Je suis une taupe

Une souris… une taupe… je ne verrais pas la différence. C’est pourquoi il me faut renouveler mes lunettes. J’ai une ordonnance posée, engloutie, retrouvée… posée sur mon bureau depuis six mois mais à présent que je passe toute la journée sur écran, il devient urgent de faire quelque chose. Malheureusement, mon zèle n’est pas plus fructueux que ma paresse et c’est très dommageable, parce que le chou blanc, ce n’est bon qu’avec des carottes râpées, quand ce n’est plus du chou blanc mais du coleslaw.

Affelou, Acrys, Générale d’optique, Grand Optical… c’est à peu près la même chose à chaque fois. Une fois que vous avez essayé une demi-douzaine de paires de lunettes, un vendeur s’approche de vous pour vérifier que vous n’êtes pas en train de vous livrer à une séance de Photoshop en 3D. Je lui explique donc que je ne me griffe pas avec les antivols pour le plaisir de me voir transformée en mouche/moustique/papillon sous LSD/folle du volant (ne rayez pas les mentions inutiles) et là, il pose la question fatale (sans savoir encore pour qui) :

 « Vous savez ce que vous cherchez ? »

Non, c’est pire : je sais ce que je ne cherche pas.

 

Je ne veux PAS (contrainte esthétique) des verres trop gros qui me donnent l’air des insectes précédemment cités.

Je ne veux PAS (contrainte technique) des verres trop petits qui incluent les montures en plein milieu de mon champ de vision. Vous êtes à l’opéra et, habitués à des verres larges, vous levez les yeux pour voir les surtitres mais ils sont barrés ; vous levez un peu plus les yeux, ils sont flous ; vous levez carrément la tête et ne voyez pas que le béni oui-oui que vous devenez ressortira avec un torticoli. Idem pour les gros verres implantés au ras des cils (j’ai les oreilles trop basses ou quoi).

Je ne veux PAS (contrainte technique) une monture lourde (plastic is fantastic).

Je ne veux PAS (contrainte esthétique) une monture fine voire invisible. Quand je chausse une de ces paires, soit j’ai l’impression de voir Amélie et c’est très perturbant de penser à quelqu’un d’autre en se regardant dans le miroir, soit j’ai l’impression de ressembler à une maîtresse d’école et c’est très décevant parce que ce n’est pas une institutrice dans le genre du petit rat.

Je ne veux PAS (contrainte de principe) de gros logo.

Je ne veux PAS (contrainte fantaisiste) de paillettes mais je tolère des strass discrets s’ils sont oranges (si, si, un strass orange peut être discret, Prada fait ça très bien).

Je ne veux PAS (contrainte psychologique) de petits cœurs ni de lunettes marron Lulu Castagnette qui me font remonter à l’époque où je ne pensais pas qu’à mes 23 ans, les T-shirts nounours seraient en passe d’être qualifiés d’indestructibles.

Je ne veux PAS (contrainte vestimentaire) de couleurs autres que noir, orange et violet. Oubliez les écailles de tortues : la souris n’est pas un chat et il n’y a de marron dans son armoire que lesdits T-shirts Lulu Castagnette.

Je ne veux PAS (contrainte psychologique) des plaquettes sur le nez. Déjà en primaire, j’avais horreur des « hélices » qui tombaient de l’arbre dans la cour de récré et que les gamins incisaient d’un coup d’ongle pour les faire adhérer de chaque côté du nez. Parce que bon, c’est mon nez, c’est pas un jouet.

Je ne veux PAS (contrainte hystérique) que les bords inférieurs encadrent mon appendice nasal de deux arrêtes droites car j’ai alors l’impression d’avoir un faux nez attaché à mes lunettes, un de ces gros nez sous lesquels il n’est pas rare de croiser une moustache de détective du dimanche et jours fériés. Et ça, c’est traumatisant parce que : c’est mon nez…

Ce que je veux ? Les petites lunettes oranges non criardes de chez GrandOptical (que pour la peine je veux bien prendre la peine de prononcer avec une liaison en « d » et non pas en « t ») en seconde paire des Tiffany’s noires auxquelles un autre opticien aura fait subir une ablation de petits cœurs.

Quand j’arrive à cette conclusion imparable pour tout poète surréaliste qui respecte l’anaphore, curieusement, le vendeur a déjà trouvé une autre cliente.  

Dark city

[À moins que vous n’habitiez cette dark city, ne lisez pas avant d’avoir vu le film – soit dit en passant, merci à ma DVDthèque privée de m’avoir conseillé ce que je n’aurais pas spontanément choisi de visionner.]

Dark city débute par une sombre histoire d’assassinat, embrouillée au possible. L’obscurité n’est éclaircie que pour apercevoir le demi-visage d’une femme fatale, l’autre moitié retranchée derrière le rideau de tôle ondulée de ses cheveux de jais, ou l’ellipse d’un feutre incliné de manière à laisser le regard dans l’ombre. On avance à tâtons et, n’étant pas dans une salle obscure, j’ai la tentation d’éteindre la télévision. C’est alors que le film noir annonce la couleur comme une conséquence de la science-fiction : un groupe d’extraterrestres cherchant à comprendre l’âme humaine maintient la ville dans une nuit indéfiniment répétée. À chaque minuit, ils ouvrent un abîme entre hier et demain et y précipitent toute continuité spatio-temporelle. Les immeubles poussent comme des champignons et les existences des habitants sont manipulées. Tel couple de classe ouvrière est bombardé aristocrate, tandis que tel individu honnête se voit injecter en une seringue les souvenirs d’un meurtrier (John Murdoch – like the gothic novelist – as an occasional murderer). La permutation des existences permet au film de réaliser une belle expérience de pensée : un passif criminel fait-il de l’homme un meurtrier ? Plus largement : l’individu est-il déterminé par son passé ? Est-il possible de distinguer une vie de celui qui la mène ? Ou l’homme n’est-il que la somme de ses souvenirs ? Le film répond à sa manière lorsque Murdoch indique son front : ce n’est pas (uniquement) là, dans la raison et la mémoire, que loge l’âme humaine. Et de suivre son cœur pour organiser une nouvelle rencontre avec celle qui a perdu la mémoire après l’avoir aimé quand lui-même avait perdu le souvenir de leur histoire – la sensation contre l’illusion.

 

La piel que habito

Photobucket 

[À teneur fortement réduite en spoilers. Du 0% avec astérisque.]

Analyser le dernier film d’Almodovar reviendrait à le dévisager. À défaire les scènes pour mieux les habiter, on finirait par perdre leur identité et se comporter comme Robert, chirurgien, qui traite chaque partie du corps de sa patiente séparément, jusqu’à en oublier l’individu auquel il fait peau neuve. Les marques qui délimitent les tronçons de membres auxquels s’étend chaque greffe tiennent tout autant des morceaux comestibles à découper dans le bœuf ou le cochon que des coutures de vêtement – déconstructions réassemblées. Détruire ou reconstruire, on hésite, à moins qu’il ne s’agisse de détruire pour reconstruire (une vie, une vraie, Vera, la patiente) ou de reconstruire pour mieux détruire (patient vient du latin patior, souffrir). L’identité de cette patiente enfermée chez le chirurgien a disparu non pas derrière mais sur son visage, qui, nu, en cache beaucoup plus que le masque de l’affiche.
 

Photobucket

 

La beauté d’Elena Anaya rend le spectateur incapable de dévisager Vera, qu’elle incarne, et il ne peut que la contempler comme Robert contemple cette Venus sur son écran de surveillance devenu tableau, sans plus surveiller le déroulement des opérations.
    

 

Photobucket

[Elle, allongée comme un nu]
Photobucket

[Lui, spectateur de l’écran-tableau, y entre comme dans la toile des Ménines]

Photobucket

[Rapprochements sûrement tirés par les cheveux. On trouvera beaucoup plus facilement des allusions à Titien (sa Vénus est accrochée dans l’escalier) ou Dali (Vera allongée sur une grosse balle comme une montre molle ; le fils de la domestique déguisé en tigre). Quoiqu’il en soit, les références picturales sont trop nombreuses pour être anodines : cette forte esthétisation contribue à suspendre le jugement critique du spectateur ; la morale est supplantée par l’esthétique. Le spectateur est alors libre d’associer et assimiler les rapports abracadabrants établis ou suggérés par le film.]

La vengeance de Robert est de toute manière trop folle pour qu’on puisse la deviner sous les traits profondément humains d’Antonio Banderas, et même lorsque le flash-back est assez avancé pour que l’identité effacée de Vera se laisse deviner sans difficulté, notre curiosité croit encore au suspens. La violence de cette vengeance s’apparente au viol et la personne privée de son identité prive aussi le spectateur d’une distinction claire entre victime et bourreau. Fasciné, on ne surveille ni ne juge plus ; il en va de même du spectateur avec le film que du chirurgien avec sa captive : il l’a dans la peau. 

Un jour

La fable, le sujet et la comédie romantique

 

Photobucket

 

[Difficile d’analyser sans spoiler, à plus forte raison quand c’est par la fin que tout commence.]

Après quelques images de notre héroïne du jour, un compteur s’installe en bas à gauche de l’écran (un peu comme dans 500 jours ensemble, ce qui, avec l’italique bien anglaise bien niaise, m’a fait un peu peur) et entreprend de nous faire remonter le fil des ans. Vu le flashback, le spectateur se doute bien que le début du film correspond à la fin ; ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il ne s’agit pas de l’happy end de la comédie romantique mais de la fin d’une histoire amour (quand je vous disais que l’amour n’a pas de fin heureuse car l’amour heureux prend alors fin), qui ne coïncide pas elle-même avec la fin du film. Trois fins : celle de la comédie romantique, celle de l’histoire d’amour et celle du film qui n’est donc ni tout à fait une comédie romantique ni tout à fait une histoire d’amour.

 

Un jour, mon prince viendra

Pour remettre un peu d’ordre dans tout cela, revenons au flashback, à l’intérieur duquel la chronologie (et la comédie romantique) reprend ses droits. Emma (Anne Hathaway) et Dexter (Jim Sturgess, pas dégueu) se rencontrent après la remise de leur diplôme et, après une fin de soirée ratée où ils se couchent ensemble (tout est dans le pronominal), deviennent amis plutôt qu’amants. Malgré leur proximité suspecte et l’évident regret d’Emma, « la vie les sépare » : elle, s’enferre dans un tex-mex pourri ; lui, débute son ascension télévisée. Puis, dans leurs voies différentes, ils évoluent en sens contraire : la bigleuse s’épanouit en belle plante tandis que le roi du showbizz devient une épave. Enfin les vases communiquent, Emma constate s’être plantée avec son apprenti comique pas très drôle et Dexter est repêché par une femme sans humour qui devient sa femme puis son ex.

Les différentes époques de leur vie sont très bien identifiées : à défaut de vraiment faire vieillir les personnages, des coupes et des styles vestimentaires différents marquent le temps qui passe. 

 

Photobucket

[Anne Hathaway en geekette- une fausse fausse moche]

Photobucket

 [… et en goguette]

 

Photobucket

[Jim Sturgess en étudiant sympathique]

 

Photobucket

[… et en bogosse insupportable]

 

Leur amitié amoureuse survit aux aléas des vies qu’ils ont à moitié choisies, à moitié subies, entretenant chez le spectateur l’attente amoureuse du « un jour, mon prince viendra ». Puis les erreurs reconnues et la course de rigueur observée, ce sont les retrouvailles – voilà pour la comédie romantique. Ils se marièrent et n’eurent pas d’enfant. Parce que l’héroïne meurt.

 

Un jour noir

Retour au début du film qui, jusqu’à présent, ressemble à ce qu’Emma aurait pu voir défiler devant ses yeux avant de se faire percuter par un camion. Cette scène est ambivalente, sorte de pivot qui met successivement l’accent sur la comédie romantique (qui prend ainsi fin, encadrée par la reprise de la scène initiale) et sur le drame (qui commence). La narration du deuil (jolie scène avec l’ex d’Emma qui remercie Dexter de l’avoir rendue heureuse mais souhaite couper les ponts car ils n’ont rien d’autre à se dire – et avec l’ex de Dexter qui l’aide mais ne reviendra pas auprès de lui, malgré leur fille) suggère que l’histoire d’amour n’est pas l’histoire de toute une vie, que celle-ci déborde celle-là et que c’est à l’intérieur de son foisonnement, avec ses hasards et ses aléas, qu’on trouve les événements à partir desquels construire une histoire – un amour ou… un film. Grâce à cette poursuite du bonheur, Un jour réinscrit l’histoire d’amour dans la contingence de deux vies bien (même mal) remplies et en fait une négation de la comédie romantique, tout comme la comédie romantique se veut la négation et le dépassement du conte de fées. Dans cette course à la réalité, l’idéal est repoussé comme obstacle (il met fin aux histoires – ou alors il s’agit de L’Astrée mais c’est tellement long que je ne peux même pas vous dire si cette comparaison a lieu d’être) mais non pour mieux être sauté ça c’est l’héroïne, car il reste ce qui confère sa force à l’ensemble sinon bien prosaïque (Thomas Pavel appliqué aux romances, pincez-moi).

 

Un jour, autrefois

Le seul moyen d’incarner à nouveau cet idéal perdu avec l’héroïne est de ressusciter cette dernière par le souvenir. On termine ainsi par un flashback dans le flashback, qui ne nous ramène pas au début du film mais à celui de l’histoire. La boucle est bouclée à l’anglaise. Nous revoilà au temps des espoirs, lors de la rencontre dont il nous manquait un morceau. Après leur nuit amicale, les jeunes tourtereaux un peu tourte quiche échouent à nouveau à concrétiser leur désir mais cette fois, la faute incombe à des parents rentrés trop tôt ; ils échangent leur numéro et se quittent dans un baiser à la Doisneau. Voilà l’affiche et son aspect de photo sépia qui aurait dû nous prévenir de ce que le titre ne renvoyait pas à l’avenir mais au souvenir du passé, dans lequel s’ancre toute l’histoire qui a suivi. Le drame trouve dans le souvenir son apaisement et, bien qu’on se demande pourquoi l’amour esquissé bascule à nouveau dans l’amitié (ce qui rend certes plus évidentes encore leurs retrouvailles), ce jour passé nous réconcilie en même temps avec celui où le prince devait venir puisque le souvenir est placé à la fin du film, dont on est habitué à ce qu’elle livre le fin mot de l’histoire.  

Les Bien-aimés

J’ai bien aimé.

 

J’ai encore souri à la sortie en entendant cette impression éponyme. Certaines répliques font rire ou sourire, en effet, mais le dernier film de Christophe Honoré n’est pas drôle. Ses bien-aimés feraient plutôt pendant aux amoureux classiques qui, contrairement aux amants, aiment sans l’être en retour. Et de l’amour perdu aux absents défunts, il n’y a qu’un pas. Ils ont été aimés et ne (le) sont plus. Ne reste alors de ces amours que le fruit bien-aimé, un enfant qui poursuit la vie.

Le titre serait seulement ironique envers ces mal-aimés si leur peine ne venait pas de ce qu’ils ne manquent pas d’amour mais au contraire de ce qu’ils crèvent sous le poids de celui qu’ils ne peuvent donner. Même dénoués, les liens ne vous rendent pas votre légèreté :

« mais j’ai beau faire je tombe d’amour
les filles légères ont le cœur lourd
le poids du cœur attrape toujours
les filles légères et toutes un jouront ce sentiment d’échouer
de s’être légèrement plantées »

 

Bien-aimés : le client par la prostituée, la prostituée par son amant, le mari infidèle par sa femme, le second mari par la femme redevenue maîtresse du premier, la fille par la mère, la femme par le sex-friend, le gay par l’amoureuse. Ils sont amoureuse qui sourit, amoureux transi d’amour et de froideur, amant comblé, amant érotique, mari cocu et résigné, femme trompée et adultère, amant impossible, enfant rêvé avorté par la réalité ; toutes les combinaisons, aucune recette. Toute leur vie, ils sont confrontés à la difficultés d’aimer sans se faire mal – à soi et aux autres, qui ont bien le temps de devenir des bien aimés au passé pendant la quarantaine d’années que couvre le film. Ludivine Sagnier vieillit en Catherine Deneuve. La première entonne le film par un refrain qu’Alex Beaupain, à la frivolité toujours pleine de finesse, replace à la fin dans la bouche de la seconde :

« Je peux vivre sans toi, tu saisle seul problème mon amour, c’estque je ne peux vivresans t’aimer »

La boucle est bouclée lorsque la jeune femme qui rechigne à suivre son amant à Prague a laissé la place à une vieille femme pleurant son premier mari :

« Tu n’es plus là, rien n’a changé
le problème est le même, tu sais
je peux vivre sans toi, oui mais
ce qui me tue, mon amour, c’est
que je ne peux vivre sans t’aimer »

Elle peut (sur)vivre sans lui, faire les courses et même souffler des bougies d’anniversaire, mais l’amante est tuée par l’amoureuse qu’elle est redevenue.

 

Ces bien-aimés semblent ne jamais pouvoir aimer et être aimé en même temps et de la même personne, si bien que l’une se demande à la fin s’il vaut mieux être à la place de celui qui aime ou de celui qui est aimé. Le sex-friend amoureux éconduit choisit sans hésitation la seconde solution et fait ainsi rejaillir une certaine tendresse sur tous ces bien-aimés.

Bien-mal-aimés, en somme, qui à force de liberté se sont abandonnés (vertu érotique mais non amoureuse) : « Il faut du temps pour comprendre que la liberté est la pire offense en amour. » Car le bien-aimé, s’il est celui « qui est aimé de préférence à tout autre », ne peut (que) souffrir le pluriel.

 

Photobucket

[Les amours où l’on s’emmêle les pinceaux.]

 

[Si je n’avais pas réécouté toutes les chansons d’Axel Beaupain béni, j’aurais sûrement enclenché le *tchèque power*, raconté mon étonnement de voir au générique Milos Forman et des subventions du cinéma tchèque, puis mon plaisir face à la gueule virile et séductrice de Rasha Bukvic dont le personnage, Jaromil, porte le prénom du héros de La vie est ailleurs et ressemble étrangement au Tomas de L’Insoutenable Légèreté de l’être (médecin volage qui s’éprend d’une Tereza-Madeleine, laquelle se fait la malle après l’invasion des chars russes) – Kundera figure dans les remerciements.]

[Et si je m’étais laissée emporter par mes hormones, j’aurais sûrement souligné à quel point Louis Garrel (le sex friend) est toujours agaçant et ajouté, pour me dédouaner, qu’il a le chic de faire flirter le comique avec le tragique.]