Carpe noctem

Les vampires d’Only lovers left alive ont depuis longtemps dépassé la base de la pyramide de Maslow : la chasse à l’homme étant soooo XVth century, c’est désormais à l’hôpital qu’ils s’approvisionnent en sang. Leur O négatif, ils le boivent dans des coupes raffinées et des poses extatiques. Allergie fatale au soleil et éternité aidant, les vampires cultivent un carpe diem bien différent. Ils font ce que l’urgence de vivre nous empêche de faire : profiter de la vie sans hâte – et sans profit, Adam ayant jadis offert une de ses compositions à Schubert pour qu’elle passe à la postérité (Christopher Marlowe, le vieil ami d’Eve, se serait quant à lui plutôt fait usurper son identité…).

Vampire romantique qui a trop traîné avec Byron en son temps, Adam collectionne désormais les guitares des années 1970 – un timing qui rend sa nostalgie appréhensible par le mortel qu’est le spectateur. Les siècles passés suggèrent un vécu en quelques noms et photos sans pour autant encombrer par leur folklore : Eve, qui garde de la tendresse pour la photo de son troisième mariage avec Adam, en 1800 et des poussières, communique avec lui via son smartphone et met en garde sa gentille sotte de nièce, qui gaffe tous les 80 ans, contre le sang empoisonné des humains. Les zombies, comme ils les appellent dans un renversement de perspective inattendu, ont réussi à gâcher leur propre sang, eux qui ne savent pas vivre, ne savent pas s’enivrer de tous les arts et savoirs.

Il faut voir le frisson qui parcourt Eve lorsque, faisant ses bagages pour rejoindre Adam à l’autre bout du monde, ses mains parcourent les plus grandes pages de la littérature, plient les reliures d’ouvrages en anglais, allemand, italien, espagnol, français, arabe… et devinent des siècles d’art et d’humanité par le geste de l’aveugle qui parcourt des lignes de braille. Les doigts semblent aspirer le passé et l’inspiration des auteurs se mêle au souffle d’Eve. Dans ce même souffle, on l’entend murmurer le nom latin de toutes les espèces qu’elle entend, de toutes les plantes qu’elle rencontre et de toutes les essences de bois qu’Adam lui donne à toucher. Ses guitares sont appréciées au toucher, avec la sensualité d’un amateur de vin et la précision d’une datation carbone. Les connaissances d’Adam et Eve sont toujours une renaissance au monde et une renaissance conjointe : ils se maintiennent l’un l’autre en vie, leur amour l’un pour l’autre se mêlant à l’amour des belles choses.

 

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(En plusieurs siècles d’inventions, ils ont manifestement loupé celle du peigne.) 

 

Alors même qu’ils ont traversé les siècles se dégage d’eux une impression de fragilité. Adam, qui compose à présent de la musique rock, a sorti un album pour entendre ce que cela donnait, comme pour s’assurer de son existence par un quelconque écho. On ne sait pas vraiment si sa tendance suicidaire fait partie du personnage romantique ou si la lassitude guette. La seule chose dont on soit sûr, qui revient avec autant de régularité que cette théorie d’Einstein qu’il compte encore et encore, c’est son besoin de retrouver Eve, indéniablement plus douée dans la jouissance des savoirs et des arts (d’un humain, on dirait simplement plus optimiste) : sans illusions sur le monde, elle n’est pas pour autant désabusée. À eux deux, yin et yang inversé, ils oscillent entre léthargie et béatitude, bercés par la lenteur et la triste beauté des choses. Leurs promenades nocturnes dans les ruines modernes de Detroit les place au cœur d’un monde qui n’en finit pas de passer – Adam et Eve, derniers hommes d’un monde à chaque instant tout juste disparu. L’urgence n’est pas, comme on le croyait, de saisir le jour mais de savoir le laisser passer : à ce compte, les morts sont ceux qui savent le mieux vivre.

Only lovers left alive. On ne saura pas, au final, si ce sont Adam et Eve ou ce couple de jeune amoureux, qui feront les frais de la rupture de stock de sang des deux amants : Ars longa, vita brevis, l’amour des arts et savoirs se fait le soutien aussi précieux que précaire de vies infinies, où le monde doit sans cesse nous être offert renouvelé par le regard de celui qui (vous) aime.

Mit Palpatine

Néo-Noé

En allant voir l’adaptation du mythe de Noé, on s’attend à de l’antique. Mais dans l’histoire accélérée d’Adam aux descendants de Caïn se glissent les images d’une ville industrielle tout droit sortie de Dickens et de géants de pierre tout droits sortis d’un film d’anticipation : le futur (de SF) et le passé (mythologisé) se télescopent pour faire du film d’Aronofsky une fable écologiste. Noé et sa famille de bobos antiques mangent ainsi des graines tandis que s’écharpent les destructeurs de la nature, avides de zohar (un or noir générique) et carnivores (donc pécheurs). Les géants de pierre, censés être des anges de lumière punis par Dieu pour avoir porté leur savoir aux hommes, servent surtout à éliminer la question de savoir comment Noé a pu bâtir de ses petites mimines une arche pouvant contenir deux échantillons de chaque espèce du règne animal (du coup, cela n’aurait pas dû prendre dix ans – mais vu qu’on récupère ainsi Emma Watson, ça va, on ne dira rien).

D’une manière générale, Aronofksy a cherché à éliminer les épineuses questions d’ordre matériel pour que le spectateur puisse se concentrer sur la dimension symbolique du mythe : les animaux accourent ainsi d’eux-mêmes, mus par la volonté divine (le parce que religieux qui a réponse à tout), et ils sont plongés dans le sommeil grâce à une poudre de perlimpimpin bio pour que Noé et sa famille n’aient pas à les nourrir et les empêcher de s’entre-tuer (je n’ai pas pu m’empêcher de penser que ça devait quand même dauber). Je soupçonne également Emma Watson d’avoir enseigné au réalisateur un certain sortilège pour optimiser le rapport dimension extérieure/capacité intérieure de cette arche façon sac de Mary Poppins.

S’est-on pour autant concentré sur la dimension symbolique du mythe ? Pas tout à fait certain. La bataille que Noé livre contre le genre humain, qui prend la forme d’une horde de guerriers crétins et cannibales, fait basculer dans le film d’action à haute teneur en testostérone. On en manquerait presque la contradiction entre la règle du film d’action, qui veut que l’on soit du côté des héros quand ça bastonne et le principe du film catastrophe, où l’on espère la survie du plus grand nombre : il faut une jeune fille innocente dont un des fils de Noé ferait bien sa femme pour le rappeler.

Mais chez Noé, on a trop regardé le JT : on déplore la « tragédie » (Dieu, une catastrophe naturelle comme les autres) sans s’interroger sur son origine (divine : joker). La fausse alerte selon laquelle les animaux se seraient réveillés et auraient commencé à s’entre-dévorer n’ébranle absolument pas le préjugé fondamental selon lequel les animaux seraient innocents par nature : ils continuent de se comporter comme au jardin d’Eden (dixit la gamine, fier de son catéchisme), contrairement à l’homme qui en a été chassé pour avoir péché. L’homme est donc mauvais par nature parce qu’il a bouffé une pomme (oh wait, du bio !) sur la suggestion d’un serpent (oh wait, un animal !) mais les animaux sont bons par nature, même si, aux dernières nouvelles, les rapaces et les félins ont une alimentation carnée – en l’absence de (mauvaise) conscience, tuer n’est pas assassiner.

De tout cela, on ne parlera pas, c’est encore plus embarrassant que de causer darwinisme (déjà que le simple fait d’avoir mis un peu de nuance et de couleur dans un passage biblique tout noir ou tout blanc a été reproché au réalisateur…). On interrogera seulement la sévérité de Noé, que l’on finit par condamner lorsqu’elle touche aux proches (les œillères de l’individualisme sont puissantes), pour louer ensuite sa clémence, qui survient tel un deus ex machina. Dieu, vengeur et miséricordieux, a fait l’homme à son image : schizophrène. Au final, c’est au moment où Noé épargne ses petites-filles qu’il est le plus cruel : le sacrifice de tous les innocents aura été vain, l’humanité va recommencer à essaimer – en commençant par Emma Watson, ce qui, je vous l’accorde, autorise un peu d’espoir (m’est avis que Dieu a choisi la famille de Noé pour son capital génétique plus encore que pour son éthique).

J’aurais presque aimé que le film aille au bout de la folie mystique de Noé et mette fin à l’illusion selon laquelle, même si nous devons mourir, nous continuerons à vivre à travers notre descendance – une illusion au pouvoir apaisant très fort : c’est seulement lorsque Noé menace de mettre définitivement fin à sa lignée en s’attaquant à ses petits-enfants que sa femme se révolte. Seule l’idée de fin du monde force l’homme à envisager sa propre fin, sans Dieu, sans descendance, sans gloire, sans aucun réconfort, aucune forme de vie après la mort. Mais nul ne peut l’affronter ainsi, pas même Noé et encore moins le spectateur, à qui l’on épargne la vision du fils intermédiaire qui, condamné à la solitude (et au pucelage, ce qui visiblement l’affecte davantage), s’exile lui-même de la communauté.

L’espoir fait beaucoup, parce qu’objectivement, l’après-déluge n’est pas beaucoup plus folichon avec que sans descendance. Pour ne pas céder à la déprime, il faut être follement jouisseur et contemplatif, un oxymore rendu par les magnifiques images de nature juxtaposées à tout barzingue, comme dans les trips hallucinés de Requiem for a Dream (dont on entend les accords ici et là dans la BO). Baiser et admirer. Et bouffer du pop-corn en revoyant un jour ce film, un dimanche soir à la télé. Illimité1 l’a bien compris, devant ce péplum biblique, le meilleur c’est encore de blasphémer.

 

1 Devant l’arche : « Noé, grand gagnant du concours de cabanes » ; devant Emma Watson en haillons : « Emma Watson 4000 ans avant Emma Watson » ; devant le chef de l’armée des pécheurs, en plein déluge : « Ray Winstone, plage de Quimper, février 2014 ». 

Paris delenda est

La première chose qu’on lit dans les critiques de Diplomatie, c’est : ça ne s’est pas passé comme ça, l’entretien auquel on assiste entre le gouverneur allemand, chargé de rayer Paris de la carte, et le consul suédois, qui finira par l’en dissuader, n’a pas eu lieu cette nuit-là. C’est pourtant un procédé fort commun au théâtre que d’inventer un confident pour que le personnage poursuive sa réflexion à voix haute. Et c’est précisément en cela que l’adaptation de la pièce de Cyril Gély par Volker Schlöndorff offre un intérêt historique : elle ne reconstitue pas ce qui s’est passé mais essaye de comprendre pourquoi ce qui s’est passé a eu lieu. Sondant l’humain, ce n’est pas une nuit que le dramaturge met en lumière mais un pan entier de l’histoire.

Plutôt que d’aborder d’un bloc cette période où la folie s’est accomplie à force de rationalisation, Diplomatie déroule patiemment les raisons qui pousseraient le gouverneur a obéir à un ordre irrationnel – non seulement faire sauter Paris serait une hécatombe mais, de surcroît, cela ne servirait à rien d’un point de vue stratégique. Et notre homme est un militaire avant d’être un SS. Il obéit aux ordres. Non point aveuglément, comme on aimerait le croire (comme on aimerait croire au mal, indivisible, distinct de la bêtise, de l’indifférence et de la lâcheté) : les ordres qu’il a reçus luit ont posé des cas de conscience mais il les a gardés pour lui, pour ne surtout pas faire douter du commandement aux hommes sous ses ordres. L’entreprise du consul suédois ne consiste donc pas à semer le doute dans l’esprit de l’gouverneur mais à faire sauter la barrière qui les retient, dans une joute verbale qui oppose armes de persuasion et défense péremptoire.

Tout y passe : l’argument patrimonial (juste après Monuments Men, on ne risque pas de louper l’allusion1) agace autant le gouverneur que Goebbels ordonnant la liquidation de Paris et faisant faire son shopping au Louvre ; l’argument humaniste l’atteint bien peu, lui qui sait qu’on ne fait pas de guerre sans faire de morts et dont l’empathie a été anesthésiée depuis qu’il a massacré des juifs sur le front de l’Est ; l’argument rationnel, qui pointe l’inutilité stratégique d’un tel acte, s’approche bien davantage du nœud de résistance, premier indice d’une débâcle qui n’est pas seulement militaire (des généraux qui ont tenté d’assassiner Hitler, le gouverneur dira seulement qu’ils avaient « probablement une longueur d’avance »). Si la lutte oratoire se dénoue autour de la question de la famille du gouverneur, prise en otage par les SS et menacée d’exécution s’il n’obéit pas aux ordres, la rationalité constitue bien le cœur du problème : tant qu’elle s’est articulée en sophismes bien construits, elle a fait commettre et admettre le pire avec la plus grande discipline (le gouverneur s’offusque : « vous ne voudriez tout de même pas que je renie mon éducation ? ») ; il faut que son effondrement la révèle comme simulacre de raison pour qu’elle soit rejetée (la prise en otage de la famille est qualifiée de « pratique moyenâgeuse » par le gouverneur lui-même).

Le dénouement achève de montrer ce qu’il y a de trop humain dans l’homme : on voit tout à la fois chez le gouverneur la lâcheté qu’il reprochait de façon véhémente aux Parisiens et l’amour des siens, cet égoïsme de l’individualisme. On voit également sa fatigue de vieil homme, qui grandit au cours de la nuit blanche, et en comparaison de quoi le consul semble rajeunir. Sa droiture2 finit par ressembler à de la dureté – sa surprise lorsque le gouverneur lui rappelle qu’il a besoin d’un laisser-passer pour aller mettre sa famille en sûreté le trahit : il n’a jamais eu l’intention d’honorer ce qui n’était à ses yeux qu’une ruse de négociateur. Si l’on veut alors continuer de considérer le gouverneur comme un monstre, force est d’admettre que l’homme l’est toujours en puissance. Les « fanatiques » qui entourent le gouverneur (flatterie tactique : vous valez mieux que ça) s’avèrent ainsi être pour la majorité des gamins terrifiés qu’il renvoie chez eux.

Le constat n’est pas facile mais rien ne l’est dans ce film qui se refuse à la facilité et n’admet ni cliché ni généralisation. Diplomatie touche au général en se focalisant sur deux hommes. Le jeu de Niels Arestrup et André Dussollier, dont il n’y a rien, jusqu’au souffle, aux sourcils, à la moindre ride, qui ne fasse sens, est aussi admirable que le mélange de provocation et de désinvolture avec lequel le consul pousse le gouverneur dans ses retranchements jusqu’à le cerner. Diplomatie videndus est.

Mit Palpatine 

 

 

1 Un ami a vu les deux films dans l’ordre inverse et c’est la fanfaronnade du frenchy sur la non-destruction de Paris qui l’a fait tiquer.

 

2 Droiture morale suggérée par la silhouette très droite, très fine, d’André Dussollier ? Son personnage n’avait pas du tout la même stature, apparemment.

Beware of the plesiosaur

Panneau triangulaire de circulation routière avec silhouette de plésiosaure

 

Si vous êtes dessinatrice de manga dans un film branché réalité à plusieurs niveaux avec incursion dans la psyché, réfléchissez-y à deux fois avant de dessiner des cadavres et des bestioles pas possibles. Vous pourriez bien finir dans un hôpital dont la technologie est assez évoluée pour permettre à la personne qui vous est le plus intime de vous rendre visite… dans votre cerveau, où un dessin a autant de réalité que la vie que vous vous inventez. D’un coup, les cadavres et les plésiosaures ne font pas bon ménage avec l’inconscient et les trauma refoulés. Les tentatives de Koichi pour décoller Atsumi de sa table de dessin et la faire revenir à elle sont ainsi accueillies par quelques visions d’horreur, qui perdurent bien après ses visites mentales à sa petite amie. La caméra a beau s’attarder d’abord sur le visage terrifié ou dégoûté de Koichi et glisser lentement vers l’objet de l’horreur, je sursaute à chaque fois, même si l’apparition en question n’est qu’un enfant trempé à la mine revêche. Koichi n’en continue pas moins ses visites et on attend.

On attend le retournement : ces effets secondaires sont des perturbations bien trop circonscrites, qui ne remettent pas en cause la frontière entre le réel et le rêve. Le retournement finit par arriver mais Kurosawa, le réalisateur, prend son temps avant de dénouer le traumatisme qui empêchait un retour à la réalité. Il prend tellement son temps que la salle rit parfois quand on repart pour une nouvelle incursion psychique. Ce rire n’a rien à faire là mais reste cependant affectueux ; la romance s’est déployée au rythme tranquille de l’histoire, dans l’espace aquatique de la psyché où même les crayons flottent en l’air, et la tendresse des deux amoureux a fini par nous en faire éprouver pour eux. La beauté de leur visage n’ajoute pas peu à la poésie : tandis que celui d’Haruka Ayase fait oublier à Palpatine qu’il n’aime que les toutes petites poitrines, celui de Takeru Sato me plonge dans des abymes de contemplation soupirante. Cela vaut bien un plésiosaure sans doute.

 

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Les deux faces du film

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Real, quand la réalité est dépassée par le réel

Monsieur Gustave

Si tu aimes les frères Coen, tu aimeras The Grand Budapest Hotel. Cet indice de ma collègue ne m’a guère avancée : j’avais plutôt ri devant A Serious Man et The Dude m’avait plutôt ennuyée, Inside Llewyn Davis me laissant mi-figue mi-raisin. Heureusement, le côté éternel loser de The Grand Budapest Hotel est enlevé par le ton acide et les couleurs acidulées du conte.

L’esthétique de boule de neige, qui affadissait un Anna Karénine kitschifié, est ici doublée par un côté œil de bœuf, qui grossit les traits des personnages jusqu’à en faire, justement, des personnages : un tueur avec une tête de tueur et des têtes de mort à tous les doigts, une soubrette comme on n’en fait plus que chez Sacher, trois sœurs plus hideuses les unes que les autres, une jolie pâtissière avec une tâche de vin en accroche-cœur sur la joue et surtout, un maître d’hôtel aux grandes manières et aux petites manies, qui a baisé à peu près toute sa clientèle avec beaucoup de charme et de discrétion. Monsieur Gustave, maître d’hôtel du Grand Budapest Hotel à l’époque de sa grandeur, a eu le temps de devenir un personnage de légende depuis que Zero (zéro études, zéro expérience, zéro famille), groom débutant, a été témoin de ses péripéties : ce n’est que bien des années plus tard, lorsque l’ancien garçon d’étage a pour ainsi dire hérité de l’hôtel fort décati, qu’il raconte leur histoire à un écrivain de passage, qui lui-même ne la publiera que bien des années plus tard et qu’une jeune fille lira un beau jour neigeux quelque part sur un banc (attention à ne pas se pincer les doigts dans ces poupées russes à grande vitesse).

En sortant de la salle, on n’est déjà plus certain d’avoir bien suivi cette aventure rocambolesque d’héritages multiples, entre testaments à rebondissements, course à l’œuvre d’art et apprentissage du métier. Le fil narratif n’est qu’un prétexte d’Ariane pour remonter vers un monde perdu1 à coups de souvenirs déformés. Toute disproportion est bonne à prendre : l’affreux tableau que tous les héritiers d’une fortune considérable se disputent aussi bien que les outils de poupée cachés dans des pâtisseries pour faire évader des prisonniers, le sermon poétique dans un placard à balai, la vieille dame de 80 ans définie comme un sacré bon coup, les télécabines musicales pour s’assurer de ne pas être suivi, le réseau clandestin de maîtres d’hôtel dans les palaces du monde entier ou encore le sens des priorités de l’élégant tout juste évadé de prison, qui préfère se parfumer avant de s’enfuir. De ce capharnaüm surgit la nostalgie d’un monde qui n’existait déjà plus à l’époque de monsieur Gustave, bien qu’il en ait maintenu « l’illusion avec une grâce merveilleuse », et qui n’a en réalité jamais existé que sous la forme de cette illusion. Tout comme l’histoire de Wes Anderson. Tout dans la manière, les manières, du maître (d’hôtel).

 

1 Seule référence à Zweig que j’ai pu trouver, malgré la revendication explicite des romans de l’auteur comme source d’inspiration.   

Mit Palpatine, qui a lui aussi trouvé jubilatoire ce « conte passé à la lessiveuse-enjoliveuse des histoires passées de bouche à oreille ».