Empreintes d’un temps enfoui

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Les hommes-galets
 

Anticipez le mouvement, vous suffoquerez d’immobilisme. Cherchez l’immobilité et tout se mettra en mouvement. Le tissu qui frémit de l’onde du mouvement, la cage thoracique qui s’étonne de respirer, l’érosion des hommes-galets sur scène, l’attention des spectateurs tout autour de vous. L’immobilité n’existe pas, on n’en appelle à elle que pour faire apparaître le mouvement, qui a toujours déjà commencé : lorsqu’on rentre dans la salle, la sable s’écoule déjà de deux sabliers, sur des plateaux qui font appel à un équilibre d’avant la justice, d’avant toute société. Umusuna ne nous emmène pas aux origines du monde mais danse le mystère du monde qui existe avant notre venue au monde, avant l’Histoire, avant les souvenirs. Un temps enfoui sous la parole, sous l’écriture, et dont la seule empreinte est le mouvement, le mouvement qui balaye l’immobilité où s’ancre le mythe des origines, comme les archéologues balaient à présent la poussière pour récupérer un fragment passé. Un pas devant l’autre, spectateur : Amagatsu nous a fait entrer dans la danse sans que l’on s’en aperçoive.

 

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Les hommes amphibies
 

On est plongé dans ces « mémoires d’avant l’Histoire » comme dans le silence de la mer, bruissant et inaudible. Enfin muet, on peut être fasciné par les corps qui rampent comme des animaux qu’on ne connaîtrait pas encore, ou plus, étape enfouie entre la bactérie et le poisson ; par les fleurs ou plumes rouges surgies des oreilles comme un superbe parasite, exotique, sur un arbre ; par les cercles qui effacent peu à peu les traces des danseurs ayant rayonnés à partir d’un même point chacun dans sa direction, dans le sable vierge – l’origine réintégrée dans la course à petites foulée des planètes, tour à tour le centre les unes des autres.
 

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Les hommes-planètes
 

Fasciné et inquiété par ces bouches noires et béantes, qui trouent des visages impassibles alors que le corps, baigné de lumière rouge, semble hurler, comme de l’acier en fusion.
 

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Les hommes en fusion
 

Et ces mêmes corps, en groupe, flotter comme algues qui se déploient les unes après les autres. Et pendant tout ce non-temps, échappé d’aucun sablier, du sable coule au fond de la scène, ans s’arrêter, sans envahir la scène, coule, tombe comme s’élève la flamme. On s’abîme dans ce que l’on voit, dans ce que l’on ne voit plus, on s’oublie parfois mais on ne s’ennuie pas. Ou plus. Ou pas encore.  

 

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L’ombre de la main, de la main-serre

Mit Palpatine

Les photos sont pour la plupart issues du site de la Biennale de Lyon et le titre de ce billet est une traduction proposée par le programme.

Souvenir de la soirée des jeunes danseurs chorégraphes

La vague McGregor, très sensible lors de la soirée Jeunes danseurs chorégraphes d’il y a deux ans, est passée : il n’y a plus, cette année, d’influence dominante. Bien sûr, on peut toujours s’amuser à énumérer des noms de chorégraphes mais aucun ne s’impose comme dénominateur commun. La seule tendance qui s’esquisse ne relève pas tant du mouvement que de son rapport à la musique, traitée de manière un brin désinvolte : la musique de Bach s’écoule sans que la gestuelle fluide de Deux à Deux se mêle jamais totalement à la rapidité de son flux, tandis que celle choisie par Julien Meyzendi pour Smoke Alarm tempère la flamme du chorégraphe et des interprètes.

Kalidéoscope enchaîne quant à lui les musiques faciles sans transition mais cela relève davantage de l’esprit du numéro que d’une faiblesse dans la musicalité – Allister Madin est bien moins chorégraphe que metteur en scène. En voilà un qui sait s’entourer : les costumes sont sexy, les filles aussi ; tous s’éclatent comme à un spectacle de fin d’année. On en retrouve aussi bien les tics (les éventails, les passages écart de dos…) que l’enthousiasme (et hop, une acrobatie).

Un autre qui a le sens du spectacle, beaucoup plus travaillé, c’est Samuel Murez. Son Premier cauchemar, peuplé d’hommes d’affaires hypnotisés par leur mallette, me rappelle un peu trop le numéro de la Défense que notre compagnie amateur avait monté pour sembler original mais il est bien rodé – comique assuré.

Pour ce qui est de l’onirisme, il faudra plutôt se tourner vers les Songes du Douanier, traversés par la silhouette de paon de Letizia Galloni et rendus lumineux par Charlotte Ranson. Les costumes qui s’épurent jusqu’au ringrave, le crâne chauve d’Aurélien Houette et les sourires complices du trio formés avec Alexandre Carniato dessinent une animalité sans bestialité : une jungle où l’on joue à chats perché et aux chaises musicales sur des souches d’arbre.

Ce que j’aime, à l’amphithéâtre de Bastille, c’est que l’on est proche des corps : les courbes et les angles que l’on aperçoit d’habitude de loin, toute cette géométrie prend corps dans les dos qui ploient et les muscles qui tressaillent. J’aime la beauté de pudique meneuse de revue de Claire Gandolfi, la puissance d’aigle d’Aurélien Houette, la finesse ébène de Letizia Galloni… En attendant l’année dernière tire pleinement parti de cette proximité quasi charnelle : après un début qui fait tiquer (silhouette se détachant à contrejour d’un fond rouge), les pattes interminables de Lucie Fenwick donnent au solo langoureux chorégraphié par Gregory Gaillard une élasticité assez fascinante et rappellent au présent une pièce que ses lumières et son costume (sorte de grand pull au-dessus des jambes nues) teintent d’un esthétisme un brin daté.

Au final, la pièce dont l’impression est restée la plus vivace est La Stratégie de l’hippocampe. Le titre me plaisait déjà sur le programme et il continue de me plaire, sans que je puisse imaginer le rapport qu’entretient l’hippocampe avec la chorégraphie de Simon Valastro. J’ai découvert ce danseur dans Proust ou les intermittences du cœur : un Charlus sautillant à l’assaut de l’insaisissable, applaudi par un banc d’esthètes aux gants blancs. Sa pièce est aussi expressive que les meilleurs moments de Roland Petit (le passage autour de la table me fait d’ailleurs penser à La Chauve-souris) : des gestes banals acquérant un relief étonnant tant ils sont ciselés, vivaces, si parfaitement attachés à la musique que celle-ci semble avoir été composée pour l’occasion. Cette évocation d’une famille Adams manque sûrement d’une trame narrative mais, franchement, j’ai hâte d’en voir plus. Cela a autrement plus de gueule que la chorégraphie d’une certaine étoile inscrite directement à la programmation de Garnier sans être passée par l’amphithéâtre de Bastille… Et lorsqu’on constate que l’on ne découvre pas seulement des chorégraphes, lors de ces soirées, mais aussi des danseurs (Claire Gandolfi, une totale découverte), on se dit qu’il y a peut-être un petit souci de gestion des talents à l’Opéra… Mais bon, Eleonora Abbagnato a enfin été nommée, les choses vont peut-être s’améliorer. Qui sait, Mathilde Froustey sera peut-être distribuée dans La Belle au bois dormant la saison prochaine. 

Le réel est torturé

Pourquoi n’invoque-t-on le réel que sous la caution de la laideur et de la souffrance ? Depuis la laideur pittoresque d’une femme en caleçon Addidas rose, jupe informe bariolée, sabots aux pieds, jusqu’à la souffrance des corps tziganes en camps de concentration, le réel d’Israel Galván n’est que bruit et brouillard – épave de piano que l’on frappe, caisses de bois sur lesquelles on tape, torse et mollets que l’on claque. Le violon se prend pour un chien haletant, la trompette pour une sirène stridente et l’on méprend des poutres d’acier pour des instruments grinçants. Quant aux chants, ils m’obligent à constater ce paradoxe : je suis attirée par la danse flamenco tout en étant rebutée par la culture dans laquelle elle s’inscrit. Les pieds et les mains tapent puissamment – sur les nerfs. Je voulais voir et j’ai entendu. On en veut décidément à mes oreilles.

Même le corps du danseur a quelque chose de dissonant. Ce n’est pas la maigreur ; quelque chose me gêne, qui me gêne aussi dans les représentations du Christ : ce sont les côtes, je crois, que la tête et le bassin lâchés projettent vers l’avant, béantes comme le boléro d’un toréador défait. À terre, il se métamorphose en insecte, qui se débat pieds et mains. Debout, ses jambes, fines, nerveuses, font montre d’une puissance qui jamais n’entre en séduction. C’est l’affaire des femmes, d’une Carmen parachutée là entre deux réclames publicitaires balancées par une grosse bonne femme dont les doigts potelés s’agitent comme les mains d’un nourrisson. Juste avant que les poutrelles métalliques ne soient à nouveau manipulées, enrayant par leur grincement cru tout pathos – l’insupportable sonore remplace l’insoutenable moral.

Heureusement que pétaradent les pieds virtuoses du danseur alors que tout espoir d’apprécier le spectacle est bien vite piétiné. Pourquoi, après des années à trouver guichet clos, ai-je obtenu une place pour ce spectacle d’Israel Galván ? Ces temps-ci, mon karma culturel me pousserait à abandonner toute tentative de découverte pour me replier sur le réel enchanté de la balletomanie. Je crois que je vais m’en tenir à Giselle. C’est bien, Giselle, non ?

Palpatine est tellement d’accord qu’il m’a piqué ma chute dès l’introduction.

Révolutionner en rond

Alban Richard : il y avait une raison pour que je n’aie jamais entendu parler de lui. Sauf par un danseur contemporain que Palpatine et moi avions rencontré dans une soirée, qui était ultra-canon et parlait très intelligemment de danse. D’où : toujours faire vérifier par quelqu’un dont les hormones ne sont pas impliquées la valeur artistique d’une recommandation. Plus généralement : toujours se méfier des contempo.

Pléiades s’apparente moins à un voyage la tête dans les étoiles qu’à la mise en orbite de satellites. Leur trajectoire est calculée, sans cesse vérifiée, parfois déviée pour éviter tout risque de collision, mais surtout : monotone. Là où la pluie d’Anna Teresa de Keersmaeker peut fasciner (je l’ai senti même sans l’avoir ressenti), les étoiles d’Alban Richard ennuient. Son vocabulaire chorégraphique est variée comme le sol d’un astéroïde et sa science de l’espace et du temps manque singulièrement de poésie. Les variations, horlogères plus que cosmiques, qu’il insère dans le petit groupe de danseurs ressemblent à des exercices pour leur apprendre à danser ensemble, en étant à l’écoute les uns des autre : tous tournent en rond, un élément se dérègle et tous se règlent en cascade sur le dérèglement. Cela recommence inlassablement, à partir d’un autre danseur ou d’une autre direction. Impossible d’espérer l’imprévu, il fait partie intégrante de la monotonie.

La relation danse-musique fonctionne sur le même principe de combinatoire. Je ne peux m’empêcher d’imaginer que le chorégraphe a coché sur un carnet les combinaisons au fur et à mesure de leur utilisation : musique seule, danse seule, musique et danse juxtaposées, danse encerclée par la musique, musique et danse en symbiose. Et par musique, j’entends des percussions (18 instruments pour 6 esprits frappeurs – le sort s’acharne sur mes oreilles), dont le spectre va de l’évocation de gréements à l’explosion désordonnée d’un feu d’artifice au bouquet éparpillé, restant la plupart du temps coincé à l’étape du mobile bruyamment agité par le vent. Lequel vent est matérialisé par les lumières qui baissent et s’intensifient en cascade, les projecteurs étant disposés comme les tubes d’un xylophone. Il y avait de l’idée mais à travailler à son épuisement, Alban Richard a surtout épuisé le spectateur. Quelques-uns partent avant la fin : le théâtre de Chaillot se théâtre-de-la-villise. Pourtant, ce n’est même pas mauvais, juste insipide.  

Mit Palpatine.

Onéguine, Onegin, Tatiana et Sarah Lamb

J’avais déjà vu Onéguine mais là, j’ai vu Onegin. Tout en haut, une nouvelle fois, mais au Royal Opera House où, même à l’amphi, on est royalement assis. Certes, Valeri Hristov n’est pas près de me faire oublier Evan McKie, celui-ci étant aussi bon que celui-là est mauvais. Tourmenté du sourcil, le danseur a une propension à l’en-dedans qui a prévenu tout tentative d’élévation de la part de son personnage. Mais Sarah Lamb… Sarah Lamb, qui est accrochée sur un mur de ma chambre depuis que je l’ai vue dans une pièce de Christopher Wheeldon, et que je n’ai pourtant pas reconnue tant elle était peu Sarah Lamb et totalement Tatiana. Dans Electric Counterpoint, elle se racontait, danseuse, femme, mère, en tutu et talons aiguilles. Le week-end dernier, elle racontait Tatiana et Onegin, surtout Onegin, croit-elle, Onegin qu’on ne voit pourtant que parce qu’elle le regarde, gravitant autour de lui « comme un phalène autour d’une lanterne ». On n’aurait su trouver plus juste comparaison tant son visage est lumineux lorsqu’elle s’approche de lui – une somnambule éveillée dont l’ardeur ne se manifeste que dans son sommeil, lorsqu’elle danse son rêve d’elle et d’Onegin.

Ce n’est pas la scène de la lettre qui l’oblige à écrire ce ce rêve, que déchirera ce même Onegin, un peu plus réel et un peu moins humain, mais la même impulsion qui la fait lire et vivre à travers l’empathie qu’apprend la littérature. Le livre qu’elle tient au début n’est plus l’accessoire que tenait Aurélie Dupont, distraite, pour fournir un alibi à sa rêverie : c’est l’essence même de son caractère, sensible bien plus encore que romanesque.

« For Sarah, one of the pivotal scenes in the ballet is when the young and idealistic Tatiana meets the dashing Onegin for the first time: ‘When she sees Onegin, she’s enthralled – he’s mysterious, he’s out of a novel for her. That’s really the first time she’s made herself known to someone else.« 

À sa fraîcheur – celle de son teint, celle de ses réactions – se mêle la puissance tranquille, sereine, de la maturité. Alors qu’Aurélie Dupont semblait revivre cette histoire en flash-back, depuis le point où elle culmine en tant que femme et danseuse, en dame aux camélias russe, Sarah Lamb ne fait pas rejouer la jeunesse du personnage. Elle est bien la fille aînée, moins précoce que sa sœur, qui fait les délices de la gent masculine bien avant elle, mais posée, adulte déjà, sans être encore une femme. On le voit dans les portés qu’elle provoque mais auxquels elle ne sait pas comment réagir, soudain saisie, n’osant plus faire un mouvement jusqu’à ce qu’Onegin la dépose à terre. Pas encore une femme – Onegin le sent et c’est lui qui va la faire advenir en ignorant la jeune fille, une enfant dont il ne veut pas s’embarasser : son refus apparaît par la suite de plus en plus comme le caprice d’un enfant qui ne se soucie pas d’être blessant, tandis que la passion de Tatiana la grandit à mesure qu’elle l’accable.

Je n’avais pas remarqué la première fois qu’elle est la première à se précipiter sur Lensky pour le supplier de ne pas se battre en duel contre Onegin et que ce n’est que dans un second temps qu’elle est rejointe par sa jeune sœur. Tatiana est toujours amoureuse mais surtout, éconduite, elle est soudain responsable de sa petite sœur et du bonheur, ignorant mais tout aussi réel que les morceaux déchirés de son rêve, que celle-ci partage avec Lensky – et de la vie duquel, sinon de la mort, elle est responsable.

Quand Onegin reparaît des années plus tard, lorsqu’il a l’impudence de reparaître, Tatiana n’a pas refait sa vie : elle l’a construite, elle a continué malgré tout, malgré tout ce qu’Onegin a fait endurer à sa famille. Le colonel n’est sûrement pas l’amant rêvé mais il est un époux paisible, un appui sûr pour cette femme pâle, blonde, aux lèvres – et non plus aux joues – rouges et dont la robe rouge, elle aussi, est légèrement passée, comme fatiguée de la passion. Et Onegin qui croit qu’il peut revenir auprès d’elle et exprimer des regrets quand les remords sont tout ce à quoi il peut prétendre ! Tatiana n’est peut plus, son corps n’en peut plus : elle s’abandonne, s’évanouit presque dans les bras d’Onegin, de désir et de lassitude. À genoux, il la replace à tout instant sur son équilibre, du même mouvement par lequel debout, dans la force de l’âge et du refus, il n’avait cessé de la repousser, depuis son rêve jusqu’au réveil, douloureux. Mais la présence d’Onegin ne peut plus que déséquilibrer Tatiatana et le corps de celui qu’elle a rêvé comme son amant l’entrave en se tenant à ses pieds. Quand il part, enfin, le rideau tombe sur une Tatiana brisée mais debout, une nouvelle fois.
 

Mit JoPrincesse, Palpatine et Andie Crispy.
À lire : les Balletonautes, qui ont vu Sarah Lamb et Alina Cojocaru.
À voir : les photos des mêmes Balletonautes, où l’on voit la Tatiana blonde, radieuse, de Sarah Lamb,
et l’interview de l’artiste sur le site du Royal Opera House.