Journal de lecture : Deux vies

Deux vies, d’Emanuele Trevi : ma première lecture de 2024… et un article resté en brouillon depuis près d’un an. J’avais croisé Emanuele Trevi dans La Librairie sur la colline d’Alba Donati ; le retrouver par hasard sur une étagère de la médiathèque dans la même collection que l’excellent L’Allégement des vernis m’a semblé un signe. Je l’ai emprunté.

Les deux vies en question sont celles de deux amis de l’auteur… que je n’aimerais pas avoir pour ami. Il a l’amitié âpre. Difficile de déceler de la chaleur dans les portraits qu’il dresse devant lui, devant eux, comme un étrange miroir, témoin scrupuleux plus que complice. Je ne peux pas vraiment dire que j’ai aimé l’ouvrage qui en résulte, l’affection ne relève pas du vocabulaire adéquat, mais l’écriture m’a retenue ; il y a de ces dissections de la psyché et de ses mystifications tortueuses…

…

Quand à être heureux, c’est
terriblement difficile, exténuant.
Cela équivaut à porter en équilibre
sur sa tête une précieuse pagode
de verre soufflé, ornée de clochettes
et de fragiles flammèches,
et à continuer d’accomplit heure après heure les mille
mouvements obscurs et pesants de la journée
sans qu’un seul lumignon s’éteigne,
qu’une seule clochette émette une note fêlée.

Lettre de Cristina Campo (citée en exergue)

C’est comme une antithèse à l’expression de Simone de Beauvoir ; on pourrait n’être pas « doué pour le bonheur ».

…

Please meet Rocco :

Drue et compacte, la masse inamovible de ses cheveux paraissait modelée et peinte sur sa tête, comme celle des marionnettes.

Toute fantaisie, jusqu’aux innocents losanges d’un pull-over, lui causait de l’embarras, m’a-t-il confié un jour.

L’efficacité de la description. Le mec te taille un costard-jacquard en deux deux. Et ne lésine pas sur la névrose :

Il avait une soif désespérée, dirais-je, du sens exact des mots, purifiés de toute leur ambiguïté […]. […] Rocco s’efforçait obstinément de simplifier, de nettoyer. Si l’anatomie humaine l’y avait autorisé, il aurait volontiers astiqué ses os et ses serfs à l’aide d’une brosse en fer.

Évoquer le vie de Rocco signifie nécessairement évoquer son infélicité et admettre qu’il appartenait à la troupe prédestinée des individus nés sous l’influence de Saturne.

Néanmoins, cette constellation de faits positifs, ou du moins normaux, se disposait autour d’une espèce de trou noir, capable d’absorber en son centre toute son énergie vitale, la transformant en un mal d’exister lourd, inerte, désespéré, qui l’amenait à voir dans l’avenir la répétition irrémédiable d’un présent insupportable. Il était assailli par des nuées de pensées, pareilles aux sauterelles de la malédiction biblique, dont il ne réussissait en aucune façon à se libérer.

…

À côté de ce Rocco torturé, il y a Pia… et quelques préjugés sexistes qui transparaissent. Pour notre auteur hétérosexuel, Pia est une « créature enchanteresse », forcément appréhendée par sa beauté ou son absence.

Pia, cette charmante ‘demoiselle anglaise’, si séduisante qu’elle n’a jamais semblé regretter la beauté qui lui faisait défaut […]

Elle était plutôt un être intense, dotée d’une âme réceptive et sensible, encline à l’illusion, se vexant facilement.

Difficile de ne pas soupçonner une pointe de rancœur inconsciente de n’avoir pas été considéré comme amant, même si rationnellement, évidemment, c’est beaucoup mieux comme ça, il n’est pas de la même étoffe que la « vermine » de Pia — terme apparemment utilisé par la principale intéressée pour ironiser sur ses choix amoureux peu judicieux.

Heureusement il y a de la malice dans le portrait de la « demoiselle anglaise »,

une sorte de Mary Poppins à l’envers, en rien pédagogique, dotée de dangereuses réserves d’incohérence et de susceptibilité étrangement associées à une douceur de caractère que son attitude ironique et malicieuse trahissait parfois de manière émouvante.

Cela sautait aux yeux, Pia était une créature bizarre, absolument non conformiste, un véritable trésor dans le désert social et la prison des convenances intellectuelles. Ainsi, tout en étant occupée par d’austères travaux de traductions de vieux textes religieux, tels que la Vie de l’archiprêtre Avvakum par lui-même, elle aimait écrire des scènes de sexe d’une façon très désinvolte, c’est-à-dire sans rien estomper quand ses personnages en venaient au fait. Comme toutes les personnes intelligentes qui s’efforcent de dénicher un équivalent crédible au sexe, elle optait parfois pour des moyens qui relevaient davantage de la pornographie que de l’égotisme hypocrite et bon marché qu’on trouve dans tant de romans pour dames, lesquels sont le seul lieu au monde où les bites se transformant en « membres » et autres agréments de ce genre . […] l’érotisme n’est autre qu’une censure adoucie par les lieux communs du racolage.

(Les scènes de sexe sont vraiment des passages casse-gueule dans les romans. Il faudrait une anthologie du pire et du meilleur.)

…

Quelques considérations sur la disparité des souvenirs et des traits humains, qui rend l’exercice du portrait si intéressant et difficile :

De manière inexplicables on associe à la photographie l’idée d’immortaliser, mais c’est une façon de parler erronée : plus que tout, la photographie, inexorablement liée à l’instant et au présent, nous rappelle notre nature transitoire et futile.

Plus on s’approche d’un individu, plus il ressemble à un tableau impressionniste, ou à un mur écorché par le temps et les intempéries […]. Si l’on s’éloigne, en revanche, ce même individu se met à ressembler excessivement aux autres. La seule chose qui importe, dans ce genre de portraits écrits, est de chercher la bonne distance, qui est la marque de l’unicité.

// La bonne distance pascalienne. // On n’y voit rien arassé. // Le monstrueux qui naît de trop de perfections rassemblées en un seul visage chez Théophile Gauthier, les traits qui s’entrechoquent, symptôme de la jettatura.

Par quel mystère enfermons-nous tant de traits aussi inharmonieux et contrastés, à l’image de vieux tiroirs où les objets s’entrassent en vrac sans le moindre critère ?

Un souvenir isolé peut être parfaitement gai et insouciant, comme une marguerite qui s’ouvre entre deux gelées.

…

Back to Rocco

[…] l’écriture stimulait chez lui deux de ses talents les plus dangereux et les plus destructeurs : l’art de se tourmenter pour des motifs futiles et celui d’être déçu par son prochain.

Plus tard seulement, alors qu’il n’était plus de ce monde, nous avons été nombreux à nous rendre compte que ces polémiques, ces entêtements […] étaient un moyen d’occuper le centre de l’attention et de réclamer cette affection dont il se croyait toujours créditeur. Il lui était impossible de percevoir une affection silencieuse et privée de manifestations tangibles. Et si le prix de ce qui lui était indispensable consistait à culpabiliser les autres alors qu’ils se sentent coupables !

Nous croyons être malheureux pour une raison ou pour une autre, sans nous rendre compte que c’est justement l’infélicité qui produit en permanence son théâtre de causes, lesquelles ne sont en réalité que des masques qu’elle adopte, et nous passons une bonne partie de notre vie — pas toute, espérons-le ! — aux prises avec des problèmes apparents : sentimentaux, créatifs, économiques…

…

Les deux vies ont pris fin quand l’auteur s’attaque à leur portrait, deux morts qui ont leur propre violence, Roco décédé dans un accident de moto, Pia à la suite d’une maladie neurodégénérative. Peut-être que ce livre est un hommage en même temps qu’un pillage. Peut-être que leur rendre justice, c’était de ne pas les épargner.

[…] lorsqu’elle parle d’une maladie, la littérature se contentera de la transformer en une maladie sans nom, la seule qu’on puisse proportionner dignement à cet unique entrelacement de destin et de caractère, de contingence et de nécessité, qui donne vie à un personnage.

Rocco avait trouvé une façon de se tenir à l’écart des gros problèmes ; l’infélicité et la joie de vivre avaient repris leur rythme acceptable de systoles et diastoles.

[Nous dépensons de l’énergie] pour repousser d’obscures menaces, pour chercher un équilibre instable entre des forces contraires, pour fuir le destin que nos parents ont souhaité pour nous. Nous ne nous en rendons même pas compte, pourtant, lorsque nous nous sentons fatigués, nous ne devrions pas songer uniquement à ce que nous avons fait, mais au travail obscur de soustraction et de renoncement que nous coûte notre propre consistance en état de veille ou de sommeil.

[…] la volonté de s’installer à la campagne, lorsqu’elle n’est pas dictée par une nécessité pratique incontournable, m’est toujours apparue comme une automutilation délétère. J’ai beau passer la plupart de mon temps enfermé chez moi, j’ai besoin de savoir que la ville est là, dehors, avec son enchevêtrement infini de possibilités et de désirs, de mauvaises odeurs et de beautés involontaires, et j’ai tendance à attribuer aux autres mes propres besoins.

Si elle n’était plus en mesure de prendre soin de son jardin, c’était le jardin maintenant qui prenait soin d’elle. Exactement ainsi : il l’attendait, non comme les morts, dit-on, attendent les vivants, plutôt comme un véhicule apprêté devant la porte […].

Pia Pera est entre autres l’autrice de Ce que je n’ai pas encore dit à mon jardin.

…

Les deux vies du titre apparaissent p. 106 et ne désignent pas celles de Rocco et Pia :

Parce que nous vivons deux vies, toutes deux destinées à s’achever : la première, la vue physique, est faite de sang et de souffle ; la seconde se déroule dans la tête de ceux qui nous ont aimés.  […] pendant que j’écris et tant que je continuerai à écrire ces lignes, Pia est ici, sa présence est aussi encombrante que la table à laquelle je suis assis, ou que la lampe.

encombrante… le choix de cet adjectif est assez emblématique de cet étrange rapport de l’auteur à ses amis.

[…] l’écriture est un moyen singulièrement approprié pour évoquer les morts et je conseille à tous ceux qui ont la nostalgie d’un être cher de s’y exercer : ne pas penser à lui, mais composer un écrit à son sujet ; on le constate vite, le défunt est attiré par l’écriture, il trouve toujours un [je n’ai pas photographié la page suivante, où se terminait cette phrase — le défunt trouve toujours un moyen de se manifester à nous, j’imagine, nous rappeler de lui des choses que l’on croyait avoir oubliées]

Une trajectoire exemplaire

Une trajectoire exemplaire de Nagui Zinet commence comme ça, catchy :

Les amours ratent, mais de peu, c’est ainsi que commencent les suivantes.

Tout le prologue est écrit à la deuxième personne du pluriel, histoire de se mettre simultanément à la place et à distance du grossier personnage qui dégueule sa focalisation interne :

Sur le trottoir d’en face, une femme attend, son téléphone à la main. Elle est brune, belle, et quelqu’un la possède, cela se lit facilement.

C’est dégueu, mais drôle aussi un peu, d’un humour noir qui ne me déplaît pas. C’est là en tous cas que je décide de lire la suite :

La conversation au comptoir semble ne pas s’arrêter, vous les égorgeriez bien, mais vous n’êtes pas un homme très tactile.

Le politesse du désespoir ou de la chouine, à vous de voir :

[…] vous êtes toujours ce gosse tirant vanité de son exclusion sociale à haute voix et chialant dans sa piaule.

…

Le prologue embraye sur un récit à la troisième personne, featuring le juge d’instruction qui se trouve en possession du journal de N., rédigé à la deuxième personne du singulier. Nous voilà mis en garde et rassurés : nous allons lire le journal d’un prévenu, l’errance de ce pauvre type va quelque part, l’auteur décline toute responsabilité en cas de propos misogyne ou raciste ou dégueulasse.

…

On est tenté de croire au début que l’emboîtement des récits n’est qu’un prétexte, pour passer tout un tas de faux-semblants sociaux au vitriol.

Elle prépare du thé. Tu n’aimes pas le thé. Elle sort des biscottes. Tu n’aimes pas les biscottes. Elle sort du jus de pamplemousse. Tu ne savais même pas que ça existait.
— Ça te va ?
— Parfait.

Lui, il est plutôt bibine et alcool fort, qu’il picole dans bar nommé L’Étrange. Quand t’es alcoolique et bourré, ça a un petit relent camusien.

Elle t’a donné le code de sa carte bancaire. […] Tu n’as jamais été aussi à l’aise financièrement. Et tu l’aimes de plus en plus. Tu essaies de te convaincre que ce n’est pas lié.

Tu profites d’un silence trop pesant pour aller fumer une cigarette dans le jardin et contempler cette pelouse sur laquelle tu n’as jamais pu jouer. Ta mère estimait qu’un enfant qui joue dans l’herbe est un enfant qui abîme l’herbe. Ce qui n’est pas dénué de bon sens. Puis tu vois une petite boule noire tout au fond, près de la cabane […] un chien. Tu t’approches et l’examines, il n’est pas bien vieux, et il s’amuse comme un fou à creuser un trou. Le veinard ! penses-tu. À ce moment précis, tu sais que tu n’aurais jamais dû venir.

Désormais, tes mensonges seront les mêmes pour tous. C’est ta nouvelle règle. Ta passion pour les vies parallèles s’en trouve contrariée.

La libraire porte une jupe et a des yeux verts. Tout cela lui va à merveille.

À la gare, tu regardes le tableau des TER puis celui des TGV.
Souvent, tu as soif d’aventures. Là, tu hésites entre Douai, Arras et Rouen. Un type se met à jouer du piano. Il ne joue pas si mal que ça, mais pourquoi joue-t-il ? Comme toujours, des gens le regardent comme s’il était Glenn Gould.

(À chaque référence lilloise, je suis surprise ; mais, c’est chez moi !)

…

Je ne prends plus aucun passage en note ensuite. N. devient de plus en plus méprisant parce que méprisable. L’inverse aussi, méprisable parce que méprisant. L’humour noir ne fait plus rire mais grincer, puis dégoûte et lasse. Le lecteur alors est mûr pour l’escalade, l’accident puis le meurtre délibéré. Le juge d’instruction nous récupère. Journal refermé, la trajectoire exemplaire est décapée de son ironie littéraire, devient très littéralement un exemple parmi tant d’autres de violence.

Alors tu es gênée d’avoir parfois ri goguenard avec ce pauvre type. Soulagée aussi que ça soit fini. En Googlant le roman pour trouver l’image de la couverture, tu tombes sur la photo de l’auteur, t’aurais préféré ne pas, parce que de nouveau, t’as l’impression que le cadre narratif n’était qu’un prétexte (à dégeuler sans se faire emmerder, en se faisant peut-être même encenser), t’as l’impression de t’être fait mettre en boîte.

Le passé est ma saison préférée

Le titre est beau. Il m’attire, comme m’attire le mélange d’essai et de récit à la première personne. Ça commence bien entremêlé, puis Julia Kerninon tire si fort le fil que soudain je me demande comment j’en suis venue à lire une biographie de Gertrude Stein. On finit par s’éloigner, on divague et ça se précise, je crois.

Gertrude Stein fait figure de maîtresse du passé qu’on réécrit pour s’écrire soi, prendre la place dont on rêve ou qu’on mérite (on hésite entre gros melon et petit rééquilibrage féministe). Le passé devient un présent dont on n’a pas pu se saisir, dont on se ressaisit — un passé qui n’en finit pas de passer, de rester présent. Ces considérations sont d’autant plus stimulantes qu’elles sont ancrées très concrètement dans la grammaire, dans l’expérience de l’autrice comme traductrice. J’aurais aimé que ce soit davantage fouillé.

Par exemple sur la conjugaison : Julia Kerninon souligne de fort intéressantes choses sur le prétérit, mais quid du present perfect ? Si le prétérit est bien cette île passée détachée de tout présent, alors le present perfect doit être une presqu’île menant ou revenant du passé, il doit y avoir quelque chose à y trouver.

J’aurais aimé aussi que les liens soient moins souterrains, des ponts plus que des tunnels. Car en dehors de ces archipels grammaticaux où le sens affleure, je me demande souvent quel rapport, quel lien ? Quand Julia Kerninon cite Deborah Levy, je me dis que leurs travaux se ressemblent, plaisants et pleins d’amorces intéressantes… qui ne vont nulle part. Je ne peux m’empêcher d’être déçue et m’en console comme je peux : la déception serait-elle plus stimulante qu’un tout bien ficelé qui s’oublie plus facilement ? On se retrouve avec un essai à transformer et finir soi-même, un essai FIY finish it yourself.

…

La raison d’être de la ponctuation est notamment d’aider le lecteur à associer correctement tous ces petits osselets, en les réunissant en groupes sémantiques, comme des kits de montage en sachets […]

Quand je la lis, régulièrement je m’égare, parce que je confonds les adverbes et les prépositions, je me trompe dans mon association des petits vocables américains, je favorise une hypothèse erronée et je remonte la mauvaise piste, et c’est seulement arrivée au dernier mot de la phrase, qui n’a sa place nulle part dans ma logique, que je comprends que j’ai fait fausse route, et je reprends au début. Être parvenue à faire une aventure non pas de son argument, mais de sa phrase elle-même, quel génie.

Ça a l’air mi-génial mi-imbitable.


[idéal de l’écriture comme] l’art performance qui nous propose de considérer des émotions comme le regret d’avoir donné, la honte de n’avoir pas pleuré, la honte d’avoir tort, l’hésitation, la fureur, la timidité, des émotions que nous connaissons mais qui dans la réalité ne nous arrivent jamais que par surprise. Nous n’avons pas le temps de nous y préparer, et l’instant d’après ce n’est déjà plus qu’un souvenir, même pas une expérience, un fragment de mémoire floue comme du verre flotté dont nous ne pouvons tirer aucune leçon. L’art performance et certaines pièces d’art conceptuel imaginent des installations qui reproduisent comme magiquement ces émotions, pour nous donner enfin une chance de les regarder en face, et d’y penser.

Et si j’aimais la danse précisément pour ça, pour l’incarnation d’émotions qui se laissent contempler ?


[la traduction] dans cet exercice, je suis plus proche des textes que je ne le suis même des miens […]. C’est comme une forme de lecture maximale.

(Déjà dans la copie j’éprouve une forme plus soutenue de lecture.)
Aimée aussi : l’idée qu’écrire cet essai était une manière de continuer à lire.


Ce qui me captive, c’est la façon dont le passé ne cesse de revenir à nous sous une forme nouvelle, comme s’il nous poursuivait ou nous devançait, comme s’il contenait déjà en lui tout ce qui se passerait après. […] pour les Grecs anciens, les rêves étaient des oracles prémonitoires, venant nous parler de ce qui est à venir, nous alerter, nous préparer, contrairement à notre croyance moderne qu’ils nous instruiraient plutôt sur le passé déjà vécu. […] C’est peut-être ça que dit le prétérit anglais souvent identique au présent : on dirait le présent, mais c’est le passé.

Les deux ne me semblent pas incompatibles. Notre lecture présente du passé constitue un moyen de nous projeter dans le futur.

J’essaie de dire que pour moi, le passé est là tout le temps, comme les morts, comme certains faits ayant eu lieu longtemps avant ma naissance continuent d’exister en moi, de se déployer en un fouet souple […]. Le limon met du temps à se déposer au fond du verre, à libérer l’espace et le regard.

Spontanément, j’aurais invoqué la boule à neige ; le limon fait plus sérieux. Le passé n’en finit pas de se relire. (Je l’ai découvert en écrivant des lettres de motivation, qui chaque fois relisent le même CV pour le faire aboutir comme nécessairement au poste convoité.)

Écrire sur ce qui s’est passé, c’est se ressaisir de ce qui nous a forcément échappé, et tenter de lui donner une forme lisible, une cohérence.

De fait, ça s’est rarement passé comme ça : ça s’est passé et on le raconte comme ça.

Les mots que nous choisissons, parfois à notre insu, composent une histoire aux dépens de toutes les autres.

Ça me défrise parfois, j’aimerais écrire en arborescence, à partir d’une même phrase développer deux paragraphes concomitants.

Dans l’élan d’écrire sur le passé, je crois qu’il y a toujours le désir conscient ou non d’imposer sa version des choses. Pourtant, quand un écrivain entreprend de le faire, il lui est impossible de prédire s’il va capturer ce passé, le neutraliser, avoir le dessus, avoir le dessus, ou au contraire devenir sa proie, et demeurer à jamais prisonnier de son propre récit comme d’une boule de neige.

Expérience similaire en écrivant le journal de ce blog : vais-je réussir à capter des moments et les archiver ? arrêter de les ruminer après avoir jeté sur eux un filet de mots (neutralisation réussie) ? détruire toute puissance et faire retomber le soufflé avec des phrases trop lourdes (neutralisation ratée) ? me laisser embarquer dans une narration ou des atermoiements interminables quand j’avais prévu d’en finir avec ?


Écrire un livre, c’est ce même mouvement circulaire que font dans les films les gangsters avec une pointe du diamant sur une vitre, sciant une issue au bord tranchant par laquelle ils espèrent passer la main pour attraper un trésor, une œuvre d’art dans un musée la nuit, au péril de leur honneur et de leur vie.

À tâtons, essayer de choper le truc.
Pour la circularité : dans Le passé est ma saison préférée le titre de chaque chapitre correspond aux derniers mots du chapitre précédent.


Il y a bientôt dix ans, j’ai soutenu un doctorat de littéraire, qu’on pourrait définir plus simplement comme un diplôme en patience.

[…] je pose le livre ouvert à côté de moi, je le cale avec la tranche d’Against Love de Laura Kipnis qui a exactement la bonne densité pour ça, et je tape mes notes pendant une heure ou deux.

Le graal. Il faudrait que je fasse des essais avec divers ouvrages de ma bibliothèque ; souvent je me sers de mon portable, en priant pour que le poids ne marque pas le dos du livre.

Journal de lecture : Tout brûler

[TW inceste]

L’illustration de la couverture m’a attirée en me rappelant celle d’Un monde plus sale que moi. Normal, c’est la même maison d’édition et la même illustratrice. J’ai ouvert, picoré au début et au hasard, mais la thématique était aussi lourde que le livre léger, je l’ai reposé sur l’étagère. Après un tour au dernier étage (l’étage des essais), je pensais encore à la prose aérée de Lucile de Pesloüan et j’ai eu envie de lire ce que l’on pouvait écrire ainsi — en l’appelant roman, quand la même écriture attelée à tout autre chose que l’inceste aurait été poétique.

le procès-verbal

je raconte tout
me viennent même des épisodes jamais relatés
à ma psy, à mes proches
je m’enthousiasme presque
il y a ça et ça et ça
et ça, ça compte ?

je dépeins une des plus grandes violences de mon enfance
il ne s’agit pas cette fois d’un geste sexuel ou d’un coup de martinet
mais quand le gardien de la paix entend cette histoire sordide
il s’arrête et ouvre grand les yeux

On ouvre souvent grand les yeux à la lecture de ce roman-recueil, et peu à peu on découvre que l’inceste recouvre tout un système qui dépasse de loin les agressions sexuelles qu’il protège. J’ai commencé à le comprendre lors d’un épisode qui suit une agression sexuelle par le frère de la narratrice sur celle-ci et une amie à elle, qui dormait chez eux cette nuit-là. Paroles rapportées de la mère de la narratrice à la mère de l’amie :

on comprendrait que vous portiez plainte
mais votre mari peut aussi le frapper
on est tout à fait d’accord avec ça
on peut l’emmener ici si vous voulez,
vous pourrez vous défouler sur lui

On est tout à fait d’accord avec ça. Oo

l’inceste ce n’est pas seulement de la pédocriminalité
l’inceste c’est se servir et se croire tout-puissant
au-dessus de tout
au-dessus des lois

Les dingueries relatées sont rendues possibles par tout un tas de remarques insidieuses, de dérapages mineurs et malsains, puis plus du tout mineurs, minant le quotidien, l’équilibre mental.

je ne sais plus si c’est vrai

à force

…

on raconte aux enfants que les monstres n’existent pas

[…] je ne sais toujours pas que Clarisse, petit fille,
se cachait sous son lit, serrait les poings, les yeux,
ses peluches, quand son oncle pénétrait dans la maison

elle, elle savait que les monstres existent

…

La narratrice raconte sa mise au ban et celle des autres victimes de son père lorsqu’elles se décident à parler et porter plainte :

Suzanne a parlé mais il est toujours là
il fanfaronne et fait le pitre […] Suzanne ne vient plus dans les réunions de famille
cela ne dérange personne.

…

un village trop petit

je m’ennuie
les chemins se resserrent sur mon passage
j’ai dix ans et je suis mélancolique
[…] l’ambiance n’est pas la même dans les onze maisons
sur le portail de la nôtre, on aurait dû accrocher
« attention père méchant ».

ce ne sont plus des souvenirs d’enfance
ce sont des flashs de violence
tous mes souvenirs deviennent flous
et se barrent peu à peu d’une croix rouge
[…] tout ce que je n’ai jamais trouvé normal ne l’était pas

…

œdipe c’est pareil, c’est tout sauf une petite fille qui tombe amoureuse de son père et qui veut la mort de sa mère
œdipe, c’est tout sauf un enfant dominé par ses pulsions sexuelles
œdipe, c’est un mythe
et si freud n’avait pas vécu dans une société où l’homme est tout-puissant et les enfants des moins-que-rien,
sa première théorie aurait peut-être vu le jour :

l’abus sexuel est à l’origine de névroses

l’histoire d’œdipe n’est pas simplement celle d’un enfant qui tue son père et qui épouse sa mère
l’histoire d’œdipe c’est aussi celle de laïos, le père d’œdipe
qui, dans sa jeunesse, viola un prince
ce prince se suicida de désespoir
le père de ce pauvre enfant maudit alors laïos, le père d’œdipe :

si tu engendres un fils
ta maison entière s’abîmera dans le sang

on connait la suite.

Je ne connaissais pas le début.

…

réparer

je recolle les brèches
je colmate les fissures
les japonais utilisent de l’or pour recoller la porcelaine
et moi je caresse les cheveux de ma fille
qui jamamis ne ternissent
qui brillent d’un roux doré
si doux si précieux.

…

En recopiant des extraits, j’en ai pris conscience : tout du long, pas de majuscule, comme un récit sans origine, ininterrompu, chuchoté ; mais à chaque fois un point final, pour y mettre un terme.

Décors, loci littéraires et architectures mentales

Les gens de fiction aussi habitent des appartements, des maisons. Sans même y penser, je les loge dans les maisons où j’ai pu résider. Les AirBnB ou les logements de passage ne sont pas réquisitionnés ; il faut que ce soient des maisons dans lesquelles j’ai vécu, que je les connaisse par cœur pour que tout se déroule d’instinct, que la structure inconsciente ne requière aucun effort, aucune volonté. Je ne me demande pas où placer l’intrigue et les personnages comme on place les éléments d’un discours à retenir dans le palais de sa mémoire, maison de poupée mentale dûment remplie. Non, les lieux surgissent d’eux-même, ne surgissent même pas, ils émergent, ils sont là, ah tiens, c’est vrai, je reconnais — la disposition des pièces, l’escalier ou le jardin. Parfois, c’est évident, c’est là, on est dans l’appartement de mon enfance ou la maison que mon père occupait à mon adolescence. Parfois, c’est plus flou, ça ressemble plus vaguement, des emprunts plus ou moins cohérents. Je ne reconnais pas toujours tout de suite : on a refait la décoration, la peinture, aménagé différemment quelques pièces.

Parfois, c’est moi qui dois faire des travaux, quand l’auteur se met à décrire un peu trop précisément et que ça ne correspond pas à ce qui est. Si c’est trois fois rien, j’ajuste à la volée comme sur un logiciel d’architecture ou une simulation de Sims, hop une ouverture entre deux pièces fusionnées, une chambre de plus, une tringle et deux rideaux. Mais si ça n’a rien à voir et que l’auteur insiste, que sa description entre en contradiction avec ce que mon inconscient avait posé là, ça se complique, ça résiste, comme ces illusions d’optique qui renferment deux images en une : je ne peux plus voir la jeune femme élégante si la vieille sorcière s’est imposée, c’est le canard ou bien le lapin, le XOR est catégorique et bien souvent biaisé pour l’image qui était là d’abord. L’imagination doit prendre des mesures, établir un devis que la mémoire trouve trop cher, et souvent je lâche l’affaire, laisse l’histoire se dérouler dans un décor précaire. Si vous êtes auteur et que, vraiment, l’emplacement des lieux est indispensable à l’intrigue, merci de fournir un plan dessiné, comme dans Le Mystère de la chambre jaune. Et encore, cela n’évite pas à coup sûr de se cogner dans un mur qui ne devrait pas être là, comme quand on se réveille en pleine nuit en étant persuadé d’être dans une autre chambre que celle où l’on se trouve et qu’il nous faut remettre de l’ordre dans nos idées à tâtons.

Rassurez-vous, mon entrepôt de stockage mental dispose d’autres décors que les maisons où j’ai vécu… avec beaucoup de récupération d’une fois sur l’autre. Paresse ou ingéniosité, la philosophie est un peu le one size fits all. Le patron de l’hôtel d’Ör est ainsi très similaire à celui où le narrateur est gardien de nuit dans L’Avancée de la nuit. Et les chambres de bonnes sont immuables, la même dans Le Pigeon (Süskind) que celles, en enfilade, au dernier étage de La Vie, mode d’emploi (Pérec).

Ce phénomène mental de recyclage immobilier, je l’ai identifié depuis longtemps. Ce à quoi je n’avais pas songé avant de commencer cet article, c’est que, peut-être, mes choix de tournage ne sont pas anodins, pas seulement dictés par des aspects pratiques ou stylistiques. Évidemment, ces derniers rentrent en ligne le compte. C’est probablement la raison première pour laquelle la grande maison un peu ancienne que mon père habitait dans mon adolescence rencontre beaucoup de succès dans les adaptations littéraires de mon esprit : un pavillon bourgeois se prête à toutes sortes d’intrigues. On voit moins évoluer Le Salon du Wurtemberg (Pascal Quignard) ou Les Bonnes (Genet) dans un appartement soixantedisard bas de plafond et rectangulaire de partout. C’est un peu comme les maisons de la résidence où habite ma grand-mère maternelle : avec leur petit côté série américaine, elles sont régulièrement louées pour des tournages (des vrais, cette fois-ci, avec des équipes qui vous ruinent la moquette en faisant rouler dessus toutes leurs caisses de matos). De mon côté, l’étage et le couloir avec balustrade qui donne sur le salon cathédrale m’ont servi de décor mental à Autant en emporte le vent.

Outre l’époque et le style, il y a l’évidence du lien familial. Si le protagoniste va rendre visite à sa grand-mère, pourquoi ma mémoire irait s’embêter à chercher ailleurs ? Hop, mon esprit me propose la maison de ma grand-mère maternelle… ou l’appartement de ma grand-mère paternelle… ou, ah oui, c’est vrai, l’appartement de vacances de la famille, devenu la résidence secondaire de ma grand-mère pour un tiers de l’année. Les petites boîtes vides de la grand-mer du Hêtre pourpre, dans lequel le narrateur dépose des rognures d’ongles, je les ai spontanément disposées sur la table basse et le buffet du salon de l’appartement de vacances.

Besoin d’un piano ? La leçon inaugurale de Moderato Cantabile aura lieu dans le salon de ma grand-mère maternelle. D’une maison à la campagne ? J’hélitreuille la maison provençale de mon arrière-grand-mère pour loger la grand-mère de Cécile Coulon ; En l’absence du capitaine voilà le massif du Gros Cerveau transformé en volcan auvergnat. L’absence est là, aussi. Derrière ces emprunts pratiques, un peu paresseux, s’en cachent peut-être d’autres, plus symboliques… plus inconscients… Des lieux palimpsestes à explorer comme on explore ses rêves chez le psy.

Cherchant des exemples de quels romans mon esprit avait tourné dans quelles maisons, j’ai parcouru les mosaïques des livres lus ces quatre dernières années et, quand des souvenirs ancrés resurgissaient, j’ai noté dans quelle maison les avait envoyées mon choixpeau magique. Parfois un même livre est accolé à deux maisons, soit qu’elles correspondent à deux lieux différents (comme dans Le Hêtre pourpre, où la chambre du narrateur est dans celle que nous partagions avec ma cousine chez ma grand-mère, tandis que le salon de sa grand-mère à lui est dans l’appartement de vacances), soit que mon cerveau ait au moins fait l’effort de créer une chimère (dans Profanes, on est chez mon arrière-grand-mère paternelle, mais le jardin est celui de mes grands-parents maternels, la cabane à outils transformée en cabane d’enfant).

Certains résultats ne sont guère surprenants : le studio parisien que j’ai occupé, par exemple, a été reloué à la narratrice de Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce (Lola Lafon), entre autres danseuse, et à l’anti-héroïne du Cœur synthétique (Chloé Delaume), qui cherchait une piaule après sa rupture. Il a également abrité les amours lesbiennes des Nuits bleues (Anne-Fleur Multon) en plein confinement.

D’autres résultats sont plus uniques, hasardeux : pourquoi Deux cigarettes dans le noir (Julien Dufresne-Lamy) dans l’appartement de vacances-à-la-mer ? Les Mains libres (Jeanne Benameur) dans l’appartement de Mum, où j’ai également fait mes études ? Les Variations Goldberg (Nancy Huston) dans l’appartement de ma petite enfance ? Des histoires de main et mer(e) ? Et d’autres encore dans la maison de ma grand-mère maternelle avec Prodige (Nancy Huston) et Un monde plus sale que moi (Capucine Delattre).

Puis il y a ce qui me laisse pantoise. Voir ces titres ainsi réunis sous le même toit, un rapprochement que je n’avais jamais fait jusqu’à aujourd’hui. Ça pointe du doigt/toit/toi. Dans la maison de mon père dans mon enfance, il y a :

Mais surtout, dans l’appartement de ma mère où j’ai passé le plus clair de mon enfance, il y a :

L’Avancée de la nuit, de Jakuta Alikavazovic (le salon, le couloir) / Les Jours de mon abandon, d’Elena Ferrante (le couloir, les chambres) / Les Furtifs, d’Alain Damasio (ma chambre). Un parent qui part, une mère abandonnée, une enfant disparue, hybridée. Le glyphe de Tishka, je l’ai vu nettement sur le mur au-dessus de mon lit ; je le pensais déchiffré. Fichte fifre. Rien de mieux que le plein jour pour cacher quelque chose. Ce n’est pas l’IA qui me contredira.

Image générée par IA : plan d'une maison carré contenant une seule pièce au milieu de laquelle est plantée un panneau "You're here" mal orthographié, au-dessus du texte "mystery roume"
Par curiosité, je me suis demandé ce que j’obtiendrais si je demandais le plan du Mystère de la chambre jaune, avec un panneau « Vous êtes ici » placé dans un lieu impossible, en-dehors de la carte ou sur un mur. Cette « mystery roume » n’illustre pas du tout ce que je voulais, mais la fin de ce post, très bien. Accent franchouillard en bonus.

Et vous, vous habitez où dans votre tête et vos lectures ? Votre inconscient recycle ? se manifeste ?