Mondrian figuratif

Je n’avais aucune idée de ce à quoi les tableaux de Mondrian pouvaient ressembler sans carrés jaunes, rouges et bleus à l’entrecroisement de lignes noires, mais l’affiche était engageante. Intrigante même : comment passe-t-on de l’un à l’autre, d’une jeune fille et de coups de pinceaux flamboyants, à une géométrie rangée dans l’abstraction ?

L’exposition joue du contraste sans apporter vraiment de réponse. J’apprends cependant que le peintre n’a pas été de l’un à l’autre dans une évolution linéaire : certes, l’abstraction émerge peu à peu du sujet (on peut s’amuser à lire entre les branches des arbres un futur antérieur), mais abstraction et figuration coexistent dans la pratique du peintre au-delà d’un temps de transition. Rodé au carré, il a ainsi continué de peindre des aquarelles fleuries chaque matin pour se délier la main, sans que cela soit bien clair : gamme du peintre ? gagne-pain auprès d’un public moins averti ? plaisir distrayant ? Il semble pourtant envisager et construire son œuvre dans l’abstraction et finit par envoyer bouler son mécène, qui voulait lui commander un portrait plus traditionnel : il n’a plus le temps pour cela (mais pour peindre des fleurs, si, manifestement).

Autoportrait, 1918
Le figure du peintre devant un de ses tableaux géométriques est un exemple flagrant de coexistence entre abstraction et figuration.

Peut-être aussi la dichotomie figuration-abstraction importe moins que la poursuite d’une expression personnelle, à laquelle toute commande vient faire obstacle. Mais j’ai du mal à entrevoir ce que le peintre s’ingénie à cerner par des moyens si différents. La lumière ? Elle disparaît peu à peu dans la couleur. La texture de toute chose ? Voilà qui est bien vague, bien utopique. Mais c’est la seule piste qui nous est suggérée, et à y bien regarder, peut-être les premiers carrés rouges-roses-orange constituent-ils une tentative pour restituer la matière des moulins devenus délirants de couleurs, comme un zoom pixelisé ? J’ai été étonnée par le seul tableau typique de ce qu’évoque le nom de Mondrian ; habituée à le voir décliné comme motif vectoriel sur des robes, des tasses, des plateaux, je ne m’attendais pas à voir des coups de pinceaux apparents, des carrés constitués de lignes, laissant transparaître le canevas. Une trace de vibration ? Elle ne me touche plus, mais du mois pourrais-je ainsi la comprendre.

Montage barbare juxtaposant sans tenir compte de l’échelle : Moulin dans la clarté du soleil (1908), Moulin (1911) et Composition avec grille 8 : composition en damier aux couleurs foncées (1919) .

Là on ça vibre le plus, pour moi, n’est pas dans l’apogée géométrique, ni la période quasi-impressionniste qui précède (le procédé se ressent comme tel, masque la vision), mais celle qui suit les tout débuts, quelque part entre les poils de lapin épatants de tradition et les moulins écarlates. Alors que j’aime passionnément les couleurs vives, chaudes et saturées, ce sont les toiles les plus sombres qui m’ont happée ; le peu de couleurs qui subsistent font davantage vibrer l’image que les plus vifs aplats (il n’y a plus rien à apercevoir sous le soleil de midi qui écrase tout, tandis qu’il n’y a pas plus dansant que des ombres…).

Rétrospective express de mes tableaux préférés de l’exposition :

Crépuscule, 1906
La palette m’a immédiatement fait penser à l’illustrateur Arthur Rackham. Ce clair de lune diffuse une lumière incroyable…
Autoportrait, 1908
Un regard qui fait pop, non ?
L’arbre gris, 1911
Entre barbelés et vitrail…
Ferme près de Duivendrecht, 1916
Aucune reproduction ne rend justice à la luminosité incroyable de ce tableau. Cela flamboie sur l’eau et dans les branches, qui ne sont pas peintes sur le ciel, mais le ciel sur elles, comme si les couleurs se prenaient aux branches…

L’exposition Mondrian étant organisée par le musée Marmottan, mon coup de cœur aura été… pour Berthe Morisot, exposée à l’étage dans les collections permanentes du musée.

Non mais la douceur et la vitalité (et le doudou !) de cette enfance…
Les couleurs de la reproduction sont un peu ternes. En réalité, cela vibre de puissance et de douceur. J’adore la manière dont le mouvement naît de la dissociation entre les lignes (position haute de la main) et la couleur (le bougé du bras). Et l’auréole de douceur qui fond le décor autour de sa silhouette, le visage rehaussé d’un fin trait…

En dos majeur

Back Side, dos à la mode, l’exposition hors les murs du Palais Galliera sur le dos dans la mode me faisait de l’œil, puis le temps est passé, j’ai failli ne pas la voir et je l’ai vue in extremis, le dernier jour, en compagnie d’Eli. J’avais pris mon appareil photo, pour ne pas être en reste, et c’est par le biais de la capture que je l’ai appréciée : tourner autour des mannequins et des sculptures (l’exposition est organisée dans le musée Bourdelle), essayer des angles, des cadrages est une manière extrêmement ludique de chercher à voir.

Voir que les mannequins sont bien cambrés, par exemple :

Sans cela, la visite aurait pu être un brin décevante : il y avait de beaux modèles parmi les pièces exposées, mais pas de quoi arriver à satiété esthétique, cependant que le propos, au prisme original, soulevait plein de pistes excitantes pour les neurones sans creuser plus que ça. On a ainsi, pêle-mêle :

  • le dos comme verso caché, parent pauvre du gilet d’apparat pour l’homme d’autrefois : ornementé devant, il est bâti avec un tissu style doublure derrière ;
  • le dos comme partie du corps qui nous échappe, là où s’attachent les camisoles de force, où se (dé)zippent les robes et où s’attarde le regard érotique, prédateur à l’insu de sa proie ;
  • le dos comme détournement de la censure hollywoodienne, cachant les seins que le public n’aurait su voir avec des décolletés dorsaux allant jusqu’à la raie des fesses (tout de suite le volte-face fait de l’effet, fut-il un volte-dos : la chute de reins vaut bien une paire de seins, et même davantage, à en croire l’usage du mot lordose découvert à l’écriture de cet article Oo) ;
  • le dos comme zone érotique exotique (les cartels des robes de couturiers soulignent que certains décolletés dorsaux sont d’inspiration japonaise ; j’aurais bien aimé en savoir plus : est-ce à cause du nœud de la ceinture du kimono ? Mais il n’est pas là question de peau dévoilée… Ou alors c’est une manière d’érotiser le dos en tant que tel, et non la silhouette de dos, c’est-à-dire le cul ?),
  • le dos comme support à message, publicitaire, humoristique ou politique, avec le T-shirt à slogan ou signal d’appartenance, qui se réapproprie ce qui échappe pour en faire une surface de réclamation identitaire…

Cette dernière section a bon dos, c’était vite fait : un pêle-mêle de photos et mannequins, qui a pour lui de tenter de compenser vite fait le déséquilibre mode féminine-mode masculine. Parce que bizarrement, hein, le dos qui en se dénudant échappe à son propriétaire et s’offre au regard, ça vaut surtout pour les femmes… et les gays, avec un formidable costume 3 pièce de face, SM de dos (Mireille Darc peut aller de rhabiller). Mais sublimé par Jean-Paul Gaultier, avec un imper impecc’ de face, décolleté de dos façon guerrière qui n’a pas froid aux omoplates, s’en plaindrait-on ? (Non.)

Robe de Jean-Paul Gauthier, le modèle préféré d’Eli et peut-être bien le mien aussi

D’autant que le couturier redonne la main à son modèle avec les boutons devant – exit la fermeture dans le dos, qui oblige la femme moderne sans habilleuse à se contorsionner, lui rappelant les siècles où elle fut une mineure vestimentaire (cela m’a immédiatement fait penser à la scène de Titanic où la mère de Rose sermonne sa fille en lui laçant son corset ; James Cameron expliquait dans une interview qu’à la base, cela devait être l’inverse, Rose devait aider sa mère à s’habiller, mais il est vide apparu que lui serrer la vis en lui serrant le corset était symboliquement plus efficace). Bref : au combat féministe pour les poches, ajoutons sans tarder celui des fermetures éclair devant ou sur le côté !

Faux faux-cul : le dos dans la mode, c’est aussi le cul.

L’exposition, peut-être pas aussi aboutie qu’elle aurait pu l’être mais plaisante à grappiller, a eu le mérite de me faire découvrir le musée Bourdelle, où je n’avais jamais mis les pieds. Les sculptures à elles seules ne m’y auraient pas décidée, mais l’endroit s’avère charmant, avec ses espaces intérieurs-extérieurs : l’atelier de sculpture (<3) séparé de l’atelier peinture, tous deux autarciques comme des cabanes d’enfant, et le jardin comme un patio, avec une coursive en extérieur à l’étage (ce genre d’architecture sent le Sud, ça appelle le soleil – forcément j’aime). Au détour du parcours, une ou deux sculptures me happent un instant ; de là à parler de dialogue entre mode et sculpture, il ne faut peut-être pas charrier, mais la juxtaposition a la charme de la sérendipité… et le commissaire de l’exposition, un sens de l’humour certain.

Pigeon, vole ! Angelot, vole ! Thierry Mugler, vole !
– Mais ça se met dans quel sens ? C’est bizarre, non ?
Cas de centaure perplexe.
(Cela me rappelle la fois où je m’étais fait faire une coupe de cheveux asymétrique : les gens penchaient la tête sans s’en rendre compte, comme pour rétablir le niveau à bulle.)
D’une manière générale, on a beaucoup la tête penchée chez Bourdelle – en tous cas les statues qui m’ont interpellée. Petit crush pour cet Orphée-like câlinant son épaule endormie.
Rare qu’un buste ait la tête penchée. Cela lui donne une austérité plus émouvante que l’autorité des bustes bien plantés. (Accessoirement, c’était un intellectuel poète polonais, suicidaire ou rescapé des camps, je ne me souviens plus bien, mais il y avait de quoi être abattu.)

Pour finir sur une note moins austère, pluie de paillettes sur vos lombaires !

Tout en or

Titre de l'expo avec une police de caractère composée de lettres capitales dorées en relief
Je ne sais pas si c’est le syndrome mariages et anniversaires de trentenaires, mais j’ai l’impression de voir des ballons gonflables plus que des lettres gaufrées – Mum penche pour du Jeff Koons. Dans un cas comme dans l’autre, cela donne le ton.

L’exposition Toutânkhamon installée à la Villette s’articule autour de deux pôles d’identification : vous pouvez au choix vous imaginer pharaon ou égyptologue. La première partie de l’exposition est consacrée à la mythologie, chaque objet étant l’occasion de détailler le parcours du pharaon dans l’au-delà – un parcours assez confus, qui tantôt paraît ne devoir avoir lieu qu’une seule fois (avec des monstres à occire sur le chemin), tantôt s’inscrit dans la récurrence des jours et des nuits (l’esprit du pharaon quitterait la tombe chaque nuit sous la forme d’un oiseau). La seconde partie retrace rapidement les découvertes d’Howard Carter : les cadastres rayés au fur et à mesure des fouilles ; la photo du gamin chargé du ravitaillement, qui a buté sur la première marche menant au tombeau ; l’ellipse temporelle de dix ans, pour sortir et répertorier plus de 5000 objets – avec une guerre au milieu… Une dernière salle explique les découvertes plus récentes, grâce à des analyses ADN notamment : le pharaon n’est pas mort d’un coup à la tête, comme on l’a longtemps soupçonné, mais d’une piqûre de moustique – paludisme ou malaria selon les panneaux (j’ignorais qu’il s’agissait d’une seule et même maladie). (Je me demande à présent si un semblable laxisme dans la synonymie n’expliquerait pas la similarité entre le calcite et l’albâtre…)

Deux statuettes avec des coiffes égyptiennes, bras croisées devant elles, jambes fondues l'une contre l'autre
Petit kiff pour les chaouabtis (photo de Vincent Nageotte) – pas les statuettes en elles-mêmes, mais le concept de réalité augmentée : dans l’au-delà, ces représentations étaient censées devenir des esclaves en taille réelle (cela m’a fait penser aux monstres sanguinaires à la fin du premier volet d’Hunger Games, modélisés avant d’être poussés à l’existence à l’intérieur de l’arène). Une statuette pour chaque jour de l’année, chaque mois de l’année, et quelques contremaîtres pour chapeauter le tout ; ça paraît un bien meilleur deal que les 99 vierges de l’au-delà musulman.

L’histoire est le parent pauvre de l’exposition : il faut attendre d’avoir parcouru les trois quarts des salles pour voir un arbre généalogique – ce qui n’est pas du luxe sachant que Toutânkhamon a épousé sa demi-sœur… qui devait avoir accès au trône et pour qui pas mal d’objets avaient été préparés. De cela, les cartels ne pipent mot : il fallait avoir sous la main sa Mum pour vous l’expliquer, d’après un reportage visionné sur Arte. Quand elle me raconte cela près d’une statuette dorée censée représenter le pharaon, tout le monde autour de nous tend l’oreille et remarque subitement que le pharaon a des hanches et, oh ! des seins ! Piquer les objets des pharaons précédents, réels ou pressentis, était apparemment une pratique courante ; on grattait le cartouche du précédent pour y faire inscrire le sien et ni vu ni connu je t’embrouille. Cela fait sens quand on voit la richesse des objets, le travail titanesque que cela représente, et le laps de temps relativement court pour les créer : monté sur le trône à neuf ans, Toutânkhamon meurt dix ans plus tard… Paye ta légende.

Statuette dorée avec la couronne de la Haute-Egypte, un sceptre, des hanches, un peu de bidou et… des seins.
Pépère, le cartel indique : LE pharaon (photo de Vincent Nageotte).
Sinon, j’adore la couronne qui semble une parfaite courbe de Béziers… et, plus largement, la coexistence de deux pôles graphiques qui m’ont toujours semblé opposés : la pureté des lignes et la complexité de l’ornementation.

La carence historiographique s’explique probablement par ce qu’elle fait apparaître en creux : le pharaon le plus connu du grand public s’est moins illustré par son règne que par les richesses avec lesquelles il a été enfoui. Quelles richesses ! J’ai accompagné Mum voir l’exposition parce qu’elle trépignait de revoir les objets découverts enfant ; j’étais plus curieuse de voir son enthousiasme à elle que les objets qui le suscitaient. Je ne sais pas pourquoi, je m’attendais à pléthores de vases et poteries mi-cassés mi-dorés, de statues en terre cuite et de bijoux sans fantaisie… rien de tout cela. Je ne sais pas si les objets ont ou non été restaurés, mais cela brille de partout et l’on cède rapidement à l’émerveillement, mettant de côté toute réticence au bling-bling : ce sont des statuettes en bois recouvertes de feuilles d’or (des statuettes en bois de trois mille ans, en bois !) ; des bustes en calcite, vibrant de lumière (bref réveil de la très éphémère passion pour la géologie de mon enfance) ; des bijoux, des armes ciselés, d’une grande complexité ornementale… partout ou presque un travail de sculpture, d’orfèvrerie et d’ébénisterie incroyable. Contrairement à ce que j’aurais imaginé, les objets exposés s’apprécient en eux-même, indépendamment presque de tout contexte : ce ne sont finalement pas tant des explications historiques que je désirerais trouver dans les cartels, que des informations concernant les matériaux (certes énumérés) et leur travail.

Scupture de profil
Sculpture en calcite (photo d’Aurélien Morissard)

Alors, aller voir l’exposition ou non ? Si vous y allez, il faut que cela soit pour les objets (qui ne sortiront plus d’Égypte une fois que l’expo itinérante aura achevé son tour du monde) et non pour le propos. La scénographie tient plus ou moins compte de l’affluence des visiteurs (le grand public n’a jamais si bien porté son nom) : les objets sont exposés dans des vitrines autour desquelles on peut tourner ; les cartels, répétés de deux côtés ; et des textes plus généraux, plus ou moins inspirés, installés au-dessus en hauteur. Reste que les myopes ne doivent pas oublier leurs lunettes, parce que le corps de police n’est pas bien grand ; et qu’il faut parfois jouer au paléontologue lorsque l’espacement entre les mots est si réduit qu’on a l’impression de se trouver face à une stèle latine. Je serais curieuse de voir ce que l’expo donne à l’étranger, pour confirmer ou infirmer cette impression que c’est globalement bien conçu, mais pas hyper bien adapté…

I lock the door upon Khnopff

I lock the door upon myself

En rentrant de Hong Kong, dans le métro parisien, une affiche m’a sortie de mon abrutissement : une exposition sur Khnopff ! Dès que j’ai pu en faire une capture, je l’ai envoyée à Melendili, avec qui j’ai découvert ce peintre symboliste au lycée, à l’occasion de nos TPE sur l’image de la femme au tournant du XIXe siècle. J’étais assez excitée à l’idée de voir en vrai I lock the door upon myself, le tableau qui nous avait tant intriguées… et c’est probablement celui qui m’a le moins marquée de l’exposition organisée par le Petit Palais. Je n’y vois plus autre chose que mes rêveries adolescentes passées.

L’Art ou Des caresses

Expérience similaire pour l’autre tableau célèbre de l’artiste : L’Art ou Des caresses. J’aime beaucoup le double titre, l’image en creux du tableau qu’on caresse du regard, encore et encore, mais je ne vois plus rien dans celui-ci – ou peut-être le décor, la luminosité autour des colonnes, qu’on ne voit jamais dans les reproductions. C’est une esquisse préparatoire qui ravive mon regard : le jeune homme y a un regard bien plus dur que dans le tableau final, et la caresse se charge de dangerosité, davantage endurée que consentie.

Étude préparatoire

Après le lycée, c’est la prépa qui ressurgit, avec un dessin de petite dimension sur La Poésie de Mallarmé. Les fleurs qui encadrent le visage me font immédiatement penser à de l’écume, et des vers me reviennent, pures sonorités depuis longtemps détachés de l’éphémère sens qui s’y était révélé lors d’une explication de texte (un poème de Mallarmé, quelque part, c’est une version latine présentée comme une énigme du journal de Mickey ; il faut « juste » remettre de l’ordre dans la syntaxe – après quoi cela n’a plus grand intérêt).

Dessin La Poésie de Mallarmé
La Poésie de Mallarmé

À la nue accablante tu
Basse de basaltes et de laves

Quel sépulcral naufrage (tu
Le sais, écume, mais y baves)

Affiche de l'exposition

Plus que par les peintures célèbres, j’ai été bien davantage fascinée par les visages dessinés sans qu’on en voit les traits, qui surgissent de nulle part comme une photographie dans son bain, en train d’être révélée. Ou plutôt le visage, au singulier : car c’est toujours celui de sa soeur, Marguerite Khnopff, que le peintre reprend encore et encore. Il y a la commodité du modèle qu’on a sous la main, une soeur qu’on déguise et qui veut bien poser, se faire photographier ; et tout de même la bizarrerie, sinon le malaise, du modèle qui devient obsession. Cela laisse augurer une drôle de psyché chez l’homme. L’oeuvre bénéficie en revanche de cette reprise inlassable : loin de désacraliser les oeuvres, elle travaille au mystère ; de tableau en tableau, ce même visage androgyne devient presque un masque, celui de tous les visages, d’homme, de femme, d’être fantastique, nimbés d’une même aura préraphaélite. Marguerite n’est plus qu’un des éléments pris dans un éternel retour, avec la figure d’Hypnos (l’aile à la place de l’oreille, qui doit faire un super masque anti-lumière si on la replie devant les yeux) et une cercle d’or, accroché au mur comme un miroir ou une assiette dans les portraits de sa soeur encore, ou d’enfants ; et dessiné au sol dans son atelier : Khnopff posait son chevalet en son centre.

Portrait de Marguerite Khnopff,
avec le fameux disque d’or à gauche
(un petit côté Whistler / Sargent, non ?)

L’exposition ne cherche pas midi à quatorze heures : les cartels pointent les symboles et, plutôt que de se lancer dans la surinterprétation, concluent au mystère. Cela pourrait être décevant, et cela ne l’est pas : les échos qui surgissent des oeuvres rassemblées en renouvellent la vision, paisiblement encouragés par une scénographie aussi discrète que travaillée. C’est un décor dans lequel on évolue, tout de bleu et blanc, à l’exception des titres dorés – le sens du détail poussé jusqu’à utiliser la même police dorée pour marquer une porte sans issue. Il est plaisant de s’y promener, de se laisser surprendre par un miroir comme un écho au disque doré des tableaux, et de retrouver ce dernier au sol dans une reconstitution de bibliothèque, où s’est déroulé un concert de chant et de harpe tandis que nous étions encore de l’autre côté de la cloison. On comprend mieux rétrospectivement la première salle consacrée à la maison – pas dégueu – de l’artiste. J’ai un doute sur le paon empaillé traité comme une sculpture, mais je prends sans hésiter le demi bow-window et les ateliers lumineux.

Vous avez jusqu’au 17 mars pour aller voir l’exposition : ne la manquez pas ; la dernière date d’il y a 40 ans !

Peindre le bonheur

Vendredi, j’ai rejoint Mum à Versailles d’où nous sommes parties en voiture pour Giverny. La route sous le soleil d’automne reléguerait presque l’exposition au rang de prétexte, tant les couleurs vous mordorent le coeur. N’ayant pas trouvé mes lunettes de soleil au moment de partir de chez moi, j’ai emprunté à Mum le décalque blanc des siennes noires, avec leur film Instagram intégré – l’automne telle mère telle fille sur les routes de Normandie. Le bien que cela fait de voir l’horizon…

Cela faisait une éternité que je n’avais pas fait une exposition avec Mum ; j’en avais presque oublié la joie. Cela ne fait aucun pli pourquoi j’ai hérité de ses goûts picturaux : je ne les ai pas hérités comme un bagage culturel ; elle m’en a transmis le goût au cours d’expositions visitées de manière bien personnelle, en s’extasiant devant tel ou tel trait, qui vibre, qui parle (dans une exposition Camille Claudel, elle fait les causeuses en se recroquevillant et en chuchotant dans des échos d’onyx)… et en passant sans pitié sur les tableaux qu’elle juge peu réussis. Et là, il a changé de voiture. Ce n’est pas parce que c’est accroché qu’il faut aimer.

Dans l’exposition d’Henri-Edmond Cross présentée au Musée des impressionnismes, ce sont avec les Blanchisseuses en Provence et leur palette très Puvis de Chavanne que je retrouve ces plaisirs de gourmandise partagées ; comme lorsqu’on déguste ensemble des gâteaux, se dire le plaisir de ce qu’on goûte le décuple. J’aime la lumière pâle qui transperce les pins, les brindilles suggérées par des traits à la limite de l’abstraction, et me sens synesthésiquement obligée de faire la bande-son des grillons. Kssss, ksss, kssss.

Je tombe ensuite en fascination devant un paysage provençal pointilliste à l’arrière-plan éclatant, tandis qu’une dame au premier plan se met à causer avec nous de l’exposition, de la valeur des oeuvres et de que sais-je encore – une conversation partagée entre la gaité de l’échange inopiné et la crainte de ne plus pouvoir se soustraire au flot de paroles. Nous restons là un certain temps, et le tableau s’imprime lentement dans ma mémoire, comme un transfert sur un T-shirt.

Paysage provençal (l’image est minuscule, mais reproduit mieux les couleurs que les autres que j’ai pu trouver).

Le recoin qui abrite les aquarelles du peintre me permet de deviner le sens de ce mot croisé un peu plus tôt et qui m’amuse tant : vermiculé. Ce ne sont plus les points qui font frémir les toiles, mais les trous qui laissent apparaître le papier entre les vermicelles enculés de couleur – l’aquarelle noodle. Cela fonctionne très bien pour les frondaisons des arbres et, d’une manière générale, j’aime beaucoup les arbres du peintre. Bonjour, j’aime beaucoup vos arbres. Les feuilles de palmier estampes, les couleurs touffues, le pin dragon qui vole au-dessus d’une ferme…

Des pins vermiculés, donc.

Petit enfant sur la plage (et son arbre vermiculé)

La Ferme (soir). Vous aussi, vous voyez le dragon volant ?

Les expositions du Musée des impressionnismes sont petites mais bien faites. On en ressort l’appétit gai et les jambes légères. J’aime pouvoir, en quelques salles, traverser l’oeuvre d’un homme et voir se dessiner des périodes, des hésitations stylistiques. C’était particulièrement visible dans l’exposition consacrée à Signac, et on le voit aussi un peu ici : dans la palette de couleurs, pâles au début, criardes à la fin (« montée en puissance chromatique » dixit le panneau introductif), et le trait, qui oscille entre l’aplat invisible, le vermicelle et le point plus ou moins gros, parfois carré. Comme souvent dans le pointillisme, c’est plus ou moins réussi selon les toiles et la densité des points : écartés, ils donnent l’impression d’un remplissage mécanique ; en essaims, ils se mettent à vibrer, à faire vibrer les couleurs, et c’est alors, souvent, la Provence de mes étés d’enfance qui se lève devant moi. Les paysages de prédilection des impressionnistes, la période picturale préférée de ma mère, ceux et celles qui me parlent… c’est tout un, quand j’y pense.

Pour passer dans la dernière salle, on contourne un groupe d’enfants allongés par terre devant une feuille polycopiée et des gommettes : la plupart remplissent leur arbre de gommettes éparses comme ils rempliraient aux feutres un espace délimité par les gros traits noirs d’un livre de coloriage (certains ont d’ailleurs arrêté les gommettes pour accélérer le processus et finir aux pastels) ; l’un d’eux en revanche, plus patient ou perspicace, s’attarde sur le feuillage de son arbre en superposant une myriade de gommettes jaunes, vert clair et vert foncé. Du pointillisme en gommettes. Lui, il a tout compris. (Les médiateurs organisant ces ateliers aussi.)

Avant de partir, nous passons par la salle d’exposition bonus, en sous-sol, où se trouvent exposées les oeuvres très dorées d’Hiramatsu Reiji, un peintre japonais qui répond au japonisme de Monet en s’emparant du motif des nymphéas. C’est très graphique, à la limite des arts décoratifs ; je verrais bien ça sur un kimono… ou des tote bag à la boutique.

La nuit commence à tomber lorsqu’on repart, en rendant au serveur son chocolat liégeois sans liégeois, avec du Nutella fondu en guise de chocolat. Le passage à la boulangerie du coin efface la déception, et l’on finit de peindre le bonheur sur nos bouches barbouillées de miettes.

 

Affiche de l'expo : Henri-Edmond Cross, peindre le bonheur

L’exposition est désormais finie, mais pour vous faire une idée des tableaux présentés, vous pouvez consulter ce blog (les gens qui photographient sans regarder ni les tableaux ni les gens devant lesquels ils se plantent ont tendance à m’exaspérer, mais il faut bien avouer que c’est commode quand il s’en trouve un dans le lot pour ensuite tout mettre en ligne et permettre de retrouver facilement ses tableaux préférés).