Cases de juin

La Grande Odalisque, de Bastien Vivès et Ruppert & Mulot – et Isabelle Merlet pour la couleur (pourquoi la couleur est-elle régulièrement déléguée / reléguée au second plan, alors que cela peut changer entièrement la perception d’une bande-dessinée ?)

Ayant associé le trait de Bastien Vivès à des histoires intimistes, il est troublant de le retrouver dans une aventure de type Mission impossible. À moins que ce ne soit l’inverse, que le trouble vienne d’une certaine mélancolie, à laquelle le blockbuster ne nous ont pas habituée et qui nous semble incompatible avec lui, fut-il dessiné ? Ce n’est pas déplaisant, en tous cas, et l’on se divertit d’effets spéciaux réalisés à moindre frais. Je m’amuse en outre de constater que le tandem de bad girls reprend le schéma fantasmatique de Bastien Vivès : la rousse maigrichonne se révèle être l’héroïne après que sa copine à grosse poitrine se soit révélé un faux positif. (Je ne connais pas en revanche les deux autres auteurs ; il faudrait que je découvre d’autres de leurs réalisations pour apprécier ce qui est de leur fait.)

- Tu noierais ton chagrin dans du sperme hispanique. - Je parle pas espagnol.
(On dirait que les dialogues sont de Palpatine, parfois)

 


Hôtel particulier, de Guillaume Sorel

Le trait, ou plutôt son souvenir, m’a attirée : j’avais lu du même auteur Les Derniers Jours de Stefan Zweig.

Je suis restée un certain temps sur la première case, prenant le temps d’apprécier les nuances lumineuses monochromes et ainsi, d’entrer progressivement dans l’image… tout comme, quelques pages plus loin, un homme entre dans le miroir d’une armoire à la Lewis Carroll. Bizarrement, cela me surprend davantage que la conversation surnaturelle qui précède entre un chat et le fantôme fraîchement désincarné d’une jeune femme, comme si un registre fantastique ne pouvait cohabiter avec un autre. Une fois qu’on en a pris son parti, on suit avec amusement les découvertes tantôt surnaturelles tantôt voyeuristes (quand ce ne sont pas les deux en même temps) de la jeune femme fantôme dans son ancien immeuble – bizarreries et étrangetés à tous les étages. Quitte à spoiler, j’aime assez l’idée de convoquer des personnages romanesques pour pourvoir aux plaisirs de la chair (Les Liaisons dangereuses, Les Mille et une nuit…) et du palais (un banquet avec Porthos, pourquoi pas ?).

 


L’Inscription, de Chantal Montellier

Vous voyez la Cendrillon de Téléphone ? L’Inscription se déroule dans la même atmosphère de conte dégradé ; Alice n’est plus au pays des merveilles mais des zomengris.

Je me souviens avoir hésité à acheter ce roman graphique à sa sortie : l’idée du scénario me plaisait ; le dessin, beaucoup moins. Au fil de la lecture, la réticence initiale se transforme en répugnance. À force de vomir la société normative et sclérosante dans laquelle son héroïne est sommée de s’inscrire, le roman graphique finit par donner la nausée. C’est dommage, parce que l’idée de prendre au pied de la lettre l’impératif de s’inscrire dans la société et de le matérialiser comme une inscription administrative (forcément kafkaïenne) est particulièrement futée ; les premières planches m’ont rappelé l’essai de Mona Chollet sur l’idée de réalité, dans lequel elle montre que le réel gris et dur qu’on invoque face aux doux rêveurs n’est pas moins une construction que les réalisations desdits rêveurs. Bref, lisez l’essai plutôt que le roman graphique.

 


Californie Dreamin’, Pénélope Bagieu

Une biographie d’Ellen Cohen en roman graphique. Bien. Si vous êtes aussi calé que moi en musique *hem*, vous vous demanderez qui est Ellen Cohen, et on vous donnera son nom de scène : Cass Elliott. Toujours pas ? (Moi non plus.) Il s’agit de la chanteuse à l’origine du canon : *and the sky is grey AND THE SKY IS GREY* Voilà. Toutes mes excuses pour le déclenchement du juke box mental.

Pénélope Bagieu raconte donc la vie d’Ellen Cohen en 18 chapitres qui adoptent chacun le point de vue d’un de ses proches, et dessinent en creux la puissance d’attraction de cette chanteuse aussi talentueuse que volumineuse. Avec beaucoup d’humour, elle dresse le portrait d’une personnalité envahissante mais fascinante (mais envahissante), qui sait ce qu’elle veut : ce que les autres ne veulent pas toujours lui reconnaître ou lui donner. On se prend de fascination pour cette chanteuse au culot monstre, et au cul assorti :  elle, s’en fout ; les autres moins, ou moins qu’ils n’en ont conscience. Il en résulte un drôle de mélange entre affirmation de soi et dépendance affective, et il n’y a pas besoin d’être intéressé a priori par la chanteuse ou par son groupe pour se laisser prendre à ces histoires de carrière, de reconnaissance, d’amitiés amoureuses et de destins qui débordent, croqués avec une énergie et une bienveillance folles.

Elle n’est pas trop chou, cette transition narrative ?

 


Magritte. Ceci n’est pas une biographie, de Vincent Zabus (scénario) et Thomas Campi (dessin)

Ce n’est pas une biographie, mais une jolie promenade dans l’oeuvre de Magritte. Des éléments biographiques sont bien disséminés ça et là mais, de manière fort astucieuse, le lien de cause à effet sur les oeuvres est toujours escamoté : le biographe se fait descendre sitôt après avoir tenté une explication et les tableaux hurlent tant et si bien au héros en chapeau melon que les tableaux se suffisent à eux-mêmes, qu’il file à la Magritte, en empruntant-dérobant des représentations de portes… Le récit est assez astucieux pour se faire représentation en abyme de la représentation, et, plutôt que de l’expliquer, jouer de la logique surréaliste. Joli et intelligent : poétique, sûrement.

Bulles de débutante

Longtemps, j’ai trouvé les bande-dessinées difficiles à lire, avec leurs écritures vraiment ou faussement manuscrites. Bien sûr, il y a eu Tom-Tom et Nana dans J’aime lire, des Minnie-Mickey-Picsou dans Minnie Mag (t’es une souris ou t’es pas une souris) et surtout Les Zappeurs dans Junior Hebdo, mais j’ai lu assez peu d’albums à côté de cela (alors que Dad est un inconditionnel de Gaston Lagaffe et possède tous les Tintins, Astérix et Obélix, bref, les classiques de la bande-dessinée franco-belge). Les romans graphiques m’ont davantage attirée, j’ai lu Blankets et Fraise et chocolat, par exemple, mais le ratio prix/temps de lecture et l’encombrement ne facilitent pas l’exploration à l’aveuglette : ma culture BD est rapidement retombée en jachère. Les bibliothèques, me direz-vous. J’ai pas mal fréquenté la bibliothèque à l’époque où j’allais chez Dad le week-end (il avait déclaré que deux livres de poche par week-end, ça commençait à faire beaucoup), mais j’ai du mal à rendre des livres que j’ai lus et aimés, alors forcément, ça pose problème avec le concept d’emprunt. Puis il y a un an, quand même, la maturité, la radinerie et les étagères saturées aidant, j’ai ré-essayé, et bingo : depuis, je vais régulièrement faire des cueillettes. Comme je suis toujours une sentimentale des livres, faut pas déconner, j’ai pris l’habitude de prendre en photo les cases ou planches qui me marquaient, pour garder une trace, un souvenir… Le bullet journal a fait poper l’idée des bulles and here we are.

 

En Silence, d’Audrey Spiry

Fascination pour les couleurs chatoyantes de cet album (pour vous donner une idée, l’image ci-dessus représente le passage dans une grotte). La narration n’est pas aisée à suivre au début, on se noie un peu dans ces aplats de couleurs ; une fois le cadre installé, en revanche, ça glisse tout seul : sans jamais quitter ses personnages pratiquant la nage en eau vive, le récit prend une dimension métaphorique. C’est suffisamment subtil pour qu’on ne s’en aperçoive qu’a posteriori, quand l’évidence alors s’impose : les résistances qui épuisent, les courants qui nous entraînent dans des directions différentes, la peur alors ou la curiosité de voir où l’on est entraîné… Passé le bref moment de mal au cœur coloré initial, j’ai trouvé ça très beau, graphiquement et humainement.

 

Elle(s), de Bastien Vivès

Le scénario ne me dit pas grand-chose, une énième variation sur un genre d’adolescence que je n’ai pas vécu, mais j’aime la manière dont sont croquées les attitudes des personnages, l’attention particulière à des petits détails anatomiques comme ici le cou tiré en arrière et les clavicules saillantes – probablement parce que c’est exactement le genre de choses à partir desquelles je peux crusher. J’ai beaucoup plus de mal avec les seins sur certaines cases démesurés de l’autre héroïne ; ce fantasme masculin ne fait pas partie de mon univers érotique et je l’ai trouvé d’autant plus encombrant que si focalisation interne il y a, ce serait plutôt via le personnage féminin que masculin.

 

 

La Loge écarlate,
de Pierre Colin-Thibert (scénario)
et Stéphane Soularue (dessin)

Je n’ai jamais vraiment compris les gens qui regardent des films ou des séries pour les lieux dans lesquelles elles se déroulent. Puis je suis tombée sur cette bande-dessinée, qui transpire l’Italie par toutes ses nuances d’aquarelle. J’ai perdu le scénario (un reboot de Frankenstein) en chemin, trop émue et excitée par la sensualité architecturale, les crépis ocres de Rome, une colonne antique, les reflets de Venise, l’architecture, l’ombre et la lumière sur les ornements des villas, les cyprès…

 

 

Corps sonores, de Julie Maroh

Un roman graphique bien peu sensuel pour un tel titre. Je me souviendrai peut-être de quelques traits tendres et traits d’humour dans ce qui s’apparente autrement à un catalogue Benetton-LGBT des relations amoureuses.
Polyamour et Montréal oblige, cela m’a fait penser à Mademoiselle LaNe (drôle de chose, tout de même, que ces blogs qui finissent par vous faire penser à des gens que vous n’avez jamais rencontré). Puis à Dame Fanny aussi, indirectement, via le dessin de mains signifiant « ensemble » en langue des signes – croisé quelques jours auparavant au cinéma dans La Forme de l’eau (j’aime quand la vie dessine de petits motifs, comme ça, qu’on peut appeler coïncidences).

 

 

The Time before, Cyril Bonin

Le trait, que j’assimile aux bande-dessinée d’aventures et policières,  n’entre pas trop en résonance avec ma sensibilité, mais c’est presque tant mieux : j’ai pu avaler les pages et laisser le scénario résonner en moi. L’intérêt du paradoxe temporel au cœur de l’ouvrage n’est pas tant de faire frétiller les neurones que d’interroger le caractère contingent et fragile de la vie, au-delà des chaînes de nécessité. Le héros, qui s’est vu offrir une amulette lui permettant de retourner dans le passé, n’a de cesse de retourner en arrière pour effacer ses erreurs. Or, plus il s’approche de la perfection, plus le bonheur s’éloigne… et la nostalgie des univers parallèles ainsi explorés décuple et magnifie celle du temps qui passe, la nôtre.

 

Le Chant de mon père, de Keum Suk Gendry-Kim
(enfance Corée du Sid dans les années 1970)

Petit kiff graphique sur les quelques paysages disséminés dans cette histoire d’une enfance coréenne dans les années 1970. Famille pauvre, exil rural, violence domestique en marge du noyau familial… on se dit qu’il faut beaucoup de bienveillance et de ténacité pour devenir artiste dans ces conditions. (Je reste marquée par l’image de la sœur devenue aveugle, abandonnée par son mari avec son enfant, à qui elle fait manger sans le savoir du riz plein de fourmis.)(Mais il y a des moments gais, aussi, dans ce récit d’apprentissage, des histoires de filiation et d’amitié.)

 

Souvenirs de l’empire de l’atome,
d’A. Clérisse et T. Smolderen

Les couleurs vives et le trait, rigolo sans être vulgaire, m’ont immédiatement enthousiasmée. Je me suis laissée surprendre par le virage rapide vers la science-fiction, rétro, puis à nouveau par l’introspection qui s’y retrouvait de manière décalée, dans une aventure extrêmement colorée. (On ne va pas se mentir, j’ai quand même préféré l’atome à l’Empire, et du coup un peu décroché vers la fin ; il y a des livres comme ça, comme les Chroniques de l’oiseau à ressorts, dont je me souviens essentiellement pour leur incipit parfait.)

 

Demon, de Jason Shiga

Cela commence comme une variante noire d’Un jour sans fin : le personnage ne parvient pas à en finir ; il se réveille chez jour après une nouvelle tentative de suicide. Je ne sais pas si l’auteur parvient à tenir le rythme dans la suite, mais ce premier tome est un joyeux shoot d’humour noir et trash (un personnage s’y fabrique un couteau en sperme séché, ce qui éclaire rétrospectivement la dédicace : À ma femme, Alina, qui m’a supplié de ne pas lui dédicacer ce livre).

Vivre en génie mathématique


Je suis tombée à la médiathèque sur une bande-dessinée géniale, Logicomix. Ce n’est ni une initiation ludique façon logique mathématique pour les nuls, ni une histoire de la discipline, ou alors sous un angle très particulier, dans le lien qu’elle entretient avec la folie. La volonté de démontrer les axiomes sur lesquels reposent les mathématiques, c’est-à-dire d’en finir avec les axiomes et de trouver des fondements irréfutables sur lesquels asseoir toute connaissance, est présentée comme une quête. Quête vaine d’un point de vue de la connaissance, comme le montrera Gödel, en prouvant l’impossibilité de la preuve originelle et la nécessité des axiomes. Mais quête passionnante du point de vue existentiel, dans le désir qu’elle manifeste qu’a l’homme de tout comprendre, de faire de la raison un outil universel : en trouver une raison à toute chose, il en trouverait une à lui-même. C’est ce désir-là, de toute-puissance de la raison, passablement déraisonnable, qu’interroge Logicomix et qui se trouve résumée par une question d’œuf et de poule qui dit tout par son insolubilité : est-ce la quête d’introuvables vérités qui a conduit des mathématiciens brillants vers la folie, ou est-ce une prédisposition qui les a conduits à se pencher sur des problèmes vertigineux ?

C’est en voyant ce dessin,de monde soutenu par des tortues empilées les uns sur les autres, symbolisant la repoussée indéfinie des axiomes, que j’ai repensé à la formule de Pierre Legendre , « le creuset délirant de la raison ». C’en est la meilleure illustration, je crois – même si j’y déverse évidemment le reste de ma lecture. Il y a un moment où savoir non seulement n’est plus nécessaire pour vivre, mais l’empêche.


C’est ce moment d’asphyxie existentielle que, dans Gifted, Franck redoute pour sa nièce Mary, génie mathématique de 7 ans dont la mère, également génie mathématique, a fini par se suicider après des années de travail acharné sous la houlette d’une mère implacable. Laquelle mère ressurgit comme grand-mère et entend reprendre avec sa petite-fille le travail inachevé par sa fille, tandis que son fils, qui a élevé sa nièce depuis tout bébé, veut pour elle une enfance aussi normale qu’il est possible pour une enfant surdouée – il sait qu’un don peut aussi être un cadeau empoisonné. Au déni d’humanité de la grand-mère, pour laquelle un tel don réclame des sacrifices, répond le désir de savoir-vivre de l’oncle pour sa nièce, quitte à brider le potentiel de son génie. Entre les deux, entre deux âges de la vie auxquels elle appartient simultanément et n’appartient pas, Mary ne se laisse pas démonter. Rapidement, on ne sait plus si c’est elle qui est géniale, ou Mckenna Grace, l’incroyable gamine qui la campe et qui joue beaucoup trop bien : je me suis retrouvée à hoqueter de tristesse lors d’une scène de séparation – dans un film qui, par ailleurs, tend vers le feel good movie de faire la part belle à la résilience. Les thèmes abordés ne sont pas légers, et il y a de la souffrance, mais aussi de l’humour, généré par le même écart de la moyenne et du génie : il faut voire la tête de la maîtresse le jour de la rentrée scolaire ou celle de la grand-mère quand la gamine approuve le livre qu’elle lui offre mais lui annonce qu’elle est passée depuis aux équations différentielles…

Tard dans le film, on apprend que le job de l’oncle ne correspond que de loin à ses qualifications initiales : celui qui répare des bateaux est un ancien maître de conférence en philosophie, qui a exercé dans une université prestigieuse. J’ai retrouvé là cette vérité, cet aveu du professeur de philosophie que j’ai eu un khâgne : « à la limite, il n’y a de philosophie qu’en dehors de la classe de philosophie » – limite explorée-expliquée par François Jullien lorsqu’il remarque que la philosophie occidentale s’est éloignée de la sagesse (devenue orientale) pour s’orienter vers une connaissance qu’elle n’est pas à même d’atteindre, ou seulement par la négative, comme lorsque Kant soustrait toute transcendance du champ de la connaissance (le Gödel de la philosophie, quelque part)(c’est juste pour voir si Palpatine me lit encore, parce que la comparaison devrait normalement le faire hurler). La rupture de Franck avec l’université est peut-être la plus belle illustration de ce que la philosophie peut apporter de meilleur : l’attention portée, sans cesse renouvelée, au savoir-vivre, au savoir comment vivre. On n’échappera pas à un cogito ergo sum final, heureusement twisté avec humour, parce cet ergo symbolise à lui seul toute l’erreur, toute l’hybris, de la raison. Le fait de penser n’implique pas logiquement celui d’être : il le présuppose, comme une évidence, un axiome sur lequel le philosophe a eu, dans les Méditations Métaphysiques, la sagesse de ne pas trop creuser : « Je pense, je suis ». La conjonction logique n’apparaît que dans Le Discours de la méthode, où Descartes réordonne ses idées non plus dans le sens de leur découverte mais dans celui de l’exposé, paré de logique pour rendre la chose plus acceptable, plus facile à retenir. Et on le retient, ce dérapage vers le creuset délirant de la raison. Mieux vaut en rire, de ce cogito ergo sum, et savoir dire 42 quand il le faut : reconnaître un arbitraire, une réponse qui met en sourdine les questions ou rouvre celle de savoir si l’on se pose les bonnes. Avec le sourire. Et un chat borgne.