Maison européenne-nippone de la photographie

Des artistes japonais présentés par la MEP dans une exposition dévoilant le fonds issu d’une donation, le seul que je connaissais de loin, c’était Araki. Aucune femme ligotée, cependant, seulement la sienne en deux murs qui se répondaient : voyage sentimental, au début de leur relation, et voyage d’hiver, à la mort de sa femme. De cette série, je retiens surtout deux photographies accrochées côte à côte : une ombre de branchages sur des escaliers ensoleillés d’hiver, et le même bouquet dans la chambre d’hôpital.

Pour le reste, terra incognita et plaisir de la découverte…

Ihei Kimura, signes extérieurs de symboles nippons : rizières, gargotes d’Asakusa, et chapeau-patelle à la sage beauté ombragée.

 

Shoji-Ueda, surréalisme sur dunes. Je ne sais pourquoi, cette photo-ci me fait irrémédiablement penser à un roman de Boris Vian que je n’ai jamais fini, L’Automne à Pékin.

 

Hiroshi Sugimoto, éclaireur des salles obscures.

 

Seiichi-Furuya, l’homme à la femme schizophrène, qu’il a photographiée jusqu’à ce que sa maladie la pousse au suicide.

(Je ne peux pas m’empêcher de penser à Elisabeth Moss dans Top Lake.)

Après ces photos-ci, on en voit d’autres, où le visage s’émacie peu à peu, jusqu’aux pommettes de squelette, un pied dans la tombe, le crâne qui dérange par l’intensité de son regard.

 

Masahisa Fukase, la solitude des corbeaux. Importance de l’accrochage, qui par juxtaposition transforme des cheveux-zo-vent et au soleil en plumes de mauvais augure.

 

Ikko Narahara, ô temps suspends ton vol. Parmi mes préférées.

(Parce qu’il n’y a pas qu’à Hoghwart qu’on fait voler les capes.)
Mieux que la volée de cloches, la volée d’ombres (à Venise)

 

Ishimoto, un Japonais aux États-Unis. Et loin d’être le seul. Tout au long de l’exposition, on sent l’histoire des États-Unis intriquée à celle du Japon, en-deça au-delà de la guerre, comme si les États-Unis avaient été la porte d’entrée du Japon vers l’Occident – opposition historique, connivence géographique ?

En regardant le travail d’Ishimoto, je me suis dit que le lieu photographié dictait en grande partie sa composition (mettant le holà au fantasme de photographie nippone), puis nous avons terminé au pas de course par l’exposition annexe sur Bernard Pierre Wolff et l’immédiate impression de plus grande familiarité a rendu son importance au lieu d’où l’on regarde.

 

Eikoh Hosoe, érotisme à la Man Ray.

Je suis persuadée d’avoir vu un pénis, mais serait-ce seulement un bras aux veines turgescentes ?
Une Salomé inversée

 

Hiromi Tsuchida, mémoire atomique. Les textes prennent le pas sur les photographies, qui sont là pour les incarner brièvement, indubitablement. Elles s’avancent comme preuves et reculent devant l’histoire des textes en regard. Il y a une série de portraits de survivants, accompagnés de la mention du lieu où ils se trouvaient lors de l’explosion et des proches qu’ils ont perdus. Et une autre série de portraits de ceux qui n’ont pas survécu, à travers des objets retrouvés, déformés, carbonisés. Particulièrement émue par celui-ci et la précision-qui-tue comme un doux rayon de soleil en plein guerre (a rare feast at the time) :

Mémoire et lumière, double thématique, double pôle de l’exposition. Hiroshima et Nagasaki concentrent la mémoire en un noyau brut ; autour de l’archipel, diffuse, omniprésente, la lumière se répand et s’épure dans des photographies de la mer. Elle est présente chez plusieurs artistes, que je me mets alors à confondre (les photos qui suivent n’étaient pas nécessairement dans l’exposition, mais c’était le même esprit).

 

Hiromi Tsuchida (Cela me fait immédiatement penser à Solaris.)
Yamazaki (le néon correspond à une très longue exposition du soleil)
Sugimoto
Sugimoto

Rodin, lorsque la sculpture surgit

À un extrémité, il y a la matière informe : le bloc de marbre ; à l’autre, la forme achevée de l’académisme. Quelque part entre les deux, l’œuvre de Rodin, qui n’aura de cesse de rétrocéder vers la matière. La finition académique efface la trace du surgissement ; il efface cet effacement, et le premier s’autorise à ne pas dégager entièrement ses sculptures de la matière dont elles procèdent. Les cheveux d’une naïade coulent dans le marbre. Les amants y fusionnent. Ses sculptures sont de moins en moins achevées, sans mains, sans bras, sans tête… qu’importe d’achever quand tout est déjà là, dans la tension d’un dos, dans l’affleurement d’un muscle, le mouvement déjà pris ? Le guide insiste en nous montrant une sculpture sans tête aux jambes écartées : le grumeleux du ventre a choqué autant sinon plus que la vulve exposée. 

Je n’ai pas réussi à en retrouver trace sur Wikipédia ou ailleurs (parce que j’ai mal compris ou que j’orthographie mal ?), mais on parlerait de morbides pour désigner ainsi en art la vie qui prend forme, indépendamment de toute fonction narrative. Un torse peut alors suffire ; ce n’est plus un bout de corps amputé de son histoire, d’un bras victorieux ou d’une tête songeuse, mais un tout qui déjà dit vivre (le guide est pour cette raison sceptique sur le rapprochement de Rodin et des sculpteurs expressionnistes : quoique déformés, les corps exposés sont effectivement entiers, engagés tout entier dans l’être, le cri ou le désespoir).

Guide génial* qui ne nous encombre pas de détails historiques et de genèse, mais navigue dans les salles du Grand Palais comme dans l’histoire de l’art. La position des jambes tendues l’une devant l’autre vient d’un modèle non professionnel, un paysan que Rodin a fait poser et qui, sans savoir comment se tenir, s’est spontanément tenu ainsi ; oui mais, l’intéressant est que Rodin a fait de cette position celle récurrente d’un homme qui marche, tout en sachant pertinemment que c’est anatomiquement faux, qu’à aucun moment de la marche on n’a les deux jambes tendues. Rodin récupère tout, reprend tout. Il ne casse d’ailleurs pas les moules qui garantissent un tirage en édition limité. Il reprend jusqu’à l’épure, jusqu’à ce que l’on voit le mouvement surgir de la matière, comme ces bonnes femmes-fées blanches qui surgissent de poteries en terre dans l’avant-dernière salle de l’exposition. Je ne les avais jamais vues ; je les adore ; la fée dégueule de la potiche, la potiche dégueule la fée, tube de dentifrice joyeusement pressé. En quelque sorte la version humoristique de sculptures autrement sensuelles. Le corps qui surgit du marbre sans s’en détacher, c’est l’érotisme d’une caresse qui n’abolit pas le corps, le parcourt sans cesse, sans le cerner ni s’en lasser. C’est là et ça échappe. Je voudrais parcourir les dos, sentir le chapelet de vertèbres sous ma main, les omoplates qui respirent, suivre en aveugle le braille des cheveux, la courbe d’une épaule, attraper les mains immenses et les masser, chaque phalange, doigts écartés, recommencer.

D’autres sculptures d’autres sculpteurs exposent l’héritage de Rodin. On trouve notamment plusieurs Giacometti, qui me fascinent surtout par l’admiration que Simone de Beauvoir leur manifeste dans ses lettres et mémoires, quand je ne vois rien dans ces grandes silhouettes fil de fer. Les silhouettes poursuivent l’épure, dans la position même du marcheur de Rodin, deux pieds-bots fichés, synthèse oxymorique mais nécessaire d’un mouvement statique, de ce qui persiste. Une ronde de trois silhouettes, trois ombres qui trônaient sur la porte de l’enfer. Les liens se tissent, l’histoire se fait, la forme se défait. Le guide rappelle que l’art est aussi le miroir d’une époque, et que l’informe est d’abord une réaction à l’art embrigadé, la dégénérescence revendiquée face au réalisme socialiste et à l’académisme aryen. On remonte alors à Rodin comme au point de bascule, entre l’académisme réifié qui ne parle plus et l’informe contemporain qui ne (me) parle pas (encore). Peut-être me parlera-t-il un jour. Dans la dernière salle, caverne d’Ali Baba selon le guide, dépotoir s’il n’avait été là, le guide me fait entendre des bruissements de ce fonds dont les artistes contemporains semblent ne plus rien vouloir faire émerger et dans lequel il nous faut plonger pour apprendre à distinguer en tâtonnant un étron pondu à l’aveugle du chaos d’un tas de ferraille d’où émerge une silhouette humaine (comme pour le tableau Désir de Magritte, on peut ne pas voir, mais on ne peut plus ne plus voir une fois qu’on a vu).

Paul Bernard-Nouraud. La mini-bio explique beaucoup de choses : le look école de commerce et la transversalité made in EHESS.

Problèmes de degrés

Parfois, mon détecteur à second degré se brouille.

La première fois que je suis tombée sur un texte de Montesquieu, au début du collège, j’ai senti qu’il y avait une arnaque, mais je n’arrivais pas à décider si c’était du lard ou du cochon. L’ironie, je la connaissais persifleuse, pas pince-sans-rire. On m’a donné les outils pour en comprendre le fonctionnement, et roule ma poule, face A lard, face B cochon, je te retourne n’importe quel texte comme un gant. Les occasions de revenir à un telle perplexité ont été rares (peut-être les premières minutes de découverte du Gorafi, qui n’avait pas alors la notoriété d’un mème), mais il y en a encore, comme me l’a prouvé ce vendredi d’il y a deux semaines, vendredi j’ai-des-problèmes-de-degrés. 


Se noyer dans le partenaire dialectique du pébroc

Aborder l’œuvre de Magritte par le biais de la philosophie est plus que pertinent, et l’expo du centre Pompidou en elle-même est plutôt bien goupillée (je n’avais jamais fait le lien entre le motif récurrent du rideau et l’histoire de Zeuxis relatée par Pline l’Ancien, par exemple), mais les textes explicatifs, mes amis, les textes… Je n’ai pas réussi à décider si leur galimatia philosophico-pédant était ou non à prendre au premier degré. Palpatine me soutient que oui. Ayant encore foi dans l’humanité, j’ose espérer que le commissaire de l’exposition ne s’est pas noyé dans « le partenaire dialectique du pébroc » (sic). Causer « gallinacé » à propos d’un tableau qui reprend la thématique de la poule ou l’œuf est bien une marque d’humour, non ?

Magritte, Les Vacances de Hegel 

Au moment de trancher, le doute revient : les lettres de Magritte sont bien sérieuses (plus simples et efficaces que le cartel sur le pébroc et le verre d’eau, soit dit en passant). Et si le commissaire s’était laissé contaminer par l’esprit de sérieux avec lequel les surréalistes ont pris le rêve ? Breton n’a pas l’air de rigoler quand il exclut Magritte de son club surréaliste…

Dernière pièce à charge : la police totalement illisible choisie pour les introductions sur les murs. Bonne poire, j’essaye de la justifier par la seule justification que je puisse imaginer, i.e. l’auto-dérision par auto-sabotage. Difficilement déchiffrable, le texte devient image et se fait alors le pendant des images qui se donnent à lire comme un texte énigmatique. La trahison du texte après celle des images en quelque sorte, pour mieux nous renvoyer aux tableaux. Et moi, comme une andouille, je me fais avoir à chaque fois, je lis les cartels en police 10 tôtâlement adaptés à l’affluence (heureusement, les tableaux de Magritte se méditent plus qu’ils ne se contemplent : on emporte les images avec soi ; pas besoin de rester planté devant la toile pendant des heures).


Carlos William Carlos

Rebelotte le soir au ciné, avec Paterson, de Jim Jarmusch.
Lundi. On suit lentement la journée du personnage éponyme (Adam Driver), conducteur de bus dans la petite ville de Paterson, où vécut le poète Wiliam Carlos Williams. Paterson écrit lui aussi des poèmes (à propos d’amour et de boîtes d’allumettes) le matin dans son bus, à midi aussi un peu à côté de sa lunch box, mais pas le soir, parce qu’il retrouve sa femme qui repeint la maison en noir et blanc, cupcakes compris, et va ensuite promener Marvin jusqu’au bistrot où il boit une bière au comptoir.
Mardi. Quelques lignes en plus, le garage de bus, les passagers, la pause déjeuner, sa femme, une nouvelle lubie en noir et blanc, Marvin, une bière. Rien ne se noue, sinon le spectateur.
Mercredi. Une page peut-être, le garage de bus, d’autres passagers, le blanc près de la cascade pour la pause déjeuner, sa femme, du noir et blanc, Marvin, une bière. Combien de degrés ?

Il m’a bien fallu jusqu’au jeudi pour admettre que, non, vraiment, l’ironie n’était pas le propos – une projection de moi seule, paniquée que l’on puisse se satisfaire d’une telle vie, pourtant (parce que ?) pas si éloignée dans le fond de la mienne, celle de la plupart des gens : un boulot, une marotte ou passion que l’on glisse dans les interstices laissés par ledit boulot, de l’affection amicale ou amoureuse, un ciné de temps en temps. Il m’a fallu du temps pour accepter la bienveillance, certes souriante, du réalisateur. Pour me dire que la poésie de Paterson n’est ni géniale ni risible, pas même un but en soi, juste une belle manière de traverser la vie. Au final, c’est Alice qui résume le mieux l’enjeu de ce film « entièrement dédié à la poésie et au quotidien » : « Comment habiter poétiquement le monde, ou plus optimiste encore, comment serait-il possible de ne pas habiter poétiquement le monde ? » Comment ne pas éprouver le besoin de transcender quoi que ce soit, bonne question, je n’en sais rien. Il faudrait déjà que je sache lire de la poésie, sans grandiloquence (toujours cette peur de l’insignifiant, qui nous pousse à en faire des tonnes)(alors que Jim Jarmusch, lui, se contente d’échos et ça suffit à nous faire sourire). 

Rime interne : mon professeur d’anglais de khâgne m’a offert un recueil de William Carlos Williams que j’aime beaucoup sans jamais l’avoir vraiment lu (manque de vocabulaire, excès anti-lyrique kundérien). Un Penguin argenté, avec une reproduction de Brueghel sur la couverture et une non-histoire de brouette rouge à l’intérieur.

Second Story Sunlight

Second story sunlight

J’aurais pu rester un temps infini devant Second Story Sunlight, à baigner dans sa lumière…

Solitude, mystère, nostalgie. Et un bingo Hopper pour l’exposition présentée à Rome, un ! J’aurais mauvais jeu de critiquer une exposition fort bien ficelée, avec un audioguide bien calibré et une scénographie agréable de savoir se faire oublier, mais c’est plus fort que moi : la solitude est une telle tarte à la crème hopperienne que j’ai envie de dessiner des petits bâtons à chaque occurrence de l’audioguide ou des cartels. On prend parfois un peu de distance avec les cadrages cinématographiques, mais la tentation est trop forte de chercher à savoir ce qu’il y a derrière et on revient buter dessus : la solitude, le mystère des silhouettes isolées. Il ne vient manifestement pas à l’idée de grand monde que le mystère ne tient pas ce qu’il y a derrière (derrière les angles morts, derrière les corps barrés de peinture) mais devant (devant nous) : ce qui est, et qui n’est rien d’autre.

Plus ça va, plus je suis persuadée que la peinture de Hopper est contingence pure. On n’y voit même pas quelqu’un : une silhouette ; même pas une silhouette : un bâtiment ; même pas un bâtiment : un pan de mur ; même pas un pan de mur : un pan de mur éclairé.

« an attempt to paint sunlight as white with almost no yellow pigment in the white. »

Pas le soleil, juste la lumière. Juste ce qui rend visible ce qui est, et ce miracle : qu’il y ait quelque chose. Et nous, qui tentons de nous y insérer, de nous y mouvoir (trouver sa place). D’où les cadrages, la mise en scène : on tourne autour et on est déjà dedans.

 

OK, la photo souvenir a un petit côté Disneyland, mais c’est ludique et intelligemment fait. Cœur surtout sur la personne qui a eu l’idée de disposer trois tables lumineuses à la sortie, sur lesquelles décalquer une œuvre ; j’ai rapporté chez moi une maison mal crayonnée, mais qui m’a beaucoup amusée. Non, vraiment, sans la climatisation, cela aurait été parfait. Cette exposition valait bien un rhume, sans doute.

*

Maybe I am not very human – what I wanted to do was to paint sunlight on the side of a house.

Ce qui est. La lumière. C’est énorme et c’est tout con. Toute la beauté du truc. Toute la difficulté aussi, parce qu’on a du mal à s’y arrêter. La contingence appelle la genèse ; on a envie de faire parler ce matériau brut, de l’animer, le prolonger (d’où le fort appel narratif de cette peinture). On a beaucoup de mal à se retenir d’y projeter des pensées et des sentiments qui n’y sont pas – pas sous un prisme psychologisant, en tous cas, pas comme ça, même s’ils infusent toute la peinture, la font manifestation d’une intériorité. De voir cette exposition avec Palpatine, je me suis dit que les tableaux de Hopper sont probablement la meilleure illustration-transcription de ce en quoi son profil INTP* peut être difficile à saisir : aussi lisse et intense qu’un mur ensoleillé. Maybe not very human.

* Profil MBTI, nouvelle marotte de Palpatine. J’y reviendrai.

La cartographie aux frontières du réel

Si vous aussi, vous avez rêvé sur les atlas, demandé une mappemonde au père Noël et décalqué la dentelle des côtes africaines, alors l’exposition de la British Library Maps and the 20th Century: Drawing the Line devrait vous plaire (pourvu que vous ne fassiez pas l’erreur de laisser manteau et bonnet au vestiaire – c’est climatisé à mort).


Mapping a New World

La première salle est joyeusement fourre-tout. On rappelle la diversité de la production cartographique : les « vraies » cartes pour s’orienter, les cartes des pays imaginaires (le monde de Winnie l’Ourson <3, les Sims…) ou encore les cartes postales illustratives ou humoristiques (particulièrement aimé celle des années 1960 qui montre le monde communiste et, aux côté des pays rouges, un point américain légendé en énorme : « University of Berkeley »).

L’évolution des techniques est surprenante, depuis les cartes manuelles jusqu’aux images satellites (d’où il faut retirer les images), en passant par les cartes aux légendes et contours imprimés mais peintes à la main pour un rendu artistique que n’étaient alors pas encore capables de produire les logiciels de PAO. Le support joue également beaucoup : avec l’arrivée du plastique, notamment, on produit des cartes thermoformées en 3D… qui auraient bien servies aux stratèges de la première guerre mondiale, réduits à découper plusieurs cartes identiques pour les coller sur des bouts de bois, de manière à recréer le relief des champs de bataille (où l’on utilise parfois des cartes imprimées sur du tissu, plus résistant que le papier).


Mapping War

La danger de cette exposition est de se perdre dans les cartes, d’étudier chacune plutôt que de saisir au vol ce pour quoi elle a été sélectionnée et présentée à côté de tels autres. La deuxième salle correspondant globalement programme de khâgne maintes et maintes fois repris, les cartes avaient juste ce qu’il faut d’inconnu et de familier pour que la remise en contexte soit à la fois nécessaire et aisée : je m’y suis bien trop attardée. Aux côtés des cartes caricatures dont certaines sont devenues des poncifs des manuels d’histoire, on découvre des documents militaires longtemps confidentiels, comme la carte de Normandie où des annotations ont été ajoutées manuellement six jours avant le débarquement : arc-de-cercle orange précis, légendé « unkwnow obstacle » ; je m’étonne de la précision et du flou qui coexistent… Lorsqu’une action militaire change le cours de l’histoire, on oublie qu’elle s’est préparée à coups de « il faudra passer derrière ce rocher ». Les cartes, aussi symboliques soient-elles, rappellent cet ancrage concret. Mais, parce que symboliques, elles peuvent aussi l’orienter, comme cette carte présentée sous un angle inédit pour mettre en valeur le relief du sud de l’Europe et montrer qu’une invasion par là était peu probable (tandis que via les plaines du Nord…). Cet angle, pour inédit qu’il soit, produit cependant un effet moindre que ce qui restera pour moi l’expérience originelle du décentrement cartographique, lorsque, au Canada, j’ai découvert des cartes qui plaçaient l’Amérique ou le Chine au milieu (curieusement, rien de cela à la British Library)(ni de cartes non Mercator, alors qu’il y en a dans la collection permanente exposée au rez-de-chaussée – antérieures au XXe siècle, il est vrai).


Mapping Peace?

Point d’interrogation : le commissaire d’exposition n’est pas dupe de ce pendant optimiste à la salle précédente. C’est encore la guerre, avec des escape maps (des cartes de survie pour les habitants d’une ville assiégée, qui indiquent les tunnels pour se déplacer sans risquer les tirs des chars… et les jardins municipaux reconvertis en potager), une carte Utopia bien peu crédible (il n’y a rien de plus difficile que d’inventer le hasard et, à ce titre, le tracé côtier est au cartographe ce que le random est à l’informaticien) et des cartes redessinées pour exalter le nouvel ordre du monde… découpage du gâteau qui risque d’être à l’origine de nouveaux conflits, comme le montre diplomatiquement une carte d’un siècle passé, utilisée comme preuve pour une revendication sur le mode « ok, la carte est pourrie et pas à l’échelle, mais le fleuve est là en bleu, donc c’était à nous avant ». Dans cette salle, ma pièce favorite est certainement la planche de timbres lituaniens imprimée après la défaite nazie au dos d’une carte militaire allemande : pénurie de papier…

 

J’en suis là de l’exposition, quand le haut-parleur annonce que la British Library ferme bientôt et qu’on est prié de se manier le cul (en understatement dans le texte). Oups. Je finis l’exposition au pas de course ; heureusement, les deux dernières salles sont plus petites.


Mapping the Market

La thématique économique de l’avant-dernière salle nous vaut quelques cartes socio-économiques comme on en croise désormais beaucoup en ce temps de data mining et de réseaux sociaux, et d’autres qui se rapprochent davantage du plan, telle la cartes de l’usine Ford, yet another Disneyland. La demande de documents à l’ancienne, aboutissant à l’impression de cartes sur papier vieilli, m’a fait sourire : c’est l’équivalent pour adulte de la carte au trésor enfantine, teinte avec des sachets de thé usagés et les bords brûlés avec un briquet sous surveillance parentale.


Mapping Movement

Cartographier le mouvement plutôt qu’un état de fait, voilà qui devenait très intéressant, à flirter avec les limites de la carte et le potentiel des animations… Hélas, je passe rapidement sur le mouvement des plaques techntoniques, des hommes et des oiseaux (pensée pour @lissytsa qui serait certainement restée un moment devant le parcours des migrations en fonction des espèces). Dernier arrêt devant 16 ans de tracés GPS d’un artiste numérique : la vie privée est préservée par l’absence d’arrière-plan contextuel précis (fond noir ; la légende indique seulement qu’il s’agit du grand Londres), qui n’empêche pas de voir émerger des patterns du quotidien. Je ferais volontiers de même s’il ne fallait pour cela céder ses données à Google. Depuis que Palpatine a découvert que Big Brother mappait ses trajets à son insu, je n’active plus la géolocalisation de mon téléphone que lorsque je suis perdue…

Le manque de temps m’empêche de repartir avec un méta-atlas, un pouf-globe-terrestre (« le monde, je m’assois dessus ») ou une mappemonde-Lune (la mappemonde redevenue l’objet poétique qu’elle a toujours été, débarrassée des prétentions de savoir qui ont conduit maintes exemplaires terrestres à la brocante ou à la poubelle). Mais I’ll be back, perhaps : l’exposition a lieu jusqu’au premier mars.