Comme c’est le cas lorsque le Grand Palais abrite un grand nom de la peinture, l’exposition affiche complet, toutes dates et heures confondues. Grâce soit donc rendue au CE de ma mère, qui nous a permis d’avoir des places, avec une conférence en prime, qui s’est déroulée avec diapos dans un studio à part pour ne pas encombrer les salles. Si l’on n’atteint pas la densité de surpopulation qui contraignait à grimper sur les bancs de repos pour voir les tableaux de Klimt (curieusement, hein, on se battait nettement moins pour Schiele et Kokoschka), on n’en a pas moins la désagréable impression d’être sur un tapis roulant qui défile devant les tableaux, lesquels, sitôt apparus, échappent à la contemplation. Du coup, j’adopte la technique maternelle qui consiste à zigzaguer dans le désordre et à se précipiter dès qu’il y a une éclaircie. C’est déjà mieux, même si on ne se débarrasse pas de quelques importuns qui n’ont rien compris à l’affaire et, non content d’être plantés à moins de deux mètres du tableau, mettent leur gros nez au raz de la toile, quand la tache de peinture qu’ils examinent ne cesse d’être insignifiante qu’à distance (comme cet effet de brouillard 🙂
C’est déjà pénible en temps normal, mais avec des tableaux qui ne prennent parfois tout leur relief que depuis l’autre bout de la salle, cela devient exaspérant.
Cela me fait mal de dire ça, mais si vous n’avez pas réservé d’entrée ou si vous habitez en province, achetez plutôt le catalogue d’exposition ; avec ma mère, nous nous sommes demandé pourquoi certains tableaux rendaient mieux en reproduction avant de comprendre le pourquoi de cette aberration : les photographie avaient probablement été prises à une distance raisonnable que n’autorisait pas l’affluence dans les salles. Un comble, des salles combles pour des visiteurs pas entièrement comblés.
Du coup, je passe plus vite sur les débuts tâtonnants où l’artiste n’a pas encore affirmé son style propre, sur des natures mortes au carré, sur des nymphéas répétitifs à tendance inachevée ou encore sur les… dindons. Certes, on pourrait arguer que c’est encore un motif blanc sur lequel étudier les effets de lumière, mais il y a des limites au rachat des œuvres de commande.
Préférer les Femmes au jardin et leurs blancs caméléons, beige-gris sous l’ombrelle ou olivâtre sous la verdure ; regard baissé, la femme à l’ombrelle invite à passer son chemin, que l’on emprunte pour suivre la femme fuyante et finir son tour sur le manège du couple. La communication a laissé la place à l’expression : les couleurs y conversent plus que les personnages.
Autre Femme au jardin, qui me donne moins l’impression d’être dans un jardin que d’être caractérisée par lui, une femme au jardin comme il y a une femme à l’ombrelle. Fantôme blanc, sur le côté, elle semble là pour nous indiquer ce qu’il faut regarder et donner du relief au bosquet de fleurs, de même qu’une silhouette de Caspar David Friedrich révèle la grandeur des montagnes.
Sans personnage pour vous introduire, certains paysages ne se laissent pas pénétrer. Même ténue, j’aime apercevoir une présence humaine pour prendre la mesure (qui n’est pas toujours l’échelle) du tableau.
Les Glaçons sur la Seine à Bougival cessent d’être quadrilatères blanc par les quelques traits noirs qui se tiennent sur la rive, et la Débâcle n’est telle que pour ceux qu’on devine embarqués.
Les paysages à la chaîne peinent à me toucher, sauf parfois, comme pour ce Vieil arbre du confluent qui se découvre au détour d’un bras de rivière comme un naufragé sur une île déserte, qui agiterait les siens.
C’est tranquille, pourtant, presque miraculeux, avec la lumière qui coule depuis les montagnes comme un projecteur divin. J’ai remarqué à plusieurs reprises cet éboulement du regard, de gauche à droite, comme si le tableau se lisait.
Je l’ai remarqué dans un Train à la campagne, où le dénivelé, légèrement surligné par le train qui disparaît derrière les arbres fait de la clairière un îlot de sérénité.
On le retrouve dans les Coquelicots à Argenteuil, plus importants que les personnages, semble-t-il, mais qui n’ont le rôle-titre que de mener d’un couple mère-enfant à l’autre (même chose pour les Lilas temps gris qui abritent l’ombre d’une jupe corolle).
Cela m’a arrêtée Sur la falaise de Pourville, autrement assez anodin (il manquerait des personnages pour rendre l’effet plongeant des Falaises de craie sur l’île de Rügen de Casper Daviv Friedrich – encore lui, je sais, sans savoir pourquoi).
Même si pour Monet, la lumière importe davantage que le sujet, je ne peux souvent m’empêcher de préférer les scènes humaines aux paysages et j’ai le sentiment que les séries de Meules sont surtout là pour éduquer notre regard (quand bien même Monet les a retouchées en atelier pour les harmoniser et pouvoir ainsi les exposer ensemble – indice : Van Gogh lui aussi à peint des meules en guise d’études), qu’elles valent essentiellement pour ce qu’elles nous apprennent à voir de ces autres tableaux, plus riches, où l’impression visuelle est aussi sensible mais risquerait de passer inaperçue en raison de sa richesse même.
Le quai du Louvre a tôt fait de nous happer par sa profusion d’immeubles et de personnages et même si la flamme verte que forme l’arbre est en évidence au milieu du tableau, elle n’est pas flagrante. C’est ainsi, nous dit la conférencière, que Monet s’est détourné des scènes urbaines et de leur multitude pour se concentrer sur des sujets où rien ne vient divertir le regard. Peut-être à l’excès : au fil de sa vie, Monet a restreint son domaine de peinture, s’aventurant rarement à plus de deux kilomètres à la ronde (il a besoin de bien connaître un lieu pour pouvoir le peindre), pour finir par se fixer à Giverny où il créé son jardin tel qu’il veut le peindre (imiter en peinture la nature que l’on comprend en analogie avec l’art, cela me rappelle les élucubrations d’Aristote avec le bois de son lit – comme beaucoup de philosophe, il aurait mieux fait de prendre une poule pour éviter de nous pondre un œuf) ; bientôt ce n’est plus le jardin qu’il peint dans la fenêtre de sa toile, mais son bassin, sur lequel il se penche, à l’horizontal (tout horizon disparu) comme plus tard Pollock le fera sur ses toiles par terre (les conférenciers aussi font de drôles de rapprochement pour tracer leurs lignes d’évolution – dans ma méchante ignorance, je dirais qu’on aurait plutôt tendance à se diriger vers la singerie, d’ailleurs). Monet se resserre sur l’essentiel mais comme les huiles du même nom, c’est difficilement consommable à l’état pur. 250 tableaux de nymphéas, tout de même, c’est limite imbuvable.
En s’approchant de la mort, Monet s’approche aussi de l’abstraction et je préfère revenir un peu en arrière, aux périodes où la forme n’est plus dilué dans le fond mais où le fond n’est pas encore dilué dans la forme (de plus en plus informe, du coup). Je veux bien que l’essentiel ne soit pas le thème d’un tableau, mais ce n’est pas un hasard si son modèle s’appelle un sujet ; l’effacer, c’est du même coup gommer le sujet perceptif (qui se donne toujours en même temps que son objet, le sujet du tableau – vous me suivez ?). Du coup, j’aime par-dessus tout les tableaux qui tiennent l’équilibre entre le figuratif et l’abstrait (le fond et la forme, l’objet et le sujet ; choisissez les mots qui vous plaisent), où il y a une présence qui donne forme aux couleurs – pas nécessairement un personnage, juste une présence comme la pie dans le tableau éponyme.
Perchée sur la barrière, elle est comme la clé qui permet d’entendre la symphonie de blanc du tableau ; elle s’envole : tout s’écroule sans cette clé de voûte.
Rue Montorgueil, la foule n’acquiert se présence que par les drapeaux qui agitent leurs couleurs comme autant de cris.
Une présence, ce peut également être la trace d’un passage, un chemin qui vous promène dans le tableau. On s’engage dans le jardin Moreno par un sentier qui n’a de sens que par la villa figurée au fond mais qui nous fait pourtant faire un détour dans les traits presque abstraits du jardin.
Même chose avec le Grand canal de Venise : le regard s’engouffre dans l’enfilade des bâtons et pourtant c’est l’à-côté que l’on irait bien visiter, cet à-côté dont les bouts de bois semblent avoir absorbé toute la couleur (il faudrait en faire une infusion). Ce pas de côté et ce bleu, en fin de vie, j’entends un écho de Kundera, qui s’étouffe dans la tranquillité de cette Venise noyée, belle en cet instant débarrassé de touriste.
Beauté de cette quasi-immobilité comme si l’apaisement des morts parvenait un instant à ceux qui, encore en vie, peuvent jouir, sereins, du spectacle. Même silence et effacement que chez Camille Monet sur son lit de mort.
Le peintre s’est fait peur par son obsession de peindre jusqu’aux couleurs de la mort sur la peau de sa femme. Pourtant, coiffe bretonne, voile de mariée, linceul, ou effacement, le blanc sauve cette Ophélie des eaux de l’oubli.
Pour finir, et pour le plaisir, quelques toiles qui ont été des découvertes :
La Terrasse Sainte-Adresse. Je me suis demandé pourquoi ces drapeaux, plantés là, alors qu’il y a déjà de magnifiques plates-bandes. Puis j’ai compris qu’ils étaient l’équivalent d’ancres marines : lorsque le regard avance dans le tableau, il est immédiatement cadré par les deux drapeaux et, avant même d’avoir perçu leur présence, s’arrête au bord de l’eau, en compagnie de l’homme et de la femme à l’ombrelle jaune ; si l’on regarde uniquement la partie droite du tableau, en revanche, l’œil dépasse le bastingage muret marron et dérive vers la mer : à/au bord du tableau, on est embarqué !
Le déjeuner. Une table, une ombrelle, un chapeau (et une femme, une autre, un enfant) mais tout ceci reste marginal par rapport à la grande tache de lumière, centrale. Lumineux, mon cher Watson, vous pouvez vous reposer, c’est l’heure de la digestion.
Intérieur après-dîner. C’est exactement ça. Lampe jaune arrondie, table ronde en bois clair, ombre circulaire et à côté de ce bonhomme de lumière seulement, trois personnes. Il y a quelque chose de Hopper là-dedans, j’aime beaucoup.
La Capeline rouge. Rideaux tirés mais vitre barrée : un spectacle se refuse, que nous voudrions voir dans la femme à la capeline quand celle-ci le cherche à l’intérieur, de notre côté, suivant les lattes du parquet. C’est la femme de l’artiste, certes, mais c’est ici une passante, qui fait ses adieux en même temps qu’elle se présente – révérence.