Tout un poème symphonique

Dernier concert de l’Orchestre de Paris de la saison pour moi : je n’affirmerais pas qu’on a gardé le meilleur pour la fin mais quand même. Les Préludes de Liszt dépotent, aussi épiques que poétiques. Le chef, aux allures de Coppelius, finit en nage, révélant ainsi sa véritable identité : Gianandrea Noseda, c’est Triton, la baguette à la place du trident. Il se démène, ouvre des yeux terribles, râle même parfois… autant vous dire qu’à la place des cordes soli, j’aurais été terrifiée. Tout le contraire de Sergey Khachatryan, penché sur son violon comme sur le berceau d’un nouveau né, au rythme duquel il respire : véritable miroir, son visage est parcouru d’expressions enfantines, tantôt inquiet, tantôt heureux de ce que ses cordes gazouillent. Sous son archet, le Concerto pour violon n° 1 de Max Bruch exerce la fascination d’une berceuse dont on se souviendrait sans plus la connaître.

Le véritable enchantement de la soirée, cependant, est dû à Ottorino Respighi : ses poèmes symphoniques romains sont une petite merveille tintinnabulante, où l’on croirait entendre la lumières et tous ses jeux de reflets. N’ayant retenu que le titre des Pins de Rome, j’imagine de grands arbres sous des lumières extraordinaires, à toutes les heures remarquables de la journée, n’hésitant pas à renverser les trouées de soleil du Roi Lion pour en faire un coucher de soleil pyrotechnique, et j’admire les feuilles1 miroiter, comme les éléments d’un mobile, après une averse. Tu m’étonnes qu’elles étaient mouillées, les feuilles : il s’agissait en réalité des Fontaines de Rome. Les Pins de Rome ont suivi et les éclaboussures cristallines ont laissé place au bruissement du vent dans les branches. Artifice magnifiquement naturel, musique et chants d’oiseaux ont fini par se confondre, avec un rossignol en guest star – enregistré, apprends-je dans le programme (je soupçonnais des appeaux), où je découvre que les deux poèmes symphoniques s’avèrent faire partie d’une trilogie. Terrible frustration : on les aura bientôt, ces Fêtes romaines ?

Mit Palpatine 

1 L’imagination peut très bien concevoir des épines sous la forme de feuilles – j’étais bien simultanément en Australie et à Bercy, il y a peu, dans mes rêves.

Un cygne de la main

Tandis que la rhapsodie pour orchestre d’Emmanuel Chabrier, Espana, sonne bien espagnol, on a du mal à voir en quoi le Concerto pour piano n° 5 de Camille Saint-Saëns serait L’Égyptien. Ce que j’ai pu trouver de plus approchant, c’est un paquebot moderne et luxueux, avec de grandes baies vitrées, qui glisserait à l’aube sur le Nil1. @_gohu, lui, a dû aller jusqu’en Asie pour trouver l’inspiration. C’est dire si le morceau est d’un « exotisme volontairement superficiel » – quoique dépourvu de la langueur capiteuse qui y est souvent associée.

Pour la sensualité, il faut attendre le Concerto pour harpe en mi bémol majeur. Non qu’elle soit particulièrement audible dans la partition de Reinhold Glière : les doigts de Xavier de Maistre m’ont plongé dans une fascination qui m’a fait percevoir chaque son avec acuité et à peu près rien du morceau dans son ensemble. Expérience aussi bizarre que ce beau gosse à la Cocteau (beauté orphique), que l’on verrait bien avec une raquette à la main lorsqu’il revient saluer à petites foulées tranquilles.

La rapidité avec laquelle Yutaka Sado se met à diriger le Lac des cygnes n’en est que plus déroutante. Je peux vous dire qu’il s’est fait essorer, le volatile ! On croirait voir une cassette vidéo accélérée du cygne blanc. Cela m’enthousiasme autant que cela me fait rire, ce qui est loin d’être le cas d’Agnès Letestu, l’air consterné. Mais j’ai visiblement contaminé Palpatine en marquant les têtes des quatre petits cygnes avec mon museau de souris, le chef sautant assez pour compenser les entrechats que je me suis contentée de marquer avec les mains.

 

1 « Le passage en sol est un chant d’amour nubien que j’ai entendu chanter par les bateliers sur le Nil », confia Saint-Saëns. Hé, j’y étais presque !

Allemand et resplendissant

Un mélomane hausserait sûrement le sourcil mais Le Tombeau resplendissant d’Olivier Messiaen me fait penser à un Sacre du printemps où la terre serait remplacée par de gigantesques calottes glacières, des falaises de glace dont des pans entiers s’effondrent sur le passage de la musique, détachés d’un coup métallique par les cuivres. Au fond de ce canyon arctique, le spectateur lève les yeux vers les hauteurs, là où, à force de blancheur, des couleurs inatteignables naissent de la lumière, vers les hauteurs formidables qui se referment sur lui – comme un tombeau.

Après Un requiem allemand de Brahms, on mourrait presque volontiers, persuadé d’être accueilli au cœur du Dieu vivant par la clameur du chœur de l’Orchestre de Paris, bientôt enveloppé par la voix de Matthias Goerne, douce comme la peau de l’ours qu’il m’évoque, avec sa bouche qui s’ouvre toujours plus, une gueule prête à gober le monde, au-dessus de bras un instant retombés, alors que les pattes faisaient leur miel de la mélodie. Tandis que Marita Solberg garde une mine impassible, faisant semblant de ne pas être là jusqu’à ce que sa partie arrive, le baryton s’entoure de l’orchestre et du public : il articule silencieusement les paroles du chœur comme s’il voulait s’y fondre, dirige les yeux en l’air en direction de ses chaussures, et les discrets saluts qu’il adresse du regard à des amis aperçus dans la salle sont si souriants qu’ils semblent s’adresser à tous. Une omniprésence preuve de l’existence du Dieu Goerne, dirait Palpatine – un Dieu sensuel qui trahit le plaisir de vivre, même lorsqu’il chante la nécessité de la mort. La croyance a beau, dans son exigence, peindre une vie aride, les paroles sont désamorcées par la musique des voix, si belle qu’on ne saurait consentir à mourir : comment l’écouterait-on sinon ?

Tristan und Isolde

On n’échappe pas à son destin : si la servante d’Isolde n’avait pas interverti les filtres, Tristan et Isolde auraient bu le poison et seraient mort ; ils boivent à la place le filtre d’amour et, au final, embrassent la mort – la seule différence, ce sont les quatre heures d’opéra que cela prend. Quatre heures durant lesquelles on se bousille le cou et les yeux pour lire les surtitres1 et ne rien perdre d’un livret extrêmement riche. Autant vous le dire tout de suite, c’est peine perdue : si les wagnophiles revoient inlassablement leurs classiques, c’est bien parce que l’opéra nécessite plusieurs écoutes. Quand on est néophyte, on s’extasie pendant toute l’ouverture puis on surnage comme on peut, espérant secrètement à l’ouverture de l’acte suivant que les chanteurs ne se remettent pas à chanter et laissent ce putain de cor nous réjouir de tristesse.

Évidemment, les chanteurs se remettent à chanter, et pas qu’un peu. Alors, après le je ne suis pas un héros (mais un jeune suffisamment ignorant pour ne pas évaluer et craindre le danger) de Siegfried, on passe à l’ultime démystification : l’amour est un poison qui coule dans nos veines car le parfait amant est un amant mort. Pour être éternel, il faut se soustraire au temps et quoi de plus efficace pour cela quand on est un homme que la mort ? De cette logique implacable découle une inversion symbolique du jour et de la nuit. Cette dernière, que le sommeil rapproche de la mort, devient le temps de la vérité, celui d’une vie vécue à l’abri du mensonge et de l’hypocrisie sociale du jour. Les Romains qui sommeillent en nous ne peuvent s’empêcher de frémir et tentent de se rassurer en se rappelant que tout cela résulte d’un amour artificiel2, empoisonné. Comment, pourtant, ne pas voir la lumière ainsi faite sur notre part d’ombre ?

Il y a bien en chacun de nous, je crois, un désir de fusion, une envie de se perdre dans l’autre, qui, si elle nous soulage un temps de nous-même, risquerait de nous perdre. Dans l’abandon amoureux, que l’on est tenté de résumer aux soupirs de la belle qui s’est enfin rendue à l’homme qui la courtise, il y aussi cette tentation d’en finir avec soi, que l’on désire et redoute à la fois (et que pour ne pas voir, on taxera de pudibonderie). Sous l’action du filtre, Tristan et Isolde ne la craignent plus ; ils l’embrassent. L’aspiration à l’amour, habituellement associé à la vie, ne serait-ce que par son caractère reproducteur, devient aspiration vers la mort. Cela est parfaitement rendu par une image de Bill Viola où le soleil aperçu à travers les frondaisons finit par avaler l’écran de sa lumière aveuglante – trop-plein de vie qui efface tout.

Pour le reste, j’avoue ne pas avoir trouvé un grand intérêt aux projections du plasticien-cinéaste : alors que la lenteur aurait pu transmettre le sens de la métamorphose comme c’est le cas dans les spectacles d’Amagatsu, elle ne sert la plupart du temps qu’un symbolisme un peu creux, qui n’apporte pas grand-chose à l’opéra. Le seul autre moment qui m’a frappé comme en soulignant le sens et la richesse est la remontée de Tristan vers la vie, poussé par une éruption de bulles (le feu et l’eau fusionnent comme la vie et la mort). C’est la traduction visuelle et poétique du moment où l’on émerge du sommeil jusqu’à la conscience (quand cela fait pop et que l’on entend soudain le bruit extérieur, comme si on nous avait débouché les oreilles), phénomène miniature de la remontée de Tristan vers la vie, contre laquelle il résiste comme on résiste quand on sait qu’il n’est pas l’heure de se lever, qu’on est encore fatigué et qu’il est bien trop tôt pour se réveiller. Tristan lutte, il ne veut pas plus de cette vie mortifère que Buffy à la saison 6, lorsque ses amis la ressuscitent et l’arrachent à l’apaisement qu’elle avait enfin trouvé. Ce retour à la vie néfaste fait apparaître la mort du couple comme un soulagement : à jamais unis par le et du mythe3, Tristan et Isolde ont fusionné et par cette fusion se sont l’un l’autre libéré d’eux-mêmes, Tristan dissous en Isolde, Isolde en Tristan.

(Contrairement à ce que j’avais cru à l’écoute du deuxième acte en concert, l’opéra n’est pas inhumain : la pulsion de mort, si pesante qu’Eros est écrasé par Thanatos, Wagner nous offre de la mettre à distance grâce au premier acte où il est clair qu’Isolde en veut à Tristan, qu’elle veut sa mort comme la sienne pour mettre fin à la situation « honteuse » et inextricable dans laquelle elle se trouve. Filtre d’amour, filtre d’oubli, on peut refouler en paix.)

 

1 Porter des lunettes s’avère doublement handicapant : 1° si l’on ne bouge que l’œil, le surtitre est pile derrière la monture, on est forcé de renverser la tête ; 2° la vidéoprojection se diffracte largement sur les verres pourtant anti-reflet – de quoi vous faire aimer encore plus Bill Viola.

2 Tristan et Isolde réécrivent l’histoire (si Tristan l’a promise à son roi, c’est qu’il voulait pour elle ce qu’il y a de plus grand) mais quel couple ne le fait pas ? L’amour est avant tout une histoire, qui a d’autant plus de réalité qu’on se la raconte l’un à l’autre – et à ceux qui nous entourent.

3 Il y a tout un passage de réflexion grammaticale qui m’a rappelé les extraits de réflexions théologiques médiévales et aristotéliciennes que j’ai pu voir en philo (pour ne pas faire dans la dentelle : est-ce que l’argument « si Dieu est grand, Dieu est » peut prouver l’existence de Dieu ?).

Comme un basson en pâte

On ne devrait peut-être pas le dire mais, parfois, ce sont surtout les bis qu’on retient d’un concert. Le Concerto pour violoncelle n° 2 de Haydn, le Concerto pour basson de Mozart et sa Messe de l’orphelinat ont eu beau faire passer une belle soirée au spectateur, comme un coq en pâte, les solistes leur ont volé la vedette.

Giorgio Mandolesi, qui a visiblement hésité entre une carrière de comique et de musicien, joue du basson comme d’autres de la guitare électrique – à ceci près qu’avec la couleur et l’angle de l’instrument, les petits coups de tête me font irrémédiablement penser aux a-coups du coq. Vengeance pour la comparaison ? Il nous a tous bien réveillés avec un bis cubain et un scoop : le basson est un saxophone qui s’ignore !

De loin, dans sa robe plissée verte très élégante (en dépit de mon désamour total pour cette couleur), Sol Gabetta me fait penser à l’actrice qui joue Teddy dans Grey’s Anatomy. Ne cherchez pas de photo s’il vous manque le comparé ou le comparant : les deux grandes blondes à la maigreur musclée ne se ressemblent pas du tout de visage. Peut-être est-ce le mélange de passion et de précision chirurgicale avec laquelle la violoncelliste se penche sur son instrument… Toujours est-il que le bis qu’elle nous a sorti (et dont je n’ai évidemment pas retenu le nom – je prie pour que Joël passe par ici me le déposer) était fascinant, plein de doigts qui descendent, aussi inexorablement que s’avance l’araignée qu’on essaye d’éviter en reculant, et de cordes étirées à la limite de l’audible.

 

Agnus Dei, qui tollis peccata mundi, miserere nobis, prends pitié de nous et de nos images saugrenues de souris incapables de se concentrer.