Camille va aux anniversaires

Florence des Mots de la mouette parlait dans sa dernière newsletter de « ces lectures vers lesquelles [elle] adore aller [lorsqu’elle n’a] pas l’énergie de [se] lancer dans autre chose : de la fiction qui se déroule à notre époque, dans la vie réelle avec des personnages plutôt normaux entre la vingtaine et la trentaine ». Camille va aux anniversaires pourrait rentrer dans cette catégorie. Certes, Camille a la cinquantaine, mais le décentrement est minimal quand on évolue dans le même milieu socio-culturel (son « normal » à soi).

Sous couvert d’un anniversaire-surprise que la protagoniste doit organiser pour la fiancée de son meilleur ami, Isabelle Boissard se promène en sociologue dans la sphère bobo parisienne, in situ et sur Instagram. J’avais déjà observé ce phénomène dans Les Nuits bleues : le simple fait de décrire verbalement des éléments visuels (émoticones, interfaces…) crée une mise à distance (critique ?). L’autrice-narratrice épingle, mais se pique aussi, si bien que l’ironie ne vire pas à la satire systématique, se teinte au contraire d’une vague tristesse car ceux qu’on épingle, on voudrait leur ressembler :

C’est frustrant d’être confrontée à ceux à qui on aimerait ressembler, sans y arriver.

L’autrice distille quelques indices sur l’enfance de Camille pour dire qu’elle n’appartient pas tout à fait à ce milieu-là et lui donner la légitimité critique d’une transfuge de classe.

Pour ma part, j’ai exercé l’observation des autres très tôt. Ce que je ne faisais pas, ce que je n’avais pas, ce que je n’étais pas.

En réalité, sans que ce soit au même degré, elle en fait partie, elle en connait et en pratique tous les codes. J’en fais partie, aussi. Les prénoms (le mien, celui du fils d’une amie…). Les pâtisseries. Les reconversions de cadre sup à artisane… J’en fais partie même si mon écart par rapport à la norme de la famille mononuéclaire (et un chouilla de neuroatypie ? mais cette parenthèse ne serait-elle pas en elle-même indicative de ma boboïtude ?) me préserve de la comédie des dîners-entre-amis qui ne le sont peut-être plus tant que ça avec le temps.

Émaillé de remarques très fines et de saillies ironiques qui le sont moins par leur caractère systématique, le roman est plaisant à lire, mais est-ce qu’à écailler le vernis d’une certaine société il ne reste pas un peu en surface ? Ou est-ce que cette superficialité est une manière pudique d’évoquer la rupture et le vieillissement, tout comme l’organisation de l’anniversaire est une mission-prétexte confiée à Camille pour la sortir de l’abattement ? Je ne saurais dire. Nicorette, conclurais-je si, comme cette Bridget Jones bobo, je calmais mes angoisses par un substitut de cigarette.

…

Je suis rentrée dans la rame de métro bondée en mode main character, comme dit ma fille. […] Si j’ai bien compris, cela veut dire que tu vis une situation précise en te prenant pour une queen.

J’ai joué au main character dans le métro toute ma vingtaine, dès que j’avais des talons.

…

Cette scène de dîner est vraiment bien croquée :

Je regarde la bouche d’Oriane, toute petite, toute fine, pincée, comme un anus peint en rouge orangé.

L’ordre des prénoms dans les couples m’a toujours amusée. On ne dit pas Nicolas et Delphine, mais Delphine et Nicolas, de même, on dit Oriane et Matthieu. Une histoire de voyelle, de hiatus, d’équilibre.

Oriane s’est empressée de nous inviter. Elle a été déçue par mon « je » qui cassait la parité de son dîner.

Me proposer, c’est signifier que je comprends qu’elle supplée aux tâches de son mari. Me proposer, c’était voir que Matthieu n’est pas le mari parfait aux yeux de tous.

…

L’analyse des tics de langage est un des aspects que j’ai préféré.

Elle adore « nous partager », elle ne partage pas avec nous quelque chose, sa syntaxe à elle, c’est « je vous partager quelque chose » […].


On dit d’elle qu’elle assume son goût pour la liberté. Je ne comprends pas cette phrase. J’essaie de la mettre à la négative. Comment serait une personne qui n’assumerait pas son goût pour la liberté ?

Passion explication de texte de magazine féminin.


Elle est de gauche, évidemment. Elle fait partie de ces gens de gauche qui me donnent envie d’être de droite. […] Elle dit « du coup » tout le temps. Elle me parle de sa maison, qu’elle a rénovée. Elle dit « réno », « déco ». […] Elle dit « canon » aussi. « Cool », beaucoup. En tous cas, c’est très cool, même si c’est énormément de taf.

Oups. Prise en flag’. Du coup, je remplace cool par chouette ?


Elle a dû faire latin en option la Nouffe parce qu’elle enfonce le clou à coups de locution latine : aujourd’hui, on voudrait tout hic et nunc — qui ne sont pas des noms de cochons d’Inde d’un quelconque Disney, non, hic et nunc, ça veut dire « tout et tout de suite ».

Pwd bis. Hic et nunc, les Tic et Tac bobo, je meurs.


Es-tu actrice de ta vie ? Bah nan, je suis figurante ou background character.

…

Insta. Insta. Insta.

Le publicité et Instagram sont basés sur le désir mimétique. Si je désire avoir ou être George Clooney, je désire le café que boit George Clooney. […] Est-ce que la jalousie, c’est pareil que le désir mimétique ?


Instagram est une grande liste de courses, de spots et de scoops. Entre le Sopalin bioresponsable et la mozzarella écoéthique, se trouvent les vies merveilleuses des autres.


Instagram, c’est un putain de Jokari. Je suis une balle en caoutchouc attachée à un socle par un élastique qui, après avoir été frappée, revient. Instarissable.

…

On trouve aussi en filigrane quelques réflexions sur le désir en vieillissant, sur l’amitié, sur les relations qui n’ont pas de nom.

Quand je dis séduisant, je veux dire désirable en amitié.

André, cet homme merveilleux qui n’est ni mon père ni mon amant.

…

En vrac, pour le plaisir :

En sortant, je croise un couple enlacé sur une trottinette, elle devant, entre ses bras à lui. La trottinette, le Titanic des jeunes.

L’image risque de me poursuivre.


Parfois, entre deux séquences séparées par une astérisque : une citation. Toute seule, comme ça, sans faire semblant de la rattacher à une pensée ou un souvenir de la narratrice. C’est mieux.
Celle-ci m’a tellement fait penser à Ör, d’Auður Ava Ólafsdóttir :

« Quand quelqu’un se rend compte que sa vie ne vaut rien, soit il se suicide, soit il voyage. » Edward Dahlberg


L’expression de leur visage est de celle des Playmobil ou de la Joconde : apaisante.


L’extrait suivant est beaucoup plus long, j’ai fait des coupes pour ne garder que quelques exemples :

À quel âge devient-on vieux ?
— selon les mutuelles de santé, 60 ans.
— pour les cabinets de recrutement, 45 ans.
— pour ma mère, 70 ans.
— en athlétisme, 46 ans.
— en cyclisme, 30 ans.
— pour mes filles, 40 ans.
— pour l’OMS, une grossesse gériatrique commence à 35 ans.


J’expliquerais qu’il faut acheter éthique et responsable. […] J’ignorerais que la frustration cause des envies de compensation.


La mobilité douce, la vapeur douce, les médecines douces, la sodomie douce.

Celle-là frappe fort. Frappe fort doucement.


Tout y est blanc. Ou pire, nacré ou beige irisé. Très peu de marchandise. On travaille la rareté. […] Encore une meuf qui a réussi à remettre du sens dans son travail. Un retour aux sources. […] C’est très malin la niche du monoproduit. […] Le produit insolite permet de se démarquer et, par transitivité, le client va l’acheter POUR se démarquer !

Certaines pâtisseries portent des noms de célébrités. […] Ont suivi la « tarte Jeannette », celle de Jeanne Bardot et « ma bûche » de Pierre Durand, un autre people de Saint-Astre. « Ma bûche » a disparu après que le chanteur a fait la une des journaux pour agression sexuelle.


[…] ces enfants-là [Achille et Colette] ont écouté Pierre et le loup et savent reconnaître Pierre-quatuor à cordes […] ils ne se sont pas roulés par terre pour obtenir des Chocapic parce qu’ils ont mangé des porridges festifs au petit déjeuner, ont eu leur espace dans le potager, n’ont pas porté de pyjama Superman parce que chez Bobo-les-belles-choses, on ne vend que des vêtements en coton bio avec des animaux mignons et inoffensifs dessinés dessus, tout, tout, tout est de bon goût. Je me demande comment se passent les choses derrière la vitrine. […] C’est frustrant d’être confrontée à ceux à qui on aimerait ressembler, sans y arriver.

J’ai décédé au porridge festif. J’ai revu les animaux mignons sur le pyjama  Monoprix que j’ai offert au fils de JoPrincesse.


Normalement, je déteste ces battements pourtant discrets qui me rappellent la petite horloge dans la cuisine de ma mère et la grosse dans la pièce de vie chez mes grands-parents paternels. Je déteste la scansion du temps qui passe.


Elle porte un prénom de fruit. Elle a une voix de petite fille qui s’étonne en continu. Pour elle, tout est normal. Ce qu’elle fait, sa vie d’artiste et d’écrivaine, c’est normal ; son père était artiste peintre, sa mère normalienne, donc c’est normal. Elle parle de son amour pour Roald Dahl, qu’elle prononce « Rold Dooooôl ». […] chaque lecture est associée à un souvenir, à une odeur, même ses livres de poche. Elle parle comme Angélique marquise des anges qui aurait bouffé le Petit Prince.

On est d’accord que Clémentine Mélois a inspiré ce personnage ?

Nue, sous la lune

Ce roman de Violaine Bérot commence à la première personne du singulier, mais rapidement, discrètement, insidieusement, la narration glisse à la deuxième personne : une femme fuit et continue de s’adresser en pensée à l’homme qu’elle fuit, qu’elle ne cesse d’aimer. Le procédé est ingénieux, fait sentir l’emprise mieux encore que ne le fait la description pourtant fine de ses mécanismes.

On croit, avec cette femme en voiture, en route pour une nouvelle vie, pour la survie du moins, que cette fois-ci c’est la bonne, elle s’est arrachée à la violence. Elle en rend, s’en rend si bien compte. Elle dit la parcimonie de la tendresse, qui en devient inouïe ; le malaise avec les siens, dont elle se coupe peu à peu ; l’isolement requis et la solitude conspuée pour avoir une conversation téléphonique ;  l’absence de caresses et le schéma unique, unilatéral pour « faire l’amour » (caresser l’autre, c’est accepter que toujours il nous échappe et c’est pour ça que la main revient, caresse, parce qu’elle ne prend rien, ne retient pas) ; l’ambivalence de M. Hyde indifférent le jour et Dr Jeckyll tendre la nuit, quand il n’y a pas de réveil nocturne pour une scène de jalousie.

(J’ai recopié de nombreux passages parce qu’ils me semblaient juste, parce que sûrement ce sont des choses à partager, dont on doit avoir conscience.)

J’ai tellement pris l’habitude d’être invisible. C’est venu tout doucement. J’ai été là de moins en moins.

Je ne me trouvais jamais assez aimante, assez douce, assez travailleuse, il était normal que tu sois déçu ou amer.

[le téléphone sonne dans sa fuite] Je sue, et ma sueur pue la trouille. Tu me siffles. Tu me siffles comme on siffle un chien qui divague.

Est-ce qu’auprès de toi vivre pouvait s’appeler vivre ? Cela ne tenait-il pas plutôt de la survie ? […] Chaque matin, je profitais de me lever quelques minutes après toi pour trouver mon souffle. Dans ce court intermède de solitude, je me préparais à affronter la journée à venir.

À ma venue, tu ne levais pas la tête. Tu savais que c’était moi et ça ne t’intéressait pas.

La violence. Violaine Bérot parvient à rendre cette violence-là, l’indifférence, plus violente que l’autre, physique, indubitable.

Tu ne m’insultais jamais, non, les mots que tu disais n’étaient pas grossiers, mais c’était quelque chose dans ta voix, de mépris de moi discrètement sous-entendu. […] Sans doute était-ce pour ne plus avoir à subir cette humiliation que par la suite j’avais appris à ne plus donner mon avis, à m’effacer. […] Je m’éteignais doucement devant toi qui avais la vedette et que l’on regardait, toi qui captivais l’auditoire. Je sentais les femmes m’envier d’être ta compagne […]. Je m’appliquais donc à ne plus parler, à ne plus rire, à ne plus penser, et finalement ce n’était pas si compliqué puisque tu te chargeais de le faire à ma place.

De ton autre main tu tenais ma hanche, tu la serrais plus fort à mesure que tu parlais, et c’était étrange comme l’intensité de ta voix, elle, ne montait pas, seulement la pression de cette main sur ma hanche. Tu demandais encore, pourquoi est-ce que je souriais ainsi à cet homme-là, pourquoi ? […] Tu étais bien placé pour savoir à quel point j’aimais l’amour, une telle jouisseuse, et de toute façon, concluais-tu, tu ne pourrais jamais me faire confiance, tu l’avais toujours su. Sur cet irréfutable constat tu me tournais le dos. Tu te rendormais. Tu m’abandonnais là.

Mais c’était déconcertant, tu ne t’intéressais jamais à ce que je créais. Je te voyais corriger les autres, les conseiller, les encourager tandis qu’à moi tu ne disais rien. Étais-je allée trop loin sans toi ? Craignais-tu que je ne te fasse de l’ombre ? […] J’ai tout enfoui bien profondément pour ne plus me consacrer qu’à l’accomplissement de ton œuvre.

Mais je crois aussi que si je n’osais  plus rencontrer personne de ceux qu’avant toi j’avais aimés, c’était parce que je redoutais de leur montrer celle que je devenais […] cette femme qui réussissait le paradoxe d’être tout aussi suractive qu’éteinte. […] Je réalisais l’absurde exploit de ne rien dévoiler de ma douleur à ceux qui au loin persistaient à m’aimer.

Je ne peux toujours pas comprendre pourquoi ma présence t’était, dans le même temps, totalement insupportable et absolument nécessaire. Devant les autres tu me craignais à m’effacer tout en exigeant que je sois là.

[Il la réduit au silence puis devient fou devant son mutisme] Je devinais que tes coups, ces coups d’un genre nouveau, qui ne faisaient mal que sur le dessus du corps, ces coups-là laisseraient enfin sur moi des traces que les autres verraient. […] Ça voulait dire que je n’étais pas folle, que tu avais vraiment fait ce qu’il me semblait que tu avais fait.

Tout cela alors que cette femme est une artiste, douée et sensible. J’aime la sensibilité qui émane de certains passages, l’attention aux corps, plus encore aux gestes du corps. Dans un premier temps, j’ai assimilé ce personnage à l’artiste-peintre de Laver les ombres, j’ai fondu Violaine Bérot et Jeanne Benameur, leurs voix intimes découvertes presque en même temps.

J’aimerais qu’elle soit nue, étudier ce que le temps très long a fait de son corps […]

J’aurais passé des heures à me repaître ainsi de ton corps qui se contractait ou se relâchait, à mémoriser de toute la force de mes yeux l’impact du plus infime de tes mouvements.

…

[Spoiler alert : si les passages précédents vous ont donné envie de lire le roman, mieux vaut probablement ne pas aller plus loin dans la lecture de ce billet.]

Parce qu’en fuyant elle se rapprochait de nous, qui ne vivons pas sous emprise, nous sommes entrés en empathie avec cette femme, nous avons pu, nous avons cru la comprendre. Et c’est là le twist et la force narrative de Nue, sous la lune : alors que cette femme a trouvé asile chez une vieille femme inconnue qui la baigne de tendresse, alors qu’on la croit sauvée, elle se réveille sur ces pensées :

Tout me semble si clair, si simple. […] Pour moi, il n’y aura jamais d’homme que toi.

Et elle rentre chez lui.

Mais pourquoi ? L’emprise est comme une illusion d’optique : elle persiste même après qu’on en ait compris le fonctionnement. On peut hurler intérieurement autant qu’on veut de l’autre côté du papier, notre victime est dedans jusqu’au cou et elle y retourne. Quelque part, Violaine Bérot a raison : on n’a pas compris l’emprise si on ne va pas voir jusqu’au bout de sa logique, sa force de destruction. Tout reprend et s’empire, dans l’inversion de la faute.

Quand je te prenais ainsi dans mes bras au petit matin, tu ne me repoussais pas, tu acceptais ma tendresse. Pourquoi ensuite, dans la journée, ne parvenais-je jamais à tenter un autre geste ? Pourquoi me contentais-je tout le temps d’attendre, comme si tout devait venir de toi ?

[…] et si je suis revenue c’est que j’accepte tes choix.

Je suis revenue, il est trop tard pour les regrets, je ne vais pas me plaindre, je savais très bien que rien ne serait simple. Il faut que je lutte avec acharnement pour devenir meilleure, moins maladroite, cesser de replonger toujours dans les mêmes écueils. Je n’ai plus le choix, je suis de retour, je dois réussir cette nouvelle vie, que tu aies de moins en moins honte de moi. […] Et si ce soir je n’ose pas encore des caresses, je les oserai plus tard. J’ai devant moi des années e des années pour peu à peu progresser.

Tu entres dans le lit, tu t’allonges à mes côtés, m’ouvres tes bras. Comment pourrais-je décrire l’émoi insensé qu’éprouve alors ma peau ?

Mon amour-propre je l’ai piétiné, écrabouillé, je ne m’autorise d’amour que pour toi. Je me cale dans ton ombre, n’en sors que le soir, dans l’obscurité de ta chambre, pour que te prenne alors le désir de faire avec moi ce que l’on nomme amour.

Le crescendo culmine dans une scène où elle lui confie avoir failli mourir dans un accident avant qu’il rentre et sa réaction à lui est de ne pas en avoir, il ouvre le journal et poursuit comme si de rien n’était. Alors le roman rejoint son titre et la poésie arrive comme extrême onction pour dire l’horreur sans qu’elle tourne à la farce, pour y mettre fin et la rendre absolue dans le même mouvement glacial.

Le Grand Cahier d’Agota Kristof

Le Grand Cahier commence mine de rien, factuel, un exode en temps de guerre, des enfants confiés à une grand-mère qui n’a de grand-mère que la filiation théorique. Ce sont eux qui racontent. Juste quand je commence à trouver ça bizarre, ce « nous » indissocié, arrive un chapitre expliquant que les deux jumeaux ne peuvent s’éloigner l’un de l’autre, ils se sont retrouvés à l’infirmerie quand leur père a voulu les envoyer dans des écoles séparées. Aucun prénom n’est donné de tout le livre, la quatrième de couverture anticipe sur la suite de la trilogie ; il n’y a ni Lucas ni Claus, c’est « l’un ou l’autre de nous deux » quand les deux ne font pas la même chose.

Les courts chapitres se succèdent et juste quand je commence à trouver ça bizarre, cette narration sèche, étrangement factuelle, précisément quand je me demande si c’est un effet de l’écriture dans une langue qui n’est pas celle de l’autrice (hongroise, elle écrit en français) arrive ce passage sur les enfants qui se font l’école entre eux et évaluent les compositions l’un de l’autre :

Si c’est « Bien », nous pouvons recopier la composition dans le Grand Cahier.
Pour décider si c’est « Bien » ou « Pas bien », nous avons une règle très simple : la composition doit être vraie. Nous devons décrire ce qui est, ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous faisons.
Par exemple, il est interdit d’écrire : « Grand-Mère ressemble à une sorcière » ; mais il est permis d’écrire : « Les gens appellent Grand-Mère la Sorcière. »

L’intradiégétique devient l’extra-, on est dans le méta- : Le Grand Cahier que nous lisons est celui dans lequel les enfants recopient leurs compositions. Que les règles en soient énoncées est proprement génial ; elles expliquant l’effet dérangeant et fascinant sur lequel je n’arrivais pas à mettre le doigt. Ce n’est pas tant la fausse simplicité grammaticale, qui produit un peu le même effet déroutant que du français simplifié, que l’absence de jugement sous tout autre forme qu’un discours rapporté. Rien n’est affirmé ni même suggéré, tout est rapporté, tout et parfois son contraire. C’est là, dans cette juxtaposition sans arbitrage que ça devient complexe, mouvant, que chaque personnage trouve toute latitude pour réécrire l’histoire.

Au repas, Grand-Mère dit :
— Vous avez compris. Le toit et la nourriture, il faut les mériter.
Nous disons :
— Ce n’est pas cela. Le travail est pénible, mais regarder, sans rien faire, quelqu’un qui travaille, c’est encore plus pénible, surtout si c’est quelqu’un de vieux.
Grand-Mère ricane :
— Fils de chienne ! Vous voulez dire que vous avez eu pitié de moi ?
— Non, Grand-Mère. Nous avons seulement eu honte de nous-mêmes.

— Peu importe que ce soit vrai ou faux. L’essentiel, c’est la calomnie. Les gens aiment le scandale.
[…] — C’est monstrueux. Savez-vous seulement ce que vous êtes en train de faire ?
— Oui, monsieur. Du chantage.
— À votre âge… C’est déplorable.
— Oui, il est déplorable que nous soyons obligés d’en arriver là. Mais Bec-de-Lièvre et sa mère ont absolument besoin d’argent.
[…] Il prend de l’argent dans sa poche, nous le donne :
— Venez chaque samedi. Mais n’imaginez surtout pas que je fais cela pour céder à votre chantage. Je le fais par charité.
Nous disons :
— C’est exactement ce que nous attendions de vous, monsieur le curé.

Au lecteur de se glisser dans les interstices de ces jugements rapportés sans jugement apparent — interstices dans lesquels les jumeaux développent une éthique décorrelée de toute morale, comme si cette morale valable en temps de paix mais mise à mal par les contradictions et les hypocrisies de la guerre n’avait plus cours. Ce n’est pas qu’une question de justice et d’éthique ou de morale et de moraline comme on pourrait en avoir dans un devoir de philosophie : c’est réellement déroutant. Les enfants se livrent à des exercices d’endurcissement, de mendicité, de cruauté ; ils aident et volent, exigent, passent l’éponge, soudoient, vengent, tuent. Espionnent aussi : à l’aide de deux trous forés dans les murs et le plancher pour respecter le principe de focalisation interne, les jumeaux nous envoient d’un coup balader du côté d’Apollinaire et de ses écrits érotiques, Les Exploits d’un jeune Don Juan dérivant vers les Onze mille verges. De la bagatelle qui pourrait être rigolote, on passe sans prévenir à des épisodes zoophile, pédophile ou sadique jamais nommés comme tels et rapidement clos, deux trois pages maximum, comme tous les chapitres/compositions du grand cahier.

Les enfants rapportent tout cela (et d’autres choses encore, des humiliations, un cadavre dépouillé…) comme s’ils y étaient indifférents, comme si bêtes et hommes, c’était du pareil au même, la cruauté consubstantielle à la vie, à la survie, à la campagne comme à la guerre. Les enfants voient ce qu’ils voient, font ce qu’ils ont à faire, en deux trois pages c’est réglé, le chapitre clos, on n’y pense plus, croit-on, mais le roman nous détrompe, et l’indifférence apparente peu à peu s’inverse en sensibilité traumatisée. Cette écriture blanche, ce show don’t tell poussé à l’extrême montre en même temps qu’il la masque l’évidence d’un état de choc. Il n’y a pas de suspension volontaire du jugement (ça c’est un luxe de lecteur), mais une incapacité à, dans une escalade de violence.

Et ce n’est que très tardivement, presque à la fin du roman, que je me rends compte, que je fais le rapprochement entre ce que je lis et ce que je sais de l’Histoire, de l’histoire et de la nationalité de l’autrice. Cette guerre n’est pas n’importe quelle guerre, une guerre fictive par exemple, rien n’est nommé mais tout est ancré dans un contexte décrit de si près que j’en ai oublié tout recul. J’ai lu dans le flou, aveuglée par l’extrême précision des verbes d’action ; j’ai pensé que les noms génériques (Grand-Mère, l’Officier, l’Ordonnance, la Petite Ville) avaient valeur universelle. Mais soudain les monceaux de cadavre fumants remettent tout en perspective ; la nuit et le brouillard se sont levés. Un nouveau type d’horreur a afflué en reconnaissant ce que je n’avais pas reconnu, en mettant dessus des mots qu’on a appris à employer jusqu’à anesthésier leur portée, la circonscrire à une histoire de manuels : la description des camps de concentration a levé le doute sur le « troupeau humain » aperçu un peu plus tôt, qui n’était donc pas composé de prisonniers de guerre ; le cordonnier privé de son échoppe puis de sa vie : juif ; l’Ordonnance si joviale, offrant des couvertures aux enfants et baragouinant le hongrois à l’aide de verbes français : allemand ; l’Officier étranger : nazi ; la femme qui se montre cruelle envers le « troupeau humain » : antisémite ;   la mère fuyant avec l’occupant : échappe à la tonte… Et à la fin, les Sovétiques qui violent et pillent :

Pendant des semaines, nous voyons défiler devant la maison de Grand-Mère l’armée victorieuse des nouveaux étrangers qu’on appelle maintenant l’armée des Libérateurs. […] Un mois après que notre pays a été libéré, c’est partout la fin de la guerre, et les Libérateurs d’installent chez nous, pour toujours, dit-on.

Le Grand Cahier, grand claque dans ta gueule.

Lectures 2024

Janvier : Deux vies, d’Emanuele Trevi / Février : La Danseuse, de Patrick Modiano / L’Été où tout a fondu, de Tiffany McDaniel 🧡 / Mars : Naissance des fantômes, de Marie Darrieussecq / À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, d’Hervé Guibert / Odyssée des filles de l’Est, d’Elitza Gueorguieva ! 💜 / Le Nom secret des choses, de Blandine Rinkel / Vigile, de Hyam Zaytoun / Les cosmonautes ne font que passer, d’Elitza Gueorguieva / Avril : Le Sel de la vie, de Françoise Héritier / La Révolution du no sex, de Magali Croset-Calisto / Bleu de travail, de Thomas Vinau / Grapefruit, de Yoko Ono / Dune, de Frank Herbert (de mars à mai, en réalité) / Mai : Les Furtifs, d’Alain Damasio 🖤 / Nuits de noces, de Violaine Bérot 💛 / Le désir est un sport de combat, de Rébecca Lévy-Guillain / Nos puissantes amitiés, d’Alice Raybaud / Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? ouvrage collectif 🩵 / Juin : L’Apiculture selon Samuel Beckett, de Martin Page / Hêtre pourpre, de Kim de L’Horizon / L’Odeur des pierres mouillées, de Léa Rivière / L’échec. Comment échouer mieux, de Claro / N’oublie pas pourquoi tu danses, d’Aurélie Dupont / L’Art d’être distrait, de Marina van Zuylen / Juillet : Tombée des nues, de Violaine Bérot / Sortir au jour, d’Amandine Dhée / À mains nues, d’Amandine Dhée / Éloge de la fadeur, de François Jullien / Dès que sa bouche fut pleine, de Juliette Oury 💛 / Et puis ça fait bête d’être triste en maillot de bain, d’Amandine Dhée / Ça nous apprendra à naître dans le Nord, d’Amandine Dhée et Carole Fives / La Petite Communiste qui ne souriait jamais, de Lola Lafon ❤️  / Août : Passagère du silence, de Fabienne Verdier 🖤 / Septembre : Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes, d’Artem Chapeye 💙 / Utopies féministes sur nos écrans, de Pauline Le Gall / Octobre : Je souhaite seulement que tu fasses quelque chose de toi, d’Hollie McNish ❤️ / Dehors, la tempête, de Clémentine Mélois / L’exil n’a pas d’ombre, de Jeanne Benameur 💛  / Novembre : Profanes, de Jeanne Benameur 💛 / Tout brûler, de Lucile de Pesloüan / Elles vécurent heureuses, l’amitié entre femmes comme idéal de vie, de Johanna Cincinatis / Décembre : D’images et d’eau fraîche, de Mona Chollet / Le Cœur sur la table, de Victoire Tuaillon / Les Falaises, de Virginie DeChamplain 🩵  / Une trajectoire exemplaire, de Nagui Zinet / Triste tigre, de Neige Sinno / Le passé est ma saison préférée, de Julia Kerninon

J’ai consacré un article à part aux bandes-dessinées. Quelques tendances de l’année pour tous les textes au noir :

  • des autrices que j’ai découvertes cette année et dont j’ai lu au moins deux livres : Elitza Gueorguieva, au ton décapant ; Amandine Dhée que j’ai lue en série comme si chaque ouvrage était un gros post de blog ; et surtout Violaine Bérot, que j’ai direct inscrite dans la lignée de Jeanne Benameur et Claude Pujade-Renaud (Nuits de noces m’a wow) ;
  • des autrices dont je continue à lire l’œuvre : Jeanne Benameur (même si je commence à repérer des motifs et systématiques, cette narration de l’intime…), Lola Lafon (son roman autour de Nadia Comăneci ne pouvait que me plaire, il m’a plu), Mona Chollet, Blandine Rinkel ;
  • une thématique amitié : Nos puissantes amitiés, Utopies féministes sur nos écrans, Elles vécurent heureuses ;
  • une thématique sexe/amour : La Révolution du no sex, Le désir est un sport de combat, Le Cœur sur la table ;
  • une timide incursion dans l’univers queer : Hêtre pourpre de Kim de L’Horizon & L’Odeur des pierres mouillées de Léa Rivière ;
  • une plongée dans la SF : peu de titres mais beaucoup de pages puisque Dune et Les Furtifs sont deux pavés (qui ont des raisons de l’être) ;
  • seulement deux erreurs de castings Si j’avais su, j’aurais pas lu : Naissance des fantômes de Marie Darrieussecq et Danseuse de Modiano.

Hors catégorie :

  • L’Été où tout a fondu de Tiffany McDaniel, incroyable de maîtrise narrative ;
  • Dès que sa bouche fut pleine de Juliette Oury, complètement improbable, complètement réussi ;
  • Passagère du silence, autobiographie de Fabienne Verdier qui a étudié la calligraphie en Chine pendant dix ans auprès de maîtres écartés par la Révolution culturelle ; son parcours est ahurissant de dureté et de ténacité ;
  • Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes d’Artem Chapeye, témoignage de première main sur la guerre en Ukraine par un intellectuel pacifiste qui s’est engagé dans l’armée ;
  • Je souhaite seulement que tu fasses quelque chose de toi, recueil d’Hollie McNish qui a la poésie prosaïque.
  • Les Falaises de Virginie DeChamplain, récit intime transgénérationnel.

Comme souvent, j’ai du mal à chroniqueter les lectures qui m’ont le plus plu. De peur de ne pas leur rendre justice, les longs extraits recopiés restent en brouillon. J’espère en sortir quelques-uns de là dans un futur proche. En attendant, je n’attends plus, et je publie ce bilan annuel de lecture. Sans statistiques sur la part des autrices, sans calcul des sommes astronomiques que mon abonnement en médiathèque m’a fait économisé, et surtout sans le diagramme pieuvre que j’avais commencé sur les liens explicites ou souterrains entre toutes ces lectures. J’ai à lire.

Une trajectoire exemplaire

Une trajectoire exemplaire de Nagui Zinet commence comme ça, catchy :

Les amours ratent, mais de peu, c’est ainsi que commencent les suivantes.

Tout le prologue est écrit à la deuxième personne du pluriel, histoire de se mettre simultanément à la place et à distance du grossier personnage qui dégueule sa focalisation interne :

Sur le trottoir d’en face, une femme attend, son téléphone à la main. Elle est brune, belle, et quelqu’un la possède, cela se lit facilement.

C’est dégueu, mais drôle aussi un peu, d’un humour noir qui ne me déplaît pas. C’est là en tous cas que je décide de lire la suite :

La conversation au comptoir semble ne pas s’arrêter, vous les égorgeriez bien, mais vous n’êtes pas un homme très tactile.

Le politesse du désespoir ou de la chouine, à vous de voir :

[…] vous êtes toujours ce gosse tirant vanité de son exclusion sociale à haute voix et chialant dans sa piaule.

…

Le prologue embraye sur un récit à la troisième personne, featuring le juge d’instruction qui se trouve en possession du journal de N., rédigé à la deuxième personne du singulier. Nous voilà mis en garde et rassurés : nous allons lire le journal d’un prévenu, l’errance de ce pauvre type va quelque part, l’auteur décline toute responsabilité en cas de propos misogyne ou raciste ou dégueulasse.

…

On est tenté de croire au début que l’emboîtement des récits n’est qu’un prétexte, pour passer tout un tas de faux-semblants sociaux au vitriol.

Elle prépare du thé. Tu n’aimes pas le thé. Elle sort des biscottes. Tu n’aimes pas les biscottes. Elle sort du jus de pamplemousse. Tu ne savais même pas que ça existait.
— Ça te va ?
— Parfait.

Lui, il est plutôt bibine et alcool fort, qu’il picole dans bar nommé L’Étrange. Quand t’es alcoolique et bourré, ça a un petit relent camusien.

Elle t’a donné le code de sa carte bancaire. […] Tu n’as jamais été aussi à l’aise financièrement. Et tu l’aimes de plus en plus. Tu essaies de te convaincre que ce n’est pas lié.

Tu profites d’un silence trop pesant pour aller fumer une cigarette dans le jardin et contempler cette pelouse sur laquelle tu n’as jamais pu jouer. Ta mère estimait qu’un enfant qui joue dans l’herbe est un enfant qui abîme l’herbe. Ce qui n’est pas dénué de bon sens. Puis tu vois une petite boule noire tout au fond, près de la cabane […] un chien. Tu t’approches et l’examines, il n’est pas bien vieux, et il s’amuse comme un fou à creuser un trou. Le veinard ! penses-tu. À ce moment précis, tu sais que tu n’aurais jamais dû venir.

Désormais, tes mensonges seront les mêmes pour tous. C’est ta nouvelle règle. Ta passion pour les vies parallèles s’en trouve contrariée.

La libraire porte une jupe et a des yeux verts. Tout cela lui va à merveille.

À la gare, tu regardes le tableau des TER puis celui des TGV.
Souvent, tu as soif d’aventures. Là, tu hésites entre Douai, Arras et Rouen. Un type se met à jouer du piano. Il ne joue pas si mal que ça, mais pourquoi joue-t-il ? Comme toujours, des gens le regardent comme s’il était Glenn Gould.

(À chaque référence lilloise, je suis surprise ; mais, c’est chez moi !)

…

Je ne prends plus aucun passage en note ensuite. N. devient de plus en plus méprisant parce que méprisable. L’inverse aussi, méprisable parce que méprisant. L’humour noir ne fait plus rire mais grincer, puis dégoûte et lasse. Le lecteur alors est mûr pour l’escalade, l’accident puis le meurtre délibéré. Le juge d’instruction nous récupère. Journal refermé, la trajectoire exemplaire est décapée de son ironie littéraire, devient très littéralement un exemple parmi tant d’autres de violence.

Alors tu es gênée d’avoir parfois ri goguenard avec ce pauvre type. Soulagée aussi que ça soit fini. En Googlant le roman pour trouver l’image de la couverture, tu tombes sur la photo de l’auteur, t’aurais préféré ne pas, parce que de nouveau, t’as l’impression que le cadre narratif n’était qu’un prétexte (à dégeuler sans se faire emmerder, en se faisant peut-être même encenser), t’as l’impression de t’être fait mettre en boîte.