Danse et contingence

Available light, Lucinda Childs, représentation du 3 novembre

Quelques jours avant de voir Lucinda Childs au théâtre de la Ville, je finissais Winter journal, de Paul Auster :

You knew nothing about dance, still know nothing about dance, but you have always responded to it with a soaring inner happiness whenever you see it done well, and as you took your seat next to David, you had no idea what to expect, since at that point Nina W.’s world was unknown to you. She stood on the gym floor and explained to the tiny audience that the rehearsal would be divided into two alternating parts: demonstrations of the principal movements of the piece by the dancers and verbal commentary from her. Then she stepped aside, and the dancers began to move around the floor. The first thing that struck you was that there was no musical accompaniment. The possibility had never occurred to you – dancing to silence rather than to music – for music had always seemed essential to dance, inseparable from dance, not only because it establishes an emotional tone for the spectator, giving a narrative coherence to what would otherwise be entirely abstract, but in this case the dancers’ bodies were responsible for establishing the rhythm and tone of the piece, and once you began to settle into it, you found the absence of music wholly invigorating, since the dancers were hearing the music in their heads, the rhythms in their heads, hearing what would not be heard, and because these eight young people were good dancers, in fact excellent dancers, it wasn’t long before you began to hear those rhythms in your head as well. No sounds, then, except the sound of bare feet thumping against the wooden floor of the gym. You can’t remember the details of their movements, but in your mind you see jumping and spinning, falling and sliding, arms waving and arms dropping to the floor, legs kicking out and running forward, bodies touching and then not touching, and you were impressed by the grace and athleticism of the dancers, the mere sight of their bodies in motion seemed to be carrying you to some unexplored place within yourself, and little by little you felt something lift inside you, felt joy rising through your body and up into your head, a physical joy that was also of the mind, a mounting joy that spread and continued to spread through every part of you. Then, after six or seven minutes, the dancers stopped. Nina W. stepped forward to explain to the audience what they has just witnessed, and the more she talked, the more earnestly and passionately she tried to articulate the movements and patterns of the dance, the less you understood what she was saying. It wasn’t because she was using technical terms that were unfamiliar to you, it was the more fundamental fact that her words were utterly useless, inadequate to the task of describing the wordless performance you has just seen, for no words could convey the fullness and brute physicality of what the dancers had done. Then she stepped aside, and the dancers began to move again, immediately filling you with the same joy you had before they’d stopped. Five or six minutes later, they stopped again, and once more Nine W. came forward to speak, failing to capture a hundredth part of the beauty you had seen, and back and forth it went for the next hour, the dancers taking turns with the choreographer, bodies in motion followed by words, beauty followed by meaningless noise, joy followed by boredom, and at a certain point something began to open up inside you, you found yourself falling through the rift between world and word, the chasm that divides human life from our capacity to understand or express the truth of human life, and for reasons that still confound you, this sudden fall through the empty, unbounded air filled you with a sensation of freedom and happiness, and by the time the performance was over, you were no longer blocked, no longer burdened by the doubts that had been weighing down on you for the past year.

 

The inner joy. La joie intérieure que l’on sent, presque physiquement, monter en soi. Comme une bulle de champagne dans une flûte, qui exploserait en un sourire sans adresse, dans l’obscurité de la salle de spectacle. La fois où je l’ai ressentie le plus intensément, je crois, c’était avec le bien-nommé Que ma joie demeure.

 

Palpatine était à Vienne début novembre, et je suis presque contente qu’il ne soit pas venu, que j’ai pu en revendant sa place faire la connaissance de C. (approchant la trentaine, avec un nom un peu désuet, lui aussi, pour notre génération). Alors que les derniers spectateurs prenaient place, il m’a dit son enthousiasme pour Einstein on the Beach, qu’il est retourné voir trois ou quatre fois (!) et relève selon lui davantage de l’art total que les opéras de Wagner, et nous avons discuté – de Lucinda Childs, de perception du temps, de pensée occidentale et orientale, de philosophie, philosophie d’érudition et de vie, lui pensant à Confucius (j’ai souri en pensant à Palpatine), moi à Épictète, voyant bien qu’il n’avait pas un savoir scolaire et, en fait, moins un savoir qu’une sensibilité aiguë, une curiosité spirituelle peu commune, où l’intelligence le dispute à l’intuition. Je l’ai manifestement surpris en synthétisant des réflexions dans lesquelles il avançait comme à tâtons, tandis que son tâtonnement à rendu leur bougé à des pensées que j’avais posées depuis un moment. Respiration intellectuelle ; l’air, la parole, la pensée circulent – je me sens comme nettoyée au savon pongien. Ce serait manquer d’honnêteté, cependant, d’omettre la méfiance ou plutôt la défiance qui a accompagné cette rencontre : il est malaisé, en effet, de concevoir une spiritualité athée qui ne verse ni dans le sérieux sectaire ni dans la pacotille bio-branchouille. J’avoue avoir pensé malgré moi un ceci-explique-cela mi-amusé mi-blasé lorsqu’il m’a appris être le gestionnaire d’une association consacrée à la méditation et compagnie. Et pourtant, en-deçà ou au-delà, il y a cet enthousiasme, au sens presque divin du terme, qui accompagne les paroles et le visage de C., presque davantage aspiré qu’inspiré.

Voir un spectacle avec quelqu’un comme cela à vos côtés, dans la certitude fervente d’en recevoir de la joie, vous le fait apprécier davantage. J’en oublie les pieds pas tendus, en-dedans, qui choquent mon œil habitué au lignes classiques, j’oublie les bras comme maladroits, et l’idéal classique s’efface peu à peu au profit de la singularité des corps qui sont devant moi, devant nous, juste devant, puisqu’au troisième rang. Les enchaînements s’enchaînent, en boucles, ouvertes ou fermées, avec les danseurs habillés en blanc, avec les danseurs habillés en rouge, avec les uns et les autres, blanc et rouges comme les molécules d’oxygènes, tous ensemble, à l’unisson puis en canon, en canon puis à l’unisson, à l’unisson et en canon, tous paradoxes et dédoublement permis par la double scène. La scène habituelle a en effet été démontée et remontée en hauteur, formant une mezzanine au-dessus d’un praticable blanc. En étant dans les premiers rangs, il est presque impossible d’embrasser les scènes superposées ; lorsqu’on se focalise sur l’une, le mouvement nous parvient depuis l’autre de manière indistincte, comme la partie d’une image laissée floue par la mise au point. Cela nous dépasse, très simplement. Le vocabulaire limité des pas n’empêche pas la répétition de muer le mouvement en révolution astronomique, ni les costumes pas terribles-terribles en lycra de faire des danseurs des étoiles-planètes-atomes. Il y a quelque chose de terriblement apaisant dans cette répétition elliptique : on ne peut pas prédire quand tel ou tel mouvement reviendra, mais on sait qu’il reviendra (et on ne craint plus de le manquer). L’ennui du cycle monotone est banni ; ne reste que l’enivrement, la transe presque, de cette litanie pourtant moderne, géométrique.

C’est l’équilibre parfait entre nécessité et contingence : les enchaînements auraient pu être autres, mais ils sont ce qu’ils sont et, partant, ne peuvent plus, ne peuvent pas, être autrement. Il y aurait pu y avoir d’autres pas, et pourtant, ce ne sont pas n’importe quels pas ; leur répétition même leur donne leur raison d’être : ce sont ceux qui déjà étaient là. Aucune signification n’est attachée aux pas, sans pour autant que la danse devienne insignifiante, devienne une gymnastique arbitraire (qui est l’exacte impression que me donnent les pièces de Cunningham). Cet espace entre nécessité et contingence, c’est l’espace entre l’index de Dieu et celui d’Adam dans la chapelle Sixtine, c’est l’espace entre le mot et la chose, « between world and word, the chasm that divides human life from our capacity to understand or express the truth of human life » – béance qui, d’un même mouvement, crée l’errance et la transforme en liberté. De la friction incessante de la nécessité et de la contingence naît l’étincelle de la joie, the inner joy – joie de ce qui aurait pu ne être et qui est, joie d’être, joie de vivre. Se rappeler cette célébration de la contingence fait du bien, après le brutal arbitraire des exécutions terroristes.

 

Coïncidence : j’ai ouvert ce soir le journal du théâtre de la Ville qui trainait dans mon entrée depuis deux semaines, et au verso de la couverture figure cette citation de Lewis Carroll, que j’ai arrachée pour l’afficher, peut-être, si je remets la main sur la Patafix : « Mais alors, dit Alice, si le monde n’a absolument aucun sens, qui nous empêche d’en inventer un ? » La multitude d’événements au sein de laquelle nous évoluons m’est soudain apparue comme un points-à-relier sans numéros – ou plutôt avec quelques numéros seulement qui, reliés, constituent un principe de réalité par-dessus lequel on ne peut pas passer, mais que l’on peut suivre, contourner et détourner pour dessiner nos propres motifs, nos propres constellations (l’intelligence, toujours, c’est faire (et défaire et refaire) des liens).

 

(Je suis un peu déçue de ne pas avoir de nouvelles de C., mais tant pis, cela me rappellera que le hasard est une parodie de nécessité.)

887

En arrivant pour la représentation de 887, je ne connais ni Robert Lepage ni l’homme qui s’avance sur la scène, toutes lumières allumées, pour nous demander d’éteindre nos téléphones portables, ces téléphones qui contiennent curieusement toute notre vie et sur lesquels on externalise notre mémoire, oubliant, n’apprenant même plus les numéros qui marque notre vie – et 887 en est un pour Robert Lepage, quoique pas de téléphone : c’est l’adresse où il a vécu enfant. Le spectacle a déjà commencé lorsque les lumières s’éteignent, et je regrette presque qu’il ne se déroule pas entièrement à la lumière d’une salle bien présente, qu’il faille faire spectacle alors que j’étais si bien dans cette confidence impromptue.

C’est étrange au vu de ma formation en lettres, mais ces temps-ci, j’ai un peu de mal avec le filtre de la fiction ; l’adresse directe de l’essayiste me parle davantage, aussi stylisé son discours soit-il. De fait, des scènes jouées seul, en passant sous ellipse les réponses de ses interlocuteurs absents, et des souvenirs narrés directement au spectateur, ce sont ces derniers que j’apprécie le plus. L’acteur soudain ne monologue plus, il dialogue avec nous, et on le suit avec plaisir du coq à l’âne et de fil en aiguille. Il semble broder au hasard sur un terme ou un thème, mais tout est tramé pour que les mots et les images souterrainement entrent en résonance et, se faisant écho, fassent sens. Pas de transition en grand écart pour autant : Robert Lepage sait couper quand il le faut, et passer à un autre sujet, comme on le fait au cours d’une longue conversation entre amis. Pas de transition mais des liaisons ; lier ensemble, inter-legere, c’est le propre de l’intelligence. De fait, Robert Lepage est un virtuose de l’association d’idée et pas seulement d’idées, mais d’images et de formes, en témoigne l’instant choisi pour illustrer l’affiche du spectacle, où les gerbes d’un feu d’artifices se rejoignent pour former un réseau neuronal, permettant à Robert Lepage de passer de la fête nationale du Québec à la mémoire défaillante de sa grand-mère, et de relier discrètement mémoire individuelle et mémoire collective. Sans jamais perdre sa perspective autobiographique ni jamais se transformer en conférencier, il nous plonge dans le Québec des années 1960, où les tensions séparatistes sont exacerbées par des tensions plus sous-jacentes, mais peut-être plus prégnantes, de classes sociales, « entre une population francophone qui était pauvre et une population anglophone ». L’exposé n’a rien d’abstrait : c’est un poème de Michèle Lalonde que le comédien ne parvient pas à mémoriser, sur lequel il s’acharne, invoquant le palais de la mémoire puis les talents d’un ancien ami répétiteur, et qu’il finira par vociférer après avoir rétabli dans sa dignité la figure de son père chauffeur de taxi, qui ne savait pas lire. Speak White : l’injonction de la classe dominante à adopter son langage lui restait en travers de la gorge.

C’est pour ainsi dire le seul moment où Robert Lepage quitte le ton de la confidence : l’histoire, grande ou petite, est vue avec le recul d’une vie et la perspective transforme l’amertume en mélancolie et… l’immeuble où le comédien a vécu en maison de poupée. Avec sa passion des miniatures, parfois agrandies pour le fond de la salle à l’aide d’images filmées en direct avec un smartphone et retransmises sur l’écran géant de la scène1, Robert Lepage matérialise son récit, usant de la fascination que l’on peut avoir pour les petites cases allumées des immeubles lorsque l’on passe devant, à pieds ou en métro aérien. Zoom out, zoom in, d’un quart de tour, l’immense maison de poupée devient un appartement, qui rétrécit à nouveau, zoom in, zoom out. On ne sait plus si l’on regarde la vie à la loupe ou au microscope, mais peu importe : grande ou petite, avec Robert Lepage, l’histoire est infiniment poétique.

Mit Palpatine

 

1 Quand même : j’étais heureuse d’être proche de la scène. Je ne suis pas certaine que le spectacle passe aussi bien depuis le fond de la salle.

Petit Eyolf ne deviendra pas grand

Qu’est-ce qui m’a pris de cocher ça dans mon abonnement du théâtre de la Ville ? Ah, oui : Ibsen. J’ai lu une ou deux de ses pièces et j’ai trouvé sa compréhension de l’âme humaine si hallucinante que je me suis dit qu’il fallait que j’aille entendre cela sur scène, pour voir. Sauf que le théâtre et moi, ça fait deux. À de rares exceptions près, j’ai toujours l’impression d’un alliage malheureux, ersatz de danse et de musique, trop raide pour être parlant, trop bavard pour donner corps. Surtout, ça sonne presque toujours faux, même pour moi qui n’ai pas une oreille musicale très développée.

Si, dans le Petit Eyolf de Julie Berès, les corps sont assez souples pour que la mention d’un chorégraphe dans le programme ne soit pas usurpée, les voix me hérissent le poil, surtout celle de l’actrice qui joue Rita (tout le temps en scène, pas de bol). J’ai l’impression de regarder Plus belle la vie. C’est méchant mais c’est ainsi : la mise en scène de cette pièce est au théâtre que j’aime ce que Plus belle la vie est au cinéma.

Pourtant, il y a de bonnes trouvailles, avec la chambre-aquarium de l’enfant qui se noiera, doublée par un véritable aquarium, dans lequel apparaîtra, bercé d’une douce lumière, le souvenir de l’enfant noyé – le plus beau moment de la soirée (enfin, de l’après-midi). Les lumières sont également bien travaillées, avec les mappemondes dans la chambre de l’enfant, et le reflux de l’obscurité1 dans les moments où l’on touche à des vérités qui répugnent à être dévoilées, où l’intime est moins une question de corps que d’écoeurement devant ce que l’on a pu, très humainement, penser de plus inhumain.

Le texte, qui explore tout ce qui ronge une maisonnée, est fantastique. Tout ce qu’il y a de moins glorieux et de plus sensible y passe : la relation quasi incestueuse entre frère et sœur, même à l’âge adulte ; la suspicion de la mère envers la sœur de son mari, qui prend trop de place, la place de leur enfant ; le rejet de sa femme et de son fils, ressentis comme un poids par l’homme qui veut rédiger une grande œuvre ; sa lâcheté lorsque, se sentant échouer, il se donne l’éducation de son fils comme tâche suprême ; la jalousie de l’épouse envers cet enfant, son enfant, cet être indésirable qui empêche l’amour fusionnel des amants2 ; la culpabilité, enfin, lorsqu’arrive ce qu’elle désirait et n’a jamais voulu (méfiez-vous de vos souhaits, ils pourraient se réaliser). On ne cesse de trouver autrui monstrueux – autrui qui agit par lâcheté, par orgueil, par intérêt, par devoir – pour mieux se reconnaître, par amour, dans sa monstruosité.

La richesse de la pièce est sensible. Seulement, toutes ces subtilités de l’âme humaine, on a l’impression que le texte nous les transmet malgré la mise en scène – au lieu que ce soit elle qui les souligne. Il faut que la voix de Rita s’étouffe, devienne rauque et monocorde, pour que l’hystérie cesse et que l’on entende enfin Ibsen – Ibsen avec quelques merdes et hélicoptères télécommandés, car la traduction a été revue et modernisée pour « laisser advenir certaines scènes imaginées ». Fear ! <jeune vieille réac>A-t-on besoin de réécrire Molière pour en percevoir la modernité ? </jeune vieille réac>

Souris échaudée craint l’eau froide, mais il faudra réessayer, retourner au théâtre, pour ne pas rester sur cette triste impression que la meilleure façon d’apprécier une pièce de théâtre reste encore de la lire.

 

Avis contraire et bien plus éclairé chez Carnets sur sol (même si je ne suis pas la seule à avoir trouvé Rita hystérique)

 

1 La lumière, diminuée, m’a fait penser à cet extrait de La Nuit sexuelle de Pascal Quignard, lu le matin même – une inversion : « Ce n’est pas la lumière qui est tamisée dans la pénombre où les amants se dénudent. C’est l’obscurité première qui nous précède qui avance, qui progresse, qui se soulève en une immense vague qui revient sur nous. » L’obscurité de l’âme humaine, pour ne pas dire sa noirceur, qu’on essaye de maîtriser, de refouler, et qui s’effraie de la lumière qu’on essaye d’approcher d’elle – lumière qu’elle refuse et s’empresse de tamiser (elle… nous).

2 Ce serait en quelque sorte la réciproque de ce curieux paradoxe : « Les enfants des parents qui s’aiment sont orphelins. » (La Nuit sexuelle, Pascal Quignard) L’épouse dont le mari aime (ou veut aimer) tendrement l’enfant serait-elle déjà abandonnée ?

Forsythe à table

« There is a problem with doing ‘a Forsythe work’ » soulignait le chorégraphe lui-même lors de la reprise de The Second Detail par le Boston Ballet. « Everyone starts to over-muscle and ‘modernize.’ » À la lecture de l’article, j’étais perplexe. En voyant danser le ballet de l’Opéra de Lyon, quelques semaines à peine après le Dresden Ballet, j’ai compris pourquoi il insistait sur la limpidité du mouvement : « No matter how fast you are moving, it should be pristine, like court dance. » Comme une danse de cour. Cette comparaison, étrange de la part d’un homme qui a poussé le classique dans ses retranchements, perd de son étrangeté lorsqu’on voit le ballet de l’Opéra de Lyon danser Workwithinwork et que, ce qui paraît en transparence, c’est McGregor. L’espace d’un instant, je revois Genus, avec les danseurs qui attendent sur le bord de devenir à leur tour l’un de ces couples décentrés, formés hâtivement au hasard des entrées et sorties en arrière-scène. Que McGregor se soit ou non inspiré de Forsythe m’importe peu : on voit comment Forsythe débouche sur McGregor, comment le style de Forsythe évolue et se perd dans celui de McGregor, comment le mouvement classique, poussé à des extrêmes de vélocité et d’extension, tend à devenir illisible. Le mouvement se brouille dans l’œil du spectateur : les danseurs vont trop vite – ou pas assez, donnant l’impression de courir derrière la musique. Exactement comme pour Infra / Chroma / Limen, je me mets à regretter que l’accalmie offerte un instant par un pas de deux ne donne pas à la pièce entière son tempo – un comble pour moi qui aime la vitesse et n’apprécie que moyennement les adages. Heureusement, un épaulement un peu plus étiré que les autres, une pointe plus vivement piquée, et la sensation revient, j’éprouve à nouveau ce que je vois. Soulagée mais inquiète : il s’en faudrait de peu que le plaisir ne nous anesthésie. Vite, vite, rappelez-vous de la danse de cour, avant qu’il ne faille disséquer l’anatomie de la sensation, morte d’hyperactivité.

À moins que la sensation ne meure de confort. Sarabande n’est pas désagréable mais je ne suis pas certaine qu’elle soit grand chose d’autre. Comme la plupart des pièces du nouveau directeur de la danse de l’Opéra de Paris, je le crains. L’entrée du premier danseur me rappelle celle de Benjamin Millepied en danseur brun dans Dances at a gathering, mais je ne retrouve pas l’émotion du couple Chopin-Robbins et ce, malgré Bach, malgré l’élan et la camaraderie virile de la chorégraphie de Millepied. Dieu sait pourtant que Bach rend émouvant à peu près n’importe quel geste pris dans son flot musical.

One flat thing, reproduced : voilà qui me satisfait pleinement d’être là où je suis. Au théâtre de la Ville pour assister à cette soirée. Et en haut de la salle. Après avoir, de cette place, vu dans Workwithinwork deux danseuses couchées entre deux laies de lino comme deux soupirs sur une portée musicale, les rangées de tables de One flat thing, reproduced m’apparaissent comme cette illusion d’optique où l’œil voit des intersections grises là où il n’y a que des carrés blancs sur un fond noir (ou inversement). Sauf que les points gris sont en réalité des danseurs hauts en couleurs. Entre les tables, sous les tables, sur les tables, ils apparaissent comme des taupes et l’on entre dans le jeu avec nos yeux comme marteau. Je crois n’avoir jamais vu pièce si récréative : les danseurs se déplacent dans les travées comme les fantômes de Pac-Man, se balancent entre les tables comme dans une salle de classe, mettent les pieds dessus, et le reste, parce que ce sont de parfaites maisons pour jouer à chat (perché), s’attrapent, se phagocytent, entrent en collision, rebondissent puis rembobinent la partie pour rejouer de plus belle. Le tout sur une bande-son qui tient du bâton de pluie Nature & Découvertes remixé avec la neige de la télévision hertzienne, post-synchronisé avec des toons rembobinés, quelque part dans une usine hantée. Bruyant mais ludique. Inutile de dire que je me suis bien amusée.

À retenir : les tables sont de bien meilleur augure que les chaises en danse.

Lucinda Childs : révolution ou giration ?

Dans Einstein on the Beach, les tournoiements des danseurs apportaient un moment de respiration : à l’immobilité des corps chantant, psalmodiant, succédait l’élan de mouvements tellement amples qu’ils envahissaient l’espace de la scène, avec leurs grandes diagonales faites et défaites en d’infinies formes géométriques kaléidoscopiques. Et même si, au final, l’hypnose reprenait, l’inertie du mouvement infini se révélant égale à l’immobilité première, il y avait eu césure ; on avait brièvement cessé de retenir son souffle.

Dans Dance, fruit d’une nouvelle collaboration entre Philip Glass et Lucinda Childs après le succès de l’opéra, la danse n’est plus un seul instant divertissante. Les traversées qui constituent le premier tiers de la pièce ne détournent d’aucune scène préalable ; il n’y a de surgissement que des coulisses. On admire certes le rebond d’une des danseuses (blonde, avec un chignon banane, petite, qui dévore la scène avec une vivacité remarquable) mais il faut attendre la deuxième partie (vingt minutes) pour trouver l’attention flottante grâce à laquelle on éprouve enfin, dans la troisième et dernière partie, la puissance hypnotique de la répétition.

Il faut s’autoriser à ne pas regarder pour voir la transe dans la danse. Or le laisser-aller n’est pas chose aisée dans une culture où la forme classique de la danse est le ballet, à mille lieues des derviches tourneurs ou des danses chamaniques – en témoigne le recours de Lucinda Childs à la géométrie. Choré-graphie, il faut tracer : tracer des figures géométriques avec les corps dans l’espace, sur un sol quadrillé façon papier millimétré1, et laisser des traces de son passage avec une captation de la pièce, projetée sur un voile de gaze à l’avant de la scène.

Le dédoublement de la chorégraphie, interprétée par les danseurs sur scène et calligraphiée à l’écran, apporte la distance nécessaire à l’exercice de déprise de soi que propose Dance : distance physique du voile qui avive la séparation entre la scène et le public, et distance temporelle entre les danseurs d’aujourd’hui et ceux qui ont été filmés lors de la création. Autant ma place relativement proche de la scène ne m’a pas toujours offert un recul suffisant pour m’abstraire de ma conscience trop aiguë de spectactrice-de-ballet, autant, en ne me permettant pas d’embrasser à la fois les danseurs vivants et les images des danseurs fantômes, elle m’a fait percevoir la juxtaposition des époques et le temps – le temps que l’on n’aura pas vu s’écouler, pris dans une vie semblable à la transe de Lucinda Childs. Le visage de la chorégraphe, parfois projeté en gros plan lors du solo de la deuxième partie (elle en était l’interprète), devient émouvant à nous regarder du passé – ce passé qui déboule (littéralement, le solo en est quasiment entièrement constitué) vers un futur qu’il ne connait pas et que l’on méconnait comme présent.

Des critiques dithyrambiques qui expédient la fascination à coups d’adjectifs, révolutionnaire mon cher Watson, je garderai l’idée de girations éblouies qui nous invitent à retourner en nous-mêmes. Mais comme toute invitation au voyage, on peut ne pas avoir envie d’y répondre et je comprends aussi ma voisine qui n’entendait pas se (ce) laisser(-)aller, reprenant une bouchée de pain en plein milieu du spectacle et maugréant aux saluts contre le parisianisme du théâtre de la Ville (la seule qui vaille) : si vous n’avez pas été en extase, vous avez tout raté.

Mit Palpatine 

1 Les croix de scotch, repères que connaissent tous les danseurs, deviennent, émouvantes, les points d’un problème jamais formulé.