nouvelle copine. On ne s’était pas vus depuis 3 ans, 5 avant ça. Le boyfriend se retient de faire du rentre-dedans à ce qui pour lui crie le macronisme flamboyant. Pantalon à carreaux, montre, mocassins, portefeuille en cuir fait maison, gouaille et bronzage assortis ; pour moi, ils font le show.

Quand on n’est pas en train de manger, on digère. Parfois, on digère et on fait autre chose en même temps : lire un roman à l’ombre des feuillages (ich bin’s), lire un polar au soleil (ma belle-mère), dessiner sur sa tablette (le boyfriend), regarder écouter dormir ronfler devant le Tour de France (papou). Malgré cette inactivité chronique, je mets du temps à retrouver le temps long des grandes vacances. Il survient quelques jours avant le départ, enfin accordé au bruit des cigales… que je n’avais jamais entendues en Dordogne. (Avant mon départ, une copine parisienne m’avait souhaité un bon voyage dans le Sud. La Dordogne, le Sud ? Ce n’est pas la Provence, hein. Mais finalement, peut-être que si, un peu, à force d’errance climatique.)

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10 juillet

Trois tout petits bols, heureusement très très bons (l’aubergine fumée !), et moi n’ayant pas très très faim après le marathon périgourdin : le rattrapage d’anniversaire de Melendili a lieu dans un resto grec du 5e arrondissement. On déjeune avec entrain et on bitche mollement. On est bien en terrasse avec nos lunettes de soleil, puis au jardin du Luxembourg avec deux boules de la Fabrique givrée (il fallait nous voir avec nos mini-cuillères en carton-bois, pas encore sorties de la boutique, à goûter et faire goûter tous nos parfums).

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11 juillet

L’ostéo me demande combien d’heures par semaine je danse dans l’année. Addition rudimentaire : pas tant que ça, environ 6 heures. Elle rétorque que pour le corps, c’est déjà beaucoup, c’est considéré comme une pratique intensive. Je tais qu’une danseuse pro dirait que beaucoup de danse, c’est cette même dose mais quotidienne, pas hebdomadaire.

Conseils pour la tendinite : boire beaucoup, ne pas croiser les jambes au repos, aller marcher dans la mer froide. Cela va être l’occasion de découvrir Calais et les autres plages du Nord.

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12 juillet

Depuis quelques années qu’A. est expatriée au bout du monde, je vois bien à chaque retour que c’est le marathon pour essayer de caser tout le monde. Je le perçois aussi à mon échelle dérisoire de déménagement à 3h de Paris (Lille-Paris, c’est 1h de train, mais avec le métro de part et d’autre ainsi que les temps de sécurité minimaux, on est plus proche des 3h) : impossible de passer du temps de qualité avec toutes les personnes que j’aimerais à chaque week-end parisien (mensuel, en gros). Mais se voir pour dire qu’on s’est vus, j’ai vite abandonné. Du coup, quand j’ai compris que j’allais faire 40 minutes de métro aller pour être casée dans un emploi du temps affolé entre un petit-déjeuner amical et une après-midi familiale, ah pardon, encore précédé d’un déjeuner amical, j’ai refusé. Pas grave, on se verrait une autre fois, plus apaisée ; j’avais pleinement conscience d’être celle qui avait fait faux bond au rendez-vous initialement prévu, passé chez le médecin.

Je ne pensais pas déclencher de chamboulement émotionnel, ni de chambardement de planning (mea culpa, amie d’amie que je ne connais pas). Demi-mauvaise conscience de mauvaise amie : j’aurais peut-être dû me rendre disponible pour elle, pour qu’elle ait l’impression d’avoir vu tout son cercle amical et rompu l’isolement de sa vie au bout du monde, quitte à n’en pas retirer grand-chose moi-même. En exigeant une réciprocité d’intérêt dans l’instant même et non dans la durée de l’amitié, je me suis certes montrée franche (la mondanité ne m’intéresse pas, je ne ferai pas semblant de la confondre avec les discussions que nous méritons d’avoir), mais aussi égoïste. Et pourtant, demi-mauvaise conscience seulement : cela nous a permis de passer un vrai bon moment ensemble. Les quelques heures que nous avions devant nous n’ont pas été de trop au regard des tranches de vie que nous nous sommes empiffrées… et de l’heure liminaire passée à fatiguer son fils pour qu’il s’endorme dans la poussette (cet enfant est d’une zenitude incroyable).

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Dans le studio de ma grand-mère parisienne, on discute tous rideaux tirés. Son hypocondrie rend compliqué de convenir d’un rendez-vous, mais tout est facile une fois qu’on se retrouve. Elle a toujours des anecdotes, des questions qui relancent la conversation sans en avoir l’air, et un quelque chose au chocolat à m’offrir.

Elle se plaint de ses douleurs d’arthrose, et je m’étonne que le médecin ne lui ait rien donné pour les soulager : elle a de la Lamaline, mais ne la prends pas sous prétexte que sa voisine (de résidence médicalisée) a éprouvé des vertiges et cru tomber. Je la rassure en disant que j’en ai pris, que mon autre grand-mère en a pris, que ça n’a rien fait – à part faire disparaître la douleur, le but quoi – et la rabroue un peu pour m’assurer qu’elle va la prendre. « Tu m’engueules, c’est bien », s’exclame-t-elle toute contente. Je. Bon. Peine perdue.

J’apprends accessoirement qu’elle prend des anxiolytiques depuis 50 ans. La durée m’impressionne plus qu’elle ne me surprend. Une semaine plus tôt, à l’apéro, mon père disait lui aussi en reprendre. Ma tendance à l’anxiété ne vient décidément pas de nulle part.

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13 juillet

Changement de briques rouges entre Montrouge et Roubaix. J’ai pris mon billet le matin même comme on arrache un pansement, avec moi dans le rôle du pansement, collé à la peau douce du boyfriend (ironie, ma libido est revenue juste à ce moment ; je me savais l’esprit de contradiction, voilà que j’ai le corps assorti).

En entrant, l’appartement me semble moins démesurément grand que ce que je projetais, mais il est aveuglement blanc, plus propre et lumineux que ce que je fantasmais, baigné de calme. Est-ce vraiment là que j’habite ? Ai-je cette chance, et pas seulement pour les vacances ? J’ai fait le tour du locataire, les plans de travail propres, les sols sans poils de chat, les pousses de succulentes même pas mortes.

Plaisir d’être seule : manger à l’heure qu’on veut, faire l’étoile de mer dans le lit, se coucher à l’heure qu’on veut, pas de voix radiophonique, d’intonations journalistiques, d’énervements ou d’enthousiasme YouTubesques, tout live en mute.

Le soir, ça pétarade. J’aperçois quelques fusées dépasser des toits depuis la terrasse (là où les feuilles se dessinent à contrejour sur la photo), mais renonce à me rendre en centre-ville : le temps que j’arrive, ça sera terminé. Pas si sûr vu l’incessant prolongement (mais là, c’est sûr, le temps que j’arrive, ça sera terminé). Repeat once more avec une autre commune limitrophe.

 

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14 juillet

Barre de danse de reprise. Je me doutais que ce serait dur, pas qu’il me faudrait réapprendre à danser.

Chou blanc d’artifice. Je me retrouve toute seule comme une crétine sur la place de la mairie, avec trois idiots à pétards. Roubaix, c’est la banlieue de Lille et ça fonctionne comme à Paris : les banlieues anticipent d’une journée pour laisser à la capitale le jour-J. Retour dépité comme une gosse à la limite de chialer (deux jours plus tard, avant même la fin de la plaquette de pilule, j’ai mieux compris pourquoi). Prête à tourner dans ma rue, je m’arrête : des djeuns lancent des fusées depuis le parc Barbieux. Sans le savoir, ils m’en offrent deux de consolation, dont une avec des escarbilles dorées.

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15 juillet

Barre de danse. Où sont passées mes arabesques ? mes muscles ? mon en-dehors ? La tendinite en revanche ne manque pas à l’appel, sous forme latente.

Retour à la médiathèque. Tous ces livres disponibles qui me tendent gratuitement leurs pages, ça me rend fébrile ; la cueillette risque à tout moment de dégénérer en razzia, je suis déjà passée dans les bande-dessinées au rendez-de-chaussée, les livres s’empilent dans mes bras,  je ne pourrai jamais tout lire, mais ce gros livre sur le sel, le gras, la chaleur et l’acide dans la cuisine, il me le faut, et cet article, là, sur l’arnaque des bouquins de développement personnel ? Je ne vais quand même pas emprunter le magazine ; ce genre de parution, on y passe un temps pas si court pour au final rester sur sa faim ; je regarde juste… et je finis par lire l’article assise sur la moquette en tailleur, comme les mômes dans les rayons manga de la FNAC.

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16 juillet

Avant de reprendre un entraînement spécifique à la danse, mieux vaudrait commencer par me remettre en forme. Ça tirera moins sur le tendon, en plus. Je mixe yoga, renforcement musculaire préconisé par la kiné (beaucoup de relevés pieds parallèles) et training cardiaque proposé par une prof de danse classique.

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Retrouvailles avec mon parc.

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Recette de riz croustillant au curcuma, issue de l’app Jow. En lieu et place du croustillant, j’obtiens un plat pâteux, qui conviendrait davantage à une préparation d’arancini qu’à une dégustation autonome. Le boyfriend me sauvera la seconde portion (sans cesse remuer à feu fort) ; ce n’est pas mal du tout quand c’est croustillant.

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Sur Twitter, on me parle de la technique takadimi pour la lecture de rythmes. J’arrive à peine à prononcer les syllabes ensemble, mais je suis rapidement surexcitée : c’est exactement ce qu’il me faut pour progresser, fixer des syllabes pour chaque rythme de manière à ce qu’ils fusionnent et que la prononciation d’un ensemble de syllabes se fasse automatiquement sur le bon rythme. Ta-di- : double croche. Ta–mi : croche pointée double. Takadimi : deux doubles croches. Dans la vitesse takadimi devient souvent takadémi (comme une académie), mais peu importe.

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17 juillet

Training similaire à la veille avant que ne monte la température – avant même le petit-déjeuner d’ailleurs, histoire que les burps ne se mélangent pas aux burpees. Pas de doute, la tendinite est de retour.

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Journée à 37° avec une baie vitrée exposée plein Sud. Rideaux tirés, je me mets à trier mes photos de Norvège : illusion de fraîcheur.

Ce faisant, je me rappelle un certain nombre de règles :

  • prendre patience et ne pas précipiter ma déception : les photos que je découvre pour la première fois sur un grand écran ne sont ni triées ni traitées ; elles paraissent forcément moins bonnes que celles de mes précédents voyages, cristallisées dans le souvenir de quelques clichés sélectionnés et retouchés ;
  • il ne sert à rien de doubler les prises : même moins bonne techniquement, la première sera quand même meilleure ; l’instinct de la vision se perd dans sa conscientisation ;
  • corollaire : si je veux prendre à la fois des photos au réflex et des photos avec l’iPhone pour pouvoir les partager facilement en ligne, il faut que je commence par la photo au réflex ;
  • trouver comment afficher un niveau à bulles sur le viseur : sur toutes mes photos, l’horizon penche naturellement vers la gauche ; quand j’essaye de rétablir l’horizontale, ça se met à pencher vers la droite ;
  • lors du traitement, commencer par régler la balance des couleurs ;
  • voir comment ça rend en baissant un peu l’exposition – souvent je préfère ;
  • désaturer l’image jusqu’au noir et blanc peut la ruiner (gâchis de golden hour)… ou lui donner une dimension inespérée (disparition des couleurs affadies, remplacées par la lumière).

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Article de la BBC  : « The way we view free time is making us less happy »
Souvenir de L’Avènement des loisirs de Corbin et de cette idée que le travail contamine notre perception du temps jusque dans nos loisirs, lesquels constituent moins une temporalité à part entière qu’un négatif du temps de travail. D’où une tendance à organiser ses loisirs et ses vacances sous forme d’activités panifiables (boire un verre avec machine jeudi à 18h30, cours de danse tous les lundis de 19h à 20h, sortie au parc samedi après-midi, visite de Naples du 14 au 16, de Bari du 17 au 18…).

Je continue à le sentir alors même que j’ai démissionné de mon CDI et bénéfice de vacances universitaires indécemment longues. Il y a un impératif de productivité latent ; il faut que j’ai fait quelque chose de ma journée, un dessin, une lecture, un ensemble de tâches ménagères, n’importe quoi qui s’énonce et s’énumère. Et encore, ces journées justifiées ne suffisent-elles pas toujours, cumulées, à justifier une semaine ou un mois. La vie, comme une série, semble exiger des arcs narratifs longs en sus de bons épisodes divertissants dans leur unité. Peu importe ce que je fais, je ne fais rien si je n’accomplis rien, si je n’aboutis pas à une création, fusse la transformation de moi-même (angoisse latente de procrastiner la reprise de mon projet de bouquin sur la danse ; je ne le finirai jamais, je ne ferai jamais rien). Voyez, ignorez le spectre de la mort, cette date de péremption du temps individuel. Quand on a peur de manquer de temps, on a surtout peur de ne pas avoir vécu (ce temps imparti)(comme il aurait pu être vécu). Angoisse latente du gâchis.

L’article ne se risque pas jusque-là. Pragmatique, la journaliste propose des stratégie pour maximiser la perception de notre temps libre, sans voir l’ironie qu’il y a à redoubler notre adhésion à la perception du temps tel qu’il est défini par notre société. Quoique, sans voir… la lucidité ne permet pas d’échapper au paradoxe. À chaque tentative d’évasion dans le repos, la paresse, la méditation, on est talonné par le temps productif ; pour échapper à sa culpabilité, on lui cède le repos comme temps de récupération nécessaire pour se remettre à l’ouvrage. Et voilà les vacances vidées de leur vacance.

Je repense souvent à cette vidéo découverte sur le blog d’Eli, d’un YouTubeur depuis soupçonné d’agressions sexuelles, qui avait couvert une feuille de cases représentant chacune une journée de sa vie – passée et future, en se fondant sur l’espérance de vie moyenne. Coloriées, les cases permettaient de visualiser les années lycées, les études, le premier boulot, des dates-clés personnelles… et rapidement, on en venait au ratio vécu-restant à vivre, butant sur la finitude de la feuille (pas du tout angoissant, comme visualisation). Une fois qu’il nous avait bien collé le seum avec ses cases en nombre fini, il proposait de jouer sur leur taille via la dilatation des souvenirs, plus prégnants dans la nouveauté (le premier baiser plutôt que le 326e) et la fin (apparemment, la dernière impression peut faire complètement basculer la teneur émotionnelle d’un souvenir – soignez vos cérémonies de clôture et ne ghostez point).

Depuis, je me demande régulièrement ce qui vaut mieux pour s’épanouir : se botter le cul pour multiplier les expériences (fusse de tester un nouveau resto ou de partir quelques jours en rando) ou tenter de se soustraire au temps productif en cultivant le temps long, l’imprégnation par répétition des jours et des lieux, sachant que seule cette dernière donne ce goût d’éternité, mais aussi qu’elle sera balayée et concaténée sitôt la parenthèse fermée ?

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18 juillet

Journée à 40°. Hésitation continue : se faire des bains de chaleur pour éprouver la fraîcheur par contraste*, au risque de se fatiguer le corps plus vite ? ou s’économiser en restant le plus au frais possible, au risque de ne plus supporter la chaleur dans laquelle il faudra retourner dormir ? Cette crainte me fait demeurer dans mon salon-étuve, alors que je pourrais installer ma chaise de jardin et bouquiner dans le hall de l’immeuble, orienté plein Nord et très frais. Je conserve cette option comme un joker qu’on se trouve bête d’avoir encore en main alors que la partie s’est achevée, et me contente de la fraîcheur relative de mon couloir et de ma cuisine par intermittence, avant de retourner dans l’étuve du salon (au besoin, un saut sur la terrasse me convainc de la différence entre cuire et avoir chaud).

La veille, rester avait le goût ludique de l’exploit dérisoire ; ce jour-là, l’amusement a disparu, remplacé par l’inertie et la résignation. C’est fou cette facilité avec laquelle on renonce à ne pas subir.

Allongée sur mon tapis de yoga devant la cheminée comme la silhouette des plaquettes de sécurité aérienne qui suit la bande lumineuse du couloir à quatre pattes, cherchant l’air sous le nuage de fumée, j’écoute sans bouger une conférence d’Hugo Marchand.

* Les douches froides sont éliminées d’entrée de jeu : trop désagréables sur l’instant, risquant de surcroît de me faire éprouver la chaleur tout de suite en sortant.

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19 juillet

La bibliographie pour la rentrée est arrivée. Lecture obligatoire au choix du premier semestre : Histoire politique du barbelé ou Les Chasses à l’homme. En licence danse. Pas surprise, mais dépitée quand même : quel rapport avec notre sujet d’étude ? Et pourquoi faut-il que ce soit toujours glauque en plus d’être hors-sujet ? Est-ce une question de légitimité, sur le mode : voyez tout ce que le prétexte de la danse permet de penser de la société ? Et de très réel, parce que les rapports de domination, ça c’est la réalité vraie, pas du chiqué plaisant, trois pas de bourrée et deux pirouettes aux alouettes. Je ne vois pas comment défendre la danse comme champ de recherches légitime si on étudie principalement des ouvrages qui n’ont rien à voir avec elle dans l’une des rares universités françaises à avoir un département qui lui soit dédié. Il y aurait pourtant tant de choses à explorer, que ce soit au niveau esthétique, sociologique, philosophique ou historique… Rien qu’en piochant dans mes lectures d’été, La Vocation de Julia Schlanger aurait pu être proposée, en lien avec Danser, enquête sur les coulisses d’une vocation de Pierre-Emmanuel Sorignet (que je n’ai toujours pas lu). Bref. Pas penser, pas s’énerver, lire.

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Conférence avec Hugo Marchand écoutée allongée par terre sur le tapis de yoga. Je suis surprise par la maturité de ses propos, leur intelligence articulée. Cela me donne envie de le revoir sur scène, alors que j’ai toujours été bloquée par son air de beau gosse qui n’arrive pas à oublier qu’il l’est. Mais peut-être cela a-t-il changé depuis ? J’en touche deux mots à JoPrincesse : elle l’a vu sur scène il y a quelques mois seulement et en garde la même perception que moi. Damned.

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20 juillet

Séance d’ondes de choc chez la kiné. Révision de ce qu’il faut faire et que je fais déjà (boire beaucoup, rester en équilibre sur demi-pointes pendant des séries de 40 secondes). La mise au point concerne plutôt ce qu’il ne faut pas faire : pas encore de relevés (je pensais justement me renforcer) ni a fortiori de barre de danse. Même en anticipant et faisant uniquement ce qui, pour une classe de danse, est un échauffement ordinaire, j’ai repris trop vite. Je commence à me demander si j’arriverai un jour à me débarrasser de cette tendinite. J’oscille entre le découragement, le déni et la paresse. Seule bonne nouvelle : je peux faire les séries d’équilibres en seconde position et ainsi avoir la vague impression de travailler mon en-dehors en même temps.

Bref échange avec la kiné sur le manque de préparation physique chez les danseurs. Son formateur en kiné du sport lui a rapporté que c’était à peine mieux chez les pro et qu’ils attendaient de ne plus pouvoir faire autrement pour consulter : « Quand une danseuse vient vous voir, c’est qu’elle a vraiment mal ; ce n’est pas comme un footballer… » J’ai ressenti une pointe de fierté mal placée, avant de me rendre compte que c’est complètement con comme comportement, contre-productif à souhait. Si j’avais su que des séries quotidiennes de relevés auraient suffi à me renforcer musculairement  pour éviter une tendinite de ce type…

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Refus de revivre un premier semestre comme l’an dernier, à me trimballer Foucault. Expédition à la BU de droit-gestion (tout de suite le fun) pour récupérer les livres à lire avant la fermeture estivale : métro, GPS, 303 RAZ, 305.8 CHA, le hold-up est une réussite, à un coup de chaud près (je suis habillée pour 21°, la bibliothèque n’a pas encore exsudé les 40° de l’avant-veille).

Quitte à être de sortie à Lille, autant aller au ciné. La prochaine séance de Decision to leave me laisse un bonne heure, soit un crumble aux deux chocolats à la boulangerie Brier.

Les deux bouquins à lire pour la fac, exhibés sur fond de crumble chocolaté

Decision to leave au cinéma : malsain et jouissif. Cela m’aurait moins étonnée si je m’étais souvenu de Park Chan-Wook comme du réalisateur de Mademoiselle et Stoker. Un enquêteur développe une fascination bien peu professionnelle pour l’épouse d’un alpiniste retrouvé mort, qui le lui rend bien. On ne sait bientôt plus qui mène l’autre, ni où – à sa perte oui, mais de quelle manière ? Aux trois-quarts du film, le dénouement que je commençais à anticiper est déjoué, et je me demande s’il est encore possible de sortir de cet imbroglio avec une fin digne de ce nom. Emprise et défiance entraînent des renversements si incessants dans la relation de pouvoir que c’est tout juste si on n’en oublie pas le détail au fur et à meure. Et pourtant, ça finit, ça finit par faire sens, je crois. C’est une phrase de l’héroïne qui a fait tomber la pièce : son amour à elle a commencé quand son amour à lui a disparu, dans le moment même de son expression. Passion serait sûrement plus juste qu’amour, il n’empêche : chacun cesse d’aimer l’autre au moment où il se compromet pour lui ; son intégrité brisée, il n’y a plus de sujet aimant, et l’objet à son tour devient sujet.

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Les lectures pour la rentrée, la musique à travailler, diverses tâches administratives que je repousse… Je les récapitule dans tous les sens ; j’ai déjà l’impression que tout s’accélère, que je vais être submergée. Pour museler l’angoisse et qu’elle me laisse dormir, je liste tout sur un bout de papier en dessinant à côté des cases à cocher. Je m’endors, la to do list sur la table de chevet.

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21 juillet

Journée de motivation administrative : je fais et je coche. J’attends plus d’une heure dans la salle d’attente du médecin qui, quand vient mon tour, me retire deux bouchons de cérumen (même pour moi qui aime exploser les points noirs, c’est crade), et je coche : prendre rdv médecin. Bonus rigolo pour l’impression d’être ivre pendant dix minutes ensuite (pression sur l’oreille interne) ; malus pour l’acouphène qui ne part pas. Toujours sous le pouvoir de la to do list, je m’installe devant mon ordinateur, saisis plein de codes, photographie, transfère, vérifie les destinataires, relis, envoie des mails, un justificatif, et coche : activer CB /  envoyer RIB / envoyer certificat médical (je rajoute l’entrée juste avant de la cocher) / mail à agence. Dans l’après-midi, je passe mon plumeau tout neuf dans les interstices du radiateur qui n’a pas connu un tel traitement depuis un temps immémorial ; le plumeau ne survit pas, mais je coche : passer plumeau radiateur chambre. J’en ai ma claque, clairement, mais à chaque case cochée, je sens un soulagement. C’est une drogue : le soir venu, je télécharge le dossier de réinscription à la fac juste pour l’imprimer, et je finis par le remplir, trouver et imprimer toutes les pièces complémentaires (non, mon bac n’a pas disparu pendant l’été).

C’est l’envers de la procrastination, rien n’est impossible, je suis fière de moi, j’exulte, proclame à JoPrincesse l’impression de pouvoir déplacer des montagnes. Elle vient de faire un enfant et découvre avoir la ressource nécessaire pour s’en occuper sans quasi dormir, alors bien sûr que je peux déplacer des montagnes. Elle le dit sans préambule et sans mais, comme l’amie qu’elle est, et je la crois. Je peux déplacer des montagnes, il suffisait de s’en apercevoir.

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« Vous êtes d’ici ? » Je réponds oui en pas moins de trois syllabes, hésitant à décevoir mon interlocuteur par mon incapacité à répondre à sa prochaine question. Il me demande où est l’avenue Jean Lebas, soit l’un des trois noms de rue que je connais à Roubaix. C’est l’artère principale qui relie la gare à l’hôtel de ville, mais ça me met en joie, je commence à être du coin.

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22 juillet

Je fiche trois chapitres des Chasses à l’homme, j’en lis un autre, espérant instaurer ainsi un rythme de travail.

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Je vous ai déjà dit à quel point j’aime la médiathèque de Roubaix ? Parfois, je retourne juste une ou deux BD avant de rapporter le gros de l’emprunt pour le plaisir d’y passer (et pragmatiquement alléger le dernier trajet retour, il est vrai). Là, je m’y rends sur le chemin pour la visite guidée du centre-ville. Une bibliothécaire est en train de réordonner les chariots de retour, et comme celui qu’elle manipule a l’air de contenir des bandes-dessinées, je lui demande si elle veut les miennes. Réponse révélation : non, celles-ci vont sur le chariot avec la bande violette, vous voyez, là, comme sur les livres. Cela fait un an que je fréquente l’endroit et n’avais jamais remarqué ce code couleur. Ça m’a rendu un peu honteuse, et joyeuse aussi, comme si la réalité s’était un peu élargie, organisée, ou que j’avais été admise dans un nouveau cercle d’initiés.

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23 juillet

Une routine yoga-étirement-renforcement s’est mise en place : c’est un soulagement de voir que la discipline revient et avec elle, la sensation d’un corps plus aiguisé, mais la contrainte commence à se faire sentir dans l’effort supplémentaire, purement psychologique, que je dois faire pour m’extirper du lit.

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Un chapitre de fiché, un chapitre de lu. Efficace ou laborieux ? Plus agréable est la lecture de la bande-dessinée Les heures passées à contempler la mère.

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N’écoutant que la trentaine rugissante, j’achète un Dyson sur le Bon Coin et paye l’option remise en main propre. Puis j’angoisse un brin en voyant que l’application n’a pas prévu d’option pour annuler la transaction au cas où l’objet ne serait pas conforme à sa description. C’est n’importe quoi, je n’ai pas besoin d’un aspirateur, et il est loin, 50 minutes de bus, dans quoi me suis-je lancée, l’acheteur ne valide pas ; est-ce que je pourrai annuler la procédure ? L’acheteur a validé mais il ne m’envoie pas son adresse, il attend d’être rentré chez lui, comme si j’allais lui cambrioler le Dyson que j’ai déjà payé, je fais n’importe quoi, je n’ai toujours pas l’adresse ; vers 15h30 je relance, 15h30 c’est vraiment l’après-midi, et voilà, je peux enfin me mettre en route. Comme souvent, l’action calme le gyrophare mental. Le bus me dépose dans un coin sans charme et je finis le chemin en suivant les indications GPS de l’application Ilévia. Ah, le rectangle vert était un champ ! J’ai bien fait de mettre mes chaussures de rando pour aller le chercher, cet aspirateur. Je coupe à travers champ, donc, du blé à ma droite, des petites feuilles vertes à ras de terre à ma gauche – je m’amuse des courbes qui interrompent le tracé rectiligne en bout de champ, on voit que la machine a dû manœuvrer. On aperçoit une église au loin, vraiment le cadre est bucolique ; il y a même quelques coquelicots devant les épis. Je crois que j’ai passé la frontière belge sanas y prendre garde.

Le jeune homme au Dyson est fort aimable, il me laisse essayer l’engin et insiste pour brancher le chargeur, que je vérifie son bon fonctionnement, mais je suis complètement déconcentrée par les chats qui peuplent le salon et qui n’en finissent pas de se détacher du décor : un blanc à tâches rousses sur le canapé, un simili-siamois mais à poils longs qui court entre les chaises derrière, un sombre et fin en haut de l’armoire, celui-là je craque, mais c’est la chatte norvégienne la plus câlin ; elle déclenche l’usine à ronron dès que je lui gratouille la tête. La dame assise derrière moi qui n’a pas décollé la tête de son téléphone à mon arrivée entre dans la conversation, après présentation du jeune homme : c’est une ancienne éleveuse de chats à la retraite, elle a même gagné des prix de beauté, un chartreux, non ? Si vous vouliez savoir qui vend un Dyson à moins de moitié prix, la réponse est donc : un foyer peuplé de chats, où l’on a acheté le modèle du dessus pour enlever tous les poils du canapé.

À peine sortie, au coin de la rue, une voiture s’arrête pour me demander son chemin, persuadée qu’avec mon Dyson à la main, je suis des parages. J’explique que non, désolée, je suis en expédition Le Bon Coin, et je recroise le regard rieur du conducteur et de sa passagère lorsqu’il me laisse passer à l’intersection que nous avons tous deux empruntés. Je traverse le village, parallèle au champ, pour un arrêt de bus un peu plus proche. Lorsque les portes du bus s’ouvrent un peu plus loin et que le chauffeur m’aperçoit avec mon épée ménagère, il sourit. Forcément j’appuie sur la gâchette en essayant d’attraper ma carte de bus. Je crois que je fais sa journée. Calé entre mes jambes, mon fidèle destrier ne moufte pas de tout le reste du trajet. Je ne sais pas ce qui me réjouit le plus au final, de ce nouvel aspirateur que j’abandonne par terre à mon retour, ou de l’expédition héroï-comique occasionnée (la tendinite, elle, sait).

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24 juillet

Ce genre de rêve à caractère sexuel dont j’aurais préféré ne pas me rappeler. Surtout quand il inclut l’ex et se finit à 6h30 au son d’un « police » que j’ai cru entendre à ma porte. J’imagine que je dois m’estimer heureuse pour le rab d’une demie-heure sur l’heure légale de perquisition.

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La dose homéopathique d’un chapitre à lire et ficher par jour est trop laborieuse : je me plonge dans la lecture et finis Les Chasses à l’homme dans la journée. Mieux valait profiter de la concentration : il m’en faut pour saisir la logique de raisonnements qui n’en ont pas. Grégoire Chamayou analyse en effet les discours de justification qui ont accompagné les différentes chasses à l’homme (contre les esclaves antiques, les Indiens d’Amérique, les esclaves d’Amérique, les pauvres, les ouvriers étrangers, les migrants…), de manière très intelligente et pédagogique à la fois ; on saisit bien dans chaque cas les mécanismes à l’œuvre. C’est à la fois fascinant et terrifiant de se rappeler qu’on raisonne souvent à partir de nos angles morts, élaborant des raisonnements qui justifient a posteriori une position antérieure (position sociale, situation émotionnelle…) que l’on a pourtant l’impression d’adopter comme une conséquence. Il est difficile d’avoir conscience d’où l’on raisonne, et de faire la part entre tropisme déterministe et acquis argumenté.

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Twitter m’apprend qu’une exposition sur la place des femmes dans l’espace public est rendue gratuite pour ses derniers jours dans un lieu de Roubaix que je ne connais pas – c’est l’occasion qui fait le larron. Je me rends donc à La Condition publique, une ancienne halle de stockage de textiles réhabilitée en lieu culturel, dans une ambiance proche du 104 à Paris. L’architecture du lieu me plait beaucoup ; je me rends compte au passage que ce sont les arches qui m’intriguaient quand je me rendais chez la kiné – intriguée, mais pas bien curieuse.

Dentelle du dessus de porte en fer forgé et jeu de lumière avec la verrière et les briques

Pour ce qui est des expos en elles-mêmes… J’essaye de m’y rendre perméable parce que j’ai l’impression de manquer quelque chose, mais l’art contemporain me laisse souvent perplexe. Les discours me paraissent creux quand il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent concrètement. Ça ne nourrit pas vraiment, mais je picore ça et là : des trouvailles et de l’ingéniosité, plus que de la beauté. Je prends quand même des photos, preuve qu’il y a des éléments que je veux garder avec moi. Je m’en retourne chez moi avec une impression de facilité, pas comme jugement mais comme possibilité : on peut faire feu créatif de tout bois.

Panneaux directionnels : "chemin aérien", "rue du jeu", "clalindrome", "club des larmes"
J’rais bien au calindrome. (Petit frémissement en constatant sur l’autre face que la « rue de l’épaule », quartier pauvre de Roubaix, est dans la direction opposée à la « plage de tous les possibles ».)

Ombres de feuillages sur le trottoir et sandales colorées

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Skype du jour avec le boyfriend : pas de la papote, une vraie discussion qui se déploie, dans laquelle on s’oublie… et qui finit par me déclencher des bouffées d’élans amoureux. Il y a des moments comme ça, on a l’impression d’accéder à la beauté bonté d’âme. À l’entendre, j’ai l’impression de la voir, pourtant retenue par des yeux opaques et brillants comme des billes noires – ce n’est pas une image, on ne distingue pas l’iris de la pupille. Je voudrais qu’il continue à parler sans s’apercevoir que je ne cherche plus à poursuivre la conversation, mais aller dîner, c’est bien aussi.

Soirée à rédiger l’entrée de ce journal sur la visite guidée de Roubaix. Je partais pour quelques lignes, mais le plaisir de raconter a pris le dessus sur l’évocation. Du mal à m’endormir.

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25 juillet

En dix jours, la répétition a pris le pas sur le rituel, il faut que je change d’enchaînement matinal si je ne veux pas rompre cette habitude en cours d’ancrage. Je lance la première vidéo de Yoga with Adriene en non lu dans mes mails.

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Tempura au cinéma et pas même envie de tempura en sortant : je pense qu’on peut parler d’un échec. Alors que le film était d’une durée équivalente à Decision to Leave et diffusé dans le même cinéma, cette fois-ci j’ai eu le temps d’avoir mal aux fesses. Ce ne sont plus des atermoiements entre amoureux timides, c’est un malaise social continu ; la solitude crée une souffrance telle que l’héroïne ne l’endure qu’en parlant avec son double schizophrénique – double qu’il va falloir plaquer avant de pouvoir aller à la rencontre d’une altérité un peu plus incarnée. Cela dit, l’avantage à tout ce malaise, c’est que j’en ressors avec une impression de fluidité extraordinaire dans mes propres rapports humains.

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Je me suis mis en tête d’illustrer le post sur la visite guidée de Roubaix avec des dessins, et commence ainsi avec la mairie. En important une photo de référence dans l’application de dessin, j’ai la tentation de « décalquer » puis je me reprends : si c’est pour faire ça, autant utiliser directement la photo. Il y a ce paradoxe que le dessin sera plus réussi s’il est moins juste ; en lui infusant mes imperfections, il prendra ma patte et le cumul de tous les traits bancals lui donneront un air de guingois sympathique. Une fois les volumes et principaux éléments placés, il n’y a plus besoin de penser à grand-chose, c’est agréable, je suis juste là à dessiner sans me demander à chaque trait si je ne suis pas en train de gâcher l’ensemble, et j’ai même la disponibilité d’attention pour suivre en même temps un podcast : Tous danseurs, l’épisode avec Philippe Noisette.

Je suis surprise (mais en y réfléchissant, finalement pas tellement) qu’il n’ait pas eu de formation journalistique ; il y est allé à l’enthousiasme et au culot, spectateur curieux avant tout. De fait, on sent beaucoup d’émerveillement et de tendresse dans sa parole. Pour toutes les découvertes qu’il a faites et fera, pour les chorégraphes et surtout les danseurs – et même pour les balletomanes, qui pour certains en connaissent plus que lui, selon ses propres mots. J’ai trouvé ça très classe, quand les professionnels du milieu ont souvent le tacle facile envers cette communauté de spectateurs. Son appel à retourner en salle et à se lancer davantage à la découverte des chorégraphes moins connus m’a en revanche prise en flagrant délit de paresse : je vais beaucoup moins au théâtre depuis la pandémie, et souvent sur un nom qui m’est familier. Le fait de désormais y consacrer mes journées n’y est peut-être pas étranger.

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26 juillet

Yoga with Adriene spéciale surfeurs, qui convient aussi aux non-surfeurs. Je confirme, séance qui fait du bien, sensation d’avoir le dos en place.

Premiers épisodes de The Handmaid’s Tale : glaçant et addictif. Surtout avec le biais induit par Elisabeth Moss, dont j’admire les rôles.

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27 juillet

Arrivée du boyfriend… avec son chat. C’est une première et il est terrorisé, rampant de cachette en cachette (dans les toilettes, derrière la cuvette des toilettes, derrière la porte de la cuisine en angle aigu, puis sous le meuble de lavabo pour la vue sur le couloir et donc sur toutes les portes de l’appartement). On alterne sollicitations pour le faire sortir, caresses pour le rassurer et laisser en paix pour qu’il se remette de ses émotions.

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28 juillet

Le chat a pris la confiance, on l’a retrouvé dans le tiroir à collants, comme chez lui dans le bac à chaussettes. Il s’installe donc partout sauf sur le coussin que j’ai mis à sa disposition sur le rebord de la fenêtre (en hauteur, cachette du rideau, position de commère).

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On fait très bien la sieste sur le tapis de yoga sur la terrasse.

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Une série de superhéros où les superhéros sont des pourris… Je voulais bien croire à l’ironie cinglante et à la critique intelligente (l’épisode des Avengers réalisé par Joss Whedon, quoi), mais le boyfriend avait beau me la vendre,  l’univers ne m’attirait pas assez pour que j’y aille de moi-même, surtout après avoir entamé The Handmaid’s Tale. Puis Alice en a parlé sur son blog  et The Boys a acquis l’attrait d’une référence entrée en écho. Ce n’est pas que je valorise l’avis d’Alice davantage que celui de mon compagnon, ne vous méprenez pas, mais retrouver une référence dont j’ai déjà entendu parler par ailleurs créé un effet de reconnaissance et me la rend désirable ; de simple recommandation, c’en devient un hasard insistant. Ah mais je connais, ça… enfin je connais… peut-être est-ce le signe que je devrais en prendre connaissance, justement. Ou comment j’ai fini par lire La Vie mode d’emploi sur recommandation d’un crush Happn alors que Melendili avait fait son mémoire de master sur Pérec. Ce mécanisme peut avoir quelque chose de passablement vexant pour la personne qui a initié la recommandation, parce que je parais passer outre et me décider sur l’avis d’un tiers. Pourtant, c’est parce qu’un proche dont je valorise l’opinion m’en a parlé que je m’en souviens lorsque quelqu’un de plus éloigné m’en donne l’écho.

Le premier épisode m’a donné envie de voir la suite, voilà.

Et une tatin d’échalotes

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29 juillet

Le boyfriend parle parfois dans son sommeil, mais rarement de manière intelligible. Cette nuit néanmoins, j’ai pu ajouter une nouvelle phrase à ma collection, constituée jusqu’à présent de ce seul joyau : « Les paillassons, c’étaient des paillassons » – le ton ne laissait aucun doute sur le fait que le paillasson était un eurêka. Tentant de me rendormir après avoir été réveillée par le chat, je l’entends parler de quelque chose comme des « gencives de porc ». Hein, quoi ? Je lui demande de répéter en enlevant mes bouchons d’oreille et il répète, sur-articulant comme à l’adresse d’un interlocuteur intellectuellement limité, inattentif ou dur de la feuille : « Des barquettes de blanquette de porc. » D’où j’ai conclu qu’il dormait. L’incongruité de cette aberration culinaire en forme de tongue twister a fait passer l’agacement d’être réveillée en pleine nuit. Essayez un peu de prononcer ça sans fourcher, des barquettes de blanquette

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C’est laborieux, je compte sans cesse les pages restantes en les mettant en regard avec les pages tenues par ma main gauche, mais ça finit par le faire : ma lecture hors-sujet du premier semestre est fichée.

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Je confirme qu’on fait très bien la sieste sur le tapis de yoga sur la terrasse.

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Vitrail en arc de cercle et son reflet sur le mur des cabines

Je profite de la gratuité du vendredi soir pour faire découvrir le musée de La Piscine au boyfriend. Même si l’architecture du lieu prime sur les collections, il y a toujours quelque élément qui retient mon attention. Cette fois-ci, c’est un volume de la tussothèque ouvert à une page de 1895 de tissus pour cravate : je n’aurais jamais imaginé qu’en 1895, on pouvait porter une cravate avec des éclairs rouges satinés.

À chaque fois, je me dit que je devrais venir régulièrement le vendredi soir, me créer une routine d’observation, de dessin ou d’écriture in situ. C’est l’effet de promesse du banc que l’on croise sans s’arrêter : tout ce qu’on y rêverait et lirait et écrirait si on avait eu le temps, juste là ; et quand on a le temps comme je l’ai, on ne le prend guère, on sort son téléphone.

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Dîner à l’Étoile syrienne, restaurant sans aucun charme au menu unique, généreux : houmous, houmous de betterave, houmous à la coriandre, taboulé, caviar d’aubergines fumées, salade fattouche, écrasée de pommes de terre au cumin, moussaka, boulgour à la tomate, riz safrané. C’est presque la même chose qu’avec Mum la dernière fois, mais pas tout à fait (pas de mélasse de grenade dans la salade fattouche, les houmous parfumés à la place des feuilles de vigne et des lentilles cuisinées). J’aime cette idée de variation (comme dans le  ballet), avec des saveurs qu’on retrouve et des décalages-découvertes. On cale assez vite et pourtant, on n’est pas lourd : l’effet des épices, d’après le boyfriend. Tout est incroyablement parfumé.

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30 juillet

J’ai retiré les pulls de la penderie pour que le chat puisse s’y installer à loisir sans les faire tomber. En échange, je requière son enfermement au salon pendant la nuit : c’est formidable, une bonne nuit de sommeil.
(La négociation n’a pas tant lieu avec le chat qu’avec son maître.)

Le chat est tellement habitué à sa fontaine à eau qu’il touille le bol de sa patte pour que l’eau remue avant de boire. J’essaye de ne pas rire quand je le vois faire ; j’échoue presque à chaque fois.

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31 juillet

Une bonne journée de vacances, lecture, écriture, promenade au parc Barbieux, deux épisodes de The Boys, des croissants chèvre-épinards.

Le boyfriend me fait écouter un extrait de monologue d’Artaud, et d’un coup il me semble impossible que Kundera n’en ait pas eu connaissance. Je retrouve L’Insoutenable Légèreté de l’être dans ma bibliothèque pour lui lire quelques passages sur le kitsch comme négation de la merde – je ne m’attendais pas à ce que le Folio sur lequel j’ai bossé pour mon mémoire de lettres soit déjà si jauni…