New York : musées et mise en scène

9/11, le mémorial

Il n’y a pas à dire, quand il s’agit de mise en scène, ils sont forts, les ricains. Le monument de 9/11 en est une nouvelle preuve, si besoin était : deux immenses béances dans une esplanade, où chutent des milliers de litres d’eau. On a l’habitude de voir les cascades d’en bas, d’où l’on est plus à même de s’émerveiller d’une puissance qui pourrait nous terrasser ; ici, on les voit d’en haut, mais le sentiment de sécurité se transforme subrepticement en malaise lorsqu’on remarque la seconde cascade où disparaît l’eau : un trou noir qui reconduit sans fin l’effondrement des tours, dans un curieux mélange de fracas et de silence. On n’a pas très envie de s’attarder, et pas forcément uniquement parce qu’on a vite fait le tour des pools. (Il faisait beau, nous avons zappé le musée associé et eu assez à faire, ensuite, avec les institutions culturelles traditionnelles.)

Le Guggenheim et sa galerie en hélice

Surprise : le bâtiment est bien plus petit que ce à quoi je m’attendais. Mais sa photogénie ne déçoit pas. C’est même l’attraction principale, au détriment de ses collections, pour le moins, euh… palaisdeTokyoesques ? J’adore l’idée de progresser en hélice, l’art à conquérir comme un sommet si l’on part du bas ou à butiner en déambulant tranquillement si l’on part du haut.

Côté pratique : y aller sur le créneau Pay as you wish pour éviter de débourser 25 $ (un peu cher quand on vient uniquement pour le bâtiment) et ne pas arriver trop tard, parce que la file d’attente fait le tour du pâté de maison avant même l’ouverture du créneau. Ne faites pas comme nous, prenez l’ascenseur jusqu’au dernier étage dès l’arrivée.

Le MET, Louvre new-yorkais

Le Metropolitan Museum était en rénovation quand j’ai découvert New York ; c’était donc LE musée en priorité sur ma to-visit list. Comme ce Louvre local ne permet pas de tout voir en une seule visite, on s’est rapidement frayé un chemin à travers les salles égyptiennes (en s’attardant sur un merveilleux hall vitré, avec une reproduction d’un temple grandeur nature, plans d’eaux compris :O) pour se diriger vers les collections d’art européen du XIX et XXe siècle. Enfin c’est ce que j’espérais, parce que Palpatine préfère les vieilleries, et on a passé un temps infini certain au milieu de joues roses et de drapés bien peints.

Pardon, *deux* immenses hall. On aperçoit le reflet de la verrière dans le bassin.

Je zappe sans pitié pleins de toiles et signale les tableaux majeurs à Palpatine, qui arrive toujours avec une salle de retard. Que voulez-vous : il est Jacquemart-André ; je suis musée d’Orsay. On se retrouve devant les Vermeer, parce que : la lumière. Je me rends compte que c’est à peu près tout ce qui m’intéresse dans les siècles reculés, et c’est ce qui m’arrête devant certains tableaux, entamant mon désintérêt déclaré : l’éclat lumineux d’un oeil chez Vigée Le Brun, un turban éclairé par Rembrandt, le clair-obscur de La Tour et… oh my God, je ne connaissais pas, mais je crois reconnaître… gros crush pour la jeune femme dessinant de Marie Denise Villers. Ne dirait-on pas une apparition ? Il se pourrait que je commence à reconsidérer mon indifférence ennuyée envers les vieilleries ;  quand on saute par-dessus le Grand Siècle emperruqué, on se trouve parfois face à des traits inattendus de modernité. On m’aurait montré la Vue de Tolède sans me dire qu’il s’agissait du Gréco, je l’aurais sans doute datée du XIXe siècle. Après tout, n’est-ce pas justement ce à quoi on reconnaît les maîtres : leur aptitude à ouvrir une brèche par-delà leur époque ? (À ce compte, il faudra me black-lister Rubens.)

Quand on arrive enfin à ma période fétiche, je virevolte parmi les impressionnistes et frémis à chaque toile entrevue dans la salle suivante, mais comment dire ? Je ne parviens pas à observer avec la même intensité ; je vois, et cela m’empêche de regarder. C’est comme si, biberonnée à cette période, je l’avais intégré à ma vision du monde. Il faut bien admettre que les retrouvailles avec Monet-Van Gogh-Degas et consorts, si plaisantes soient-elles, s’avèrent peu revigorantes ; cela ne décrasse pas l’oeil. Les toiles n’encadrent plus qu’un fragment d’une réalité déjà absorbée, et ne se détachent plus individuellement. Ou rarement, car il y a heureusement plein d’exceptions. Des découvertes ou re-découvertes variées au sein du XIXe siècle : Böcklin (je pourrais rester des heures devant l’île des morts – j’imagine que c’est ce qui s’appelle vivre), Maximilien Luce, Sorolla, Bouguereau, Hammershøi (direct envie d’ouvrir un tumblr des peintures de pièces vides, portes et fenêtres aveugles, où on le mettrait aux côtés de Sun in a Empty Room, de Hopper), la Jeanne d’Arc de Jules Bastien-Lepage (forte impression de déjà-vu-à-New York ; je me demande rétrospectivement si, lors de la rénovation du MET, certaines toiles n’avaient pas été exposées au MoMa)… Une découverte surréaliste du XXe, aussi, qu’il me faudra approfondir : Kay Sage. Comme j’ai moyennement envie de passer deux heures supplémentaires à retrouver et insérer tous les tableaux, je vous invite à jeter un oeil au thread Twitter que j’ai fait sur place, avec la plupart de mes coups de coeur (et aussi pas mal d’âneries).

Côté pratique : rendez-vous au MET après un brunch ou un early déjeuner, parce que le musée est immense et la cafétéria hors de prix si vous cherchez à vous  restaurer un tant soit peu substantiellement. Prévoyez si possible dans les deux jours qui suivent un créneau pour vous rendre aux Cloisters, auquel le billet du MET donne accès.
Pour grignoter un morceau avant de venir : Pick a bagel avec des parfums de cream cheese assez délirants au 1101 Lexington Avenue (c’est une chaîne).

The Cloisters, extérieurs et excentrés

Autant les vieilleries moyenâgeuses ne sont pas ma tasse de thé (on est quand même très loin du XIXe siècle, là, faut pas pousser mémé dans les orties), autant j’ai un faible avéré pour les cloîtres et leur arches ménageant un clair-obscur dans lequel il fait bon se promener. Encouragée par Melendili, j’ai suivi Palpatine dans son souhait d’amortir le billet du MET en allant visiter The Cloisters.

La reconstitution de cloîtres grandeur plus ou moins nature (et la corne de narval plus grande qu’un basketteur) vaut clairement le coup de prendre le métro pendant 40 minutes tout au Nord de Harlem. Le musée est juché en haut d’un parc, pas loin d’un petit belvédère d’où l’on peut admirer les falaises du New Jersey (avec certes un bout d’autoroute en bande-sonore étouffée). Le tout forme une très sympathique balade ; j’ai ajouté le cloître-patio à mes idéaux architecturaux (le bow window paraît désormais simple en comparaison).

Vue depuis le belvédère du parc où se trouvent The Cloisters.

Côté pratique : privilégier un jour ensoleillé ou du moins sans pluie, étant donné qu’il faut marcher un bon quart d’heure depuis le métro et que deux des trois cloîtres sont en extérieur.
Pour grignoter un morceau, rendez-vous quasi en face du métro au Broadyke Meat Market (4767 Broadway) pour un bagel custom made (charcuterie et fromages au choix) et de délicieux muffins. Rien que pour l’étiquette suggérant la prononciation du gruyère (gree-hair) et les sayings écrits à la main (It’s not us who are late, so please, don’t rush us), ça vaut le coup .

La Frick, c’est chic

Encore des joues roses, me disais-je à propos de la Frick Collection. Mais JoPrincesse avait insisté. Il faut bien avouer que c’est particulier. Comme dans hôtel particulier : meubles lourds, décoration chargée, moquette feutrée (ai-je déjà marché sur de la moquette dans un autre musée ?). On pourrait y tourner un équivalent américain de Downtown Abbey : tout sent le luxe d’une classe riche et éduquée (goûtant essentiellement les vieilleries, à l’exception de quatre Whistler). Point d’orgue du lieu : le patio avec son bassin et sa verrière.

Côté pratique : repérer le créneau Pay as you wish. L’attente a été assez courte alors que nous nous sommes pointés un peu après le début des festivités.

Ellis Island & le storytelling

La visite d’Ellis Island, chaudement recommandée par Marianne, c’est l’équivalent new-yorkais d’Alcatraz à San Francisco : un lieu-musée auquel on accède par bateau, à visiter l’oreille vissée à l’audioguide. À moins de réserver un hard hat tour, qui donne accès aux parties en ruines de l’île, il n’y a pas énormément de choses à voir, mais la reconstitution narrative est d’une telle richesse que l’on peut y passer des heures, guidé par un ranger (Ellis Island est un parc national) ou par l’audioguide. Les deux ont le chic pour vous faire revivre le parcours d’un immigrant du XIXe siècle, à grand coup de storytelling : appréhension, espoirs, suspens, questions pièges (il fallait montrer sa détermination à trouver du travail, mais ne pas avoir d’emploi réservé… une pratique illicite)…

 

La plupart des immigrants passaient tout au plus quelques heures sur l’île (quand on voit qu’il faut aujourd’hui 1h30 pour passer la douane en tant que simple touriste, cela ne paraît pas démentiel);la dramatisation intervient avec les quelques pourcents renvoyés ou retenus sur l’île, le temps de guérir d’une maladie contagieuse dans l’hôpital attenant, de voir son cas jugé dans le tribunal incorporé… ou encore de se marier (les femmes seules n’étaient pas admises, entraînant des mariages arrangés par correspondance !). L’île devient alors un curieux purgatoire, où le statut des immigrants oscille entre celui de détenu (dans la promiscuité, avec des lits en toile superposés) et d’invité (repas offerts, servis avec des couverts en argent).

Non seulement le storytelling rend la visite vivante et plaisante, mais il contribue à une meilleure mémorisation de ce morceau d’histoire, s’il est vrai qu’on se souvient mieux de ce qui s’accompagne d’un ressenti émotionnel – ce qui marque, quoi. Évidemment, l’immersion full feeling a l’inconvénient de ses avantages : elle relègue au second plan la mise en perspective historique, remisée dans une partie du musée qu’on dirait réservée aux scolaires tant on se croirait dans un manuel… avec une dimension politique proche de l’endoctrinement pour la période la plus récente et polémique. L’heure de fermeture approche ; on traverse cette partie du musée au pas de course.

Idem pour le dernier étage, consacré à l’histoire du lieu (par opposition à la portion d’Histoire qu’il a abritée) : des maquettes reconstituant l’agrandissement de l’île et les constructions des différents bâtiments, les effets personnels de familles de diverses origines… ainsi que des meubles et des objets récupérés avant la rénovation du bâtiment principal, tombé en ruine après qu’on ait cessé de l’utiliser. À voir le carrelage régulier du grand hall, on peine à croire qu’un arbre avait poussé en plein milieu… J’aurais aimé passer davantage de temps devant les photographies et les objets sauvés de ce Titanic temporel – un contrepoint à la reconstitution qui, à le faire revivre comme au présent, abolit d’une certaine manière le temps passé.  J’ai beau savoir que là ne réside pas l’enjeu historique, les ruines, et celles-ci relativement récentes, me fascinent… comme si nous apercevions, vivants, le temps où nous ne serons nous-même plus que souvenir.

Très envie de revoir Brooklyn

Côté pratique : zapper la statue de la Liberté, que l’on voit bien depuis le ferry, pour passer plus de temps dans le musée. Entre deux sections, posez-vous à la cafétéria : l’offre est insipide, mais la salle reconstitue la salle à manger de l’époque des migrants (si j’ai bien compris – j’étais HS).

Comment dit-on Hokusai en italien ?

Sur les rives du Tibre, des banderoles signalaient une exposition dédiée à Hokusai.

(J’aime bien, à gauche, l’art de la transition entre les pains de nuages dans le ciel bleu et les traits d’azur dans la brume généralisée.)

Dernier jour du voyage. Froid. Hop, un ticket. Personne à l’entrée, presque personne dans les salles : on a la vague  pour nous tout seuls ! C’est un plaisir de faire une exposition sans avoir à piétiner en attendant qu’une fenêtre s’ouvre devant chaque œuvre – une heure chrono, pas mal au dos, belle scéno, et la possibilité de revenir en arrière pour décider de son Mont Fuji préféré.

À côté des œuvres du maître étaient présentées quelques estampes de Keisai Eisen, mais comme on n’est pas à la Pinacothèque, elles restent portion congrue – juste ce qu’il faut pour attirer l’attention, par contraste, sur le regard malicieux d’Hokusai. Ce n’est pas chez Keisai Eisen que l’on trouverait des vagues aux petits doigts crochus, un poulpe qui pince le téton d’une femme sévèrement cunnilinguée, des nuages-plateformes sur lesquels on s’attend à voir sauter Mario Kart (entre deux toits-toboggans trop éloignés) ou un dragon avec un regard de chien battu promis je ne brûlerai plus rien, je ferai plus attention en soufflant le feu. 

Mit Palpatine

Maison européenne-nippone de la photographie

Des artistes japonais présentés par la MEP dans une exposition dévoilant le fonds issu d’une donation, le seul que je connaissais de loin, c’était Araki. Aucune femme ligotée, cependant, seulement la sienne en deux murs qui se répondaient : voyage sentimental, au début de leur relation, et voyage d’hiver, à la mort de sa femme. De cette série, je retiens surtout deux photographies accrochées côte à côte : une ombre de branchages sur des escaliers ensoleillés d’hiver, et le même bouquet dans la chambre d’hôpital.

Pour le reste, terra incognita et plaisir de la découverte…

Ihei Kimura, signes extérieurs de symboles nippons : rizières, gargotes d’Asakusa, et chapeau-patelle à la sage beauté ombragée.

 

Shoji-Ueda, surréalisme sur dunes. Je ne sais pourquoi, cette photo-ci me fait irrémédiablement penser à un roman de Boris Vian que je n’ai jamais fini, L’Automne à Pékin.

 

Hiroshi Sugimoto, éclaireur des salles obscures.

 

Seiichi-Furuya, l’homme à la femme schizophrène, qu’il a photographiée jusqu’à ce que sa maladie la pousse au suicide.

(Je ne peux pas m’empêcher de penser à Elisabeth Moss dans Top Lake.)

Après ces photos-ci, on en voit d’autres, où le visage s’émacie peu à peu, jusqu’aux pommettes de squelette, un pied dans la tombe, le crâne qui dérange par l’intensité de son regard.

 

Masahisa Fukase, la solitude des corbeaux. Importance de l’accrochage, qui par juxtaposition transforme des cheveux-zo-vent et au soleil en plumes de mauvais augure.

 

Ikko Narahara, ô temps suspends ton vol. Parmi mes préférées.

(Parce qu’il n’y a pas qu’à Hoghwart qu’on fait voler les capes.)
Mieux que la volée de cloches, la volée d’ombres (à Venise)

 

Ishimoto, un Japonais aux États-Unis. Et loin d’être le seul. Tout au long de l’exposition, on sent l’histoire des États-Unis intriquée à celle du Japon, en-deça au-delà de la guerre, comme si les États-Unis avaient été la porte d’entrée du Japon vers l’Occident – opposition historique, connivence géographique ?

En regardant le travail d’Ishimoto, je me suis dit que le lieu photographié dictait en grande partie sa composition (mettant le holà au fantasme de photographie nippone), puis nous avons terminé au pas de course par l’exposition annexe sur Bernard Pierre Wolff et l’immédiate impression de plus grande familiarité a rendu son importance au lieu d’où l’on regarde.

 

Eikoh Hosoe, érotisme à la Man Ray.

Je suis persuadée d’avoir vu un pénis, mais serait-ce seulement un bras aux veines turgescentes ?
Une Salomé inversée

 

Hiromi Tsuchida, mémoire atomique. Les textes prennent le pas sur les photographies, qui sont là pour les incarner brièvement, indubitablement. Elles s’avancent comme preuves et reculent devant l’histoire des textes en regard. Il y a une série de portraits de survivants, accompagnés de la mention du lieu où ils se trouvaient lors de l’explosion et des proches qu’ils ont perdus. Et une autre série de portraits de ceux qui n’ont pas survécu, à travers des objets retrouvés, déformés, carbonisés. Particulièrement émue par celui-ci et la précision-qui-tue comme un doux rayon de soleil en plein guerre (a rare feast at the time) :

Mémoire et lumière, double thématique, double pôle de l’exposition. Hiroshima et Nagasaki concentrent la mémoire en un noyau brut ; autour de l’archipel, diffuse, omniprésente, la lumière se répand et s’épure dans des photographies de la mer. Elle est présente chez plusieurs artistes, que je me mets alors à confondre (les photos qui suivent n’étaient pas nécessairement dans l’exposition, mais c’était le même esprit).

 

Hiromi Tsuchida (Cela me fait immédiatement penser à Solaris.)
Yamazaki (le néon correspond à une très longue exposition du soleil)
Sugimoto
Sugimoto

Rodin, lorsque la sculpture surgit

À un extrémité, il y a la matière informe : le bloc de marbre ; à l’autre, la forme achevée de l’académisme. Quelque part entre les deux, l’œuvre de Rodin, qui n’aura de cesse de rétrocéder vers la matière. La finition académique efface la trace du surgissement ; il efface cet effacement, et le premier s’autorise à ne pas dégager entièrement ses sculptures de la matière dont elles procèdent. Les cheveux d’une naïade coulent dans le marbre. Les amants y fusionnent. Ses sculptures sont de moins en moins achevées, sans mains, sans bras, sans tête… qu’importe d’achever quand tout est déjà là, dans la tension d’un dos, dans l’affleurement d’un muscle, le mouvement déjà pris ? Le guide insiste en nous montrant une sculpture sans tête aux jambes écartées : le grumeleux du ventre a choqué autant sinon plus que la vulve exposée. 

Je n’ai pas réussi à en retrouver trace sur Wikipédia ou ailleurs (parce que j’ai mal compris ou que j’orthographie mal ?), mais on parlerait de morbides pour désigner ainsi en art la vie qui prend forme, indépendamment de toute fonction narrative. Un torse peut alors suffire ; ce n’est plus un bout de corps amputé de son histoire, d’un bras victorieux ou d’une tête songeuse, mais un tout qui déjà dit vivre (le guide est pour cette raison sceptique sur le rapprochement de Rodin et des sculpteurs expressionnistes : quoique déformés, les corps exposés sont effectivement entiers, engagés tout entier dans l’être, le cri ou le désespoir).

Guide génial* qui ne nous encombre pas de détails historiques et de genèse, mais navigue dans les salles du Grand Palais comme dans l’histoire de l’art. La position des jambes tendues l’une devant l’autre vient d’un modèle non professionnel, un paysan que Rodin a fait poser et qui, sans savoir comment se tenir, s’est spontanément tenu ainsi ; oui mais, l’intéressant est que Rodin a fait de cette position celle récurrente d’un homme qui marche, tout en sachant pertinemment que c’est anatomiquement faux, qu’à aucun moment de la marche on n’a les deux jambes tendues. Rodin récupère tout, reprend tout. Il ne casse d’ailleurs pas les moules qui garantissent un tirage en édition limité. Il reprend jusqu’à l’épure, jusqu’à ce que l’on voit le mouvement surgir de la matière, comme ces bonnes femmes-fées blanches qui surgissent de poteries en terre dans l’avant-dernière salle de l’exposition. Je ne les avais jamais vues ; je les adore ; la fée dégueule de la potiche, la potiche dégueule la fée, tube de dentifrice joyeusement pressé. En quelque sorte la version humoristique de sculptures autrement sensuelles. Le corps qui surgit du marbre sans s’en détacher, c’est l’érotisme d’une caresse qui n’abolit pas le corps, le parcourt sans cesse, sans le cerner ni s’en lasser. C’est là et ça échappe. Je voudrais parcourir les dos, sentir le chapelet de vertèbres sous ma main, les omoplates qui respirent, suivre en aveugle le braille des cheveux, la courbe d’une épaule, attraper les mains immenses et les masser, chaque phalange, doigts écartés, recommencer.

D’autres sculptures d’autres sculpteurs exposent l’héritage de Rodin. On trouve notamment plusieurs Giacometti, qui me fascinent surtout par l’admiration que Simone de Beauvoir leur manifeste dans ses lettres et mémoires, quand je ne vois rien dans ces grandes silhouettes fil de fer. Les silhouettes poursuivent l’épure, dans la position même du marcheur de Rodin, deux pieds-bots fichés, synthèse oxymorique mais nécessaire d’un mouvement statique, de ce qui persiste. Une ronde de trois silhouettes, trois ombres qui trônaient sur la porte de l’enfer. Les liens se tissent, l’histoire se fait, la forme se défait. Le guide rappelle que l’art est aussi le miroir d’une époque, et que l’informe est d’abord une réaction à l’art embrigadé, la dégénérescence revendiquée face au réalisme socialiste et à l’académisme aryen. On remonte alors à Rodin comme au point de bascule, entre l’académisme réifié qui ne parle plus et l’informe contemporain qui ne (me) parle pas (encore). Peut-être me parlera-t-il un jour. Dans la dernière salle, caverne d’Ali Baba selon le guide, dépotoir s’il n’avait été là, le guide me fait entendre des bruissements de ce fonds dont les artistes contemporains semblent ne plus rien vouloir faire émerger et dans lequel il nous faut plonger pour apprendre à distinguer en tâtonnant un étron pondu à l’aveugle du chaos d’un tas de ferraille d’où émerge une silhouette humaine (comme pour le tableau Désir de Magritte, on peut ne pas voir, mais on ne peut plus ne plus voir une fois qu’on a vu).

Paul Bernard-Nouraud. La mini-bio explique beaucoup de choses : le look école de commerce et la transversalité made in EHESS.

Problèmes de degrés

Parfois, mon détecteur à second degré se brouille.

La première fois que je suis tombée sur un texte de Montesquieu, au début du collège, j’ai senti qu’il y avait une arnaque, mais je n’arrivais pas à décider si c’était du lard ou du cochon. L’ironie, je la connaissais persifleuse, pas pince-sans-rire. On m’a donné les outils pour en comprendre le fonctionnement, et roule ma poule, face A lard, face B cochon, je te retourne n’importe quel texte comme un gant. Les occasions de revenir à un telle perplexité ont été rares (peut-être les premières minutes de découverte du Gorafi, qui n’avait pas alors la notoriété d’un mème), mais il y en a encore, comme me l’a prouvé ce vendredi d’il y a deux semaines, vendredi j’ai-des-problèmes-de-degrés. 


Se noyer dans le partenaire dialectique du pébroc

Aborder l’œuvre de Magritte par le biais de la philosophie est plus que pertinent, et l’expo du centre Pompidou en elle-même est plutôt bien goupillée (je n’avais jamais fait le lien entre le motif récurrent du rideau et l’histoire de Zeuxis relatée par Pline l’Ancien, par exemple), mais les textes explicatifs, mes amis, les textes… Je n’ai pas réussi à décider si leur galimatia philosophico-pédant était ou non à prendre au premier degré. Palpatine me soutient que oui. Ayant encore foi dans l’humanité, j’ose espérer que le commissaire de l’exposition ne s’est pas noyé dans « le partenaire dialectique du pébroc » (sic). Causer « gallinacé » à propos d’un tableau qui reprend la thématique de la poule ou l’œuf est bien une marque d’humour, non ?

Magritte, Les Vacances de Hegel 

Au moment de trancher, le doute revient : les lettres de Magritte sont bien sérieuses (plus simples et efficaces que le cartel sur le pébroc et le verre d’eau, soit dit en passant). Et si le commissaire s’était laissé contaminer par l’esprit de sérieux avec lequel les surréalistes ont pris le rêve ? Breton n’a pas l’air de rigoler quand il exclut Magritte de son club surréaliste…

Dernière pièce à charge : la police totalement illisible choisie pour les introductions sur les murs. Bonne poire, j’essaye de la justifier par la seule justification que je puisse imaginer, i.e. l’auto-dérision par auto-sabotage. Difficilement déchiffrable, le texte devient image et se fait alors le pendant des images qui se donnent à lire comme un texte énigmatique. La trahison du texte après celle des images en quelque sorte, pour mieux nous renvoyer aux tableaux. Et moi, comme une andouille, je me fais avoir à chaque fois, je lis les cartels en police 10 tôtâlement adaptés à l’affluence (heureusement, les tableaux de Magritte se méditent plus qu’ils ne se contemplent : on emporte les images avec soi ; pas besoin de rester planté devant la toile pendant des heures).


Carlos William Carlos

Rebelotte le soir au ciné, avec Paterson, de Jim Jarmusch.
Lundi. On suit lentement la journée du personnage éponyme (Adam Driver), conducteur de bus dans la petite ville de Paterson, où vécut le poète Wiliam Carlos Williams. Paterson écrit lui aussi des poèmes (à propos d’amour et de boîtes d’allumettes) le matin dans son bus, à midi aussi un peu à côté de sa lunch box, mais pas le soir, parce qu’il retrouve sa femme qui repeint la maison en noir et blanc, cupcakes compris, et va ensuite promener Marvin jusqu’au bistrot où il boit une bière au comptoir.
Mardi. Quelques lignes en plus, le garage de bus, les passagers, la pause déjeuner, sa femme, une nouvelle lubie en noir et blanc, Marvin, une bière. Rien ne se noue, sinon le spectateur.
Mercredi. Une page peut-être, le garage de bus, d’autres passagers, le blanc près de la cascade pour la pause déjeuner, sa femme, du noir et blanc, Marvin, une bière. Combien de degrés ?

Il m’a bien fallu jusqu’au jeudi pour admettre que, non, vraiment, l’ironie n’était pas le propos – une projection de moi seule, paniquée que l’on puisse se satisfaire d’une telle vie, pourtant (parce que ?) pas si éloignée dans le fond de la mienne, celle de la plupart des gens : un boulot, une marotte ou passion que l’on glisse dans les interstices laissés par ledit boulot, de l’affection amicale ou amoureuse, un ciné de temps en temps. Il m’a fallu du temps pour accepter la bienveillance, certes souriante, du réalisateur. Pour me dire que la poésie de Paterson n’est ni géniale ni risible, pas même un but en soi, juste une belle manière de traverser la vie. Au final, c’est Alice qui résume le mieux l’enjeu de ce film « entièrement dédié à la poésie et au quotidien » : « Comment habiter poétiquement le monde, ou plus optimiste encore, comment serait-il possible de ne pas habiter poétiquement le monde ? » Comment ne pas éprouver le besoin de transcender quoi que ce soit, bonne question, je n’en sais rien. Il faudrait déjà que je sache lire de la poésie, sans grandiloquence (toujours cette peur de l’insignifiant, qui nous pousse à en faire des tonnes)(alors que Jim Jarmusch, lui, se contente d’échos et ça suffit à nous faire sourire). 

Rime interne : mon professeur d’anglais de khâgne m’a offert un recueil de William Carlos Williams que j’aime beaucoup sans jamais l’avoir vraiment lu (manque de vocabulaire, excès anti-lyrique kundérien). Un Penguin argenté, avec une reproduction de Brueghel sur la couverture et une non-histoire de brouette rouge à l’intérieur.