La danse de la colère

Parfois, je me demande pourquoi je vais voir des spectacles. Et parfois, il y a des spectacles qui me le rappellent. Seule en scène pendant plus d’une heure trente, Andréa Bescond évoque dans Les Chatouilles les viols répétés de son enfance et raconte comment la danse lui a permis de s’en sortir. Elle a l’élégance, assez incroyable en pareilles circonstances, de ne jamais laisser s’installer la gêne. La politesse du désespoir. Sans rien esquiver, elle met tout en mouvement, de sorte qu’à la victime qu’elle a été se superpose toujours l’artiste qu’elle est devenue. Et dans ce décalage entre l’adulte et l’enfant, entre l’artiste et son personnage (nommé Odette, comme dans Le Lac des cygnes, « celui qui meurt »), elle cultive l’humour, un humour dévastateur, salvateur, où le ridicule constitue parfois la plus grande des pudeur : ainsi, c’est affublée d’un déguisement de lapin qu’elle raconte ce qu’étaient exactement les chatouilles, sans jamais arrêter de répéter la choré qu’elle dansera dans un supermarché (il faut bien manger).

Ce n’est pas drôle, mais on rit beaucoup : parce que l’on a besoin de relâcher la pression, mais aussi parce que certaines scènes sont particulièrement bien croquées. Quiconque a déjà assisté à un gala de danse amateur sera frappé par la justesse de sa parodie, avec l’unique garçon de danse qui refuse de faire la fleur, la gamine qui, se retrouvant dans la lumière d’une douche, se met à faire coucou à la famille et la prof de danse, en coulisse, qui avance avec le rideau pour essayer de remettre de l’ordre incognito1… L’auteur-interprète passe ainsi au crible de l’ironie les cours de danse amateur, l’intellectualisme d’une certaine branche de la danse contemporaine2, les auditions pour les clips putassiers3 et les tournées des comédies musicales4, mais aussi son passage par l’alcool et la drogue, le déni de sa mère et la déposition au commissariat, où les policiers font preuve d’une délicatesse digne des vestiaires sportifs, jusqu’au procès. Tous ces épisodes, quoique suivant un ordre relativement chronologique, sont enchâssés dans la trame d’une visite chez la psy, où Odette, adulte, se rend avec sa mère. Cette construction narrative permet au passage quelques savoureuses métalepses (je ne me suis pas remise de Noureev descendant de son poster) et souligne les non-dits : on finit presque par se demander ce qui est le pire, des abus en eux-mêmes ou du déni de la mère, qui traite sa fille d’affabulatrice…

Non seulement Les Chatouilles est un spectacle bien écrit et structuré, mais il est aussi incroyablement bien interprété. Andréa Bescond, tout à la fois comédienne, danseuse, mime, humoriste et imitatrice ne monologue pas : elle donne à voir, à entendre, incarne tous les personnages à tour de rôle, modifiant sa voix et ses attitudes5. Il ne faut généralement qu’une seconde (une seconde durant laquelle elle se fige) pour que l’on identifie le personnage en question : une main passée derrière la nuque et c’est la prof de danse ménopausée qui apparaît ; une main tenue devant la poitrine comme pour fumer ou triturer un collier et c’est la mère qui se dresse devant nous, toute pincée. Le corps est central dans cette approche du théâtre, et la danse n’est pas uniquement là comme citation, parce que c’est l’histoire d’une danseuse : elle est une composante à part entière du spectacle et prend le relai de la parole lorsque celle-ci devient indicible par excès d’explicite. Le tremblement, la suffocation, le besoin d’étourdissement… ce que l’on ne peut pas dire, on peut le danser. Le spectacle en devient une performance, un one-woman show féroce, pudique et sensible.

On se demande où Andréa Bescond trouve l’énergie de jeter ainsi ses tripes sur scène soir après soir. La colère, comme le souligne le sous-titre de la pièce – Les Chatouilles ou la danse de la colère ? L’énergie issue, transmutée, de la colère, plutôt. À voir l’artiste aux saluts, émue et sereinement épuisée, on se dit que c’est plutôt à ça qu’elle carbure : la chaleur humaine d’un public admiratif d’une artiste qui, si elle n’est pas devenue danseuse étoile, est assurément devenue quelqu’un. (Quelqu’un dont je vais suivre la carrière avec beaucoup de plaisir et de curiosité.)


1
On s’est refait à peu près toutes les répliques de cette scène dans la voiture, avec Mum – qui a noté comme moi la ressemblance physique frappante avec ma prof de danse (même silhouette, même forme de visage, même queue de cheval et même énergie) !
2 « – Cette danse de la souffrance, Odette, on voit que c’est la souffrance de la Shoah.
– Euh, non.
– La guerre est finie, tu peux le dire, maintenant, Odette, que tu es juive.
– Mais je suis bretonne.
– Les juifs bretons, c’est pire ! Peu en sont revenus ! »
3 Elle se retrouve à mimer un acte sexuel avec une monotonie qui rappelle la scène p0rno de Love actually – celle où, après avoir tourné ensemble, les deux doublures se rencardent de manière toute timide.
4 « Ah, c’est pas Les Dix commandements, ça, c’est la choré de Roméo & Juliette ? Ça va, je peux me tromper, je l’ai dansée 450 fois ! » (Ce coup de vieux en entendant « on fait l’amour, on vit la vie jour après jour… »)(Ce coup de vieux bis en voyant les pas de bourrés bien carrés de tous les cours amateurs de modern’jazz !)
5 C’est probablement l’apport principal du metteur en scène, Éric Métayer.

L’à venir

Le générique d’ouverture s’égraine lentement au cours de la première scène, trajet en bateau, famille emmitouflée, marche et station à un point de vue, jusqu’à ce que le titre s’affiche sur la mer à perte de vue, une tombe au premier plan : L’Avenir.

 

Voilà.
La mort est l’avenir de l’homme.

 

En attendant, il y a le présent et celui de Nathalie, ce sont des livres, de grands enfants, un mari philosophe, lui aussi, une mère qui perd la raison, des copies à corriger, une collection à diriger et un ancien élève normalien engagé.

 

L’à venir, ce sont des livres, des petits-enfants, un ex-mari toujours philosophe, la maison de retraite, des copies à corriger et un ancien élève normalien dégagé dans le Vercors.

 

L’à venir est encore un présent d’avant la mort, sans les lendemains qui chantent de l’avenir…
… quand les bouquins de philo se vendront comme des petits pains sans les couvertures Haribo que le marketing veut leur coller ;
… quand les élèves penseront par eux-mêmes après avoir entendu des kilomètres d’explications de texte (nous sommes à Henri IV1) ;
… quand elle retrouvera quelqu’un, c’est sûr, pourquoi pas plus jeune, lui souffle son ancien étudiant, que la bande-annonce poussait dans ses bras et nous dans le panneau ;
… quand on réussira à accorder ses pensées et ses actes, sans avoir à se renier soi ni à se retrancher du monde pour ça ;
… quand la liberté sera nôtre ;
… quand les poules auront des dents et nous fermeront le caquet.

 

L’à venir, au présent, c’est que …
… ces couvertures qu’elle dit élégantes sont moches de désuétude et les couvertures-bonbons rendent le savoir gai ;
… les élèves pensent à avoir le bac et l’auront tous avec mention (nous sommes à Henri IV2) ;
… l’amour se trouve sous le sabot d’un cheval et il n’y a qu’un chat noir, « obèse en plus », qui se fait balader dans une cage en osier – la boîte de Pandora ;
… la liberté est errance si on ne l’envisage pas comme une promenade ;
… il est plus dur d’aimer la vie que la sagesse, et c’est pourtant là qu’elle réside.

 

Nathalie trimballe à l’écran sa silhouette émouvante d’enfant qui a trop vite vieilli (je n’avais jamais remarqué que le corps d’Isabelle Huppert semblait avoir été resizé sous une tête d’adulte). Elle ne le prend pas bien ; elle ne le prend pas mal non plus : elle le prend comme ça vient. Au final, c’est moins son savoir qui la rend philosophe que, prosaïquement, le quotidien qu’elle maintient coûte que coûte, parce qu’il faut bien que vieillesse se passe. Même si, le con, il a pris tous les Levinas avec les annotations !


1
Ce qui, dieu merci, nous épargne les débats existentiels qui sonnent archi-faux.
2 Un jour, on aura un film de prof dans un lycée qui ne sera ni sur la montagne Saint-Geneviève ni en banlieue – juste un lycée un peu moche comme il en existe partout ailleurs.

 

Turangalîlâ-Symphonie

J’ai très peu entendu de Charles Ives, mais à chaque fois, cela me fascine. The Unanswered Question nous transpose dans une grotte où le temps goutte. De loin en loin, une trompette se fait entendre, comme réverbérée par les colonnes de stalactiques-stalagmiques, puis l’horizontalité reprend ses droits sur le lac souterrain, dans un chuintement de cordes infime et infini.

 

Turangâlilâ-Symphonie. « Ah, ça, au moins, c’est de la musique qu’on entend », s’exclame la bonne femme derrière moi après avoir bruyamment baillé à deux ou trois reprises en l’espace de cinq minutes – « Bah quoi, j’ai quand même le droit de bailler », a-t-elle ajouté à l’intention de ma voisine de droite, encore moins patiente que moi. C’est le genre de personne que l’on peut fusiller du regard autant de fois que l’on veut : elle ressuscite à chaque fois. Heureusement, la musique de Messiaen dissout sa présence dans un maelström cosmique.

« En sanskrit, Lîlâ signifie littéralement le jeu, mais le jeu dans le sens de l’action divine sur le cosmos, le jeu de la vie et de la mort. Lîlâ est aussi l’amour. Turanga c’est le temps qui court comme le cheval au galop, le temps qui sécoule comme le sable du sablier. Turangalîlâ veut donc dire tout à la fois chant d’amour, hymne à la joie, temps, mouvement, rythme, vie et mort. »

Olivier Messiaen

C’est tout. Le tout. Ça se lève devant moi comme un immense collage en mouvement, illustration de toutes sortes de sciences occultes récupérées dans une révolution cosmique qui les débarrasse de leur superstition : astrologie céleste et sa géométrie de points à relier comme les traits qui tirent la marionnette humaine de Léonard de Vinci, statue de pierre centaure-sagittaire, cristaux de quartz et autres minéraux précieux au dessin grossier énumérés sur mon dernier carnet de timbre, numérologie et lithothérapie, lithographie, gravures, cercles concentriques dessinés en pointillés, un fig. 2 tracé à la plume d’oie, quelque part entre les sphères célestes et un primum mobile qui n’est qu’amour et attraction, schémas brouillons manuscrits alchimie. Tout cela emporté dans une foi si mystique qu’il n’y a pas besoin d’être chrétien pour y croire. On peut planer et blasphémer, entendre les extraterrestres aussi bien que la musique des sphères célestes dans les baudruches sonores des ondes Martenot, et reconnaître le scintillement distinctif, decrescendo, du Chevalier à la rose au sein d’une énergie quasi-gershwinienne – la Maréchale sur les escaliers de secours new-yorkais. Cela part dans tous les sens et revient avec élasticité, étirements et fracas, les vagues sonores, même à la limite de la douleur, toujours jubilatoires ; je me mords les lèvres, les doigts près des oreilles. (La Philharmonie présente en cela un avantage sur le théâtre des Champs-Élysées, où j’ai découvert l’œuvre : le son a assez d’espace pour se dissoudre avant de venir frapper nos tympans.)

 

Le Cœur régulier

Le début du film paraîtrait presque mal joué. Mais c’est peut-être simplement que nous sommes mauvais acteurs de notre vie. Un mari, deux enfants, une baraque d’archi, un boulot : tout est générique chez Alice (Isabelle Carré) – éteinte, dixit son frère Nathan (Niels Schneider) pour qui, hop-là, il faut que ça saute (les crêpes à la place du dîner entre collègues), mais qui est tout aussi générique dans son désir d’unicité : des tatouages, des clopes, des mèches à la Louis Garrel, un sac de baroudeur et une moto.

Sans casque. C’est le détail qui fait tout basculer et expédie Alice sur les traces de son frère, au Japon, où il a trouvé l’amour mais surtout, avant cela, un homme qui a su l’écouter et l’a renvoyé vers la vie. J’ai failli écrire : l’a remis sur les rails. Mais c’est tout le contraire. Les rails, la route, c’est le « pessimisme ferroviaire1 » dont Alice s’est, sans sans rendre compte, rendue prisonnière : on la voit sans cesse immobile dans le mouvement, dans la voiture que son mari conduit, derrière la moto de son frère et encore, après l’avion, dans le métro tokyoïte puis le bus qui la conduit plus loin encore. C’est lassant (quel intérêt d’aller aussi loin pour montrer ce non-lieu qu’est le métro ?), jusqu’à ce que le contraste se lève : on s’aperçoit à son arrivée dans les îles Oki que l’on n’avait pour ainsi dire vu Alice marcher jusque là. Elle grimpe vers les immenses falaises de Tojinbo, tristement célèbres : on vient de tout le Japon pour… s’en jeter. Quand on voit la vue, on se dit effectivement que cela doit être tentant de vouloir faire un instant parti du tout (le ciel, la falaise, l’océan) avant de n’être plus rien.

Un homme, Daïsuke (Jun Kunimura), ancien flic qui a passé sa vie à arriver trop tard, s’est donné pour mission d’empêcher les gens de sauter. Alice le rencontre là où il a rencontré Nathan, sur la falaise, et, bien qu’il ait deviné qu’elle n’allait pas sauter, sans rien dire ou presque, la ramène chez lui, auprès de ses « pensionnaires » : un jeune homme qui crayonne sans mot dire, sous perfusion musicale, et une jeune femme d’une immobilité parfaite, parfaitement fantomatique (sans mouvement, le temps n’est pas long : il ne passe pas – et on n’est pas). Ils dînent : rideau de cheveux, crayon métronomique, baguettes fonctionnelles. Dans le silence du repas, Daïsuke serein, les pensionnaires mutiques, Alice gigote et étouffe un rire nerveux – tout l’Occident mal à l’aise, gêné par un Orient qui ne se laisse pas orientaliser. À la place du sage que l’on attendait se trouve un homme pragmatique, un peu taciturne2. Quelle a bien pu être la révélation de Nathan à ses côtés ?

Alice navigue à vue, entre ce trio étrange, la collégienne croquignolette qui l’a conduite à l’auberge de sa mère lors de son arrivée sur l’île, et un homme qui travaille sur le port et ne parle que japonais3. On la voit dans les chemins, ruelles, hésiter, s’arrêter, s’asseoir sur place ; elle ne sait pas trop où elle va, mais elle n’est pas perdue : pour cela, justement, il faudrait vouloir aller quelque part – et ne pas y arriver. Peu à peu, elle va prendre conscience de cela, jusqu’à ce que l’errance d’une quête dont elle ne connaissait pas l’objet se transforme en marche, en promenade, presque. Il ne s’est rien passé – que le temps. Voilà pourquoi le sage qui n’en est pas un l’est : la révélation, c’est qu’il n’y en a pas. There’s no sense ; there’s just life4. Le soleil, le vent, les sourires, les épaules soutenues et d’autres, dénudées5. Plus de sens, plus d’absurde. Oubliée l’eschatologie occidentale, le temps oriental a cessé d’être long ; le film devient vraiment bon et, quelque part, il est meilleur de ne pas l’avoir été tout du long.


1
Expression de Ludovic Hary dans Sous la vitesse.
2 Daïsuke est inspiré d’un homme que l’a réalisatrice a rencontré : « La rencontre avec le vrai Yukio Shige a d’ailleurs été très inspirante pour concevoir le personnage, car, contre toute attente, c’est un homme plutôt rustre. Rien à voir avec l’image du moine bouddhiste que l’on pourrait se faire. Au contraire, c’est un type pragmatique qui fait ce qu’il a à faire, par utilité et par devoir. »
3 Ou plutôt trois mots d’anglais, qui donnent lieu à ce dialogue drôle et triste :
« Love ? », demande-t-il en pointant le menton vers elle.
Alice secoue la tête de droite et gauche, hésite et ajoute : « Husband ».
4 La « pulpe », comme l’appelle Ludovic Hary.
5 Ohlala, ce dos, ces épaules, ces envies de caresses…

Sous la vitesse le bonheur

Sous la vitesse, Ludovic Hardy

Oh, un Verticales, je n’ai pas de Verticales.
Au milieu des rayons d’auteurs occasionnels, je suis aussi perdue que le jour où le personnel de la médiathèque m’a enjoint à quitter la salle jeunesse pour rejoindre celle des adultes. Formation éditoriale obligé, je me raccroche aux collections : oh, un Verticales, je n’ai pas de Verticales. Je feuillette, c’est méta avant d’avoir été physique, ça me fait marrer.
Je prends.
Je repose. C’est bon, je ne suis plus khâgneuse, il est temps de passer à autre chose.
En même temps, à 1 €, je ne risque rien (que d’encombrer ma bibliothèque). Je prends. Khâgneuse un jour, khâgneuse toujours ?

jeudi poulet-frite, et moutardement se lève, goûteux et suave, l’absence de tout bouquet de persil
J’y peux rien, ça me fait marrer. (Je faisais moins la maligne avec l’original, certes.)
Des livres de poche sont susceptibles d’agir dans cette station. Veillez à vos effets personnels.
Je pouffe. À haute et inintelligible voix, dans le métro. Peut-être parce que je suis en train de lire dans le métro. Mais c’est drôle, non ?

Ok, ça sent le lettreux-philosophe-sociologue-trilingue à des kilomètres.
Intrusion ponctuelle de questionnaire, calligramme sans forme, tableau à double sortie, couloirs de natation en ascii art, graffitis prétextes à jouer avec les polices de caractère.
Citations allemandes plus ou moins traduites.
Délires psychologico-mathématiques qui me font penser à Tuer Catherine.
Mots que je ne comprends pas. Mais je ne suis pas sûre qu’ils existent. Mettons cela sur le compte d’une inventivité langagière rafraîchissante. (Attention, peut devenir asphyxiante si vous baissez la vitre jusqu’en bas sur l’autoroute.)
Détournements mineurs d’abus de langage. Éléments issus de : annonces du métro, annonces immobilières, paroles de chanson, slogans, déposition, leçon, horoscope, notices de médicaments, avec pour effet secondaire :
Adjectifs employés comme adverbes.
Il n’y a qu’un philosophe pour passer outre la grammaire comme ça, habitués qu’ils sont à réifier le verbe en nom pour le manipuler comme objet. Ou un anglophone, quand on y pense. Pourquoi ce qui chez eux est normal, chez nous sonne pédant ? Foutu manque de plasticité. Et on s’étonne après que les auteurs contemporains aient envie de tout plastiquer avec leur littérature expérimentale.

 

 
Ok, ça sent le lettreux-philosophe-sociologue-trilingue, mais l’un compensé par l’autre, l’un corrigé par l’autre.

La philosophie est à l’étude du monde réel ce que l’onanisme est à l’amour sexuel, dit Bourdieu en citant Marx. Ayant lui-même consacré quatre années (au moins) qui l’ont fait agrégé en cette matière, les a-t-il consacrées à se branler (spéculativement), avant de passer la main à l’ethnographie même ?
Qu’est-ce que le monde réel ? Le fantasme a une prégnance, une réalité, lui aussi.

Point Mona Chollet (je veux toujours vous parler de La Tyrannie de la réalité).
Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

Mais la pensée conceptuelle est un chien qui creuse, et l’impensé, le remblai de ce creux. Il a beau, le clebs, creuser le remblai même déduit du trou, il refait derrière encore un remblai neuf, et, creusant à son tour celui-ci, il refait encore, derrière, un remblai de ce creux.

Les angles morts n’en sont pas plus visibles mais au moins, on sait qu’ils sont là.
Pour chaque penseur, il y a de l’impensé, de l’inaudible. Hors scope.

Les philosophes sont des faiseurs de violence, qui n’ont pas d’armée à leur disposition et c’est pourquoi ils se soumettent le monde pour l’enfermer dans un système.

« Claque musilienne ». Tentation de l’absolu. Mettre en coupe. Mettre en case.

Et si le fantasme de toute Pensée philosophique (systémique ou pas) était de n’avoir pas de point aveugle, pas d’angle mort, pas de corps, pas de dos ?

Philosophies occidentales post-philosophies de vie, oui. La sagesse troquée contre l’hubris.

Il n’avait pas pigé qu’un certain lâcher-prise fait vivre des insécables plus consistants et souples et simples, sensitifs sous forme de moments, que ceux que fantasmait d’atteindre tout esprit intellectuel d’analyse.

Limite de la philosophie, seuil de la littérature.

 

Surgissement de l’autre, non plus comme un autrui abstrait, mais comme l’être aimé.
Aimée, en fait. J’ai bugué sur le féminin.
Parce que je l’ai découverte à travers des auteurs qui étaient homosexuels, je continue d’attendre de ce type de littérature, un peu expérimentale, que le masculin appelle le masculin. Il ne faut pas grand-chose pour faire un préjugé. C’est même exactement ce qu’il faut : pas grand-chose. Le manque d’expérience le fait, sa diversité le défait.

Tous les duos amoureux sont-ils voués à passer (il entend, lourd et sous-jacent, comme un préfixe, un tré-passer, dans ce verbe) de leur passer inaugurale à quelque devenir-tendresse ?
Mais non. La tendresse infuse la passion et lui survit : l’amour même. T’es voué à rien du tout, man. T’inventes ce à quoi tu te voues.

Zapper l’idée de destin.

L’amour vient par surplus de moi. Celle que j’aimerai multipliera une lumière déjà existante en moi.

Pas un manque à combler, une multiplication à provoquer.

Ce n’est pas d’être avec une autre, puis une autre, qui modifie le rapport de soi à soi. C’est d’avoir modifié le rapport de soi à soi (d’avoir instauré un autre rapport de soi à soi) qui le fait s’ouvrir à la possibilité, inenvisagée jusqu’alors, d’être avec, et au fait d’être avec une autre.

Toujours le couple altérité-identité.

On est irremplaçable, à une époque donnée, pour l’autre.
On reste irremplaçable pour ce qu’on fut, pour l’autre.
L’autre, sous ce rapport, nous reste irremplaçable.
Il y a plusieures (sic) uniques dans une vie. Pas dans le même temps. Pas sous les mêmes rapports.
Le cœur humain est grand, tu sais, lui dit M., il y a de la place pour tes différentes histoires.

Amour et rupture sur le même plan, dans une même continuité.

Il se souvient de tout, mais n’est plus présente celle avec qui il pouvait en commun se mémorer les souvenirs communs, ils ne sont plus qu’images, amputés des goût, odorat, toucher, ouïe, ou alors mezzo déformés : le tout lisible, mais derrière une vitre, cinéma redevenu muet, jusqu’à muet de musique.
Il ne peut que réactiver seul les souvenirs communs
et parfois se demande s’il ne les a pas inventés

Peut-être plus que la perte du futur, c’est la perte du passé qui me semble terrifiante dans une rupture. Comment cela n’invalide-t-il pas ce qui précède ? Comment continuer à jouer seul une partition écrite par et pour deux (instruments précis) ?

Faut faire repousser un passé qui ne soit pas commun.
Oui, mais sans effacer celui qui l’était : pas de politique de la terre mémorielle brûlée.
Faut surtout t’occuper de ton présent, man. Tu t’occuperas après du service après-vente.

Dans les films, les amis font en cas de rupture des excès de solidarité. C’est délicat : dire que ça ne convient plus, sans pour autant dire que c’était dès le départ un mauvais choix.

… il n’y a jamais d’ex-, mais seulement les traces indélébiles des autruis, qui me firent un amant… un amant fini sans doute, mais définitif, irrévocable. Je ne pourrai jamais faire que je b’ai pas tenté d’aimer, donc que je n’ai pas aimé. […]Mais comment faire pour inventer autre chose, sans comparaison (comparution), puisque notre corps est habité fantomal de ces autruis ?
Comment faire ? Il faut faire, sans se demander comment : la sensation n’est pas comparante.

Retourner à la sensation, encore et toujours, sous et au-delà de la pensée et de ses concepts bulldozer. Même si c’est pratique pour faire table rase.

C’est plutôt une qualité de comprendre l’autre, non ?
Oui mais, comprendre n’est pas tout accepter, dans une pente fusionnante qui désérotise tout.

On n’aime ni ne hait plus vraiment quand on a pénétré jusqu’à la connaissance ; on reste au-delà de l’amour et de la haine. On fait de l’investigation au lieu d’aimer.
Freud a raison : cette transparence investigatrice efface tout trouble.

Ne pas chercher à s’élucider ? Du moins pas l’autre. Ou pas complètement. Ou seulement soi-même.

 

Sous la vitesse, je me mets à lire vite : c’est le fragmentaire qui veut ça. Je passe vite sur les trucs que je ne rattache encore à rien (et sur les mots qu’on n’est pas sûr de connaître ni de comprendre mais qu’on devine, comme dans une langue étrangère – toute langue d’auteur n’est-elle pas étrangère, d’ailleurs  vous avez quatre heures, ah non, six, pardon, et le droit au chocolat, du coup).
Je ralentirai plus tard, quand je commencerai à entendre des échos. Pour l’instant, la vitesse est grisante. Elle empêche de trop s’appesantir. De s’enfoncer dans une profondeur qu’on se contente d’effleurer. Et qui procure du contentement. Serait-ce là le moyen de réfléchir sans ressasser ? La vitesse ?

Car l’analyse, qui est salutaire, doit cesser à un certain moment (mais quand ? Freud, déjà : Die endliche und die unendliche Analyse) ? Sans quoi, elle est l’exhumation indéfinie de l’archive.
Il faut poursuivre de se pacifier, soi, par d’autres moyens.

Savoir dire non.

Soigne ton sommeil. Puisque, totalement naze, la lendemain matin de t’être couché trop tard, toujours tu extrapoles anthracite, tout te paraît fade : tu as mis à mal le physico-chimique de l’action, en quoi consiste vraiment tout optimisme.

S’arrêter et avancer. Sans se retourner ? On n’est pas Orphée. On peut marcher en arrière à condition que ce soit pour quelques pas, qu’on ne cesse pas d’avancer. On peut se permettre, c’est même conseillé : un coup d’oeil au rétroviseur du passé, concentré sur le présent. Il faut bien se conduire.
Et bien dormir. Ce n’est pas parce que je suis une mamie que j’essaye de me coucher avant, à minuit ; c’est pour éviter de devenir une grand-mère acariâtre (ou, plus exactement, ayant la ferme intention de demeurer nullipare : une vieille acariâtre). Ce n’est même pas une hygiène de vie, c’est une hygiène d’humeur.

Le souvenir d’une colère est-il encore une colère ?
Le souvenir d’une joie est encore une joie, souviens-t’en.

J’essayerai.

Assumer ici et là ses conneries, oui.
Mais en finir avec la culpabilité phréatique.

La culpabilité phréatique. Y a-t-il meilleur moyen de l’exprimer 1? L’auteur l’écrit et voilà le lecteur libre de tout pleurer un coup pour s’en débarrasser. La littérature parfois fait du bien.

Et comment renoncer à ce qu’on n’a pas obtenu, et qu’en conscience, on n’obtiendra jamais ? On peut avoir peur de perdre ce qu’on n’a pas eu. Par conjuration et pour l’avoir, en-fin ?
Comment renoncer, non pas au passé, mais à l’avoir-été (illusoirement?) possible, au plus-que-passé ?

En finir non seulement avec le remord mais les regrets phréatiques.

Changer donne crainte et, quand s’avère possible, risque de mettre en rage contre soi :
il pouvait donc en aller autrement ?
Du mieux vivre était à portée de main ?
J’ai perdu parfois du temps en moments d’hypojoie ?
Changer défatalise rétrospectivement l’échec et les difficiles qu’on traversa ici et là, en bas régime d’être.
Mais c’est une illusion. Mais prégnante est celle-ci.
Mais, mais, mais. Changer ne pouvait s’opérer avant, la psyché faisait masse, confite dans mille verrous.
[…]Le temps n’est qu’illusoirement perdu. Avant, le temps n’était pas perdu, il était.

Ne pas se donner de quoi regretter demain d’avoir aujourd’hui regretté hier. Se faire fataliste (NB : penser à demander des astuces à Jacques.) Et pouvoir chanter faux : non, rien de rien, non…

bonheur heureux ne court pas, il est sous la vitesse.

Sous l’effet de la vitesse et sous la vitesse comme plonge sous l’eau le fugitif qui tente d’échapper aux balles.

Cette félicité est peut-être une disposition d’abord à faire joyeuse force de chaque pas ; de chaque avancée, de maintenant, de ce soir, elle ne réside pas dans le terme (eschatologique, sotériologique : le corps serait prison, sôma, sêma ; la vieille histoire) de quelque course.
Comment demain pourrait-il me donner, en une seule fois, une disposition que je n’ai pas appris à modeler dès hier, dès avant-hier, dès aujourd’hui ?

Les grandes choses et les petites habitudes. Ludovic me raffermit dans mon quotidien.

Une décision est à la fois une coupure et une infusion

Sur fond d’identité-altérité, toujours.

Il a maintenant une vision imprévisible de tout […]Et non plus ce pessimisme ferroviaire […]

Pessimisme ferroviaire. C’est tout à fait intraduisible, même en français, et c’est tout à fait ça.

Et si, passant de la plainte à la conscience de ses chances, on avait (irréversiblement ?) troqué une vision pour une autre ?

Je veux le croire. J’ai des bouffées de bonheur, en ce moment. Euphorique de joie (cela fatigue aussi, un peu).

Je fais ma vie pour savoir ce qu’il y a dedans. La curiosité me lève. Chaque matin.

🙂

Qu’est-ce que se préserver ? De qui, de quoi ? Du tiers pandémique ? De l’autre ? De soi ?

De soi. De s’auto-saoûler. De laisser autrui nous auto-saoûler.

Les lettres qu’écrit Simone de Beauvoir à Nelson Algren le réconcilient avec le quotidien et sa narration harmonieusement pléonasme. Qu’as-tu fait aujourd’hui ? J’ai fait c que le jour, sensitif et poreux, fuyant mais de poids présent, j’ai fait ce que l’arc du jour m’a permis d’accomplir, la vaisselle, écrit des phrases, dîné avec des amis, rempli des formulaires, savouré de la poésie, j’ai fait des courses, tout sur le même plan raconté épistolaire et diaristique, j’ai fait ce que j’ai fait, mon jour n’est pas en souffrance de son souhait, de ce que j’aurais pu faire, j’ai fait ce que j’ai fait j’en suis contente, semble raconter Simone.

J’ai tapé Simonde en recopiant. Si monde, Simone !
Sinon, c’est exactement ça. C’est pour ça que ces lettres sont rassérénantes à lire. Simone (qu’on finit immanquablement par appeler par son prénom, c’est cela qui l’appelle 🙂 ne ment pas dans ses mémoires : elle est douée pour le bonheur.
La formulation fait bizarre, de prime abord : le bonheur n’est-il pas censé nous arriver (s’il arrive) ? Être douée pour le bonheur, c’est dire : c’est à nous d’arriver au bonheur.
Simone la renverse : bonheur en perspective.
(Tout de même, la probabilité de croiser une lecture en cours dans une lecture croisée… Cela me met en joie. Par-dessus la joie.)

Le secret, notre cohésion, ce qui nous tient et nous fait complicement sourire, c’est qu’il n’y en a pas. Il n’y a pas de secret ?
Le mot de passe, qui verrouille infranchissablement nos archives au computer, c’est qu’il faut cliquer : Annuler.

Le secret, c’est qu’il n’y en a pas. Ni dans le tapis d’Henry James. Ni dans Vente à la criée du lot 49. There’s no sense, there’s just life.

Vous sentez le vide, d’un coup ?
Vous vous sentez mieux respirer.

Chaque fois que vous avez du plaisir et du bonheur, vous ne vous demandez pas si votre vie a une sens, puisqu’elle est ce sens, comme pulpe.

Le sens comme sensation, sensitif et sensationnel, comme pulpe.

Finies les carlingues, carcasses, écorces qui paraissent privées de sens lorsqu’on émerge de nos études écrans : vive la pulpe. Secouez-moi !

Tente d’être partout le plus présent possible à ce que tu fais.

Troquer les moments d’absence pour des moments de présence.

Qu’un jugement soit faux n’est pas une objection contre ce jugement. Il s’agit de savoir dans quelle mesure un jugement aide à la conservation de la vie.

Non pas le bien mais le bon. Puissance d’être. De persévérer dans son être.
(Elle décida, elle aussi, d’être douée pour le bonheur. D’être, quoi.)

À l’avenir, les choses se font maintenant.

Au présent. À présent.

Parfois, on a juste envie de dire merci. (Et parfois, merci, ça veut un peu dire je me, je te, je vous, aime.)

 

1 On peut aussi préférer la subordonnée au syncopé. Raveline le fait merveilleusement bien lorsqu’il s’attaque à la pelote tarabiscotée de la pensée.