La danse de la colère

Parfois, je me demande pourquoi je vais voir des spectacles. Et parfois, il y a des spectacles qui me le rappellent. Seule en scène pendant plus d’une heure trente, Andréa Bescond évoque dans Les Chatouilles les viols répétés de son enfance et raconte comment la danse lui a permis de s’en sortir. Elle a l’élégance, assez incroyable en pareilles circonstances, de ne jamais laisser s’installer la gêne. La politesse du désespoir. Sans rien esquiver, elle met tout en mouvement, de sorte qu’à la victime qu’elle a été se superpose toujours l’artiste qu’elle est devenue. Et dans ce décalage entre l’adulte et l’enfant, entre l’artiste et son personnage (nommé Odette, comme dans Le Lac des cygnes, « celui qui meurt »), elle cultive l’humour, un humour dévastateur, salvateur, où le ridicule constitue parfois la plus grande des pudeur : ainsi, c’est affublée d’un déguisement de lapin qu’elle raconte ce qu’étaient exactement les chatouilles, sans jamais arrêter de répéter la choré qu’elle dansera dans un supermarché (il faut bien manger).

Ce n’est pas drôle, mais on rit beaucoup : parce que l’on a besoin de relâcher la pression, mais aussi parce que certaines scènes sont particulièrement bien croquées. Quiconque a déjà assisté à un gala de danse amateur sera frappé par la justesse de sa parodie, avec l’unique garçon de danse qui refuse de faire la fleur, la gamine qui, se retrouvant dans la lumière d’une douche, se met à faire coucou à la famille et la prof de danse, en coulisse, qui avance avec le rideau pour essayer de remettre de l’ordre incognito1… L’auteur-interprète passe ainsi au crible de l’ironie les cours de danse amateur, l’intellectualisme d’une certaine branche de la danse contemporaine2, les auditions pour les clips putassiers3 et les tournées des comédies musicales4, mais aussi son passage par l’alcool et la drogue, le déni de sa mère et la déposition au commissariat, où les policiers font preuve d’une délicatesse digne des vestiaires sportifs, jusqu’au procès. Tous ces épisodes, quoique suivant un ordre relativement chronologique, sont enchâssés dans la trame d’une visite chez la psy, où Odette, adulte, se rend avec sa mère. Cette construction narrative permet au passage quelques savoureuses métalepses (je ne me suis pas remise de Noureev descendant de son poster) et souligne les non-dits : on finit presque par se demander ce qui est le pire, des abus en eux-mêmes ou du déni de la mère, qui traite sa fille d’affabulatrice…

Non seulement Les Chatouilles est un spectacle bien écrit et structuré, mais il est aussi incroyablement bien interprété. Andréa Bescond, tout à la fois comédienne, danseuse, mime, humoriste et imitatrice ne monologue pas : elle donne à voir, à entendre, incarne tous les personnages à tour de rôle, modifiant sa voix et ses attitudes5. Il ne faut généralement qu’une seconde (une seconde durant laquelle elle se fige) pour que l’on identifie le personnage en question : une main passée derrière la nuque et c’est la prof de danse ménopausée qui apparaît ; une main tenue devant la poitrine comme pour fumer ou triturer un collier et c’est la mère qui se dresse devant nous, toute pincée. Le corps est central dans cette approche du théâtre, et la danse n’est pas uniquement là comme citation, parce que c’est l’histoire d’une danseuse : elle est une composante à part entière du spectacle et prend le relai de la parole lorsque celle-ci devient indicible par excès d’explicite. Le tremblement, la suffocation, le besoin d’étourdissement… ce que l’on ne peut pas dire, on peut le danser. Le spectacle en devient une performance, un one-woman show féroce, pudique et sensible.

On se demande où Andréa Bescond trouve l’énergie de jeter ainsi ses tripes sur scène soir après soir. La colère, comme le souligne le sous-titre de la pièce – Les Chatouilles ou la danse de la colère ? L’énergie issue, transmutée, de la colère, plutôt. À voir l’artiste aux saluts, émue et sereinement épuisée, on se dit que c’est plutôt à ça qu’elle carbure : la chaleur humaine d’un public admiratif d’une artiste qui, si elle n’est pas devenue danseuse étoile, est assurément devenue quelqu’un. (Quelqu’un dont je vais suivre la carrière avec beaucoup de plaisir et de curiosité.)


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On s’est refait à peu près toutes les répliques de cette scène dans la voiture, avec Mum – qui a noté comme moi la ressemblance physique frappante avec ma prof de danse (même silhouette, même forme de visage, même queue de cheval et même énergie) !
2 « – Cette danse de la souffrance, Odette, on voit que c’est la souffrance de la Shoah.
– Euh, non.
– La guerre est finie, tu peux le dire, maintenant, Odette, que tu es juive.
– Mais je suis bretonne.
– Les juifs bretons, c’est pire ! Peu en sont revenus ! »
3 Elle se retrouve à mimer un acte sexuel avec une monotonie qui rappelle la scène p0rno de Love actually – celle où, après avoir tourné ensemble, les deux doublures se rencardent de manière toute timide.
4 « Ah, c’est pas Les Dix commandements, ça, c’est la choré de Roméo & Juliette ? Ça va, je peux me tromper, je l’ai dansée 450 fois ! » (Ce coup de vieux en entendant « on fait l’amour, on vit la vie jour après jour… »)(Ce coup de vieux bis en voyant les pas de bourrés bien carrés de tous les cours amateurs de modern’jazz !)
5 C’est probablement l’apport principal du metteur en scène, Éric Métayer.

Mass b, de Béatrice Massin

Les références à l’actualité, présentes dans toutes les critiques, m’effrayaient un peu : des migrants, vraiment ? Heureusement, Mass b est à la fois en deça et au-delà : la politique n’y est pas, comme une certaine veine créatrice contemporaine bien-pensante pourrait le faire craindre, une affaire d’état où il conviendrait de prendre parti, mais une question de vivre ensemble… une question d’harmonie, oui… Pas de migrants, donc, seulement des êtres humains qui, peut-être, oui, si l’on veut, si vous y tenez, se lancent dans une migration, mais une migration qui tient moins de la fuite (loin d’un pays, d’une guerre, d’une famine) que d’un mouvement d’expansion, aussi ancestral que celui des oiseaux migrateurs.

Cela commence par des traversées de la scène, de cour à jardin : seul, à deux, en marchant, en courant – en tombant, aussi. Je suis saisie par les chutes d’une des danseuses (Marie Orts ? – en jaune, une ressemblance frappante avec Clairemarie Osta) : elle tombe comme d’autres sautent, avec une grâce, une détermination à couper le souffle (et à se blesser, manifestement, car elle a disparu en coulisse avant la partie qui demandait le plus d’endurance, et, de retour pour les saluts, a eu le droit à des marques de réconfort de la part de ses camarades et de la chorégraphe). Il y a aussi ce regard pénétrant qu’une autre danseuse (Lou Cantor) lance derrière elle, au corps étalé de tout son long, alors qu’elle-même poursuit sa route sans plus regarder devant elle, désolée mais déterminée. Ces quelques fulgurances entaillent la monotonie d’un processus autrement un peu trop visible comme tel. On est heureux de voir les danseurs se masser en avant-scène, sur une jetée artificielle où ils échappent à des flots imaginaires, le ressac intégré à leurs mouvements ralentis, tous agrippés les uns aux autres, les bras noués, noueux, comme les cordes qu’un marin s’épuiserait à tirer pour tirer ses coéquipiers d’affaire ; ils forment une chaîne, chaîne humaine, chaîne d’entraide où chacun passe de main en main, tiré, soulevé, recueilli, confié pour à son tour tirer, soulever, recueillir son prochain, le confier à sa bonne ou à sa mauvaise fortune. C’est lent, c’est intelligent, sensible mais peu émouvant.

Il faut attendre que les danseurs prennent le large et réinvestissent toute la scène pour se laisser embarquer. Enfin rassemblés, comme des oiseaux migrateurs sur le départ, ils s’élancent dans des cercles de plus en plus larges, entraînent dans leur sillage les moins aguerris, les retardataires, les sceptiques, les incluent, nous incluent, nous portent et nous élèvent. Les danseurs sont galvanisés par cette giration ; ils s’y lancent à souffle perdu, puisant dans le baroque (qu’ils ne maîtrisent pourtant pas tous) une énergie, une liberté, qui leur faisaient défaut dans la danse strictement contemporaine de l’ouverture (style dans lequel la plupart ont pourtant été formés). Les corps se fatiguent et la fatigue, faisant fondre les retenues-réticences et les attitudes prêt-à-danser, découvre les aspérités, les personnalités de chacun, ébauchées mais déjà là, d’une belle présence1. Ce n’est pas parfait, c’est mieux : jubilatoire. L’une des danseuse (Lou Cantor) pousse le lâcher-prise jusqu’aux cris, et ils me semblent s’échapper, à travers son corps, de ma jubilation. Ce faisant, elle exprime aussi celle de ses camarades, à n’en pas douter, à en juger par les sourires qui s’élargissent quand ses cris matérialisent une présence qui ne passe plus, ou plus rarement, par le contact, mais par une transe partagée.

Alors certes, l’intensité se nourrit du contraste et l’on s’élance d’autant mieux que l’on est profondément ancré dans le sol, mais il faut se rendre à l’évidence : malgré le recours à la musique de Ligeti et à un dispositif scénique créant une sensation d’oppression dans la première partie, Béatrice Massin n’est pas faite pour chorégraphier ce qu’il y a d’obscur dans l’être humain, parce qu’elle ne sait que la joie, et elle la sait comme personne, comme Bach, une joie lumineuse et grave à la fois, une joie pure, à la limite de l’extase.


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La vélocité gracieuse du danseur en baskets (Benjamin Dur ? – les autres sont pieds nus) est exaltante ; j’avais repéré une certaine souplesse dans ses détournés, quelque chose de la nonchalance que peuvent avoir les danseurs de hip-hop, mais il affleure aussi quelque chose de plus aérien, la maladresse, l’élégance dégingandée d’un danseur de claquettes.

Soirée mousseline et chaussettes

Robbins, le maître, et Ratmansky, l’élève, sont résolument mousseline : quoiqu’émaillé de discrètes touches d’humour, le mouvement est fluide, continu, poétique. Il tombe bien. Même s’il tombe mieux sur certains que sur d’autres : l’ABT m’avait laissé un souvenir autrement plus incisif de Seven Sonatas. Si Sae Eun Park et Antonio Conforti1 se glissent sans difficulté dans le ballet, les quatre autres semblent encore un peu lutter– et pourtant, plutôt que le lyrisme générique de Sae Eun Park, ce sont les inflexions poétiques de Mélanie Hurel que je retiendrai, notamment ce porté comme désynchronisé où la danseuse qui bondit est rattrapée-empêchée par son partenaire, attentif à ne pas laisser s’envoler sa Willis indisciplinée.

Other dances n’est lui aussi que mousseline : mousseline violette pour Ludmilla Pagliero, et mousseline gestuelle pour Mathias Heymann, dont les retombées de sauts, les développés et les ports de bras n’en finissent pas, s’évanouissant les uns dans les autres (et avec eux, les soupirs d’admiration). Comme Sarah L. Kaufman a raison ! Qu’elle est apaisante, cette grâce que l’on oublie souvent au profit de prouesses plus immédiatement admirables…

Restriction de mousseline chez Balanchine : cela vaut autant pour la taille de la jupette que pour la qualité du mouvement, moins lyrique que géométrique – et en cela parfaitement mis en valeur par les jambes-compas de Laura Hecquet. Duo concertant est aride comme Balanchine et Stravinsky savent l’être, la poésie tout entière concentrée dans le halo de lumière final. J’en arrive à la conclusion que je n’aime pas Balanchine – du moins, pas le Balanchine en chaussettes. Aussi incroyable cela semble-t-il, je crois avoir trouvé, avec ce détail vestimentaire, le critère déterminant mon enthousiasme ou mon aversion pour ses ballets : d’un côté, Agon, The Four Temperaments, Duo Concertant, en chaussettes, de l’autre, Jewels ou Theme and variations, en fanfare.

Tout comme il est un pivot dans l’histoire de la danse, Balanchine est le pivot de cette soirée, qu’il fait passer de la mousseline chic à la chaussette choc. Les chaussettes noires d’In creases, assorties au liseré des justaucorps, remportent une victoire incontestable sur les chaussettes blanches balanchiniennes. Non seulement Justin Peck a le bon goût de choisir une musique de Philip Glass (mouvements pour deux pianos, en fond de scène), mais sa chorégraphie dépote grave, complètement jouissive dans son rythme et son traitement du groupe, notamment lorsque celui-ci s’avance dans une formation triangulaire, la pointe dirigée vers Letizia Galloni qui, restée seule au centre, ploie en cambré à mesure que la troupe se rapproche… Sorry, Sarah and your art of grace, la géométrie l’emporte sur la poésie : Justin Peck increases grandement mon enthousiasme pour cette soirée !

1 Qu’on me le garde à l’œil !

 

Iolanta et Clara

Un opéra et un ballet dans la même soirée, ohlala, quelle nouveauté, j’en suis toute chamboulée. Un mélange des genres inouï, qu’on vous dit, oubliant que l’opéra-ballet date du XVIIe siècle et que le répertoire de l’Opéra de Paris comporte, ça par exemple, un Roméo et Juliette de Berlioz-Sasha Waltz (qui a également chorégraphié la splendide Medea de Dusapin) ou un Orphée et Eurydice de Gluck-Bausch. Ce n’est pas exactement pareil ? Vous avez raison : ces spectacles fusionnent les genres quand la soirée Iolanta / Casse-Noisette les juxtapose avec quelques points de suture (et des entractes stratégiquement placées pour que les amateurs d’opéra ne fuient pas avant d’avoir au moins entrevu le ballet) – à la manière, André Tubeuf le souligne à juste titre, de la soirée Barbe-Bleue / La Voix humaine. Il faudrait faire savoir à l’Opéra que programmer une mixed bill n’est pas déchoir, car je ne suis pas certaine qu’on gagne à « forcer » des œuvres ensemble avec des transitions grand écart dignes de dissertation khâgneuses peu inspirées. Espérons que cette mode passera – mode, oui, et non nouveauté.

Si nouveauté il y a, ce serait plutôt de voir accordés au ballet les moyens techniques (et budgétaires) habituellement réservés à la scénographie de l’opéra : vidéo-projection synchronisée sur 3 murs et au sol, lâcher de matériau depuis les cintres, et gigantesques accessoires à mi-chemin entre le décor et le costume, mais qui ne sont ni l’un ni l’autre… on a déjà vu ce genre de choses dans des ballets à l’Opéra (Doux mensonges de Kylian / les fleurs dans Wuthering Heights ou le rideau dans Kaguyahime / les framboises-moutons de l’essai chorégraphique non transformé de MAG…), mais rarement si concentré. Reste à voir si cela peut être accordé à un chorégraphe sans metteur en scène pour chaperonner le divertissement dansé… Car ce Casse-Noisette est clairement une excroissance de l’opéra qui, a contrario, fonctionnerait parfaitement seul, sans la mise en abyme construite a posteriori pour le ballet (la pièce où s’est déroulé l’opéra recule en fond de scène : Iolanta était donné pour l’anniversaire de Marie/Clara).

 

Iolanta : opéra d’après la jeune fille éponyme que son père a voulu préserver en lui cachant qu’elle était aveugle. Iolanta a donc été élevée à l’écart du monde, par une nourrice qui a banni de son vocabulaire toute référence à la vision. Ou plus précisément à la lumière, qui permet le passage du matériel au spirituel1 et transforme le bris du secret en révélation – du monde et de soi, qui coïncide comme souvent avec la rencontre amoureuse (reconnaissance pour qui vous a fait renaître au monde). J’ai trouvé ça très beau.

La thématique (outre que l’accent mis par la cécité sur les sons est plutôt opportun pour un opéra, il y a la fascination d’imaginer une autre manière de percevoir le monde – autre que la nôtre par rapport à autrui et par rapport aux sens communs).

La musique.

L’allure de Sonya Yoncheva.

Sa voix, qui touche particulièrement fort lorsqu’elle émet directement dans notre direction (plein centre, merci Laurent pour les places !).

La voix d’Alexander Tsymbalyuk, aussi enveloppante que son manteau de fourrure royal.

Le décor : une pièce au centre de la scène, par ailleurs plongée dans le noir ; de grandes fenêtres givrées, avec des variations de lumière qui recréent les heures du jour et la chaleur ressentie.

La mise en scène, aussi (surtout ?), très délicate. Le décor a beau être statique, l’espace restreint et le mouvement ne venir que des chanteurs, jamais leurs déplacements ne sont là pour « meubler ». Ils sont toujours justes – la nourrice, son mari, les servantes, tous ajustent sans cesse la place des fauteuils, de la table, et même des objets dans lesquels Iolanta ne pourrait pourtant pas se cogner2. Tous leurs gestes sont imprégnés de sa cécité, plus encore que son corps, courbé comme celui d’une femme âgée. Je ne suis pas certaine qu’un aveugle de naissance ait cette posture, dans la crainte perpétuelle d’un choc, mais peu importe : c’est une représentation qui s’adresse à nous voyants, pour qui la vue va tellement de soi qu’il faut sans cesse nous rappeler que Iolanta en est privée. D’où le dos replié, les grands clignements d’yeux et les mains tenues devant elle, vides, dans l’attente de ce qu’elle ne parvient pas à saisir. Ses mains sont incroyablement expressives : doigts qui se tendent vers l’inconnu désirable, se crispent dans l’impuissance, s’affolent au-dessus des roses blanches qu’elle ne distingue pas des rouges… on entend la musique dans ces doigts… musique céleste pour Vaudémont, l’homme qui révèle à Iolanta sa cécité en lui disant combien il la trouve belle. Robert se moque de son ami idéaliste en lui mettant sous le nez un ange du sapin – jolie touche d’humour, qui humanise une réplique très « théâtrale » (la précédente « tirade », de Robert, s’est soldée par un rideau qui lui est tombé sur le bout du nez, tadaaa… pam).

Je crois que c’est ce que j’ai particulièrement apprécié, au final : la mise en scène se concentre sur l’humain, rien que l’humain. La transposition du jardin, où est censée se dérouler l’action, dans une pièce close tend à souligner cette recherche de l’intériorité (évidemment, il y a quelques éléments qui ne collent pas, mais ce n’est pas grave ; et même, cela donne un tour tout de suite plus poétique aux éléments évoqués mais non représentés – par exemple les rochers franchis par Robert et Vaudémont… entrés par la fenêtre). Humain, trop humain ? La dimension spirituelle n’est pas présentée comme un au-delà du matériel, mais n’est pas pour autant niée : elle s’ancre dans les corps, les attitudes et les voix. S’il n’y a pas de mouvement dans cette mise en scène, c’est parce qu’il n’y a que des gestes, minimes, anodins, mais significatifs. À tel point que, plutôt que de mise en scène, on aurait presque envie de parler de mise en gestes. Quelque part, dans son souci de storytelling, Dmitri Tcherniakov est plus chorégraphe que les chorégraphes qui suivent… mais le metteur en scène a perdu le fil en entrant dans la danse.

 

Clairement, la suite du spectacle manque de cohérence. La pirouette de la mise en abyme, bien qu’un peu facile, constitue une proposition narrative qui se tient… jusqu’à ce que l’on bascule dans l’onirisme. Alors que dans la version de Noureev, il est évident que Clara s’est endormie, on bascule ici dans le cauchemardesque sans transition. C’est la force de l’onirisme que de brouiller la frontière entre le rêve et le réel, me direz-vous, mais quand on vient juste de faire une transition grand écart à coup de collage rationnel, c’est peu heureux. Cela l’est d’autant moins que le recours à trois chorégraphes (très) différents n’assure aucune continuité stylistique : Arthur Pita propose du Matthew Bourne peu inspiré ; Édouard Lock semble chorégraphier sous une lumière stroboscopique ; et, au milieu, Sidi Larbi Cherkaoui s’échine à ressusciter un lyrisme quelque peu malmené.

Choisir un chorégraphe et s’y tenir n’aurait pas été une mauvaise idée – et si possible, tant qu’à faire, pas Arthur Pita. L’agitation qu’il orchestre pour l’anniversaire de Marie (qui n’est donc pas, pas vraiment Clara) n’est pas désagréable en soi, et peut faire sourire à l’occasion, mais cette comédie musicale sans chanson est plutôt malvenue après un opéra à l’économie gestuelle fort élégante et significative.

La prise de relai par Édouard Lock est beaucoup plus intéressante : avec sa gestuelle saccadée, il traduit parfaitement le malaise de la survenue du désir sexuel dans le cadre de la maison familiale. Surprenant Marie énamourée devant Vaudémont (aka le prince), la mère et à sa suite tous les invités se transforment en pantins lubriques, qui s’affalent sur les sièges, jambes écartées, se redressent sans crier gare, fixent les jeunes amoureux, leur jettent leur mépris et leur propre sexualité à la figure, montrant bien qu’ils savent où ça les démange. Ils ne les regardent pas seulement de travers, ils les regardent à ce niveau-là. Les jupes violemment retroussées ne sont peut-être pas très subtiles, mais cela fonctionne – presque trop bien. Cela poisse comme les vrais cauchemars, ceux dont l’ambiance glauque vous colle aux basques et qui continuent à vous déranger une fois réveillé. L’effet est bien plus réussi, à mon sens, qu’avec les chauve-souris à tête de poupées de Noureev, même si le vocabulaire d’Édouard Lock est moins riche.

Je commence d’ailleurs à penser que la richesse ou la pauvreté stylistique n’est pas un critère déterminant en soi pour juger d’une œuvre – pas l’unique critère en tout cas. J’avais été frappée du grief de Carnet sur sol contre Solaris : certes, c’étaient souvent les mêmes phrases qui revenaient, mais leur litanie et leur dénuement permettaient justement de laisser la musique toucher à l’intime, à l’être. Reproche-t-on sa simplicité à Hemingway ? Brandir la pauvreté comme chef d’accusation me semble un peu trop facile, un peu trop rapide. Quid de la pertinence ? Je ne dis pas qu’elle est toujours consciente, ni que l’adéquation entre un thème et un style n’est pas fortuite (à voir quelques œuvres postérieures de Wayne McGregor, je me dis qu’il a été dans Genus génial malgré lui) ; je persiste seulement à préférer un vocabulaire limité mais pertinent dans son emploi, à une richesse toute ornementale, aussi délectable soit-elle pour le spécialiste. Surtout dans un spectacle comme celui-ci, qui, avec ses costumes, ses décors et ses effets techniques à l’esthétique discutable (et pas qu’un peu), est moins un ballet qu’un spectacle, justement.

Je suis peut-être une midinette du sensationnel, mais j’ai été soufflée par la déflagration qui engloutit la maison de Marie et projette les gravats tombés des cintres contre le rideau d’avant-scène3. C’est au milieu de ces blocs de plâtre en polystyrène que Sidi Larbi Cherkaoui fait valser les flocons, silhouettes anonymes emmitouflées jusqu’aux yeux qui tombent, elles aussi, comme des hommes et des femmes sous les balles, le froid ou la faim. Le visuel est frappant ; on se croirait dans Stalingrad ! Le casse-noisette cassé devient ainsi un homme blessé que son aimée tente de relever – pour un temps seulement (avec un porté magnifique, où Marion Barbeau, qui n’a décidément pas froid aux yeux, se dresse en étendard en se retenant uniquement par le pied, flex derrière le cou de Stéphane Bullion4), car la suite du voyage fantasmagorique-initiaque doit se faire seule…

Voici donc petit chaperon rouge into the woods, des arbres sur trois murs, de la mousse vidéo-projetée au sol, où plane aussi l’ombre d’un oiseau aperçu au mur5. Et un loup, probablement garou. Et un hippogriffe, si, si, je vous assure, d’ailleurs cinq Weasley viennent d’apparaître et de reprendre les phrases d’Édouard Lock de tantôt. Je crains un peu de voir surgir une araignée géante, mais c’est un hippopotame géant qui traverse la toile de fond. WTF, mais au point où on en est, j’en ris de bon cœur. Les fantasmes de Marie m’amusent, qui fait bouger chaque Weasley-Vaudémont6 comme un pantin, comme pour tenter différents scénarios, allant, venant, reprenant leur cours au rythme des démangeaisons… Petite pensée émue pour Palpatine qui aurait aimé voir Marion Barbeau en pleine chorégraphie de masturbation.

Puis GROSSE pensée pour Palpatine en voyant les pingouins dans le tableau suivant. J’oublie totalement la consternation qui m’a prise devant l’étalage de jouets géants en plastique (qui ont dû coûter bonbon pour pas grand-chose, la vache), je m’amuse trop : outre Marion Barbeau qui caresse les oreilles de l’âne bleu comme si elle était dans Le Songe d’une nuit d’été, Lucie Fenwick empoigne *deux* pingouins et les mène par le bout du nez, avec une démarche de croqueuse d’hommes ; évidemment, les pingouins frétillent des ailes, ils n’en peuvent plus – moi non plus, je me retiens de taper sur l’épaule de JoPrincesse à côté de moi et pouffe dans mon écharpe tandis qu’Alice Renavand (qui incarne la mère de Marie) se lance dans une variation en talons aiguilles en dodelinant de la tête comme le chien de la pub Ice Tea. Aie confiaaaaaance.

Sidi Larbi Cherkaoui calme le jeu avec une valse des fleurs valse des âges qui me rappelle le spot de la CNP sur Chostakovitch https://www.youtube.com/watch?v=0N8B0Sf2UPc et le bal des têtes blanchis de Proust dans Le Temps retrouvé. C’est bête, mais entre le musique de Chostakovitch et ma perception du temps qui s’accélère, j’ai un pincement au cœur. L’entremêlement des mains comme motif qui se répète au fil de la vie m’émeut – réminiscence d’un temps passé sans cesse réactualisé… et réminiscence de l’adaptation d’Anna Karénine de Joe Wright, où la scène du bal était chorégraphiée par… Sidi Larbi Cherkaoui ! (Un jour, il faudra que je me penche sur l’intertextualité chorégraphique, au-delà du recyclage par le même artiste.)

Marie retrouve son prince / Vaudémont sur le chemin du retour vers la maison, avec à nouveau un pas de deux un peu convenu mais un magnifique porté, jambes allongées en écart sur les bras de Vaudémont. Fin de l’aventure mouvementée. Ce Casse-Noisette ne fera pas date, mais je me suis bien amusée, aidée en cela par la présence d’une JoPrincesse déjà toute acquise.

 


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Spirituel plus que religieux – dans cette mise en scène en tous cas : la dimension religieuse n’est soulignée que par la coiffe des deux servantes.
2 Tous sauf Robert, l’homme auquel Iolanta est promise et qui entre par effraction, sans savoir où il se trouve : c’est un intrus – moins parce qu’il entre par la fenêtre que parce qu’il dérange tout ce qu’il touche, le chaises en parlant, le fauteuil en s’affalant dedans…
3 Qui apparemment n’était pas là au début – je n’ose imaginer la séance ménage qui a suivi.
4 Je me fais la réflexion, qui va faire hurler les puristes, que je m’emmerde quand même moins que pendant le pas de deux qui a traditionnellement lieu à ce moment-là…
5 À je ne sais plus quel moment, aussi, il y a une boule de feu géante : allusion la plus directe (et la moins subtile) à la lumière aveuglante pour Iolanta lorsqu’elle recouvre la vue. Tout le passage dans la forêt pourrait d’ailleurs faire écho à la détresse de Iolanta enfermée dans l’obscurité, la gestuelle saccadée faisant alors penser à des battements de cœur accélérés. C’est finalement en se détachant de la narration que le ballet se permet de développer des thématiques qui peuvent faire écho à l’opéra.
6 Roux pour faire correspondre le Vaudémont danseur ou Vaudémont chanteur – passons sur le fait qu’il aurait été plus simple de mettre une perruque au chanteur (qui bouge quand même moins !).

 

Vautours, hipsters, explorateurs et joueurs guerriers

Épaules montées, cou rentré, mains pendantes comme des pattes ou des serres… l’attitude des danseurs fait un drôle d’effet. On est chez les freaks : le rouge à lèvres qui déborde des bouches fait surgir le fantôme de la femme-qui-rit de LApollonide, devenue phénomène de foire après qu’un client lui a entaillé le sourire, tandis que les moustaches asymétriques transforment les hommes en créatures mi-gymnastes mi-Monsieur loyal qu’on verrait bien moquées par Ponge ou d’autres à l’esprit plus torturé. La bizarrerie des mises est répliquée dans la chorégraphie, tableaux réimprimés en rouge, noir, marron – d’où le titre de la pièce, sûrement : Xylographie. Je n’irais pas jusqu’à dire, comme le programme que Tânia Carvalho invente un nouveau rapport au temps, mais les déploiements de danseurs, superposés-décalés comme les couches successives d’une estampe mal calée, gravent quelques images étonnantes en mémoire. Ces frises de freaks créent un malaise très esthétique, malgré/grâce à des costumes à franges franchement laids, parfaitement adaptés.

Précipité. Palpatine parle de pioupious. What ? Pioupious, cette bande de freaks tout sauf choupis ? Après quelques instants d’incompréhension la plus totale, l’évidence : ce sont des rapaces. Les costumes froufroutants. Les cous rentrés. Les mains pendantes et leur signification néfaste dans l’iconographie traditionnelle… des rapaces, mais c’est bien sûr. Des vautours, même. Vaguement morbides, c’était donc ça.

 

Sous le Sunshine électrique mais musicalement doux d’Emanuel Gat, des tenues dépareillées, chemises ouvertes sur T-shirt, chaussettes de couleur (comme par hasard, les chaussettes oranges sont portées par un beau gosse, #OrangePower, yo) et même *un bonnet* ; cette fois-ci, impossible de se tromper : après les vautours, les hipsters. C’est bon comme un brunch dominical : cela ne peut pas prétendre à de la gastronomie, c’est sûr, mais c’est assez varié et relevé pour laisser un souvenir agréable, sinon vivide. On sent la jupe à fleurs qui se fend sur la cuisse ; les doigts écartés autour de la taille en portée ; et les mains qui agrippent ce danseur qui se jette vers les coulisses, rattrapé, sans que l’on sache si c’est in extremis ou malgré lui, pour empêcher sa chute ou son échappée – le groupe entre sollicitude et sollicitation. Ni vraiment contrainte, ni vraiment soulagement. Des interactions, seulement, en chaussettes de couleurs et sur des bribes d’Haendel et de voix – j’adore les bribes de voix, j’ai toujours trouvé cela apaisant.

 

Black Box de Lucy Guérin. Une grosse boîte noire monte : du geste du serveur qui soulève la cloche en argent, elle découvre des pieds, un danseur, quelques danseurs, une foule de danseurs, on ne sait jamais ce que l’on aura, surprise, duo, trio… ; et descend, emprisonnant avec elle lumière et danseurs. La répétition nous assure qu’il y aura toujours quelque chose à voir, sans rassurer : on aurait envie de dire aux danseurs de se dépêcher, de regagner plus rapidement le carré lumineux qui ne cesse de diminuer – on sait d’instinct les ténèbres interdites. Mais comme un fait exprès, ils savent la chorégraphie bien rodée et ne se dépêchent pas, lambinent même parfois, indolents. Une main ose frôler les ténèbres juste avant la tombée de la lumière, on frémit. En short de toile, explorateurs, et col Claudine, colons, cela s’ennuie, cela s’amuse, cela piétine sans même en avoir l’air. Et puis, inévitablement, un danseur finit par franchir les limites et aller au-delà de la lumière. Il danse, et bizarrement, il ne se passe rien, la pièce ne s’arrête pas. La boîte noire descend. Elle  remonte à l’identique, et je le sais, j’en suis sûre, j’en étais sûre : elle est vide. Elle reste en l’air un temps, nous en suspends, et redescend tranquillement, comme si de rien n’était, je jurerais en sifflotant. Nonchalance de l’enrayement. Applaudissements.

 

En primaire et au collège, j’étais toujours partante pour déplacer tables et chaises dans les salles de classe  – mon côté déménageuse bretonne, sûrement (qui s’évanouit à la vue des livres). Cela m’amusait, cette parenthèse physique dans un lieu intellectuel où les corps passent leur temps assis. Du coup, forcément, la première fois que j’ai vu One flat thing reproduced, je me suis éclatée. Vous pensez, des danseurs qui crapahutent entre, sur, sous, devant, derrière les tables… une vraie leçon de prépositions de position, avec des tables à la place des cubes mal dessinées et des danseurs pour incarner les petites croix faites au stylo rouge. Sûre de m’amuser, je jubilais déjà lorsque les danseurs se sont avancés avec table et fracas – en lançant un cri de guerre. J’ai entendu le bruit métallique des tables. La violence des tables entrechoquées (une des danseuses, avec un pansement au front a dû en faire les frais en répétition). Les gestes se sont mis à mitrailler. Sans discontinuer. Pas d’accalmie dans cette « guérilla chorégraphique survoltée » (Jeanne Liger), tout au plus un moment d’intimité entre deux danseurs complices de s’être réfugiés sous une même table, pendant qu’au font, au front, ça continue de canarder.

Il y a toujours du jeu, évidemment, mais ce ne sont plus les taupes qu’on doit écraser, les fantômes que Pac-Man doit éviter, tous avatars de jeux vidéos et forains fort ludiques. On dirait un de ces jeux de rôles où il y a une taupe que l’on doit identifier avant qu’elle nous mette hors jeu ; sur le qui-vive, on observe les jeux de regards, on s’efforce de deviner, mais avec ces mouvements qui se calquent tantôt sur un danseur, tantôt sur un autre, le regard rebondit indéfiniment de l’un à l’autre : impossible de savoir qui est le meneur, d’où vient le danger. Tous s’en vont avant qu’il ait été possible de trancher.

À défaut de meneur, j’aurai repéré quelques danseurs et danseuses, et, ce qui est marrant, jamais les mêmes d’une pièce à l’autre, alors que les distributions se recoupent en partie : la fille avec la jupe (Kristina Bentz ?) dans Sunshine, Jacqueline Bâby (canadienne – cela expliquerait-il le prénom pas de sa génération ?) dans Black Box, Chiara Paperini (sourire à tout berzingue et fesses à ressort) et Roylan Ramos (immense et de ces épaules…) dans le Forsythe.