Le ballet d’Astana, entre Wonder Woman, chinoiseries et néoclassique

Une demie-affiche dans le métro ; rien sur le site de la salle Pleyel ; une fin de répétition aperçue dans les studios d’Éléphant Paname : la venue du ballet d’Astana était pour le moins confidentielle.

Entre les invitations officielles et celles de la salle (privatisée ?), dont nous avons bénéficié via la balletomane connection, il semblerait que personne n’ait payé sa place. Loin de l’entre-soi attendu dans ces circonstances, le public est hétérogène et manifestement peu habitué à ces lieux : ça parle un peu partout ; on froisse un paquet de mouchoirs ou de gâteaux qui refuse de s’ouvrir ; un photographe arpente l’allée avec son trépied en plein pas de deux. La palme revient à notre voisin de devant, qui ne cesse de glousser comme un gamin de douze ans devant une scène de nudité qui le mettrait mal à l’aise. Le début du spectacle n’a pourtant rien de surprenant – le début, certes.

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La première pièce de la soirée et celle qui suit l’entracte sont de facture néoclassique. Love Fear Loss, pièce de Ricardo Amarante sur les thèmes des chansons d’Edith Piaf, ressemble à une idée de Maurice Béjart chorégraphiée par Helgi Tomassen. Trois pas de deux, corps athlétiques, costumes fluides (je veux bien la jupe orange fendue)… ne serait le type caucasien des visages, on pourrait se croire au San Francisco Ballet.


A fuego lento, du même chorégraphe, fleure le pastiche : c’est du Forsythe sur du tango. Les tours se terminent à la cheville, désaxés, le buste qui part en arrière, les pointes se font incisives, tchac tchac, on croirait voir le ballet de l’Opéra de Lyon dans Limb’s Theorem. De fait, cela fonctionne, le rythme est là, les danseuses assurent, et j’aurais bien pris un supplément du gringalet à la danse élastique (quatre danseurs pour une flopée de danseuses, on est bien loin de la parité).

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L’Héritage de la grande steppe, peut-être moins intéressant chorégraphiquement, l’est davantage sur le plan culturel. Ce pot-pourri constitué d’extraits de ballets qui nous sont inconnus et de pièces dédiées forme un fascinant creuset où le ballet classique (russe ?) s’aliène et s’enrichit de l’influence des danses traditionnelles kazakhes (chinoises ?). L’alliage est improbable mais il tient. Il a même un nom : l’ethno-ballet. Ce que je pensais une invention marketing de la danseuse-apprentie-chorégraphe croisée à mon cours de danse est en réalité un héritage bien vivant. Cela se sent : il ne s’agit pas de revêtir de riches costumes pour faire exotique, mais bien d’incorporer un état d’esprit et une gestuelle dans un art étranger pour le faire sien.

Cela donne par exemple un solo où la danseuse, au sol, reprend des ports de bras de la mot du cygne (une remontée sur le genou, la jambe en quatrième derrière rappelle aussi brièvement la bayadère), mais avec les coudes un peu trop pliés pour les battements d’ailes qu’ils sont censés suggérer. Peu à peu, cependant, le spectre du poulet s’éloigne ; on comprend que ces coudes pliés sont hérités de la danse traditionnelle, pour donner toute latitude au poignet. De même, les menés du cygne se fondent dans l’esthétique sinoïsante des pas très petits et très rapides, que l’on retrouve dans un tableau de groupe, qui aurait fait une affiche parfaite pour le palais des Congrès.

Les sept séquences permettent d’appréhender la diversité des influences, dont se dégagent deux tendances fortes : d’un côté, les chinoiseries, où de riches étoffes sont agitées par des poignets extrêmement souples et d’invisibles petites pieds qui transforment leurs belles en poupées à roulettes ; de l’autre, l’esprit guerrier, entre danses à la Akram Khan et démonstration mythologique qui transforme le corps de ballet en armée de Wonder Woman trottinant à travers les steppes. Féminité un peu précieuse d’un côté, girl power et empowerment de l’autre – celui-ci d’autant plus fort qu’il vient de celle-là ?

Découverte d’un style musical, aussi : d’habitude, les musiques folkloriques me tapent rapidement sur le système, mais la musique kazakhe a un côté planant qui rappelle par moments la composition de René Aubry pour Signes.

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L’ethno-ballet est certes déroutant, mais il se tient à distance du kitsch. On ne peut pas en dire autant du dernier ballet de la soirée, qui n’emprunte ni à la Chine ni à la Russie, mais… à l’Égypte. Palpatine a d’ailleurs rapporté avoir constaté moult pyramides dans l’architecture d’Astana. Nikolaï Markelov a chorégraphié Le Triomphe de Cléopâtre sur le Boléro de Ravel (c’est donc cela que j’avais aperçu à Éléphant Paname) : la future reine et sa sœur se défient et rivalisent de paillettes avec leur suite (l’une chasse l’autre en faisant flotter une grande bannière de soie, à la Rothbart) mais toutes sont assez rapidement écrasées par la musique. Un quart d’heures assez hallucinant, mais pas plus après tout que La Fille du pharaon remontée pour les Russes.

Au final, une soirée improbable, mais une bonne soirée.

 

Nijinksy, Neumeier & National Ballet of Canada

John Neumeier : le nom est gage d’intelligence, mais parfois aussi d’aridité. Les tarifs prohibitifs du théâtre des Champs-Élysées n’aidant pas, je n’avais pas pris de place pour son Nijinksy, interprété par le ballet national du Canada. Heureusement, les Balletomanes Anonymes ont négocié une réduction et je me suis résolue à faire ma rentrée balletomane pour la première du ballet, le 3 octobre (il était temps). Après moult hésitations, j’ai mis en application mon nouveau credo + de 28 ans « Voir moins mais mieux » et je me suis offert un premier rang de premier balcon – à peu près la seule manière de s’assurer n’avoir aucune tête devant soi dans ces maudits théâtres à l’italienne. Heureusement qu’il y avait réduction, donc, parce que je me suis sentie un peu mécène avec ma place de première catégorie dans un théâtre au tiers vide (si ce n’est plus). Un jour, le prince viendra et l’idée que, pour remplir (sans brader, qui plus est), on pourrait envisager de baisser le prix des billets ; en attendant, on justifie la cause par la conséquence et les tarifs par le remplissage qu’ils induisent.

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J’étais donc bien installée pour profiter. Plus de deux heures de spectacle. Je ne me suis pas ennuyée, mais mon attention a parfois décroché. La forme invite le spectateur au vagabondage : le ballet est une évocation poétique de la vie de Nijinsky, et ses divers rôles autant de réminiscences interprétées par des danseurs à chaque fois différents (offrant aux solistes masculins de belles occasions de briller). Le tout est structuré en deux parties, chronologiques de fait et thématiques d’esprit : le génie, d’abord, dans le cadre mondain d’une représentation en abyme, qui s’éparpille comme un kaléidoscope brisé ; puis la folie, sombre, intestine, massive, rythmée par une armée de torses nus en veste militaire.

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Tombés dans mon escarcelle mémorielle, je chérirai…

… l’immobilité de cette femme en robe rouge, Romola Nijinsky, qui retient le souffle de la salle (des deux salles, même) en se tenant un temps court, infini, contre les battants de la porte qu’elle vient de refermer sur une volée de cris (plus beaux trois coups qui soient)…

… la félinité ondoyante, incroyablement séduisante, de Francesco Gabriele Frola, glissé dans les pampilles de l’esclave d’or de Shéhérazade (j’aurais aimé le voir dans le rôle titre, cela a dû être quelque chose)…

… les mains d’Evan McKie, en Diaghilev, haut-de-forme, magnétique, de dos, un bras replié derrière, l’autre sur le côté, loin de lui, la main tendue comme un ordre, comme une offrande posée là et oubliée. Vaslav y répond, Vaslav la prend ; il vient se mettre sous sa caresse et son joug, la joue sous cette main dédaigneuse, quémandeuse et autoritaire…

… le pas de deux homo-érotique qui s’en suit…

… le vent qui surgit de l’éventail habilement manié lors de la traversée en bateau (je ne suis pas sûre que j’aurais compris que la barre était un bastingage si je n’avais pas encore en mémoire le film d’Herbert Ross – idem pour de nombreux éléments autobiographiques)…

… la luge d’enfant sur laquelle Romola traine son mari, un Nijinsky recroquevillé, retranché de la rationalité…

… les moufles noires de Petrouckha qui tambourinent-émincent l’air et les corps inertes…

… le corps en avant, la mâchoire hurlante et le cou éructant d’un Nijinsky debout sur sa chaise, à hurler sur son bataillon de damnés comme un général invectivant ses troupes (elles se déchaînent et culminent un instant dans un unisson terrifiant, avant de reprendre leurs litanies béjartiennes)…

… la sauvagerie dans les membres et le regard de Dylan Tedaldi, dans la variation qui a révélé le lauréat du prix de Lausanne (cela prenait déjà aux tripes ; avec un interprète d’une plus grande maturité, cela en devient haletant).

Le reste se perdra probablement dans une hésitation prolongée entre la licence poétique et les exigences du storytelling. La réaction des spectateurs présents lors du dernier spectacle de Nijinky, Diaghilev qui délaisse Nijinsky pour Massine, Romola qui trompe son mari avec le médecin de celui-ci… ces épisodes, superflus du point de vue poétiques, sont trop éloignés les uns des autres pour former une quelconque trame narrative – des morceaux d’histoire qui flottent et se perdent au milieu de motifs plus patiemment, plus ardemment brodés. Le long pas de deux entre Nijinsky devenu fou et son épouse, par exemple, semble moins nécessaire au ballet qu’à l’égalité des sexes, établissant par là le seul vrai rôle féminin d’un ballet essentiellement masculin – était-ce bien grave, pour une fois ? Qui plus est, le balletomane parisien étant majoritairement une balletomane, cela ne pouvait que servir le ballet national du Canada. J’en redemande, personnellement, même si je suis plus ou moins passée à côté de leur star, Guillaume Côté, dans le rôle titre – et pourtant, il n’a pas ménagé sa peine, en ont témoigné à plusieurs reprises les interjections de douleur de mes voisines alors qu’il se projetait dans des sauts désespérés et chutait tout son long.

Don Quijote de Cuba

La curiosité de revoir la salle Pleyel a joué au moins pour moitié lorsque j’ai racheté à Pink lady sa place pour Don Quichotte par le ballet de Cuba. J’entre : le grand hall d’accueil est inchangé. Je retrouve immédiatement mes aises  et, selon le parcours habituel, passe rapidement aux  toilettes du bas : les gens attendent toujours que la première rangée se libère sans soupçonner que la plupart des portes sont libres sur celle de derrière. Cela me réjouit intérieurement : rien n’a changé – sauf les sèche-mains, mais je peux tolérer ce changement. Pour fêter mes retrouvailles avec la salle, je dédaigne l’ascenseur et emprunte, toute guillerette, les escaliers blancs, volée de marches, foyer, vo-lée de marche, premier balcon, vo-lée-ée de marches, j’avais le souvenir d’être essoufflée, c’est bien ça, second balcon, enfin, j’entre et…

Trou noir.
La si lumineuse salle Pleyel a été entièrement repeinte en noir. Les sièges rouges moelleux ont été remplacés par des gris d’une épaisseur fonctionnelle, et le bois qui a été ajouté ça et là aux balcons n’a pas la teinte chaleureuse de l’ancienne scène. Adieu mes souvenirs éblouis et les projecteurs-chauve-souris au plafond quand je m’ennuyais : la salle Pleyel a désormais tout de l’auditorium rêvé dans les années soixante-dix par un maire de province farouchement égalitariste.  C’est moche et plus que moche : tristoune, et vieillot avant même d’avoir vieilli. Comble de ces travaux d’enlaidissement : ils ne nous ont même pas débarrassé des rambardes qui barrent la vue. Dépitée, je me coule dans mon fauteuil et cherche à caler la scène entre les deux barreaux.

Lorsque la salle défigurée disparaît avec les lumières, révélant une scène d’une taille heureusement décente (ayant phagocyté l’arrière-scène), l’ouïe prend le relai sur la vue et c’est pire que tout : non seulement le système de ventilation fait un bruit affreux (en soi un comble pour une ancienne salle de concert classique), mais les projecteurs installés de part et d’autre du second balcon émettent des sifflements insupportables, qui m’ont rappelé l’expérience malheureuse du concert en larsen majeur. (Au parterre, où je me suis replacée à l’entracte, on n’entendait *plus que* la ventilation.)

Rénovation de la salle : échec sur toute la ligne.
Quid du spectacle ?
Ma première réaction est malheureusement de penser que la nouvelle salle est tout à fait adaptée à la troupe qu’elle accueille, tout aussi vieillotte. Et je ne parle pas seulement de la production. On m’avait prévenu pour les costumes ; leurs dentelles de rideaux de cuisine m’ont finalement moins dérangée que les couleurs criardes de certaines productions russes de seconde zone (je suis injuste avec les Russes : toute américaine et de premier plan qu’elle soit, la Belle au bois dormant de l’ABT aurait très bien pu servir d’exemple repoussoir). Le kitsch de la production était dans le deal, aucun problème avec ça. En revanche, dans le deal, il y avait aussi la renommée de l’école cubaine : pendant tout le premier acte, je cherche en vain la fougue promise. Nous sommes dans Don Quichotte et pas le moindre accent bravache à l’horizon. Ça mouline à vide : les danseurs dansent parce que ça s’est dansé avant et ça se dansera après, sans se demander pourquoi. Moi si, je me demande ce que je fais là, pourquoi je viens voir ces ballets et si je n’entamerais pas ma sortie de la balletomanie.

À l’entracte, la poignée de balletomanes que je retrouve est enthousiaste. Serais-je devenue puriste, moi que l’arrache n’a jamais dérangée ? Je passe le deuxième acte, replacée au premier rang, à essayer de comprendre. Mon nouveau voisin balance des bravo à tout va, quand j’hallucine de découvrir IRL l’esthétique de la cheville boudinée et du pied vaguement tendu, jusque là uniquement rencontrée sur les photos du début du XXe siècle. Le corps de ballet féminin a le niveau de bonnes élèves de conservatoire régional en classe supérieure. Je repasse mon examen de fin d’étude avec la reine des Dryades et doute fortement que pouvoir m’y projeter soit une bonne chose pour le ballet. Peut-être m’empêchè-je d’apprécier ; il me faut y voir la preuve par l’absurde de ce que je me répète depuis longtemps : que je suis bien contente que les danseurs que je paye pour aller voir soient infiniment meilleurs que mon moi passé. Mais alors, plaindrai-je a posteriori les pauvres spectateurs venus voir le Don Quichotte amateur auquel j’avais participé dans le corps de ballet, à la fin d’un stage qui reste l’un des meilleurs étés de ma vie ? Nous nous étions tellement amusés… et je veux croire qu’au moins une partie des spectateurs aussi. Puis je n’ai pas envie de renoncer si vite à cette aubaine : être décomplexée à vie de mes arabesques décroisées et de mon en-dedans, ce n’est pas rien, quand même !

Les réflexes ont la dent dure et je dois me retenir très fort de ne pas persifler, mais clairement, l’envie se mêle au dédain. Dans toute l’ambiguïté du terme : jalousie primaire refusée-refoulée et désir pur de danser, qui prend finalement le dessus au dernier acte, lors de pas de deux du mariage. Les arabesques sont toujours décroisées, mais on s’en fout parce que ça danse enfin : les visages s’éclairent, les sauts s’épanouissent et les jambes se plantent dans les pointes destroy pour des équilibres improbables. Contagion-compassion de l’éclate : je ne vois plus des pieds patauds mais des chaussons sommaires usés par-delà leurs bords brodés ; ni plus les limites du corps, mais l’indifférence à leur égard (les limites) et la joie d’en avoir un (de corps). Oyez, olé, c’est apprécié de justesse.

Lightfoot, heavy heart

La triple bill du Nederlands Dans Theater 1 étant mon dernier spectacle de la saison, je peux le dire sans faire de plan sur la comète : c’était le spectacle de l’année.

Safe as Houses de Sol León et Paul Lightfoot s’ouvre sur trois Parques en costumes noirs, trois danseurs dont-une-danseuse qui, au bout d’un certain temps, mettent en branle un pan de mur blanc. Il pivote depuis le centre de la scène, comme l’unique aiguille d’une horloge aveugle. Elle égrène les danseurs en blanc, qui surgissent un à un sans que l’on sache jamais d’où, trop absorbé par le mouvement de celui qui tient son heure pour chercher à se gâcher la surprise. Le pan de mur, qui cause la disparition, autorise aussi le surgissement, en saut, en glissade, le temps comme fuite et comme appui, ça tourne, la vitesse venant non pas de la rapidité mais de la régularité, le pan de mur blanc tourne et fait surgir l’urgence qui court au cœur de la musique de Bach. Non pas les vides, le silence, mais la précipitation du vide et du silence qui arrivent, leur vertige. Safe as houses that are built and will collapse after us.

In the Event : dans le cas où, et en plein cœur de. Les danseurs sont massés autour d’un qui répète à toute vitesse toute saccade des gestes au-dessus du corps de la personne devant laquelle il est agenouillé. Catastrophe sans catastrophisme. La danseuse allongée s’est relevée-intégrée à la masse des danseurs dispersés-projetés-rassemblés en diagonale dans un éboulis de roche en fusion. La paroi rocheuse du fond ondule, parcourue de fissures orange-dorées, éclairs d’une tempête qui ne dit pas son nom, qui ne s’orchestre ni ne se bruite (curieuse musique d’Owen Belton). Cela se déchaîne dans la lenteur des corps courbés par d’autres, accableurs-protecteurs, dans l’œil du cyclone. (Et les canons jamais ne se font dominos, toujours s’entrechoquent, comme les particules d’une solution instable*.) In the event of a Crystal Pite’s choreography, quicky book your ticket.

Stop-Motion. Je ne sais plus ce qui se passe avant que les danseurs descendent avec un long tissu blanc puis se mettent à courir en sens inverse en soulevant un voile de poussière blanche, blanche comme l’émotion, la voix, la nuit dans la justesse des confidences (l’absence lunaire de Shoot de moon : présence-absence, nostalgie du présent). Tout commence là, dans cette fosse bac à sable de farine, arène du mouvement**. Le mouvement se projette et se dessine dans l’espace, rémanence visuelle de ces corps qui résonnent au-delà du geste. Tomber dans la farine, tomber amoureuse. Parcourir ces corps qui vivent s’apparente à parcourir un corps bien-aimé et bien connu de caresses. Juste il y en a tant, tant de singularités qui ne s’épuisent ni ne se comparent, même si, inévitablement il y a des sensibilités qui résonnent davantage, des respirations dans lesquelles on se coule, des corps que l’on emprunte, que l’on habite un temps comme eux nous habitent***. C’est cette qualité de mouvement où les corps s’étirent davantage qu’ils sont plus ramassés, denses, denses, denses, à vous faire frémir d’un simple pied tendu, alors que l’autre reste flex, prêt à être reposé au sol par le partenaire qui ne porte pas tant qu’il étreint. Cela danse, beau, grand, mais c’est dans le tarissement du mouvement que tout renaît : plus c’est petit plus cela résonne profondément, infime-intime. Au creux de. Comme la poignée de farine qu’une danseuse porte avec application dans la coquille précaire de ses mains, pour aller la déposer près de son compagnon allongé en avant-scène, et repartir, et revenir, avec l’arbitraire et le sérieux d’un enfant qui construit un château de sable, avec la démarche aussi, un, deux, trois, quatre petits tas de sable blanc. Noir. Rideau. Stop-Motion. Please repeat.

 

(Je pose là comme aide-mémoire à mes démarches le nom des danseurs que je compte demander en mariage :

  • Prince Credell, dont je ne suis pas surprise d’apprendre qu’il est passé par Ailey (et chez Jacoby and Pronk, hey),
  • Roger van der Poel, définitivement mon favori sur scène (même si moins sur Instagram), vif, élastique, dense, magnifique couple avec Juliette Brunner,
  • Juliette Brunner, la danseuse aux tas de sable, d’une beauté ahurissante,
  • Jorge Nozal, le Georges Clooney de la danse, suave et intense,
  • Marne Van Opstal, qui danse encore plus grand qu’il est grand et confirme qu’il y a un truc avec les rouquins dans le monde de la danse.)

 

* Il faut montrer ça à Thierry Malandain.
** Et origine de tant de photos !
*** En avant-scène dans Safe as Houses, un danseur allongé danse immobile, tant sa cage thoracique se soulève et s’abaisse, haletante.

Corsaire pirate

La venue du ballet du Capitole au théâtre des Champs-Elysées était pour moi l’occasion de voir sur scène mon amie V., que je n’avais pas vu danser depuis dix ans *hem*, depuis le début de sa carrière, en fait, alors qu’elle commençait à tourner avec Europa Danse. Autant vous dire que je n’étais pas hyper concentrée au début du Corsaire, scrutant chaque danseuse aux jumelles pour essayer de la retrouver. Je n’en avais pas besoin : je l’ai reconnue immédiatement à l’œil nu lorsqu’elle est entrée à la scène suivante avec le reste du corps de ballet. Quand vous avez danser plusieurs années aux côtés de quelqu’un, vous reconnaissez immédiatement sa façon de se mouvoir. Toujours ce côté pinch of salt, hop, comme si rien, jamais, n’était difficile ou envahissant. J’étais fière, quand même, un peu.

Ajoutez à cela que la place était le second volet de mon cadeau de Noël (bah quoi ? faut faire durer le plaisir) et vous comprendrez que, au premier rang de balcon avec Mum, je ne pouvais que passer une bonne soirée. J’ai été un peu surprise, du coup, en découvrant après que pas mal de balletomanes n’étaient pas emballés à l’exception notable des Balletonautes). Mais cela fait sens : à attendre LE Corsaire, tel que présenté l’année dernière par l’English National Ballet, on pouvait effectivement être déçu. Kader Belarbi propose un Corsaire dépouillé du kitsch, de la virtuosité tape-à-l’œil et du bazar narratif qui le caractérise d’ordinaire. Il a éliminé des personnages, sabré des divertissements et réagencé le tout, jusque dans la partition. Le résultat : plus vraiment de Corsaire mais une pièce de danse continue où pas une seconde on se demande qui est cette nana en tutu et si c’est bien la même que tout à l’heure, ni qui a comploté quoi avec qui pour quelle raison. Cela se suit comme une pièce de théâtre : la pantomime et la danse appartiennent à un même monde sans couture, la pantomime se dissolvant dans la danse et le divertissement s’effaçant de celle-ci.

Cette approche fondamentalement me séduit en ce qu’elle participe d’un désir de redonner du sens à la danse, de réinvestir sa technique classique en vecteur d’expression contemporaine. Quelque part, quoique dans un style différent, c’est aussi ce que cherchait à faire Jean-Guillaume Bart avec sa Belle au bois dormant. Ces relectures en sont à peine : l’angle de vue, qui chercherait à faire saillir une signification ou à en imposer une nouvelle par surimpression, compte moins que la continuité de la trame narrative : il faut renouer avec la cohérence pour qu’une multiplicité de sens reste offerte au spectateur, sans être figée dans une tradition qui l’évacue. Il s’agit moins, en somme, de relire que de rendre lisible. Et si cela peut décevoir le balletomane*, qui se fiche pas mal de lire ce qu’il connait par cœur, cela me semble en revanche une excellente formule pour les autres, pour tous ceux qui aimeraient aimer la danse et se trouvent rebutés par les divertissements sans queue ni tête, hermétiques à la virtuosité dont il voit le balletomane s’enivrer (on ne va pas se mentir, c’est aussi sympa un shoot de temps en temps).

L’approche, donc, me plaît bien. Je n’en reconnais pas moins que la réalisation comporte des maladresses, dont une particulièrement malaisante (peut-être parce qu’elle nous renvoie inconsciemment à la part nauséabonde de l’orientalisme, que Cléopold nomme pudiquement « violences fantasmées »**). La belle esclave n’est plus cette beauté espiègle qui fait tourner le sultan en bourrique, c’est une beauté tragique, emprisonnée et… violée, sur scène. C’est un parti pris qui peut se défendre. Mais à ce moment-là, il faut embrasser le drame. Or on enchaîne, avec un tempo proprement comique, sur une scène d’amour lyrique où le corsaire, introduit dans le harem par la favorite, reproduit certains portés à l’identique. Malaise. En s’attaquant à ce ballet bric-à-brac, Kader Berlarbi a songé à la cohérence de la narration, mais non à sa tonalité. Du coup, le formidable travail effectué sur le livret a tendance à souligner l’inconstance des registres, comme cet épisode où une articulation proprement comiques ressurgit en plein drame (pour une fin tragico-épique).

Il ne manque pas grand-chose, pourtant, pour que cela fonctionne. Le personnage de la favorite, par exemple, est joliment travaillé (et interprété – par une danseuse dont je n’ai malheureusement pas le nom). Le peu de danse stricto sensu qui lui est dévolu montre la marge de manœuvre étroite qui lui reste, aidant la belle esclave à retrouver le corsaire pour mieux la discréditer auprès du sultan – stratège mais pas inhumaine. Le chapeau à corne rebiqué dont elle est affublée est absolument parfait : tout à la fois cocue, magicienne et bête à corne féroce dans sa charge. Les costumes, d’une manière générale, sont aussi sobres que bien pensés (V. m’apprendra à la sortie qu’Olivier Bériot est notamment le costumier de… Luc Besson !) et les décors de Sylvie Olivé sont raccords, tout dans l’épure et la suggestion. Le tout servi par une troupe qui danse d’une même énergie malgré (grâce à ?) des origines très diverses, Natalia de Froberville et Ramiro Gómez Samón en tête, aussi bons dans la danse narrative que dans le morceau de bravoure du pas de deux, conservé intact et justifiant probablement de ne pas renommer ce Corsaire piraté.

Espérons que la troupe revienne bientôt – et avec un orchestre : les épisodes épiques s’arrangent mal d’une bande enregistrée, franchement désagréable ici et là. Au prix des places vendues par le théâtre des Champs Élysées, c’est plus que limite.

À lire : l’interview de Kader Belarbi sur Danses avec la plume

* Kader Belarbi a pourtant réservé des gourmandises au balletomane, notamment une scène de rêve avec des odalisques-Willis.
** Pour le reste, l’exotisme est très bien dosé, avec une touche d’humour (petit déhanché sur pointes et sur plié) et quelques derviches comme caution spirituelle.