Perchée en arrière-scène à la hauteur de l’orgue, je me sens à peu près aussi à l’aise avec la musique que monsieur Jourdain avec la prose. J’ai beau essayer, j’ai beau me pencher, comme mes compagnons de rangée, les coudes sur la balustrade, la suite de Strauss reste hors de ma portée. On dirait que l’orchestre de chambre m’oblige à la garder : j’assiste au Bourgeois gentilhomme comme une commère depuis le balcon de la maison voisine. Le maître de cérémonie vient sur le pas de la porte jeter de la poudre aux yeux, avec un empressement qui le soulève sur demi-pointes, comme un vélo qui, en freinant, soulève sa roue arrière. Bah ! Arrosés de paillettes comme des pigeons de miettes, les violons reprennent de plus belle et, par les fenêtres, je devine l’agitation des laquais, couturiers et maîtres à danse, la valse viennoise ridicule des préparatifs pour une réception à laquelle je ne suis de toutes façons pas conviée. Vos beaux cieux d’amour mourir ne me font pas, belle Philharmonie.
La Symphonie n° 4 de Mahler devait être la suite de la 3e mais elle est devenue une symphonie à part entière, dont les titres programmatiques ont été effacés, sauf le dernier, parce que c’est quand même la suite de la Symphonie n° 3 ; le compositeur n’abandonne pas son style et ses innovations mais il n’en veut pas d’inutiles et les coule dans une forme plus classique que la critique pourra accepter ; le deuxième mouvement est émaillé de pointes d’humor toutes germaniques qui n’ont donc rien de comique ; le troisième mouvement se compose d’une mélodie « divinement joyeuse et profondément triste […] de sorte que vous ne ferez que rire et que pleurer1 » ; le quatrième mouvement décrit les saints des cieux sur un mode qui serait burlesque s’il n’était si respectueux, cultivant dans le potager céleste des voix angéliques là où un Rabelais aurait promptement torché une chanson à boire ; et quelque part dans tout cela, il fallait entendre l’ouverture des portes du paradis (loupé – la vie éternelle, c’est mal barré pour la mécréante que je suis) et admirer « le bleu uniforme du ciel » qui continue de briller alors que l’atmosphère s’assombrit. Bref, du pur Mahler ; une chatte n’y retrouverait pas ses petits ; ça rendrait fou Parménide.
Du coup, la notion de l’humor, présentée par le conférencier avant le concert, me paraît hyper adaptée à cette formidable bizarrerie. Jean Paul (non, pas Sartre, il avait la nausée) le décrit comme un « sublime inversé » : c’est le sentiment provoqué par la grandeur du sublime, mais à partir de petites choses, nous explique le conférencier. En fait, c’est un peu plus compliqué que ça ; je l’ai compris en lisant ça :
Humor is not sublime poetry, where the finite world loses its limits as the mind occupies itself with ideas that contain a higher purposiveness, but an “inverted sublime” (umgekehrte Erhabene), where the contrast between the finite and the infinite creates an infinity without purposiveness, “a negative infinity”, whose content consists only in the separation or contrast between the two.
Peter Banki, citant Jean Paul
L’individu romantique, fini par son corps, embrasse l’infini par l’esprit, il s’y confond et s’enivre du vertige des montagnes en prenant un air sombre et inspiré. L’humor apparaît lorsque la confrontation avec l’infini renvoie l’individu à sa propre finitude : au lieu de lui inspirer une puissance d’expansion mentale grisante, la grandeur du sublime le terrasse. Finie la communion avec la nature ; l’individu s’est fait casser :
However, unlike romantic poetry, humor implies a breach in the subject, where the finite world of the subject’s endeavors is measured against the infinite of the subject’s idea of reason. This causes laughter, a laughter mixed with pain.
Voilà pourquoi l’humor ne fait pas rire. Non seulement c’est le pendant du romantisme (et autant je peux être grave fleur bleue, autant je ne suis pas romantique dans l’acception germanique du terme), mais c’est son pendant négatif, qui ne le raille pas joyeusement mais exprime la souffrance de ne pas pouvoir l’embrasser. Le rire, dans ce cas, est la secousse qui vient briser les aspirations du sujet ; c’est le rire de celui qui se voit pleurer, un rire grinçant, grimaçant. Dans la symphonie de Mahler : le ricanement d’un violon accordé un ton trop haut. Qui se marre de ce que Kafka ne m’ait jamais fait rire. Que l’humour tchèque m’ait si longtemps échappé et m’échappe encore. Rira bien qui grimacera le dernier : je crois avoir enfin compris pourquoi je ne comprenais rien à l’humour à l’est du Rhin. Ah ! la belle chose que de savoir quelque chose !
Mit Palpatine
1 Mahler himself, cité dans le programme.