Cédric Andrieux, élève au CNSM puis danseur chez Merce Cunningham avant de rejoindre l’opéra de Lyon, a mis une nouvelle fois son corps mais aussi, nouveauté, sa voix à la disposition d’un chorégraphe. Après avoir fait raconter à Véronique Doisneau la vie du 36e cygne, Jérôme Bel réitère l’expérience avec un danseur contemporain.
Les premiers instants sont déroutants, l’interprète semble besoin d’en avoir un pour traduire le mouvement en parole. Pourtant, la difficulté inhérente à l’exercice du retour sur soi n’est pas seule en cause, même si le danseur a été surpris de découvrir que sa vie amoureuse n’a pas été sans incidence sur sa carrière, qui ne s’est donc pas uniquement déterminée sur des choix artistiques. Le parti pris d’une diction lente et précise apparaît rapidement comme un moyen de mettre à distance aussi bien le spectacle tel qu’on le connaît (achevé, en musique et en fanfare, derrière un rideau qui se lève) que la conversation à bâtons rompus dans laquelle se glissent les confidences. Il s’agit de faire éprouver aux spectateurs ce que ressent un danseur plutôt que ce que le spectacle suscite en eux. En somme, la perspective est renversée. On en prend conscience à la fin du spectacle quand, pour la première fois depuis plus d’une heure on entend de la musique et que Cédric Andrieux reprend un extrait d’une autre pièce de Jérôme Bel où les danseurs, en jean-baskets se plantent sur le devant de la scène et observent le public au-dessus duquel les lumières se rallument comme des projecteurs. Cela fait un drôle d’effet, de ne plus se sentir appartenir à une masse anonymisée. Durant les quatre minutes que dure le morceau, il nous regarde un à un et sous son regard les réactions s’exacerbent : celui qui s’ennuie croise les bras en défiance, une autre articule plus clairement les paroles de la chanson pour montrer son enthousiasme, et je me surprends à sourire tandis qu’une femme ne peut plus retenir un fou rire. Il se répercute sur Cédric Andrieux, dont le visage est par intermittence éclairé d’un sourire comme un néon qui ne se déciderait pas totalement à s’allumer.
Durant la majeure partie du spectacle, il ne sourit pas et arbore une expression aussi neutre que possible – qu’on qualifierait sanas doute de dépressive si elle ne servait pas à discréditer la solution miracle de la vocation1, laquelle elle rarement comprise comme endurance (le spectateur peut éventuellement l’entendre comme souffrance mais il lui est alors impossible de la faire coexister avec le plaisir). Par une lenteur délibérée, le chorégraphe cherche à nous donner une idée de la durée dans laquelle s’inscrit la répétition (le cours où s’élabore le spectacle aussi bien que la reprise, jour après jour, d’un même échauffement).
Cédric Andrieux émaille son discours de démonstrations et l’une des plus intéressante est à mon avis l’échauffement cunninghamien, qui ressemble à une gymnastique de Playmobil. « C’est l’exercice que j’aime le moins, il fait mal dans la hanche », « Je regarde par la fenêtre », « J’observe les autres danseurs dans la pièce », et au bout de quelques exercices « Là, c’est le moment où je commence à m’emmerder ». Je m’étais toujours demandé comment ils faisaient…
La danse contemporaine, j’aime la regarder – pas toute la danse contemporaine, évidemment, où il y a à boire et à manger et parfois pas de danse du tout, mais Trisha Brown, par exemple, figure parmi mes plus belles émotions chorégraphique. Pourtant, cette danse contemporaine que j’apprécie en tant que spectatrice m’insupporte en tant que danseuse. J’ai essayé plusieurs fois, j’ai retenté cette année mais il n’y a rien à faire, il y a toujours un moment où je me demande ce que je fais la tête en bas et où, comme Cédric Andrieux, je pense à ce qu’il y a dans mon frigo ou dans mon agenda ou dans le placard à l’autre bout de la pièce, un moment où j’ai l’impression de faire la poussière avec les exercices au sol. Par comparaison, je ne m’ennuie jamais à la barre – j’en bave parfois mais je ne m’ennuie pas, alors que ce sont sensiblement les mêmes exercices qui sont repris d’une fois sur l’autre. Il y a dans la barre classique une dimension artistique que je ne retrouve pas en contemporain et je crois avoir compris grâce à une anecdote de la pièce ce que cela pourrait être.
La mère de Cédric Andrieux pratiquait la danse contemporaine en amatrice, synonyme pour elle d’élan collectif, de liberté avec et au sein du groupe. Le CNSM, avec ses concours et ses examens, s’est chargé de briser pour les fils les idéaux de sa mère. Le contemporain dont les débuts ont été vécus comme une libération (qu’on pense aux tenues de ces dames, sans plus de corset, ou à Ruth Saint-Denis qui veillait à ce qu’on puisse dire de « ses filles » qu’elles étaient de mauvaise vie, la liberté de corps préludant à celle des mœurs) s’est institutionnalisée et de là à dire qu’elle s’est en partie sclérosée… Il y a une grammaire Cunningham comme il y a une grammaire classique mais là où celle-ci a acquis ses lettres de noblesse, celle-là s’est attachée à la syntaxe du mouvement et privilégie manifestement la coordination à la subordination. Les expériences de Merce Cunnigham, qui a poussé le corps à ses limites en étudiant les combinaisons les plus improbables qui pouvaient se faire à partir de positions bien déterminées (18 pour les bras), sont fascinantes mais en tant que spectatrice, je ne trouve pas mon compte dans ces déclinaisons à l’infini où l’absence de liant fait que la sauce ne prend pas et que la pièce reste sans grande saveur. Il s’agit évidemment d’un style particulier, qui ne saurait représenter LA danse contemporaine, et d’autres chorégraphes ont bien entendu dépassé ces limitations dans leurs créations mais hors de la scène, dans l’apprentissage, il en reste quelque chose qui me rebute. On a déconstruit le classique, très bien, je suis pour, certains chorégraphe ont reconstruit des choses formidables à partir de ce matériau, mais dans un cours basique, où le professeur n’est pas un chorégraphe, ce sont des morceaux épars que l’on apprend, du déconstruit en attente d’être reconstruit. En danse comme en littérature, la recherche n’a de sens que si l’on a une idée de ce qu’on veut trouver, ne serait-ce que pour se laisser surprendre par autre chose que ce que l’on pensait. Et c’est là que le contemporain a une qualité qui n’est pas inhérente au ballet classique qui a certes l’avantage d’avoir une forme toute trouvée mais l’inconvénient de présenter du déjà trouvé, déjà vu. C’est pour cela que je suis davantage surprise et émue devant une belle création contemporaine que devant un ballet classique mais que je préférerai quand même celui-ci, bon ou moins bon, à du contemporain qui n’est pas excellent.
Je me suis éloignée de la pièce de Jérôme Bel mais je pense que c’est ce qui fait tout son intérêt car ce n’est pas à proprement parler de la danse mais une chorégraphie, une écriture du mouvement, tracée par le danseur dont le mouvement principal est de se retourner sur sa pratique. Jérôme Bel se risque à questionner l’évidence et le fait avec beaucoup d’humour, comme le montre l’épisode de l’académique. C’est un costume dont il est unanimement admis qu’il n’est pas seyant (à moins de s’appeler Sylvie Guillem, et encore) et que l’on s’entête néanmoins à porter parce qu’il serait le plus à même de mettre en valeur le mouvement. Au détriment du danseur, qui en est tout de même l’agent. L’académique est un peu comme ces procédés stylistiques dont a raffolé le Nouveau Roman : très utile pour déplacer l’accent du personnage et de sa psychologie à la pratique artistique en elle-même, mais un peu trop collant pour ne pas finir pas être gênant. Cédric Andrieux exhibe ainsi devant nous l’un des spécimens les plus affreux qui soit : un académique corail imprimé batik. Le seul moyen de faire pire aurait été de le prendre en lycra brillant. Il va néanmoins le passer pour faire la démonstration d’une séance de travail avec Merce, où le danseur reste dans des positions impossibles en attendant que le maître égraine les positions suivantes. Tu m’étonnes après ça qu’ils aient des équilibres de dingue…
Cédric Andrieux énonce ce que dit Merce Cunningham, à la vitesse où il le dit, et se place dans l’espace comme il l’était dans le studio parmi les autres danseurs, même si cela le confine au fin fond cour de la scène : le vide autour de lui fait apparaître quelle est la place du danseur, d’un danseur au sein d’un groupe, comme le faisait la longue pose de Véronique Doisneau pour illustrer l’immobilité du corps de ballet lors d’un adage du Lac desli cygnes. Toute la pièce est pensée (et très bien pensée) pour faire éprouver au spectateur assis ce qu’est être danseur, jusqu’aux gorgées d’eau bues sur scène où je retrouve ce moment où l’on doit choisir entre reprendre son souffle ou se réhydrater… Tout est montré mais il n’y a pas de mise à nu. Ce serait impudique si l’on décidait de montrer les coulisses sur scène, ce qui n’est possible qu’à condition de placer le spectacle au centre. Or, c’est le travail en studio qui ici mis en scène, le métier d’un homme qui n’est représenté par un danseur que dans un second temps. Le danseur ne se met pas à nu, surtout pas quand il ôte son académique pour enfiler un jean : il accepte de se rhabiller. A compris que la recherche du mouvement comptait davantage que la perfection de la performance, dont Cunningham se désintéressait. Voilà un danseur contemporain.
Vu à la Cité internationale en compagnie de Palpatine.