Des oranges et des salades

Les filles naissent dans des roses et les garçons dans des choux, c’est bien connu. Mais saviez-vous que les princesses naissent dans des oranges ? Voici enfin, chers princes, un opéra qui vous aidera à trouver quartier à votre palais. Et si vous ne digérez pas l’orange, essayez donc d’embrasser un rat, qui est au prince ce que le crapaud est à la princesse.

Les Trois Oranges de Prokofiev est l’opéra le plus loufoque qui soit. Que des histoires à dormir debout, avec l’arbitraire narratif pour seul fil directeur : Fata Morgana, la méchante sorcière débauchée par Léandre et Clarice pour empêcher le prince de guérir de sa maladie hypocondriaque (sic) et d’hériter du royaume, ne parvient pas à prévenir son rire (qui, ici, ne corrige pas les moeurs mais la mélancolie) ? Qu’à cela ne tienne, elle l’enverra chercher les trois oranges dans les jupons d’une affreuse cuisinière, qu’il amadoue avec un ruban (de GRS), un peu comme Cerbère avec la harpe. Une fois ouvertes malgré l’avertissement d’un magicien de passage (c’est comme au Guignol, les personnages ont une mémoire de poisson rouge), les oranges jutent des princesses qui meurent aussitôt de soif. Sauf une, tenue dans les bras du prince, amer de se trouver en plein désert quand soudain : Ah ! tiens, de l’eau. Puis comme la princesse fait sa princesse et veut une robe royale avant de rencontrer son futur beau-père, la complice de Fata Morgana (noire – effrayant d’entendre quelques rires dans la salle répondre à un trait raciste d’époque) a le temps de transformer la princesse en rat, quand enfin, acabi acaba, la revoilà.

Vous n’avez rien compris à cette salade de fruits ? Qu’importe, cher ogre-spectateur, il y a plein de personnages à se mettre sous la dent : le prince, spécialiste des pas furtifs (Charles Workman est aussi bon d’un point de vue scénique que vocal) ; Léandre, le traître se service, déguisé en Monsieur Loyal ; Clarice, la dompteuse de Léandre, mauvaise fée verte habillée couleur cyanure : un vrai poison ; le roi de trèfle qui n’a pas quatre feuilles mais une couronne de travers et une barbe-bavoir en tissu, ce qui permet de s’y moucher ou de s’éventer ; le conseiller, avec une barbichette en escalier ; Trouffaldino, le bouffon pas drôle et poltron ; la méchante cuisinière, mixte de la reine de coeur de Wheeldon pour sa robe à roulette et de la bouchère pour le côté dégueu-sanguinolant, dont la louche légendaire (et par conséquent invisible) fait trembler quiconque s’en approche – sauf le prince, évidemment, ce qui donne lieu à une autre réplique culte : Moi, je ne crains pas la louche ! Encore mieux que la trempette.

Cela aurait été marrant, quand même, une louche-gourdin. Surtout que presque tous les personnages ont un crâne rond sur lequel elle s’emboîterait parfaitement bien. Tous les clowns, en fait ; et il y en a des clowns : des clowns techniciens, qui éclairent tout ce cirque ; des clowns au grand choeur qui commentent l’action de chaque côté de la fosse ; des clowns-clowns qu’on a dû débaucher dans une école du cirque, parce que leurs oranges ne sont pas des pokeballs à princesses mais des balles de jonglage. Et comme toujours, les clowns ne me font pas rire ; durant toute la première partie, je n’ai donc aucun mal à comprendre pourquoi le prince ne s’esclaffe pas. Son rire de vocalises avortées, suivi en contrepoint par celui, en retard et très semblable, d’un spectateur, suscite enfin le mien. Il aura donc fallu attendre de quitter les pitreries circassiennes et les bouffoneries de la Commedia dell’arte pour que l’humour supplante les bastonades. On s’est éloigné de la métaphore pourtant très bien filée du metteur en scène (Gilbert Deflo) et cela ne ressemble plus à rien, mais c’est là que l’on rit. Effilochée, la trame laisse passer l’incongru : on rentre dans l’univers totalement azimuté du conte.

Quand on ne cherche plus la cohérence apparaît enfin un vague sens. La malédiction de Morgana Fata sur le prince se révèle une bénédiction : après n’avoir eu de désir pour rien, le prince mélancolique (dépressif, quoi) se voit attribuer un désir obsessionnel qui transforme le Pierrot apathique de la première partie en clown blanc. Certes, ce n’est l’auguste, mais ça s’arrose, le désir. Pourquoi les princesses oranges mouriraient-elles sans eau, sinon ? Si on ne le nourrit pas, le désir s’assèche quand on en consomme l’objet… Moralité pressée : orange ou princesse, c’est du pareil au même.

A lire bientôt, les chroniquettes de Palpatine, qui s’est demandé où il était tombé, et Aymeric qui, lui, est sans nul doute retombé en enfance.

Arabella, beauté straussienne

J’étais un peu réticente dimanche à m’enfermer tout l’après-midi alors qu’il faisait enfin beau, mais après une salade au soleil et trois heures d’opéra, je ne l’ai pas regretté. Comme il ne faut pas non plus perdre l’habitude de râler, je signalerais quand même que ça commence à bien faire les augmentations du Pass jeune. Je croyais que les 30 € d’Hippolyte et Aricie étaient un tarif spécial rapport au fait qu’on avait un autre orchestre, mais cela semble être devenu la nouvelle norme en douce (même l’ouvreur de la billeterie n’était pas au courant). C’est toujours mieux que les 180 € du parterre, certes, mais les prix cassés sont la contrepartie de la loterie qu’impliquent les règles du jeu. Sans compter que lorsque le parterre est vide et que l’on organise un concours pour les brader au tout-venant à 45 €, on a la légère impression de se faire prendre pour un pigeon. Une chauve-souris, passe encore, mais un pigeon, non merci. Plutôt que d’augmenter les prix, on pourrait commencer par réduire le nombre d’invitations, non ?

A moins qu’il ne s’agisse d’un tarif spécial Renée Fleming ? Est-ce pour sa venue également que le prompteur affichait les surtitres en français et en anglais ? Ce serait une excellente #triomphale idée si l’on rajoutait un prompteur, plutôt que d’écraser les lettres et les interlignes, ce qui, malgré la nuance de couleur, fait que l’on chope souvent la mauvaise ligne. Cela m’a rappelé la gymnastique de La Bohème, opéra italien dont l’action se passe en France et que j’ai vu à Berlin.

 

Je suis contente d’avoir enfin vu et entendu la chanteuse tout feu tout flamme dont j’ai souvent croisé le nom. Effectivement, sa voix enveloppe de même syllabes et spectateurs (c’est une idée ou elle n’articule pas très bien l’allemand ?), quand elle ne se fait pas elle-même avaler par la puissance de l’orchestre. Aucun souci en revanche de ce côté-là pour Michael Volle, qui fait un adversaire tout à fait plausible à l’ourse qui a attaqué son personnage, Mandryka. Et puis, tout de même : Julia Kleiter, qui m’a fait croire au début de l’opéra qu’elle serait l’héroïne d’un opéra mal-nommé.

 

© Ian Patrick

 

Déguisée en garçon car les parents « n’ont pas les moyens d’élever deux filles », Zdenka/Zdenko plaide auprès de sa soeur Arabella la cause de Matteo, qui ne peut plus prétendre à en devenir le prétendant : ce jeune homme bien sous tous rapports n’a plus l’heur de plaire à la belle, qui paraît du coup un brin superficielle par rapport à sa soeur. Celle-ci, soucieuse que le garçon ne mette pas à exécution ses menaces de suicide s’il venait à se faire définitivement écarter de la course au mariage, s’ingénie à lui envoyer des lettres en les signant du nom de sa soeur et se prend bientôt au je (t’aime).

Arabella, cependant, valse entre les trois prétendants qui se pressent autour d’elle, remettant au bal du soir sa décision : un, deux, trois… un, deux, trois… un, Elemer, deux, Dominik, trois, Lamoral… On a l’impression que cette jeune femme fleur et robe bleues pourrait arrrêter sa décision à l’effeuillage d’une marguerite ou aux cartes, en quelque sorte une tradition familiale (la mère se les fait tirer par une voyante au début de l’opéra et le père se révèle un joueur notoire), mais elle préfère au hasard le destin : elle attend un étranger. D’instinct, elle sait que l’amour doit l’arracher à elle-même, et la délivrer d’un moi forcément trop étriqué.

 

© Ian Patrick

 

L’étranger arrive sur fond de hasards et quiproquo, amoureux d’Arabella avant même de l’avoir vue, tout prêt à la ramener chez lui en traîneau (rien à voir avec l’excursion d’Elemer). Enchantée, la belle ne demande qu’une nuit avant le départ, pour savourer seule le sentiment amoureux, comme si l’amour était séparable de celui qui l’inspire, plus précieux dans son image que dans son accomplissement charnel.

 

© Ian Patrick

 

C’est là que légèreté et gravité achèvent de basculer : pour qu’il ne soit plus question de suicide, Zdenka, toujours au nom de sa soeur, se donne à Matteo, que Mandryka suprend ensuite en train de remercier chaudement Arabella pour lui avoir accordé à son insue ce moment de félicité. La tragédie de Matteo tourne au vaudeville tandis que le conte d’Arabella prend des allures dramatiques. Le quiproquo, loin d’être un vulgaire ressort théâtral, fournit à Mandryka et Arabella l’occasion de donner corps à leur amour. Lui, l’inébranlable, est troublé par le doute, tandis qu’elle s’offusque de ce que, après avoir dans un coup de sang demandé réparation par les armes, il prenne l’affaire à la légère, félicitant même Matteo de sa conquête. L’indulgence trop prompte de l’un offense l’autre, qui ne mettra pourtant pas beaucoup plus longtemps à pardonner : l’oubli répandu sur une illusion de perfection permet à la relation de prendre le pas sur la passion. Les chevaux ne se sont pas encore élancés que les voilà parvenus, blessés et vivants, dans un au-delà de l’amour où celui-ci n’est pas un vain mot. L’histoire est finie, elle peut commencer. Sur l’abîme de cette fêlure originelle. Fêlure féconde : le rêve advient dans la réalité, à l’image du décor à la Magritte, où les nuages s’invitent sur les immenses battants papillonnants d’un appartement à moulures.

A feuilleter : les carnets sur sol.

* Cela me rappelle dans une lecture d’enfant, Deux pour une, une anecdote sur des jumeaux qui allaient à tour de rôle à l’école parce que les parents n’avaient qu’un seul costume de présentable ; la supercherie est débusquée par l’instituteur : il s’aperçoit que l’élève est doué en calcul trois jours par semaine, et bon en orthographe les deux autres jours seulement.

Clavecin et cosplay

Une place contre une chroniquette, c’était le deal. Je ne suis pas devenue blogueuse influente, rassurez-vous, seulement la repreneuse de la place d’Orlando Paladino de Joël. Lequel m’a bien précisé que la mise en scène était de Kamel Ouali, afin que j’accepte en toute connaissance de cause et ne crie pas au don empoisonné. J’avais déjà vu Autant en emporte le vent et, s’il s’agissait indéniablement d’une daube sur le plan musical (la chanteuse principale, notamment, sélectionnée pour sa généalogie ascendante, chantait à peu près aussi juste que moi), la mise en scène m’avait plutôt plu dans son genre (une sorte de Petite danseuse de Degas en musical, quoi). Et puis j’aime bien Haydn. C’est-à-dire que j’ai un a priori positif sur Haydn d’après le CD que j’avais emprunté à la médiathèque à l’époque où graver un CD donnait autant de frissons d’extase qu’une belle histoire de pirates des Caraïbes. J’avais même confectionné une jaquette violette et argentée pour le CD, trop contente de pouvoir utiliser ma plume à portée ; les notes devaient représenter quelque chose d’aussi complexe qu’Au clair de la lune, mais j’étais ravie… Mais trêve de souvenirs introductifs, cette chroniquette prend des allures de jeudi confession alors qu’elle devrait plutôt se faire Jedi pour taper sur Orlando, ktisssch un coup de sabre laser dans ta face, avec un vrai morceau de Wagner dedans sur la mise en scène.

Il faudrait expliquer une ou deux choses à Kamel Ouali, une ou deux spécificités de l’opéra ; au hasard, que c’est mieux quand on entend la musique. Et que, donc, on ne demande pas à la chanteuse de mettre ses mains devant sa bouche pour crier son effarement. On ne fait pas non plus sauter des moutons sur scène, surtout lorsque les moutons bêlent en choeur, ne retombent pas en rythme et que leur toison rendent la soupe très chevelue. Car j’ai un scoop pour vous, Kamel : à l’opéra, il n’y a pas de bouton à tourner pour jeter des décibels à en défriser les moutons. Mais je vous accorde que j’ai bien ri au contrepoint comique de leurs bêlements (surtout que vu d’en haut, le costume est très crédible), comme aux mille et une âneries qui adviennent en votre étable. Je passerai donc sur l’histoire (un couple mineur qui aide un couple majeur à ne pas se faire dézinguer par Orlando, pas content du tout de se voir préférer un autre), pour faire une revue du bestiaire.

Honneur à la bergère Eurilla qui, avec ses cornes de bouc-macarons à la Leïla, ses cuissardes en plastique vert et sa cape de chauve-souris en ciré assortie, ressemble plutôt à une grenouille. Pasquale, l’écuyer d’Orlando, qui la verrait plutôt en chienne, jure gentillement en jaune, un peu moins vaniteux mais aussi poltron que Rodomonte, dont l’épée bande mou. Medoro est une sorte de mangaka marin aux cheveux bleus assez insipide, mais il a chaviré le coeur d’Angelica dont le costume rouge (comme les lanternes du décor) aurait beaucoup plus à Palpatine (d’une manière générale, Kamel Ouali a trouvé des chanteuses hyper bien gaulées — tout le monde ne peut pas se permettre de faire des vocalises en justaucorps et cuissardes) : haut de kimono, tablier de soubrette et faux-cul façon fourmiz pour cette geisha coiffée d’un fronton de temple japonais. Les deux amoureux sont aidés par Alcina, venue en paix avec une capuche en balle de golfe, comme les fauteuils-oeufs des années 1970. Elle les défend contre Orlando, monstre noir et blanc légèrement moins toc que le technicolor Rodomonte, mais affublé de longues manches hérissées comme le dos d’un dinosaure si bien que les bras qui lui en tombent tout le long du spectacle cliquetent par terre.

A ce stade, vous devriez en arriver à la même conclusion que moi : what the fuck ? Il y a pourtant de bonnes idées qui, en les faisant rire, font taire pour quelques secondes l’affreuse troupe de collégiens à mèche qui grignotent comme au ciné et n’ont pas plus de considération pour l’introduction musicale que pour les bande-annonces et publicités. Le problème, en réalité, c’est qu’il y a trop de (potentiellement bonnes) idées. On distingue au moins deux univers qui auraient chacun constitué un axe suffisamment fort de relecture.

L’univers du jeu vidéo est à l’origine de l’excellent décor tout en cubes du deuxième acte, qui, avec ses différents niveaux de plateformes, ses vagues cartonnées au-dessus desquelles flottent des créatures comme les cibles d’un stand de tir à la fête foraine, son palmier et même son petit pont en rondins de bois, transforme Medoro en Mario. Quant au démon qu’il combat, c’est évidemment un dragon de jeu vidéo géant, surgi derrière le décor comme King Kong derrière sa tour. L’héroïcomique fonctionne à plein régime. Du coup, la sirène qu’on sort des eaux dans son filet de pêche (probablement la meilleure trouvaille pour intérgrer les galipettes de haute voltige de la fascinante contorsionniste) n’a aucun Ulysse à séduire dans ce monde qui n’est pas le sien.

L’univers du dessin animé est peut-être une meilleure idée encore. Le poids en carton de 500 kg qui écrabouille Orlando une première fois est la parfaite traduction toonesque des infinies péripéties que nous prépare ce personnage à la mort toujours différée. Quant au coup de la douche qui bouge sans arrêt et dans laquelle Pasquale s’efforce de rester pour chanter, quitte à se ratatiner par terre ou à sauter après le cercle envolé, c’est énorme. On dirait un chat qui essaye d’attraper une lumière d’un coup de patte. Et quand il n’est pas là, les souris et leurs amis animés en noir et blanc dansent (je récupérerais bien le masque de ce Mickey générique).

A ce mélange suffisamment déjanté, on a malheureusement ajouté toutes les geekeries auxquelles on pouvait penser : le combat Orlando-Rodomonte est doublé par des voltigeurs à sabre laser, Pasquale et Rodomonte ont leur batmobile, un monstre fait des saltos arrière sur échasses… et on injecte les eaux du Léthé à Orlando avec une seringue tout droit sortie de Dark City. L’opéra devient un clip de R’n’B, cela remue dans tous les sens, on ne sait pas où fixer son regard et on en oublie qu’on a des oreilles. J’imagine que l’idée était de transposer le foisonnement baroque par celui de l’animé, et c’est assez réussi sur l’affiche, mais c’est aussi assez raté dans l’ensemble. Cette profusion relativement sobre en noir et blanc perd sa cohérence dès qu’on y amalgame d’autres univers ; on a complètement perdu de vue l’étoile d’Haydn dans cette galaxie, et je serais bien incapable de dire si j’ai apprécié la musique, alors que les chanteurs (et particulièrement l’interprète d’Alcina) ne devaient pas être mauvais.

J’ai bien essayé de fermer les yeux mais tout ce que j’entendais alors était le bavardage des gamins. Je les aurais bien massacrés, tiens, histoire d’achever la tuerie de Toulouse, au sujet de laquelle le Châtelet-qui-reçoit-plein-de-scolaires a tenu à se montrer concerné par une annonce en début de soirée. Depuis quand est-il de bon ton de s’excuser de vivre ? Je me demande si l’annonce aurait été quand même faite si l’opéra avait été plus sérieux. Assumez la nature du divertissement ! Elle est de se détourner. Et tous les jours nous nous détournons de guerres et de massacres qui ont lieu dans le monde. Ill faut aussi voir ça en face. Le seul moyen qu’on ait trouvé de ne pas faire l’autruche est de scuter la scène médiatique. Le reste du temps, on se détourne pour ne pas se figer dans une fascination morbide, et on vit. Pendant que d’autres meurent. Mais on vit. C’est le seul hommage qu’on puisse rendre à la vie, vivre. Alors on se passera de rotomondades d’aussi bonne foi bien pensantes que déplacées. 

Pelléas et Mélisande

Il y a des jours comme ça, comme mardi en huit… Je me suis levée en retard et je suis arrivée à l’heure de bonne humeur. Je me suis pointée tardivement à la billeterie, sans me presser, et je suis passée comme une fleur devant les files d’aspirants spectateurs sans Pass jeune. J’ai eu une place au sixième rang et j’ai revendue celle de C. à un monsieur que cela a mis fort content. J’ai taché mon sac et mon manteau de gras avec ma quiche saumon-épinards, et c’était déjà estompé quand j’ai mangé mon carré coco bordé de chocolat. Je me suis assise et le spectacle a commencé.

Il faudrait énumérer les éblouissements dans leur ordre d’apparition, comme au cinéma, pour ne rien diminuer. La musique de Debussy qui ressuscite depuis la fosse. La scénographie bleue qui naît avec les formes noires qui coulissent. La figure lunaire d’Elena Tsallagova. Sa main tenue qui dessine dans l’air comme un poisson dans l’eau. Sa voix qui n’a besoin d’aucun effort pour murmurer quelque chose au second balcon. Puis tout son corps lorsqu’elle se lève et assèche la flaque de sa robe blanche. Ses ports de bras, qui écartent d’une demi-couronne un invisible rideau, et lui découvrent la forêt, et le visage. Ses ports de bras me mettent un doute, son grand cambré me l’ôte : Elena Tsallagova est danseuse.

Emerveillement, la voix prend corps et émet le personnage en mouvement, pur mouvement : Mélisande est insaisisable. Elle ne change pas d’avis mais de place, comme une note qui signifie alors quelque chose de tout autre. Golaud la trouve dans la forêt, la ramène et l’épouse sans plus de difficulté qu’il en aurait eu à se baisser pour ramasser un galet. Lisse mais pas légère, même si, aperçue au fond de l’eau depuis la surface, elle est évanescente — imprécision de sa silhouette blanche fondue dans la lumière bleue. Coupée de la source aurpès de laquelle Golaud l’a trouvée, elle suit le courant de son inconscient ; les motifs, l’intention, le désir, toute psychologie a sombré bien trop profond pour que nos suppositions ne soient pas superficielles. Pas d’agitation, seulement une émotion arrivée d’on ne sait où, résultat d’un mouvement que l’on n’a pas pu percevoir. Et de fait, la chorégraphie est imperceptible, extraordinairement minimale, condensée, suspendue, en quelques gestes, véritablement. L’inclinaison de Mélisande pour Pelléas n’est que l’inclination de son corps étiré en marge du déséquilibre vers une source lumineuse à l’autre bout de la scène. On ne se touche pas, on s’émeut, comme des aimants qui s’attirent et se tiennent à distance respectueuse – force, alors, de la main dans la main, comparable à la plus enlacée des étreintes. Ce peu de mouvement doit être incroyablement fatigant pour les chanteurs, forcés de se concentrer, concentrer leur corps, leur voix, pour canaliser et déployer l’énergie qui tire la tension de l’attention. Si cette mise en scène est statique, ce ne peut être qu’à la manière de l’électricité.

Comme le bleu électrique du cyclo, dont on module l’intensité lumineuse : il se met à vibrer lorsque Mélisande respire le large, pâlit jusqu’au blanc quand Golaud surprend les innocents amants, et sombre à nouveau sur la forêt et le château. Ce bleu est un élément dont on ne sort pas, il baigne l’histoire, en baptise et noie les personnages, transformant Mélisande en ondine grave et riante. Autant le bleu Klein me paraît une vaste blague, autant le bleu Wilson rend l’opéra lumineux. C’est un peu fatigant à soutenir pour les yeux, certes, surtout après une journée entière de rétroéclairage face à l’écran, mais c’est beau. Beau avec la belle occlusive du b, à balancer comme un juron. Enfin une mise en scène esthétique, puissamment esthétique, c’est-à-dire intelligente.

L’anneau, par exemple. Au bord de la fontaine en compagnie de Pelléas, Mélisande joue avec l’anneau que lui a donné Golaud et le laisse tomber, comme un fait inexprès. Et cet anneau, qui n’est pas la fidélité — car Mélisande, n’étant jamais fidèle à elle-même, ne peut pas tromper — se trouve projeté au fond de la scène bleue comme au fond de l’eau, comme un soleil aussi. Aussi lumineux que Pelléas, pierrot lunaire. Curieusement, le blanc oscille entre clarté et vérité plus sombre, dangereuse. Pelléas est habillé de blanc, Golaud plus noir encore devant l’écran blanc, et Mélisande accouche et meurt dans ces mêmes limbes blanches. L’innoncence est ici grave ; il faut être enfant, il faut être Yniold (formidable Julie Mathevet, devenue Julien sur le site de l’ONP), hissé sur les épaules de son père jusqu’à la fenêtre, pour le voir.   Pelléas et Mélisande eux-mêmes sont des enfants, Golaud le dit bien, et pourtant cela ne minimise rien. Ni l’amour distrait de Mélisande pour Pelléas, ni la douleur de Golaud. Lorsque celui-ci tue son frère, il tue l’innocence et créer rétrospectivement une histoire d’adultère là où il n’y avait rien, rien que chasteté à l’égard de l’amant, et attention dévouée envers le mari, dont elle est enceinte (en sainte). Improbable grossesse, grossière erreur : Mélisande expulse l’enfant qui était en elle, et meurt de ne l’être plus. 

L’anneau, la fontaine, la mer et l’enfant, tout cela serait mièvre si la mise en scène le représentait naturellement. En passant ainsi par le symbole, Robert Wilson nous donne la signification plutôt que l’explication – évocation du mystère, invocation de la poésie. Rha, Debussy… Philipe Jordan et l’orchestre sont acclamés après l’entracte comme si le rideau venait de tomber, et les saluts ont été une explosion, comme si la salle retenait, frustée, ses applaudissements depuis le début de l’année.

A lire : l’interview d’Elena Tsallagova sur Altamusica, où elle parle de son passage de la danse à la musique, de la production, « qui est presque une chorégraphie », et de son personnage en point d’interrogation, pour lequel elle s’invente « non pas une, mais plusieurs histoires, ce qui [lui] permet d’avoir plusieurs couleurs » car « la beauté de son caractère tient à ce qu’elle peut se comporter tantôt comme une enfant, tantôt comme une femme. Elle change sans cesse, avec la musique. Elle répond sans réfléchir aux questions qui lui sont posées. Personne ne saura la vérité, car elle ne la connaît pas elle-même. » 

Orphée et hors de prix

Pour une critique des prix, lire le premier paragraphe.
Pour une critique des danseurs, lire le deuxième paragraphe.
Pour une critique du spectacle, lire les trois derniers paragraphes.
Mes élucubrations sont au milieu.

 

L’Orphée et Eurydice qui passe en ce moment à Garnier est signé à la fois par Gluck et Pina Bausch. Deux signatures prestigieuses, c’est deux fois plus de garanties monnayables. Dans sa grande mansuétude, l’Opéra n’additionne pas tout à fait le prix d’une place d’opéra et d’une place de ballet (l’opéra se veut démocratique, voyons) ; ça ne va pas plus haut que 180 €. Remarquez, tant qu’il y a des Japonais et des Russes pour acheter (aucun Pass mercredi soir), ils auraient tort de s’en priver. Surtout qu’avec seulement trois chanteuses solistes en plus du chœur et des décors sobres, on doit être loin des frais faramineux de certaines productions d’opéra – même avec le corps de ballet sur scène. J’espère au moins qu’ils douillent sévère en droits d’auteur. Je râle, je râle mais les pigeons que nous sommes, Palpatine et moi, sommes allés nous percher au troisième rang de la loge coincée entre le poulailler et les stalles. 25 € en lieu et place des 12 habituels mais au moins, on voit tout la scène. C’est-à-dire si l’on se tient debout pendant deux heures. Sans bouger, parce que le parquet craque au moindre transfert de poids. Outre la séance de gainage gratuite, cette place offrait tout de même deux avantages.

D’abord, c’est un test infaillible pour savoir si un danseur passe la rampe parce qu’il faut passer la rampe et grimper quatre étages. Alice Renavand passe jusqu’aux quatrièmes loges. Surtout dans son dernier solo en robe rouge où ses grands ronds de jambes éclatent et en jettent jusque-là. 

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© Laurent Philippe

Vous me direz, Alice Renavand, on le savait déjà. En revanche, je peux vous dire que Charlotte Ranson n’est pas jolie. A cette distance-là, sans jumelles, un joli minois ne sauve plus rien et elle n’en a absolument pas besoin pour être un Amour. Virevoltant, qui joue du coude, mutin. La robe claire dans la maison endeuillé de Bernarda ne faisait pas tout, elle n’a pas besoin de contraste pour être lumineuse. Jusqu’aux quatrièmes loges. Forcément, Audric Bezard, en tablier de boucher-Cerbère, me tape dans l’œil sans que je puisse savoir si sa carrure et mes hormones sont seules en cause. Le test est plus sûr mais moins favorable à Nicolas Paul, qui s’en sort avec une mention passable. A relativiser peut-être à cause du second « avantage » de ma place.

Si j’ai tendance à regarder de haut un ballet lorsque je suis installée à l’amphithéâtre, ce n’est peut-être pas en effet parce que je suis haut mais parce que je suis mal. Mon professeur de danse avait dit cette chose curieuse, qu’on l’on pouvait avoir des courbatures le lendemain d’un très bon spectacle. Il ne s’agit pas d’avoir été mal assis (à ce compte, tous les spectacles seraient bons vus de l’amphithéâtre) mais d’avoir assisté à une pièce dont l’intensité était telle que le spectateur est entré musculairement en empathie avec les danseurs. C’est moins absurde qu’il y paraît si, comme moi, vous vous surprenez parfois à faire sur votre siège de micro-mouvements violents et involontaires. Cela m’explique en tous cas pourquoi je reste de marbre quand je suis obligée de me statufier dans une position inconfortable (ah, les pieds qui ne touchent par terre que sur demi-pointe à l’amphi…) : contractés pour tenir la position, mes muscles tétanisés sont incapables de se contracter en écho aux mouvements des danseurs. Il faut être détendu pour que cette télépathie musculaire fonctionne.

A partir du moment où j’en ai eu l’intuition, j’ai essayé d’y remédier en contractant sciemment tel ou tel muscle, de manière à mimer les évolutions du soliste. Même en ne faisant que de très légers mouvements (laissez-moi fantasmer et croire que j’ai réussi à faire appel à mes muscles profonds), l’exercice est périlleux et implique d’avoir de préférence un parquet et un voisin qui ne craquent pas. Je remercie donc Palpatine – de m’avoir supportée, peut-être, mais surtout de n’avoir cessé de tournicoter son buste avec la régularité irritante d’un métronome : c’est d’abord pour cesser de percevoir ses mouvements toujours identiques et donc rarement en phase avec ce qui se jouait que je me suis décidée à bouger. Si cela a marché ? Je crois bien, la dernière partie m’a davantage touchée (à moins que ce ne soit le soulagement anticipé de n’avoir plus qu’une demie-heure à tenir debout ; je ne savais pas encore à l’entracte qu’un cocktail pour jeunes Aropeux m’achèverait sans rémission).

 

Tout de même… du premier acte, je garderai le souvenir du corps de ballet féminin endeuillé, magnifiquement vivant sous des robes noires transparentes (les bandes noires qui cachaient ou soulignaient les seins selon les modèles ont mis Palpatine en émoi, forcément, mais la danse ainsi incarnée était déjà émouvante en elle-même). Et la figure hiératique, pâle comme la mort et lumineuse comme une promesse de vie, de la mariée défunte qui trônait cependant aux Enfers.
 

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© Maarten Vanden Abeele
 [Seconde déséquilibrée, ouverte d’un côté sur demi-pointe, refermée par le cambré : désir brisé] 

Du deuxième acte et de ses figures emmêlées aux fils des Parques (fils d’Ariane ?), j’oublierai l’espèce de miche de pain (et si c’était la creuse écaille de sa lyre ?) pour ne garder que les tours avec une main devant le visage – souffrance de l’interdiction de voir, déjà.
 

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[Bras de haut en bas, main flex : c’est ainsi qu’est ensevelie Eurydice.] 

Troisième acte, le chœur des umbras, ces âmes-ombres roses qui tourbillonnent comme de légères fumées, ne cesse de répéter une phrase qui résume le mythe à elle seule : elles descendent le buste (Orphée aux Enfers), embrassent une présence devant elles (étreindre Eurydice), l’attirent à elles, en imprègnent le parfum à leur nuque, et ramènent une simple bouffée d’air inconsistant, les coudes devant leur visage, dans une caresse qui se termine en geste de prostration (désolation d’avoir perdu Eurydice). Ce même geste du coude, qui était une divine coquetterie chez Amour… Traduire des gestes en mots est à peu près aussi élégant que de traduire Ovide en cours de latin, mais on espère que l’original n’en est que mieux rappelé. Surtout que des mots, il y en a déjà, que j’attrape à la volée… suchen… fühlen… Blick… nicht sehen… et que j’aurais aimé voir traduits sur le prompteur.

Le troisième acte pourrait n’être qu’une grande diagonale – du vide où Orphée et Eurydice tentent de s’éviter du regard. Mais le mythe veut que, lorsque enfin ils s’étreignent, elle s’éteigne. La chanteuse qui donne sa voix à Orphée dépose le corps d’Eurydice au-dessus de celui de sa chanteuse, en croix. Pina Bausch a tiré tout le parti du doublage : danseurs et chanteuses sont corps et voix, corps et âmes. Le corps d’Orphée peut ainsi rester prostré en fond de scène tandis que sa voix, propre à faire entendre sa peine, étreint le corps absent d’Eurydice, lequel écrase sa voix à jamais tue. On s’étonne après que les spectateurs entrent dans une bacchanale d’applaudissements et achèvent Orphée à mains nues, rougies d’avoir bien frappé.