Streets, cars & trees

BMW rouge immatriculée California

 

Contrairement au vieux continent, où elles parasitent les villes, qui n’ont pas été conçues pour elles, les voitures font partie intégrante de la culture américaine. Du coup, lorsque l’on fait des photos, on ne cherche pas, comme en Europe, à les faire sortir les voitures du cadre : au contraire, on les prend volontiers comme sujet. Une carrosserie rutilante devient ainsi le symbole d’une Californie ensoleillée, et le reflet d’un engin de construction, la métaphore d’une ville affairée.

 

Reflet d'un engin de chantier dans un building

 

Arbre en guise de pot d'échappement

Voyez-vous, vous aussi, le feuillage sortir du pot d’échappement comme un nuage de fumée ? On aurait juré une embardée de comics – dessinée, à l’arrêt.

 

Pick-up dans une rue en pente

Ah, un pick-up… je n’en ai pas vu beaucoup, mais celui-ci accentuait assez la déclivité de la rue pour mériter une photo. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les pentes sont assez difficile à rendre. Ci-dessous, mes plus belles glissades visuelles de toboggan.

 

Vue depuis Lombard street

 

Pente et silhouettes

 

Il n’y a pas que les rues qui soient en pente : les parcs aussi !

Pelouse en pente

 

Grâce soit ici rendue à Palpatine qui, ayant intégré la topographie des lieux au cours de ses précédents voyages, a pu optimiser nos déplacements et nous éviter de sans cesse monter pour redescendre. Car, si les montées sont rudes pour le souffle, les descentes le sont infiniment plus pour les jambes. Puis, vu le vent, une petite montée de temps à autres a l’avantage de réchauffer – s’il fait frais, sinon on gagne le droit, encore, de se dessaper. Je caricature à peine : on monte en T-shirt et on redescend en pull – San Francisco est là pour te rappeler que cool, ça veut dire froid. Sisyphe, tu peux aller te rhabiller.

In God they trust

Saint Mary's Cathedral vue de l'extérieur

Saint Mary’s Cathedral


Mission Saint-François-d’Assise

La plus ancienne église de San Francisco a été fondée par les frères… franciscains. Plutôt évident une fois qu’on le sait. Pas besoin de lever les yeux au ciel, ou plutôt si, dans la première bâtisse, pour observer le plafond peint en hommage aux populations locales. La seconde ressemble davantage à l’idée qu’on se fait généralement d’une église, architecturalement parlant. Un musicien y répète pour un concert d’orgue imminent, une paire de baskets à côté de lui. Une camionnette passe ; on devine sa silhouette à travers le vitrail – et le bruit de la circulation et du vent dans les palmiers lorsque l’organiste s’interrompt. Ce n’est pas le cas, mais, pour un peu, on dirait que les vitres tremblent, prosaïquement, sans aucune intervention divine. Bizarre incarnation de l’Église dans le siècle que cette église dans la ville. Lève-toi et marche en baskets.

 
Grace Cathedral

Moment surréaliste en visitant Grace Cathedral : trois, quatre, dix, vingt, cinquante tapis de yoga, des tapis de yoga partout, dans les allées, entre les bancs, partout, partout, y compris sur l’autel ! L’église était envahie de jeunes (et moins jeunes) venus transpirer corps et âme, guidés par la voix d’un coach très inspiré. Breathe, breathe in the grace… Interloqués, nous sommes restés un moment, en faisant semblant d’admirer le triptyque de Keith Haring (que l’on peut de toutes façons retrouver à l’église Saint-Eustache, à Paris – certes en version argentée et non dorée). Palpatine a fait une vidéo en loucedé, persuadé qu’on ne nous croirait jamais. Est-ce parce que nous sommes athées que nous avons à ce point halluciné ? Quelque part, le sacré l’est encore davantage pour nous que pour les croyants – relique d’une espérance enterrée, qui, par l’absence qu’elle signale, doit nous nous empêcher de sombrer dans le « tout se vaut » et, ainsi, nous préserver de la tentation du nihilisme. J’imagine bien un cartoon dans le style du New Yorker, avec un trou béant, façon bouche d’égout, et un plot de sécurité, le tout légendé : Attention, emplacement sacré – gare à la chute.

 
Saint Mary’s Cathedral

Cette église moderne est réellement saisissante. De l’extérieur, déjà, avec les nuages qui filent à toute allure au-dessus de ses courbes, si vite que l’on dirait un time lapse, comme si la Terre s’était emballée dans sa rotation. À l’intérieur ensuite, avec sa croix de vitraux en guise de voûte et ses grandes ouvertures sur la ville, baies vitrées donnant sur des pans de banlieue quadrillées, multitude de vie étalée à ses pieds. C’est incroyablement vide ; rarement mise en scène de l’absence m’aura semblé si spectaculaire et si… sereine. Alors que les églises classiques me terrassent par leurs proportions et que les églises baroques m’étouffent sous le poids de leur ornementation, je me sens dans Saint Mary’s à l’abri. Ne serait-ce qu’à l’abri du vent, très prosaïquement. Il y a tant de vent dans cette ville que la nature du silence dans les églises s’en trouve modifiée : ce n’est plus une chape de plomb qui vous impose de chuchoter, c’est la simple privation du vent, une absence de bruit qui soulage et dont le prolongement est un plaisir très doux. À l’abri du vent, on se retrouve à l’abri du bruit, de la ville et de la vie trépidantes, dans un moment de suave mari magno comme en apesanteur – à l’image du mobile suspendu au-dessus de l’autel et dont j’aurais pu contempler indéfiniment le miroitement. Ses baguettes argentées recréaient à merveille les rayons dorés de l’esprit saint sur les tableaux de la Renaissance. Peut-être faut-il que j’aille dans les églises pour devenir sensible aux installations d’art contemporain…

Yosemite – le paysage

Reflet de notre voiture dans les jantes d'un truck

 

L’épisode automobile m’a beaucoup fait râler, mais il m’a également donné un avant-goût de ce que peut être un road trip américain, avec toutes les idées de liberté et d’immensité qui s’y rattachent. Rouler sur le revêtement pourri des autoroutes californiennes, patché de partout, tout strié, c’est aussi avoir l’impression d’avancer dans le sillon d’un vieux vinyle qui accompagnerait le voyage à plein volume, faisant résonner des airs de liberté, vibrant comme l’habitacle de la voiture ; c’est faire du toboggan sur des routes vallonnées, entouré de champs à perte de vue – pas des champs plats comme nous avons en France, non, des champs où l’on s’attend à voir Flicka et les chevaux sauvages de Mary O’Hara1, des champs bordés au loin par des montagnes, parcourus par les vents et pas qu’un peu : nous avons longé le plus grand champ d’éoliennes du monde ! J’avoue ne pas tout à fait comprendre en quoi elles défigureraient un paysage qu’elles peuplent d’une présence héroïque, géants Don Quichottesque revus par la science-fiction, plus impressionnants encore que les pylônes un peu plus anthropomorphisés de nos lignes à haute tension.

Nous avons roulés des kilomètres et des kilomètres, entre ces champs parcourus par les vents poussant des plaines de nuages. Je n’ai pas arrêté d’alterner entre lunettes de vue et lunettes de soleil à ma vue, yeux plissés, yeux écarquillés, comme devant cette croix « Jesus save us » dessinée plantée par un agriculteur sur une parcelle de terre jouxtant l’autoroute, ou bien cet immense réservoir d’eau croisé sur le chemin du retour (béni soit le GPS qui nous a fait passer par un chemin différent sans que nous ayons rien paramétré), devant lequel je n’ai pas réussi à m’arrêter, alors que les strates colorées des roches qui en émergeaient méritaient certainement le détour ! Plus encore que la forêt de séquoia géants que nous n’avons pas pu voir car il s’est mis à neiger, je crois que c’est ce réservoir entr’aperçu qui m’a donné envie d’un road-trip, un vrai, plus long, plus aventureux, avec encore plus de trucks dans les jantes desquels se refléter – un road trip où, accessoirement, je ne serais pas la seule à conduire.

 

Arbres

 

Rouler permet en outre de prendre la mesure de ce qui nous entoure. Après une heure et demie de voiture pour voir Yosemite Valley depuis Glacier Point, non seulement le paysage s’offre comme une récompense, attendue, désirée, mais il s’est étoffé : tous les virages dans lesquels on l’a vu apparaître et disparaître, dans lesquels on l’a vu se métamorphoser, contribuent à lui donner sa réalité. Tunnel View, encore encaissée dans la vallée, à mi-chemin, offre une vue incroyable. On a beau ne croire que ce que l’on voit, le voit-on qu’on n’y croit toujours pas. Y est-on ? Est-on bien là ? On photographie sans y croire ce paysage de carte postale, que l’on reçoit comme tel, comme si on n’en avait pas été témoin. Sans le vent et les nuages qui font moirer la forêt de sapins, la vue se confondrait avec toutes les images qu’elle a engendré – une vallée, la vallée, qui de tout temps a existé dans notre imaginaire. Celle de tous les récits d’aventure. Celle de Petit Pied. Celle de l’âge de glace. Je suis presque surprise de ne pas voir avancer au milieu une longue lignée de dinosaures en exode. We don’t belong here. Je le sens. J’ai beau regarder, je ne vois pas : ce paysage m’échappe. Alors je fais comme tout le monde : je le prends en photo dans une vaine tentative pour me l’approprier, tandis que les touristes américains le shootent, comme un animal dont on n’aurait pas toléré l’indifférence à notre égard. Par dépit. Dépit souriant, évidemment ; on montre les dents.

 

Touriste, mon alter ego

 

Assis sur le muret, un couple de jeunes se fait prendre en photo par le reste de la (belle-)famille : ils s’offrent un peu de repos, dos à la vue-à-couper-le-souffle. Sans doute espèrent-ils, par cette feinte indifférence, s’en faire accepter, appartenir, enfin, à cet endroit. Je ne résiste pas à prendre une photo-à-la-Martin-Parr, mais avec plus de bienveillance que jamais : je sens naître en moi, en même temps qu’une certaine sympathie à leur égard, une non moins certaine ironie envers moi-même. Qui des deux est le plus comique : celui qui tourne le dos à ce qu’il y a à voir pour dire j’étais là ou celui qui s’efface soigneusement du paysage comme s’il devait n’avoir jamais été et ne jamais être autre qu’il n’est à ce moment-là ? Il y a de une certaine hybris à croire que l’on a vu la chose telle qu’elle est, en soi, comme si notre présence n’affectait pas notre perception, comme s’il n’y avait pas d’autre manière de voir ce qu’on a vu. Comme si on était objectif – clic-clac, hors du cadre. Le simple fait de contempler un paysage, pourtant, est déjà subjectif, car il n’y a pas de paysage dans la nature ; c’est l’oeil de l’homme qui l’y découpe. D’où que l’on ne puisse pas se sentir appartenir à un paysage : le voir nécessite de s’en exclure. Comme sont vaines et attendrissantes nos tentatives pour nous persuader du contraire ! J’ai même cessé, depuis ce jour, de regarder avec mépris les selfie sticks, cette tentative de s’inscrire, seul s’il le faut, dans un lieu que l’on aimerait habiter (hanter), un lieu qui nous relie à ceux qui y sont passés, aux rois au Louvre, aux dinosaures à Yosemite – à nous-mêmes au final : notre moi du futur pourra dire c’était moi en regardant ces photos-là. Je regrette parfois notre intransigeance photographique, à Palpatine et moi, décrétée au motif que nous ne sommes ni l’un ni l’autre photogénique : c’est un tel plaisir de le retrouver dans cette silhouette-ci ou de me reconnaître dans ce bout d’écharpe-là. Se reconnaître : il faudra à ce propos que je vous parle un jour du portrait que Renaud, un ami de @_gohu a fait de moi, et du plaisir, du soulagement presque qu’il y a à retrouver dans une image montrable l’image qu’on peut avoir de soi. Je ne l’ai pas rêvé. Je l’étais, j’y étais. À Yosemite, donc.

 

La crête des arbres

Vous ne trouvez pas qu’on dirait des arbres de maquette ?
Make-believe ai-je attrapé au vol dans la conversation de touristes américains.

Le Half-d=Dome

Le Half-Dome.

 

Chute d'eau

Photos garanties sans filtre. Comme nous n’avions pas de téléobjectif, nous avons pris les photos à travers les jumelles de Palpatine. Mac Gyver style.

 

Après le panorama, depuis Tunnel View puis Glacier Point (l’occasion de remettre El Capitain dans son contexte massif, la Sierra Nevada), ce fut l’immersion dans la forêt avec quelques deux ou trois kilomètres à pieds pour aller voir le Mirror Lake. Voiture laissée au parking, du calme et de l’air froid : on pouvait se dire que, ça y est, on allait pouvoir appréhender l’endroit et se sentir y appartenir. Sauf qu’engagé sur un sentier, on perd de vue la big picture. Au bout de dix minutes, j’avais l’impression de me retrouver dans la forêt où j’allais crapahuter avec mon père, le week-end, quand j’étais petite et que les rochers me paraissaient des falaises à escalader. Pour l’idiosyncrasie américaine, c’est raté. Ultime moquerie du sort : le bitume n’a pas cessé de reparaître à cinquante mètre du sentier plein de crottin de cheval dans lequel nous nous étions engagés. Et Mirror Lake ? Hum, oui, vite fait. Il fallait surtout en revenir, pour voir le coucher du soleil sur le Half-Dome et les fleurs blanches surnaturelles dans le crépuscule.

 

The Mirror Lake

Coucher de soleil sur le Half-Dome

Fleurs blanches dans les bois au crépuscule

 

Yosemite, on en est revenu : c’est comme ça qu’on sait qu’on y a été.

 

1 Il se pourrait que j’ai déplacé le Wyoming de quelques centaines de kilomètres.

Alcatraz

La première chose à laquelle je pense, en entrant dans la salle où les nouveaux prisonniers devaient prendre une douche et enfiler l’uniforme, c’est : Auschwitz. Ambiance.

Palpatine devant la fenêtre de la cantine

Palpatine à la cantine (la boutique-souvenirs commercialisait des cuillères, réplique du modèle utilisé à l’époque pour manger… et creuser).  

 
– Which language? nous demande le mec des audioguides.
– Is the French really French or is it an American voice speaking French?
– I fear it’s an American speaking French.
– OK, English then…

Je n’ai pas regretté ce petit exercice de compréhension orale : les accents participent grandement à rendre la visite vivante. Moi qui ne suis pas fan des audioguides, j’ai été bluffée. Les Américains ne sont pas les rois du storytelling pour rien. Pas de numéro à taper pour entendre un blabla qui vous rive à l’endroit où vous vous trouvez : le narrateur guide vos pas comme un vrai guide, tournez à droite, faites quelque pas, levez la tête… On se laisse faire d’autant plus volontiers qu’on remarque vite à quel point les déplacements en deviennent fluides : jamais de groupe amalgamé devant un point d’intérêt. On effleure du bout des pieds l’impact des balles sur le sol lors d’une tentative d’évasion mémorable ; on lève le nez en imaginant (mal) grimper par les conduits d’aération ; on rentre dans une cellule d’isolement en préférant ne pas imaginer l’obscurité totale une fois la porte refermée ; on frémit du manque de soleil dans les travées centrales et l’on est saoulé par vent infernal dans la cour (le visiteur est aussi pressé de rentrer que le prisonnier l’était de sortir).

 

Vue sur la baie

 

Vue du financial district depuis l'île d'Alcatraz

 

Parmi les différentes tentatives d’évasion historiques reconstituées in situ, se trouve celle de L’Évadé d’Alcatraz, que j’ai découvert à mon retour. C’est le genre de film que je n’aurais pas forcément regardé s’il ne faisait écho à un voyage récent, tourné sur des lieux où je suis allée, mais qui m’a mis dans le mood pour regarder, quelques jours plus tard, Papillon, qui m’a émue alors que je ne m’y attendais pas. Cette volonté farouche de s’en sortir dépasse la condition du prisonnier ou plutôt l’étend à tout homme, prisonnier de sa finitude. S’en sortir, d’où, de quoi ? Être libre, de faire quoi ? Ne pas crever, ne pas crever là, plutôt mourir que de crever là, plutôt mourir que d’attendre la mort… Et si s’en sortir, c’était en finir ? Vertige. Sauter pour ne pas tomber. Mais quoi : n’est-ce pas censé voler, un papillon ? 

 

Le ciel depuis la cour intérieur de la prison