Bande de filles

Tête baissé pour ne pas être vue en train de voir, tête baissée vers la petite sœur avec des perles dans les cheveux, tête baissée au-dessus de l’évier pour faire la vaisselle, tête baissée devant le grand frère pendant le savon plus ou moins (in)justifié qu’il lui passe, tête baissée qui ne suffit pas à cacher le sourire qu’un garçon a fait naître, tête baissée dans des situations à gros potentiels de dérapage – c’est cette tête baissée que Marieme va relever en entrant dans une bande de filles, de celles que l’on croise à Châtelet ou dans le RER, bruyantes et fascinantes d’aplomb. Si l’on remarque tant la posture de la protagoniste, ce n’est pas uniquement parce qu’elle change de coiffure tout au long du film : le cadrage est resserré, proche des visages et des corps adolescents, reléguant la banlieue dans un hors-champ omniprésent/omni-absent. Exit le sujet de société, ce qui intéresse Céline Sciamma, c’est l’humain.

La caméra braquée au plus près des êtres vaut suspension du jugement : on voit Marieme se faire éjecter de la filière générale à la fin du collège, être soupçonnée de vol par une vendeuse aussitôt accusée de racisme, s’admirer chez elle dans une robe défigurée par un antivol, prendre soin de ses petites sœurs, racketer une gamine, s’offrir une chambre d’hôtel avec la bande, qui festoie aux bonbecs (seule évasion possible avec une sortie aux Halles), jouer au mini-golf, se battre pour s’affirmer sous couvert d’honneur à venger, se faire taper par son grand frère, gifler sa petite sœur sur la mauvaise pente, se demander comment elle-même la remonter. Les dilemmes moraux sont le privilège de la bourgeoisie et Céline Sciamma, c’est déjà un exploit artistique en soi, y coupe court. Suspension du jugement : on ne voit plus que des choix, bons ou mauvais, pour essayer de s’en sortir. Parce qu’au final, femme de ménage, dealeur de bons plans foireux, pute du caïd local ou épouse de l’amoureux qui ne tardera pas à lui coller des marmots, Marieme a surtout le choix de l’embarras. 

Pleurant un instant face à Paris, qui se devine, à la fois proche et lointain, comme un avenir dont elle serait exclue, Marieme finit par relever la tête – pour partir, peut-être, ou simplement pour avancer vers l’âge adulte, où l’on continue à dire non, en sachant désormais que dire non à une chose, c’est dire oui à une autre. Une fois que l’on a appris qui l’on n’est pas, il est temps de découvrir qui l’on est – ou de l’inventer (ce qui risque de prendre tout une vie).

Mit Palpatine

How I met Gone girl

Attention spoiler… à propos de How I met your mother. Les spoilers concernant Gone girl ont été relégués en notes de bas de page.

 

J’ai récemment vu la fin de How I met your mother, tardivement pris en cours de route, et il y a eu cette phrase, « She’s been gone for six years now », que j’ai comprise de travers, pensant « partie » quand il s’agissait de « morte ». C’est sur cette ambiguïté que joue Gone Girl : la parfaite Amy, portée disparue, est-elle partie (sens littéral), morte (euphémisme) ou simplement folle (gone mad) ? Et corrélativement, son mari Nick est-il juste un mec paumé, un assassin ou une victime ? Le film reconstitue des bribes de leur passé à partir du journal d’Amy, écaillant le vernis du couple parfait, tandis que la police enquête et cherche qui aurait pu en vouloir à une fille si adorable que ses parents en ont fait une héroïne d’histoires pour enfants.

De ce remue-ménage ressurgit un ex, que l’on a envie d’interpeller comme un vieil ami : Hey ! Barney ! Neil Patrick Harris arrive dans Gone Girl avec son passé de How I met your mother : non seulement son personnage est technophile au point d’habiter dans un endroit où tout est télécommandé, mais il conserve cet aspect de comique (volontairement) involontaire, qui fait déraper le film de manière tout à fait jouissive – ou plutôt confirme ce dérapage contrôlé. Le spectateur se demande si c’est du lard ou du cochon : du bacon, évidemment, répondra le réalisateur.

« Je ne pense pas que Gone Girl soir un thriller. Il est divisé en trois parties distinctes, trois capsules de tonalités différentes : d’abord, jusqu’au retournement qui intervient à la moitié du film, on est dans le registre du mystère ; puis le film devient un thriller, qui tire vers l’absurde ; avant de se transformer finalement en satire. » Le ressort du film n’est pas le retournement final : placé à mi-parcours, l’effet spectaculaire qu’il provoquerait lors de la chute est amoindri, mais il participe de cet art ô combien excitant de ne jamais donner au spectateur ce qu’il attend sans pour autant le frustrer – ou de le frustrer pour mieux le combler.

Ce que l’on attendait arrive bien mais pas de la manière dont on l’attendait et surtout : ce n’était finalement pas ce qui importait1. L’exemple le plus récent que j’ai rencontré de ce déplacement d’accent narratif2, c’est justement la fin de How I met your mother : on découvre finalement qui est la mère et comment le narrateur l’a rencontrée mais ce n’est pas le fin mot de l’histoire, de l’histoire qui a été contée, celle d’un club des cinq amical dont la mère a été quasi-totalement absente, la seule histoire dont on se soucie en réalité et que le twist final replace au premier plan. La série a tenu ses promesses au-delà de ce que le titre nous faisait attendre ; c’est pour cela qu’on la reverra avec plaisir. C’est aussi pour cela que l’on pourra revoir Gone girl, contrairement à The Village et autres histoires à revirement unique.

« Je ne m’intéresse au thriller que s’il me permet d’atteindre la satire, de toucher au mystérieux. » « Cette histoire, c’est celle d’un mariage et de la façade narcissique que nous construisons pour séduire notre ‘âme sœur’, à quel point tout cela devient épuisant et quels renoncements, quelles frustrations cela engendre. » En vouloir à l’autre pour ce que l’on est devenu, soi, bien davantage que pour ce que l’autre est devenu (il serait si simple de le quitter si ce n’était que cela) : l’hyperbole et l’absurde dont se pare Gone girl ne font qu’agrandir la vérité. Le miroir qu’on nous tend, si déformant soit-il, nous reflète toujours, mais la déformation rend la vérité supportable, réjouissante même. Comme au jardin d’acclimatation, on se cherche et on s’amuse de ne pas se trouver, pas vraiment, tout en sachant que c’est nous, que cette forme oblongue ou écrasée vient de notre corps, qu’elle est seulement déplacée dans le reflet, comme sont déplacés les extraits que Gone girl nous présente et qu’en l’absence d’autres indices, on présume chronologiques3 et véridiques4. Le film nous manipule, aussi manipulateur que ses personnages5, et on y consent, tout comme y consentent ses personnages6. Fasciné, on est aussi bonne proie que bon public – et la salle de rire lorsque le gore se fait burlesque (j’étais plus ou moins cachée dans la veste de Palpatine).

 

1 Et de nous servir un autre meurtre que celui qu’on attendait.

2 Et l’une des premières fois où je l’ai remarqué, c’était dans Joueuse, aux antipodes du film à suspens : on attend que la femme ait une liaison avec l’homme qui l’a poussée au meilleur d’elle-même et la nuit tant attendue n’arrive pas, elle est déjà arrivée, la voilà ressortie de chez lui les cheveux détachés ; la tension érotique passée, on s’aperçoit que là n’était pas le fond de l’affaire.

3 La scène d’ouverture, qui fait de Nick l’assassin présumé, se place chronologiquement à la fin de l’histoire, lorsqu’il s’est constitué prisonnier de sa femme.

4 Les flash-backs se révèlent n’être que l’illustration du journal d’Amy qui est juste… up to a certain point – la scène de l’escalier où Nick frappe sa femme se révèle ainsi pure invention.

5 Amy manipule à l’évidence tout le monde en faisant accuser son mari de son meurtre, mais Nick la manipule aussi lors de l’interview où, face à la caméra, il dit exactement ce qu’elle voulait entendre, de manière à la faire sortir de sa cachette et à être disculpé. 

6 À côté du mari qui reste auprès de son assassine de femme, le syndrome de Stockholm, c’est de la rigolade.

Saint Laurent au point arrière

Les fossettes de Gaspard Ulliel, le menton de Gaspard Ulliel, la bouche de Gaspard Ulliel, les lèvres de Gaspard Ulliel, qui se détachent de celles de Louis Garrel, je défaille, je me rattrape à la taille cintrée de Gaspard Ulliel, le corps nu de Gaspard Ulliel, oh, et les fossettes de Gaspard Ulliel, je vous ai déjà parlé des fossettes de Gaspard Ulliel ?

Sans mon idéal masculin comme acteur principal, qui fait affleurer tous les tourments du créateur, Saint Laurent serait un peu long. La chronologie lâche adoptée par Bertrand Bonello installe une nonchalance qui seyait à la sensualité fin de siècle de L’Apollonide mais s’enlise dans les errances du couturier. La drogue, les amants, la drogue, encore, avec ou sans inspiration… Des dates s’affichent en énorme en rouge sur l’écran mais ce récit au point arrière, où il faut toujours repartir en arrière pour avancer, peine à bâtir un parcours, une personnalité.

De couturier, il n’y en a guère qu’au début et à la fin du film : un cadre parfait pour y installer une icône, une icône telle qu’aucun vice, aucun tort ne l’atteint jamais. Au contraire, chaque vice, chaque tort, devenant élégance par une diction délicatement maniérée, renforce son statut d’icône, incontestable. Saint-Laurent, c’est le génie, celui qui ne vient de nulle part, ni du travail ni de la drogue, et qui est si bien installé qu’on n’a pas besoin de le (dé)montrer. Bertrand Bonello nous tend ainsi des scènes comme le couturier tend ses dessins, sachant qu’on se chargera de leur donner la forme escomptée. On : les spectateurs, les petites mains, tous ceux qui s’inclinent devant une légende qu’ils ont par leur croyance participé à construire. À commencer par Pierre Bergé, l’homme de l’ombre qui a oeuvré pour faire d’Yves Saint-Laurent un nom, veillant à la rentabilité de la maison et à la réputation de son compagnon. Ironie que ce biopic qui lui rend hommage alors qu’il l’a désavoué – et qui, lui rendant hommage, ruine ses efforts pour calfeutrer et même commercialiser un parfum de scandale. Opium du peuple que la fêlure des grands.

Au final, plus qu’une silhouette (que je peine à identifier), YSL est un visage, une marque reconnue, que le film évoque par son affiche – le profil du créateur plutôt que la silhouette d’une création. Le biopic terminé, je ne sais toujours pas très bien ce qu’a apporté à la mode cet homme qui aimait les hommes et n’habillait que les femmes : que la femme soit, en costume, un homme comme les autres ?

Mit Palpatine

Miss Julie

Affiche Mademoiselle Julie

 

Mademoiselle Julie ? Une simple coïncidence suffit parfois à éveiller la curiosité. Alors que je n’avais pas eu celle d’aller lire la pièce de Strindberg après avoir vu le ballet d’Agnès de Mille, tomber sur l’affiche du film m’a tout de suite donné envie d’aller au cinéma – et j’ai usé de la caution rousse pour entraîner Palpatine avec moi. Suspens pour nous deux qui étions restés circonspect face au ballet : l’adaptation cinématographique serait-elle plus compréhensible que la chorégraphique ?

Alors que l’on n’avait rien compris à Garnier, on comprend trop : trop bien, trop de choses d’un coup. Pour ne pas démêler cet écheveau de sentiments et de subtils mécanismes où les conventions sociales flirtent avec l’inconscient, on serait tenté de coller des étiquettes à l’aveuglette : après tout, mademoiselle Julie est l’aristocrate, la maîtresse, et Jean est le valet, le serviteur, on pourrait en faire un conflit de classes ; après tout, mademoiselle Julie est une jolie et jeune femme, pas toujours maîtresse d’elle-même, et Jean se rêverait bien son serviteur, on pourrait en faire une histoire d’amour ; après tout, mademoiselle Julie est une femme séduisante, une maîtresse en puissance, et Jean, un garçon du peuple, on pourrait en faire une histoire graveleuse. Mademoiselle Julie n’est rien de cela, parce qu’elle est tout cela à la fois, de manière contradictoire et parfaitement logique – contradictoire dans l’ensemble mais logique si l’on veut bien suivre le cheminement sinueux qui mène le duo jusqu’à l’aube, à travers les turpitudes de la nuit.

Il y a le désir, de plaire et de posséder ; le plaisir, d’admirer et de détruire ; le pouvoir, d’ordonner et de ne rien faire d’autre qu’obéir. Elle voudrait qu’il la désire sans jamais la posséder ; il voudrait qu’elle s’offre sans que jamais il n’ait à la prendre ; elle veut qu’il l’embrasse et ne veut pas avoir été embrassée ; il veut la baiser sans qu’on le lui ait ordonné – au bout de sa bottine crottée ; elle veut être aimée et que ce ne soit pas par un valet – ou justement par un valet avec qui elle s’enfuirait ; et l’on continuerait ainsi, jusqu’au bout de la nuit, et l’on continue ainsi, jusqu’à ce que l’impossibilité d’amener l’autre à soi donne envie de le détruire. Elle a le pouvoir d’ordonner et, ordonnant d’être aimée, se condamne à ne l’être jamais ; il a la faiblesse d’obéir et, obéissant à des ordres méprisants, méprise superbement celle qui les lui donne, jusqu’à la conduire à elle-même se mépriser. C’est ainsi que, peu à peu, le serviteur au regard de chien battu, craignant ce pouvoir qu’il se découvre, prend l’emprise sur sa maîtresse ne sachant qu’ordonner.

La tension érotique révèle ce qui l’a fait naître et, une fois rassasiée, il n’est plus possible de nier le pouvoir et la cruauté qui l’ont alimentée. On a regardé ce qui ne devait pas être vu, nommé ce qui ce devait rester tu et les âmes dévoilées n’ont plus que le corps auquel se raccrocher – un corps que l’on jette au-devant de l’autre pour cacher la nudité de son être, un corps dont on s’empare pour faire déchoir ce que l’on a en vain adoré, un corps que l’on souille pour se persuader qu’on n’était pas déjà perdu et se donner une raison de se laisser choir, de s’enfoncer jusqu’à l’abject, jusqu’à ce qu’on puisse légitimement en finir. Terrifié par ce que signifie le couteau placé par Jean dans la main de Julie, on lui en est pourtant reconnaissant – à Jean d’avoir le courage, la lâcheté de remettre sa livrée pour aller servir le café au maître tout juste rentré ; à Julie d’avoir la lâcheté, le courage de mettre fin à sa dépression et de fermer d’un coup de couteau l’abîme qu’elle avait ouvert, où se déversait ce que l’humain a de moins reluisant. Du sang qui coule de son poignet dans la rivière et les fleurs qu’elle charrie découle l’apaisement ; Julie, devenue Ophélie, plaide et noie la folie. Mais quoi, ce sont des fous.

Mademoiselle Julie est un film éprouvant, magnifiquement porté par Colin Farrell et Jessica Chastain. Le sourcil mono-expressif de celui-là, parfaitement adapté à son personnage, renforce le tourbillon d’émotions contradictoires qui agitent celle-ci. Une lèvre soulevée, et c’est le dégoût ; une lèvre soulevée qui tremble, et c’est la peur ; les lèvres qui s’écartent en même temps pour avaler cavalièrement un verre de vin, et c’est la vulgarité affectée. Sans compter le sourire, moqueur, méprisant, séduisant et finalement absent à en devenir effrayant dans une scène qui n’a rien à envier à la scène de la folie dans Giselle. La bouche de Jessica Chastain est d’une expressivité infinie. Elle est indéniablement le visage de Mademoiselle Julie, tandis que le corps, robuste, qui fait tenir le film debout est celui de Samantha Morton, dans le rôle de Christine. On serait tenté d’oublier ce personnage qui s’efface et se retire dans sa chambre lorsque Jean, qui partage régulièrement sa couche, se laisse entraîner par Julie, mais c’est l’ordre et la réalité, une présence tout à la fois menaçante et rassurante, que Jean et Julie se rappellent l’un à l’autre – Julie, parce qu’elle souhaite l’écarter ; Jean, parce qu’il souhaite l’épargner. Celle qui, avec le bon sens du paysan et la droiture de qui suit le dogme religieux, a le sens du cela ne se fait pas, se tient instinctivement à l’écart de la brèche et, lorsqu’elle revient, c’est pour constater le vent de folie destructrice qui a soufflé. Sous le regard de la servante usée éclate la honte et l’indécence de la maitresse qui se vautre dans le malheur – la détresse humaine, éclatante, insoutenable.

Hippocrate, pas hypocrite

Loin du glamour des séries TV médicales (que l’on regarde pendant sa garde), Hippocrate nous introduit dans l’univers hospitalier tel qu’il est vécu par ceux qui y travaillent. Oubliez les internes sexys qui ne pensent qu’à leur prochaine conquête, amoureuse ou médicale : Benjamin, l’œil terne et la bouche constamment entrouverte, a tout de l’ado mou. Mais un ado mou sensible qui s’est coltiné médecine et débute son internat dans le service de son père – quand même !

Les fêtes qu’organisent ses camarades et les bites géantes taguées sur les murs de la cantine et de la chambre de garde apparaissent rapidement comme un défouloir dérisoire face à ce qui, chaque jour, aggrave un peu plus la fatigue et la lassitude de leurs supérieurs hiérarchiques : le manque d’infirmières et de médecins, qui ont toujours plus de patients sous leur responsabilité, le manque de lits, qu’il faudrait pouvoir libérer plus rapidement que ne l’exige le traitement, et le matériel défaillant, à l’origine de la faute médicale qui va précipiter les choses.

Hippocrate montre les cigarettes que ces professionnels de la santé s’enfilent sans discontinuer « pour respirer » ; les pourparlers pour ne pas se coltiner la garde du 25 décembre ; la terreur de se retrouver seul la nuit, à prendre des décisions vitales ; les médecins étrangers faisant fonction d’internes et donc payés une misère au vue de leur expérience (néanmoins prise en compte lorsqu’il s’agit de les sanctionner), ou encore les règles de la bureaucratie, censées cadrer les actions des médecins et empêcher des dérives, qui les incitent à entériner des décisions qui vont contre le bien-être des patients. Alors quand les médecins font corps pour couvrir l’un de leurs, qui a fait une erreur – humaine, aussi désastreuses soient les conséquences –, on n’a pas envie de les accuser de mensonge parce que les hypocrites, c’est nous, la société, qui reléguons la maladie loin de nous pour ne pas la voir, occultant par la même occasion les conditions de travail précaires de ceux qui s’en chargent. Réaction finale (au gouvernement) : mais filez-leur nos impôts !