Inanna, x nanas

Le matin de ce spectacle, je lisais à la BU la préface d’un livre plus vieux que moi, consacré à Pina Bausch et à son travail. Le matériau nécessaire pour chorégraphier, elle l’amassait en posant des questions, souvent intimes, à ses danseurs. Et je suis tombée en perplexité devant celle-ci : « A quel moment vous êtes-vous senti un homme ou une femme ? » Soit je n’en suis toujours pas une, soit le statut est trop diffus pour s’être statufié en un instant précis. J’ai spontanément pensé à la fois qui, au cinéma, aurait déclenché le « ma fille est devenue une femme » (sur le mode, tu quoque, me filia), mais je l’ai rapidement écartée. Trop simple, la fille faite femme au contact de l’homme, comme si le genre se formait à la manière des micelles. Quoi alors ?

Les robes ? les talons ? la maternité ? la séduction ? Carolyn Carlson joue de tous ces états, et de ces robes, robe portefeuille qui découvre un cul à l’air, robes de chambre qui s’ouvrent sur une évocation de la geisha, robes de ménagères ou de ménage, robes légères, robes printanières… Lorsque pantalons il y a, les talons prennent le relais et donnent lieu à une scène titubante de Bambi sur échasses. Les poitrines* rembourrées se disséminent dans tout le corps, formant genou cagneux ou gros points de côté. Mais l’esquisse de vieillesse est bientôt esquivée, et les talons d’Achille redeviennent des symboles de féminité. Plus d’équilibrisme, c’est à présent au sol que rampent ces courbes longilignes, cambrées, déployées, à contrejour sur le fond doré.

L’absence d’homme fait apparaitre tous les artifices de la féminité comme le propre du gynécée : rien de tout cela n’est vraiment destiné au regard de l’homme, tout est là non pour plaire mais pour jouer. Les faux seins ? Des balles qui dégringolent et rebondissent. Les talons ? Des échasses déguisées. Le mont de Vénus inversé sur lequel  grimpent les danseuses et d’où elles se laissent glisser, tête en bas, avec des rires spasmodiques ? Un toboggan orgasmique. Et même lorsqu’une femme berce un nourrisson imaginaire et fait la mère, l’autre fait l’enfant, allongée par terre, glapissant. La femme n’est pas la compagne de l’homme, mais celle de la fille, qu’elle a été, qu’elle élève, qu’elle nourrit, qu’elle est toujours, qu’elle retrouve en elle, qu’elle ne cesse d’être.

Alors, s’il devait y avoir une image de ce qu’est la femme, ce serait cet instant juste après le début du spectacle, qui aurait tout aussi bien pu le clôturer : une danseuse, que j’ai eu par la suite, une fois l’état de grâce passé, toutes les peines du monde à reconnaître parmi ses six compagnes, saute toute droite, les pieds parrallèles, les cheveux en point d’exclamation, elle saute, elle saute encore, elle n’arrête pas de sauter — à tel point qu’elle ne saute plus, elle rebondit et dans ce rebond permanent, ses expressions se heurtent, se rencontrent, se mélangent, elle se métamorphose : timide, pudique, rayonnante, les mains qui cachent son visage, qui le découvrent en ouvrant le rideau de cheveux, qui se tiennent jointes au bout des bras tendus, en haut des cuisses, excuse, désir innocent, les cheveux libres, la masse défaite, soufflée autour du visage, enfant, femme, fille, femme enfin. Le reste, souriant, superflu.

 

Pour des photos, allez voir le portefolio de Mélanie Skriabine.

 

* Ces poitrines-protubérances font encore écho à ma lecture du matin. Pour Pina, elles ne prennent leur sens qu’avec la maternité ; bien sûr, on sait à quoi ça sert, mais on se promène avec sans y penser. Au point que lorsqu’on fixe son attention deux secondes (il ne s’agit pas de reluquer, messieurs, mais si ça vous fait plaisir…), comme dans Inanna, ces bosses deviennent aussi surprenantes que celles, directement incongrues, des costumes de Scenario, réalisés par Comme des garçons pour Merce Cunningham.

Orphée et hors de prix

Pour une critique des prix, lire le premier paragraphe.
Pour une critique des danseurs, lire le deuxième paragraphe.
Pour une critique du spectacle, lire les trois derniers paragraphes.
Mes élucubrations sont au milieu.

 

L’Orphée et Eurydice qui passe en ce moment à Garnier est signé à la fois par Gluck et Pina Bausch. Deux signatures prestigieuses, c’est deux fois plus de garanties monnayables. Dans sa grande mansuétude, l’Opéra n’additionne pas tout à fait le prix d’une place d’opéra et d’une place de ballet (l’opéra se veut démocratique, voyons) ; ça ne va pas plus haut que 180 €. Remarquez, tant qu’il y a des Japonais et des Russes pour acheter (aucun Pass mercredi soir), ils auraient tort de s’en priver. Surtout qu’avec seulement trois chanteuses solistes en plus du chœur et des décors sobres, on doit être loin des frais faramineux de certaines productions d’opéra – même avec le corps de ballet sur scène. J’espère au moins qu’ils douillent sévère en droits d’auteur. Je râle, je râle mais les pigeons que nous sommes, Palpatine et moi, sommes allés nous percher au troisième rang de la loge coincée entre le poulailler et les stalles. 25 € en lieu et place des 12 habituels mais au moins, on voit tout la scène. C’est-à-dire si l’on se tient debout pendant deux heures. Sans bouger, parce que le parquet craque au moindre transfert de poids. Outre la séance de gainage gratuite, cette place offrait tout de même deux avantages.

D’abord, c’est un test infaillible pour savoir si un danseur passe la rampe parce qu’il faut passer la rampe et grimper quatre étages. Alice Renavand passe jusqu’aux quatrièmes loges. Surtout dans son dernier solo en robe rouge où ses grands ronds de jambes éclatent et en jettent jusque-là. 

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© Laurent Philippe

Vous me direz, Alice Renavand, on le savait déjà. En revanche, je peux vous dire que Charlotte Ranson n’est pas jolie. A cette distance-là, sans jumelles, un joli minois ne sauve plus rien et elle n’en a absolument pas besoin pour être un Amour. Virevoltant, qui joue du coude, mutin. La robe claire dans la maison endeuillé de Bernarda ne faisait pas tout, elle n’a pas besoin de contraste pour être lumineuse. Jusqu’aux quatrièmes loges. Forcément, Audric Bezard, en tablier de boucher-Cerbère, me tape dans l’œil sans que je puisse savoir si sa carrure et mes hormones sont seules en cause. Le test est plus sûr mais moins favorable à Nicolas Paul, qui s’en sort avec une mention passable. A relativiser peut-être à cause du second « avantage » de ma place.

Si j’ai tendance à regarder de haut un ballet lorsque je suis installée à l’amphithéâtre, ce n’est peut-être pas en effet parce que je suis haut mais parce que je suis mal. Mon professeur de danse avait dit cette chose curieuse, qu’on l’on pouvait avoir des courbatures le lendemain d’un très bon spectacle. Il ne s’agit pas d’avoir été mal assis (à ce compte, tous les spectacles seraient bons vus de l’amphithéâtre) mais d’avoir assisté à une pièce dont l’intensité était telle que le spectateur est entré musculairement en empathie avec les danseurs. C’est moins absurde qu’il y paraît si, comme moi, vous vous surprenez parfois à faire sur votre siège de micro-mouvements violents et involontaires. Cela m’explique en tous cas pourquoi je reste de marbre quand je suis obligée de me statufier dans une position inconfortable (ah, les pieds qui ne touchent par terre que sur demi-pointe à l’amphi…) : contractés pour tenir la position, mes muscles tétanisés sont incapables de se contracter en écho aux mouvements des danseurs. Il faut être détendu pour que cette télépathie musculaire fonctionne.

A partir du moment où j’en ai eu l’intuition, j’ai essayé d’y remédier en contractant sciemment tel ou tel muscle, de manière à mimer les évolutions du soliste. Même en ne faisant que de très légers mouvements (laissez-moi fantasmer et croire que j’ai réussi à faire appel à mes muscles profonds), l’exercice est périlleux et implique d’avoir de préférence un parquet et un voisin qui ne craquent pas. Je remercie donc Palpatine – de m’avoir supportée, peut-être, mais surtout de n’avoir cessé de tournicoter son buste avec la régularité irritante d’un métronome : c’est d’abord pour cesser de percevoir ses mouvements toujours identiques et donc rarement en phase avec ce qui se jouait que je me suis décidée à bouger. Si cela a marché ? Je crois bien, la dernière partie m’a davantage touchée (à moins que ce ne soit le soulagement anticipé de n’avoir plus qu’une demie-heure à tenir debout ; je ne savais pas encore à l’entracte qu’un cocktail pour jeunes Aropeux m’achèverait sans rémission).

 

Tout de même… du premier acte, je garderai le souvenir du corps de ballet féminin endeuillé, magnifiquement vivant sous des robes noires transparentes (les bandes noires qui cachaient ou soulignaient les seins selon les modèles ont mis Palpatine en émoi, forcément, mais la danse ainsi incarnée était déjà émouvante en elle-même). Et la figure hiératique, pâle comme la mort et lumineuse comme une promesse de vie, de la mariée défunte qui trônait cependant aux Enfers.
 

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© Maarten Vanden Abeele
 [Seconde déséquilibrée, ouverte d’un côté sur demi-pointe, refermée par le cambré : désir brisé] 

Du deuxième acte et de ses figures emmêlées aux fils des Parques (fils d’Ariane ?), j’oublierai l’espèce de miche de pain (et si c’était la creuse écaille de sa lyre ?) pour ne garder que les tours avec une main devant le visage – souffrance de l’interdiction de voir, déjà.
 

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[Bras de haut en bas, main flex : c’est ainsi qu’est ensevelie Eurydice.] 

Troisième acte, le chœur des umbras, ces âmes-ombres roses qui tourbillonnent comme de légères fumées, ne cesse de répéter une phrase qui résume le mythe à elle seule : elles descendent le buste (Orphée aux Enfers), embrassent une présence devant elles (étreindre Eurydice), l’attirent à elles, en imprègnent le parfum à leur nuque, et ramènent une simple bouffée d’air inconsistant, les coudes devant leur visage, dans une caresse qui se termine en geste de prostration (désolation d’avoir perdu Eurydice). Ce même geste du coude, qui était une divine coquetterie chez Amour… Traduire des gestes en mots est à peu près aussi élégant que de traduire Ovide en cours de latin, mais on espère que l’original n’en est que mieux rappelé. Surtout que des mots, il y en a déjà, que j’attrape à la volée… suchen… fühlen… Blick… nicht sehen… et que j’aurais aimé voir traduits sur le prompteur.

Le troisième acte pourrait n’être qu’une grande diagonale – du vide où Orphée et Eurydice tentent de s’éviter du regard. Mais le mythe veut que, lorsque enfin ils s’étreignent, elle s’éteigne. La chanteuse qui donne sa voix à Orphée dépose le corps d’Eurydice au-dessus de celui de sa chanteuse, en croix. Pina Bausch a tiré tout le parti du doublage : danseurs et chanteuses sont corps et voix, corps et âmes. Le corps d’Orphée peut ainsi rester prostré en fond de scène tandis que sa voix, propre à faire entendre sa peine, étreint le corps absent d’Eurydice, lequel écrase sa voix à jamais tue. On s’étonne après que les spectateurs entrent dans une bacchanale d’applaudissements et achèvent Orphée à mains nues, rougies d’avoir bien frappé.  

Maboule Raoul dans la cabane d’Ali Baba

[Début janvier] Le théâtre de la Ville, qui n’a pas de catégories, seulement des bonnes places, les attribue dans l’ordre des réservations. J’ai pris mon abonnement une semaine ou deux après la date d’ouverture et j’ai obtenu pour Raoul un rang V (sachant que, contrairement à Pleyel, il n’y a pas de rang ZZ). Que James Thierrée soit fantastique, cela se sait — ça ne se voit pas. Ce qui est bien dommage parce que son spectacle est indescriptible.

On ne peut pas être introduit dans son univers, il faut y faire effraction et foncer dans le tas, comme l’artiste, tête baissée, qui donne des coups de bélier dans le cabane située côté jardin. Deux pans constitués de tubes de métal finissent par tomber avec force et fracas, comme un écho à ses hurlements. Raoul est moins du côté du cool que de la rage : Raaaaaaoouul ! Notre vagabond-saltimbanque, petit-fils de Charlie Chaplin et fils spirituel de Vladimir et Estragon (le godillot, tout est dans le godillot qu’on retire) en a après Raoul ; et pour cause, ce n’est peut-être que lui-même. Devoir hurler son nom parce qu’on ne sait pas qui l’on est, il y a de quoi se taper la tête contre les murs (de sa cabane), vous avouerez. Il y a bien un deuxième larron, mentionné en distribution mais on le distingue si peu du premier qu’on n’est pas vraiment sûr de l’avoir vu : je le soupçonne d’être complice des tours de passe-passe de notre homme qui en profite pour se réinventer sans cesse. J’appelerai donc Raoul celui-là même qui en a après Raoul, il faut bien se mélanger les pinceaux pour faire connaissance avec l’artiste.

Une fois perché dans l’imaginaire de sa cabane, Raoul s’en donne à coeur joie et à rage tristesse. Loueurs de chambres de bonnes, vous n’imaginez pas tout ce qu’on peut faire dans 6 m2. Manier la tringle des rideaux comme un toréador pour prendre un intrus à ses filets, lire au coin du grésillement du phonographe, se servir de son pavillon comme d’un porte-voix, devenir Nagg en plongeant dans la poubelle, en ressortir bardé d’ustensiles de cuisines pour se défendre contre le premier martien maritime qui passe à la lisière, lui moudre du poivre sur le bec pour le nourrir comme un gros poisson et le faire éternuer, battre des mains à coté des oreilles pour répondre aux nageoires et établir la communication (dorénavant, vous me verrez sûrement faire ce signe à l’approche d’un quiproquo ; je ne suis pas encore folle, seulement loufoque et j’ai testé sur un Palpatine obnubilé par sa timeline Twitter, ça marche encore mieux que de pointer son museau de souris — sûrement à cause de ses origines pingouins). Parfois, Raoul tente de mettre un orteil dehors mais il s’avère que la farine par terre, c’est de la glace. Même en bravant le froid, il est pris dans la bourrasque et dérive dans un moon walk désarticulé tel que Michael Jackson se retourne dans sa tombe pour mieux voir où commence le mouvement, s’il commence quelque part — à côté, le poisson de Napoli est un fossile, c’est dire.

Ses pitreries ne me font pas rire. Ce n’est pas que ce n’est pas drôle, c’est que c’est poétique avant tout. Une poésie sans lyrisme (le lyrisme, avec son chant, ne supporte pas le bruit), fascinante comme une concaténation de logiques, triste et belle grâce à ce qui est détruit dans la collision. Par exemple, Raoul nous met en boîte à cigales, et c’est en ouvrant le couvercle de la poubelle qu’on leur ferme le clapet. Peu à peu, quand il devient clair qu’il ne s’en sortira pas, de sa cabane, on entre en hibernation avec lui. J’oublie la tristesse de ces pitreries de fou et je ris de même en le voyant faire un brin de lecture : il déplace le fauteuil, ajuste sa position, se frotte les yeux, lisse ses cheveux derrière ses oreilles, prend le livre, déplace le fauteuil, lisse ses cheveux, se gratte le nez, arrache une feuille pour s’en tamponner le visage et commence enfin à lire… quelques secondes avant que son corps ne le rattrape : il se met en travers du fauteuil, les genoux par-dessus l’accoudoir, la tête en bas et les pieds sur le dossier, pourquoi pas, assis de nouveau, affalé, redressé, les coudes sur les genoux et la tête dans les mains, jette le livre par terre pour lire à la bonne distance et ripe des coudes comme Cendrillon déguisée en Charlot. C’est tellement ça… le moment où l’on n’a pas plongé dans le livre et où une simple rainure sur la tranche peut déranger au point de nous forcer à nous interrompre. 

Mais Raoul n’attend rien, surtout pas Godot. Passés quelques moi(s), l’espoir refait rage. Il faut se réinventer, rappeler Raoul et le chasser par des cris, déraciner le décor planté et toucher de nouvelles terres. On se maintient la tête hors de l’eau : des bestioles submarines apparaissent, mante religieuse arachnéenne et éléphant bleu, tandis que la cabane, qui avait été ouverte en en faisant tomber deux pans, est détruite de même ; il n’en reste plus qu’un radeau qui flotte dans les airs, étoile d’un spectacle filant les métamorphoses. En apesenteur au bout d’un tape-cul géant que des hommes en noirs font tourner et monter, lampe de spéléologue au front, Raoul finit par s’envoler-se noyer dans tout l’espace amniotique de la scène. 

Napoli, ses pâtes, son poisson

Napoli, c’est un peu le tube du ballet royal du Danemark et j’étais curieuse de voir sur scène à quoi ressemblait le style Bournonville. Je n’ai pas été déçue… du voyage. L’Italie par les Nordiques a tout de la douche froide. Et ce n’est même pas un problème d’overdose folklorique puisque le ballet a été « modernisé » et transposé dans les années cinquante — invention d’une autre tradition qui, en remplaçant le vieillot par le rétro, nous donne au moins de belles jupes à taille haute.

Le premier acte est un tableau qui nous transporte sur une place ensoleillée, bordée d’une part par une ruelle étroite, de l’autre par une trattoria, ouverte au fond sur la mer. S’y agitent marins, pêcheurs, jeunes filles, prostituées et divers notables qui ne le sont que bien peu. Une demie-heure de pantomime transforme le tableau en croûte, les sempiternels gestes outrés tels des petits pâtés de peinture. On n’y danse que bien peu et l’on s’estime heureux quand les pêcheurs se déplacent d’un temps levé en bancs de poissons. Conserver la chorégraphie originale n’a pas dû causer trop de peine… Le vocabulaire chorégraphique, limité, pourrait être, avec un peu de mauvaise foi que j’applique d’habitude volontiers à Cunningham, résumé à quelques pas : sissone, assemblé, balloté et attitude (une drôle d’attitude, un peu plongée, à la russe pour l’allongement de la jambe mais à la française pour la hauteur, qui donne une impression d’attitude au rabais). A la fin d’un morceau, silence dans la fosse, aucun applaudissement : le premier pas de deux, à peine identifié comme tel, se prend un vent magistral. Nous fait ensuite son numéro, (digne descandant de la femme à barbe dans les foires ?) un travesti caricatural qui n’est ni drôle ni émouvant. Un spectateur du poulailler en dégringole de sa chaise et le fou rire nous prend, Palpatine et moi. Les spaghettis en plastique que j’aperçois aux jumelles et qui tressautent gaiement sous les coups de fourchettes de figurants enthousiastes ne sont pas pour me calmer. Ni l’image du prince d’une charmante niaiserie dans Il était une fois, qui s’est superposée au visage d’un danseur qui j’ai cru reconnaître d’un stage à Lyon…

Au deuxième acte, enfin, on se jette à l’eau : l’héroïne se noie en mer et les naïades lancent le bal. L’épisode de la grotte bleue, remanié dans les grandes profondeurs, est un acte blanc en technicolor. Les costumes bleu et vert pailletés ont un côté Petite Sirène de Disney incongru mais plutôt réussi. La musique, une commande, me plaît beaucoup avec tous ses glouglous un peu mystérieux. En revanche, la projection sur la toile de fond, digne de Windows media player, était totalement dispensable. Heureusement, on ne s’y arrête pas parce que, ô miracle, ça danse. Pas de grande technique pour le corps de ballet, certes, mais des formations efficaces et des déplacements très bien pensés ; un bras soulevé puis l’autre, ça ondoie. Mais surtout, surtout, il a le poisson. Andrew Bowman est aussi fascinant qu’un poisson à l’oeil vitreux est normalement dénué d’intérêt. Il a une façon de se mouvoir électrisante. Buste, tête, bras, tout le haut du corps est engagé dans des ondulations sans que l’on puisse déterminer d’où part le mouvement ni identifier les muscles et les articulations impliquées. Il roule des épaules comme d’autres roulent des mécaniques et il devient évident qu’un cygne du lac a fauté avec un serpent. Il tente d’ailleurs de séduire l’héroïne mais, comme elle ne s’abandonne que pour autant qu’elle est à la limite de s’évanouir, il la plie à son désir, main sur la nuque, lui fait ployer le dos. La voilà ravie, les bras au-dessus de la tête comme un belle lascive au réveil, une main au poignet délicatement cassé, l’autre qui s’en saisit et de son fer arrête toute comparaison avec un cygne.

Malheureusement, son cher et tendre vient la sauver — retour de la discontinuité, suite et fin de l’histoire, en l’occurrence un mariage, le meilleur garrot qu’on ait inventé pour clore une histoire avant que ce soit le début de la fin. On ne l’attendait plus : Bournonville est à la noce. Cela sautille joyeusement (mais précisément) et les pieds tricotent cependant que les bras se tiennent sagement en première Bournonville. Quand on y ajoute les changements de direction incessants qui contraignent le corps à s’opposer à l’élan initial, on obtient dans la grande batterie des danseurs qui sautent comme des bouchons de champagne. La petite batterie, quant à elle, les ballote tels des flotteurs ivres. J’ai tout particulièrement aimé le fringant danseur à la ceinture orange (n’y voyez aucune coïncidence, pour sûr) qui vous enlève ça comme si de rien n’était. Ce n’est en revanche pas le cas de notre héroïne de la soirée qui ne parvient plus à masquer sa mollesse. Alors que ses compagnes rivalisent de pétillant et de nervosité, elle fait preuve d’une vivacité d’anémique, à croire que la distribution a été faite en se disant : Bon, on va à Paris, attention… quelle est la plus jolie des maigrichones que nous avons sous la main ? En la mettant au régime steak haché et gâteaux sucrés, on pourrait obtenir d’elle une danse un peu plus punchy.

Pour ce qui est du ballet, je propose de le mettre en pièces et de faire de la vente au détail : on met le premier acte à la corbeille, on fait du deuxième un ballet abstrait vraiment moderne en le débrassant de ses scories narratives et on garde le troisième pour ce qu’il est : un divertissement (les costumes folkloriques, pantalons noirs, larges ceintures colorées et chaussons peints en biseau ont d’ailleurs été conservés dans la plus pure tradition de l’anachronisme établie depuis le début du spectacle). Ou jetez tout à la mer, le poisson seul s’en sortira. Qu’il sauve quand même la pélerine au passage, si jamais cette fille avait une danse comparable à son charisme et à sa beauté… mais pour le savoir, encore aurait-il fallu la faire danser.

Le ballet du Danemark, compagnie invitée ? J’en suis fort aise. Eh bien ! dansez maintenant.

Qu’est-ce qu’un danseur contemporain ?

Cédric Andrieux, élève au CNSM puis danseur chez Merce Cunningham avant de rejoindre l’opéra de Lyon, a mis une nouvelle fois son corps mais aussi, nouveauté, sa voix à la disposition d’un chorégraphe. Après avoir fait raconter à Véronique Doisneau la vie du 36e cygne, Jérôme Bel réitère l’expérience avec un danseur contemporain. 

Les premiers instants sont déroutants, l’interprète semble besoin d’en avoir un pour traduire le mouvement en parole. Pourtant, la difficulté inhérente à l’exercice du retour sur soi n’est pas seule en cause, même si le danseur a été surpris de découvrir que sa vie amoureuse n’a pas été sans incidence sur sa carrière, qui ne s’est donc pas uniquement déterminée sur des choix artistiques. Le parti pris d’une diction lente et précise apparaît rapidement comme un moyen de mettre à distance aussi bien le spectacle tel qu’on le connaît (achevé, en musique et en fanfare, derrière un rideau qui se lève) que la conversation à bâtons rompus dans laquelle se glissent les confidences. Il s’agit de faire éprouver aux spectateurs ce que ressent un danseur plutôt que ce que le spectacle suscite en eux. En somme, la perspective est renversée. On en prend conscience à la fin du spectacle quand, pour la première fois depuis plus d’une heure on entend de la musique et que Cédric Andrieux reprend un extrait d’une autre pièce de Jérôme Bel où les danseurs, en jean-baskets se plantent sur le devant de la scène et observent le public au-dessus duquel les lumières se rallument comme des projecteurs. Cela fait un drôle d’effet, de ne plus se sentir appartenir à une masse anonymisée. Durant les quatre minutes que dure le morceau, il nous regarde un à un et sous son regard les réactions s’exacerbent : celui qui s’ennuie croise les bras en défiance, une autre articule plus clairement les paroles de la chanson pour montrer son enthousiasme, et je me surprends à sourire tandis qu’une femme ne peut plus retenir un fou rire. Il se répercute sur Cédric Andrieux, dont le visage est par intermittence éclairé d’un sourire comme un néon qui ne se déciderait pas totalement à s’allumer.

Durant la majeure partie du spectacle, il ne sourit pas et arbore une expression aussi neutre que possible – qu’on qualifierait sanas doute de dépressive si elle ne servait pas à discréditer la solution miracle de la vocation1, laquelle elle rarement comprise comme endurance (le spectateur peut éventuellement l’entendre comme souffrance mais il lui est alors impossible de la faire coexister avec le plaisir). Par une lenteur délibérée, le chorégraphe cherche à nous donner une idée de la durée dans laquelle s’inscrit la répétition (le cours où s’élabore le spectacle aussi bien que la reprise, jour après jour, d’un même échauffement).

Cédric Andrieux émaille son discours de démonstrations et l’une des plus intéressante est à mon avis l’échauffement cunninghamien, qui ressemble à une gymnastique de Playmobil. « C’est l’exercice que j’aime le moins, il fait mal dans la hanche », « Je regarde par la fenêtre », « J’observe les autres danseurs dans la pièce », et au bout de quelques exercices « Là, c’est le moment où je commence à m’emmerder ». Je m’étais toujours demandé comment ils faisaient…

La danse contemporaine, j’aime la regarder – pas toute la danse contemporaine, évidemment, où il y a à boire et à manger et parfois pas de danse du tout, mais Trisha Brown, par exemple, figure parmi mes plus belles émotions chorégraphique. Pourtant, cette danse contemporaine que j’apprécie en tant que spectatrice m’insupporte en tant que danseuse. J’ai essayé plusieurs fois, j’ai retenté cette année mais il n’y a rien à faire, il y a toujours un moment où je me demande ce que je fais la tête en bas et où, comme Cédric Andrieux, je pense à ce qu’il y a dans mon frigo ou dans mon agenda ou dans le placard à l’autre bout de la pièce, un moment où j’ai l’impression de faire la poussière avec les exercices au sol. Par comparaison, je ne m’ennuie jamais à la barre – j’en bave parfois mais je ne m’ennuie pas, alors que ce sont sensiblement les mêmes exercices qui sont repris d’une fois sur l’autre. Il y a dans la barre classique une dimension artistique que je ne retrouve pas en contemporain et je crois avoir compris grâce à une anecdote de la pièce ce que cela pourrait être.

La mère de Cédric Andrieux pratiquait la danse contemporaine en amatrice, synonyme pour elle d’élan collectif, de liberté avec et au sein du groupe. Le CNSM, avec ses concours et ses examens, s’est chargé de briser pour les fils les idéaux de sa mère. Le contemporain dont les débuts ont été vécus comme une libération (qu’on pense aux tenues de ces dames, sans plus de corset, ou à Ruth Saint-Denis qui veillait à ce qu’on puisse dire de « ses filles » qu’elles étaient de mauvaise vie, la liberté de corps préludant à celle des mœurs) s’est institutionnalisée et de là à dire qu’elle s’est en partie sclérosée… Il y a une grammaire Cunningham comme il y a une grammaire classique mais là où celle-ci a acquis ses lettres de noblesse, celle-là s’est attachée à la syntaxe du mouvement et privilégie manifestement la coordination à la subordination. Les expériences de Merce Cunnigham, qui a poussé le corps à ses limites en étudiant les combinaisons les plus improbables qui pouvaient se faire à partir de positions bien déterminées (18 pour les bras), sont fascinantes mais en tant que spectatrice, je ne trouve pas mon compte dans ces déclinaisons à l’infini où l’absence de liant fait que la sauce ne prend pas et que la pièce reste sans grande saveur. Il s’agit évidemment d’un style particulier, qui ne saurait représenter LA danse contemporaine, et d’autres chorégraphes ont bien entendu dépassé ces limitations dans leurs créations mais hors de la scène, dans l’apprentissage, il en reste quelque chose qui me rebute. On a déconstruit le classique, très bien, je suis pour, certains chorégraphe ont reconstruit des choses formidables à partir de ce matériau, mais dans un cours basique, où le professeur n’est pas un chorégraphe, ce sont des morceaux épars que l’on apprend, du déconstruit en attente d’être reconstruit. En danse comme en littérature, la recherche n’a de sens que si l’on a une idée de ce qu’on veut trouver, ne serait-ce que pour se laisser surprendre par autre chose que ce que l’on pensait. Et c’est là que le contemporain a une qualité qui n’est pas inhérente au ballet classique qui a certes l’avantage d’avoir une forme toute trouvée mais l’inconvénient de présenter du déjà trouvé, déjà vu. C’est pour cela que je suis davantage surprise et émue devant une belle création contemporaine que devant un ballet classique mais que je préférerai quand même celui-ci, bon ou moins bon, à du contemporain qui n’est pas excellent.

Je me suis éloignée de la pièce de Jérôme Bel mais je pense que c’est ce qui fait tout son intérêt car ce n’est pas à proprement parler de la danse mais une chorégraphie, une écriture du mouvement, tracée par le danseur dont le mouvement principal est de se retourner sur sa pratique. Jérôme Bel se risque à questionner l’évidence et le fait avec beaucoup d’humour, comme le montre l’épisode de l’académique. C’est un costume dont il est unanimement admis qu’il n’est pas seyant (à moins de s’appeler Sylvie Guillem, et encore) et que l’on s’entête néanmoins à porter parce qu’il serait le plus à même de mettre en valeur le mouvement. Au détriment du danseur, qui en est tout de même l’agent. L’académique est un peu comme ces procédés stylistiques dont a raffolé le Nouveau Roman : très utile pour déplacer l’accent du personnage et de sa psychologie à la pratique artistique en elle-même, mais un peu trop collant pour ne pas finir pas être gênant. Cédric Andrieux exhibe ainsi devant nous l’un des spécimens les plus affreux qui soit : un académique corail imprimé batik. Le seul moyen de faire pire aurait été de le prendre en lycra brillant. Il va néanmoins le passer pour faire la démonstration d’une séance de travail avec Merce, où le danseur reste dans des positions impossibles en attendant que le maître égraine les positions suivantes. Tu m’étonnes après ça qu’ils aient des équilibres de dingue…

Cédric Andrieux énonce ce que dit Merce Cunningham, à la vitesse où il le dit, et se place dans l’espace comme il l’était dans le studio parmi les autres danseurs, même si cela le confine au fin fond cour de la scène : le vide autour de lui fait apparaître quelle est la place du danseur, d’un danseur au sein d’un groupe, comme le faisait la longue pose de Véronique Doisneau pour illustrer l’immobilité du corps de ballet lors d’un adage du Lac desli cygnes. Toute la pièce est pensée (et très bien pensée) pour faire éprouver au spectateur assis ce qu’est être danseur, jusqu’aux gorgées d’eau bues sur scène où je retrouve ce moment où l’on doit choisir entre reprendre son souffle ou se réhydrater… Tout est montré mais il n’y a pas de mise à nu. Ce serait impudique si l’on décidait de montrer les coulisses sur scène, ce qui n’est possible qu’à condition de placer le spectacle au centre. Or, c’est le travail en studio qui ici mis en scène, le métier d’un homme qui n’est représenté par un danseur que dans un second temps. Le danseur ne se met pas à nu, surtout pas quand il ôte son académique pour enfiler un jean : il accepte de se rhabiller. A compris que la recherche du mouvement comptait davantage que la perfection de la performance, dont Cunningham se désintéressait. Voilà un danseur contemporain.

 

Vu à la Cité internationale en compagnie de Palpatine.

1 Une anecdote achève de balayer le doute : son premier professeur, lorsqu’elle le voit arriver, qui dit
« OK… (un temps) Ce sera bon pour son développement personnel. »