Le touriste enregistre. Cela commence à l’aéroport et se poursuit une fois arrivé à sa destination, touristique, forcément, moins grâce à sa mémoire qu’à l’aide de cameras, en français et en anglais (le touriste, contrairement à l’autochtone, est ou s’efforce d’être polyglotte – ce sont potentiellement les mêmes, me direz-vous, mais il le même n’est pas toujours identique). Les appareils suppléent à la mémoire, cela permet si bien de ne pas oublier, que les choses vues et non regardées ne se décomposeront jamais tranquillement dans un coin du cerveau. Ce serait dommage de recycler quand on peut avoir à tout instant du neuf en ressortant l’album photo – nom très métaphorique que l’on donne au dossier informatique contenant les clichés numériques qui ne seront jamais tirés, ni sur papier glacé, ni au clair. On risquerait de s’y retrouver.
Sur place, on ne regarde rien, mais à deux fois. D’une part, on se rend directement aux « monuments », ces grandes bâtisses étiquetées qui nous épargnent de regarder alentours dans la mesure où le « site » est hors lieu (et temps, peut-être, mais justement, chaque chose en le sien) ; d’autre part, on tourne le dos à ce qui est « à voir », parce que la photo refuse de témoigner qu’on a des yeux derrière la tête. A chaque fois que je vois ces grappes qui montrent les dents et qu’un raisin sans raison (c’est ça de laisser tomber des oh ! tout le temps) cueille en prenant soin d’arracher tout le plan avec, j’ai envie de dire au propriétaire de l’appareil que s’il veut prendre le monument, il n’a qu’à dégager ses amis qui le masquent, et s’il veut prendre ses amis, il est prié de ne pas se planter au milieu du chemin. Sans compter que par -6°, on n’en verra pas un grand bout, de ses amis. L’élégance n’est déjà pas l’apanage du touriste (je m’inclus dans le lot : j’ai arpenté le Canada avec un « angel » sur les fesses, Florence en tongs et Berlin en Timberlands et bonnet), mais là, c’est pire que tout.
Le touriste enregistreur s’identifie très bien dans sa version japonaise (il y en avait très peu, d’ailleurs, à Berlin – majoritairement des Français et des Italiens). On est toujours rassuré de se voir loin de la caricature. Quoique… s’il nous faut la caricature pour nous sentir à l’abri, on risque de partager à moindre échelle le trait qu’elle force. Peut-être sommes-nous même pires, car naïvement convaincus de voir les choses pour elles-mêmes. Mes photos ne monument n’ont pas de premier-plan familier, mais les regardé-je pour autant ? Une pellicule de poussière, oui ! Tout juste bon pour à servir de « documents » qui n’illustrent rien du tout (ils ne rendent rien plus clairs, seulement plus colorés – c’est l’encart publicitaire et récréatif des manuels scolaires).
Vous m’objecterez qu’on peut très bien en être conscient et jouer au touriste, comme Palpatine qui shoot dès qu’il y a un spot, reconnais sans difficulté qu’il ne regarde ensuite plus les clichés qu’il a ainsi pris et me reproche de ne pas être une « bonne touriste » (reproche motivé par la crainte de devenir à son tour un mauvais touriste, puisque sa batterie étant tombée à plat, en l’absence d’un chargeur, je détenais le pouvoir photographique – qu’avec ma bonté naturelle mais discrète –limitée et autoritaire, donc- je mettais à sa disposition) : « Photographie-nous donc le tombeau au lieu de prendre des détails ! ». On n’a donc plus le droit d’admirer les reflets du Divus Fredericus, il faut admirer sa dépouille la mort dans l’âme. Je suis dans une église et prends des photos : mon attitude n’est pas convenable, mais seulement parce que ce ne sont pas les photos consacrées. Il y aurait donc une essence du touriste. Pourquoi alors notre touriste modèle râle-t-il contre les montreurs de dents qui prennent de « photos de touriste » ?
Mon cobaye m’en apprend autant par sa lucidité (les clichés qu’il ne regarde plus me font prendre conscience de ce que les monuments tombent en ruine dans ma mémoire) qu’à son insu, par ses légères incohérences (on ne joue jamais totalement au touriste, on s’autorise à l’être, et on l’est donc déjà). Après tout, nos photos, pour légèrement différentes qu’elles sont des « photos de touriste » (disons cliché, à partir de maintenant) n’en remplissent pas moins la même fonction, purement sociologique, du témoignage de présence : « J’étais là ! ». Et les amis, pas du tout incrédules, d’être parasités par ce bourdon collant (c’est le sucre, normal, me direz-vous).
Sommes-nous embarqués ? La photo inexistante ne risquant pas de devenir cliché, la solution radicale serait de ne rien enregistrer. Mais il faut parier ! Je mise sur les « détails ». Les détails- synecdoques, d’abord, ceux qui évoquent (du moins m’évoquent) immédiatement ce dont ils sont issus. J’ai découvert cela en prenant conscience de ce la photo des vieilles baskets de Dre à côté du drap rose qu’on avait étendu pour un goûter dans le parc du château me rappelait davantage l’après-midi que j’y avais passée que celle où l’on voit Dre allongée sur la dos, le casque sur les oreilles, un paquet d’Oreo près de la tête, en train de lire la brochure d’une université australienne – aussi figée qu’une allégorie, parée de tous ses symboles. Encore heureux que ses baskets n’étaient pas des Converse, c’est déjà assez adolescent comme madeleine. Depuis, je me fabrique mes petits souvenirs, je traficote les cadrages et bidouille des images – interrupteur, qui produisent à coup sûr des étincelles dans les circuits inusités de ma mémoire.
Outre ces détails synecdoques, je cultive les détails qui ne font pas taches et deviennent au contraire aisément autonomes, comme les éléments d’un tableau, qui une fois isolés, finissent par en former un nouveau à eux seuls. Je les cadre et les coupe du terreau où ils ont fleuri ; ce sont mes propres compositions, si modestes soient-elles.
Peut-être, cependant, ne constituent-elles pas pour autant un antidote à la photo touristique, s’il est vrai qu’elles ne retiennent rien ou si peu du lieu d’où elles sont prélevées. Je classe d’ailleurs celles que je préfère ensemble, hors de leur dossier-pellicule d’origine. Je prends les choses qui me paraissent s’animer d’elles-mêmes, qui attirent mon attention et ce sont mes petites obsessions que je retrouve un peu partout, ombres, jeux de reflets, inclusions… Je prends bien davantage que je ne comprends la chose pour ce qu’elle est. Force a été de constater lors de la projection des photos de Palpatine (version geek de la séance diapo) que celles-ci sont beaucoup plus larges que les miennes (et pas uniquement à cause du grand angle, je serais tentée de dire) et correspondent davantage à ce qui est, quand les miennes donnent plutôt une idée de ce que j’ai vu et qui n’a plus grand chose à voir (avec ce qu’il y avait « à voir »). Moralité : je ferais un piètre reporter.
Ce n’est pourtant pas faute (enfin, si, justement) d’être entraînée par le mécanisme du clic ; à la flemme de sortir l’appareil et de prendre le temps de faire ma photo, succède la capitulation frénétique, on fera voir et non sentir. Le safari-photo commence (c’est pratique, l’ours est l’emblème de Berlin, il y en a un peu partout). Le moindre bâtiment un tant soit peu ancien ou flanqué de colonnes est alors radiographié, même s’il n’est pas plus esthétique que son voisin contemporain (moderne, encore,
avec une architecture bien déjantée…). C’est là une curieuse suspension du sens du progrès, pourtant si furieusement implantée dans notre inconscient. Ou plutôt une curieuse inversion : tout ce qui vient avant serait plus digne d’intérêt que ce qui lui est postérieur. Il faut croire que l’expérience touristique est régressive (vous noterez à ce jugement que le sens du progrès n’est levé que le temps des vacances)… ce dont on n’aura pas grand mal à se convaincre en constatant les horreurs qui sont vendues aux touristes et que ceux-ci n’auraient jamais achetées dans leur propre pays, qui vend pourtant les mêmes T-shirts idiots aux inscriptions graveleuses, les mêmes mugs à mettre au placard et les mêmes boules de neige qui n’ont pas même la décence de fondre.
Cela participe du mouvement qui cherche à oublier par la fétichisation du souvenir. En vacances, le touriste se veut vide de lui-même. S’il s’autorise ce qu’il condamne en son propre pays, c’est pour mieux se fondre dans la masse et surtout ne pas s’apercevoir de ce qu’il est au contact de ce qu’il n’aurait jamais soupçonné n’être pas ou autre. C’est à l’étranger que je me suis aperçue qu’être français ne se résumait pas à l’arbitraire d’une nationalité sur le passeport, mais what we took for granted, ou plutôt qu’on ne remarquait même pas, constitue pour les étrangers une caractéristique inhérente à notre nation. Du moins telle qu’elle est perçue dans les autres pays. Je ne sais pas si les Français sont mal-aimables, mais ils sont certainement très râleurs en voyages. Et l’on peut avoir des surprises : si les clichés associée à la pilosité féminine sont ici réservés aux pauvres portugaises, ils nous sont aussi impartis outre-atlantique (en prime, nous sommes censées puer – like a French whore). C’est ainsi qu’au stage de danse aux Etats-Unis, je me suis retrouvée à ne pas laisser une seule journée de répit à mon rasoir car les points noirs que les regards cherchaient en scrutant nos jambes, n’avaient rien à voir avec l’acné du visage… On est dans l’anecdote amusante, mais je reste persuadée que cela vaut pour des comportements ou des traits de caractère bien plus essentiels – à tel point que je finirai par croire que non seulement c’est toujours de soi que l’on va à l’autre, mais que l’on se découvre davantage soi que l’autre, que l’on cherche tout juste à connaître. Dès lors, pas besoin d’aller en Papouasie du Sud pour se sentir dépaysé ni de vouloir à tout prix visiter une « belle » ville : Berlin et son rien, loin de me faire nager en plein vide, m’ont ramenée de vacances.