Journal de lecture : À mains nues

Prendre des gants aurait transformé la chose en examen gynécologique, alors Amandine Dhée y est allée à mains nues, pour récupérer et dire son désir de femme. L’autrice alterne récit rétrospectif à la troisième personne et récit présent ou presque à la première personne, jusqu’à ce que les deux se rejoignent, qu’elle et je se mélangent au sein d’un même paragraphe et que, bien malaxés, ils finissent par écrire une seule et même personne, un seul et même parcours de jeune fille puis de femme et mère désirante. La plongée dans l’intime est si bien menée que j’ai mis du temps à remarquer que le déroulé aurait pu être anticipé. Ce qu’il pourrait y avoir de prévisible est désamorcé par l’humour — pas une ironie cinglante qui tourne tout en dérision après avoir commencé par la souffrance, non, de l’humour véritablement, qui charrie avec lui une bonne grosse dose de tendresse, même quand d’autres émotions moins agréables s’invitent entre les corps.

…

Dès la deuxième page, je me suis dit qu’on allait bien se marrer :

La solution est connue, bien sûr. Elle s’appelle le couple libre. […] Il paraît que certains couples se disent tout. J’imagine les discussions une fois de retour au bercail, Tiens, c’est sympa d’avoir pensé aux croissants, alors tu as passé une bonne soirée, ah oui, c’est vrai qu’elle est super cette fille, mon poussin mange proprement s’il te plaît, tu mets des miettes partout là, et samedi prochain, tu te souviens que je couche avec David, on a eu un mal fou à trouver une date, nous deux on peut se retrouver mercredi soir, j’irai au badminton juste avant, demain il faut absolument racheter des BN, tu sais ceux à la fraise qui soutien, et au fait, à quelle heure nous attendent tes parents ce midi ?

…

Quelques extraits pour le plaisir ou la justesse :

Pas très à l’aise dans mon rôle de Pénélope discount, moi qui m’aimerais si libre.

[pendant l’adolescence] C’est toujours le garçon qui prend les initiatives, qui donne le rythme. Son rôle se cantonne à l’arrêter s’il va trop loin.
[…] Elle applique du maquillage sur sa figure, enfile des vêtements qui collent, qui la mettent en valeur, puisque sa valeur ne va pas de soi.

C’est simplement que, dans ma tête, je me sens jeune. Je sais, ce sont les vieux qui disent ça, mais c’est vrai. […] J’ai cessé de confondre mon désir avec celui des autres. […] Je souris moins, aussi. Non que j’ai perdu en gaieté mais parce que je ne cherche plus d’emblée à avoir l’air charmante et inoffensive. Et je m’excuse moins. Avant, je m’excusais à tout bout de champ, en souriant donc, désolée par-ci désolée par-là, au cas où, pour lustrer. S’excuser, la maladie des femmes.

Pwd. (Pardon.)

[sur la découverte du plaisir par son enfant] Préserver l’enfant sans lui faire peur. […] Pas seulement le protéger de certains gestes, mais aussi des mots qui pourraient l’enfermer.

Ça veut dire quoi de jouir en s’imaginant pute ou salope ? Cela signe-t-il notre défaite ou notre victoire ? Vaguement trahies par nos inconscients, la faillite de nos imaginaires, nous rêvons à des fantasmes 100 % éthiques, où notre morale domine. […] À force de rêver à du cul politiquement correct, on s’empêcherait presque de jouir.

pwd — présentement dans un no man’s land de fantasme après avoir déserté un imaginaire érotique (ou en avoir été désertée) sans en avoir trouvé un autre…

Emménager dans une maison. Avoir un lit à eux. Du sexe régulier, pas volé . […] Ils ont le temps d’essayer du sexe, de rater, de rire, de recommencer. Le sexe avec une peau qu’on connaît, une bite qu’on aime, une odeur qui abrite.

Les soirées, ces moments qu’on appelle des fêtes. Elle ne vient pas pour s’amuser, elle. Elle abrite une urgence. Elle doit prendre, étreindre, s’étourdir.
[…] Pas de précipitation. Ne pas avoir l’air d’une crevarde du sexe. Discuter, boire un verre […] le jeu de la séduction, tu parles d’un jeu. […] Tout ça l’épuise, elle voudrait tout donner tout le suite. […] Elle voudrait jouer, savoir perdre et gagner, ne pas laisser l’enfant paumée prendre les manettes. […] On s’évalue, on s’argus.

Oui, j’abuse sur les cut […]. Vous n’avez qu’à lire le livre dans son entier.

[…] incrédules de ne pas être prisonnières, est-ce que c’est vraiment de l’amour ? On aime être confisquée, colonisée. Balayées, les questions, les choix à faire, embarquée par une passion, le bon plan. / Car ce serait trop simple de jouer les victimes, de nier les nuances.

C’est agréable parfois d’être allégé de soi-même. C’est d’ailleurs sur cet aspect que le roman Objet trouvé frappait juste.

[…] pourquoi a-t-elle appris à se taire, à sortir au son d’une sonnerie, à attendre à un feu, à ne pas insulter les gens, mais pourquoi n’a-t-elle pas appris à être autonome ? / Il paraît qu’il faut rassurer son enfant intérieur. Elle a plutôt envie de le secouer, d’être méchante, mais quand vas-tu grandir, sale petit gouffre affectif ?

Ça sent tellement l’agacement vécu en séance psy. Merci pour la vengeance.

Rien de plus doux que les familles élastiques, celles que l’on s’invente. Je sais sais qu’elles peuvent sauver, accueillir sans étouffer. […] On devrait s’échanger plus souvent nos parents, nos enfants, circuler les uns chez les autres au lieu de mijoter chacun chez soi. Sentir que notre maison protège à son tour. Le plus drôle, c’est que nos hôtes nous remercient, sans voir le bien qu’ils nous font.

Ça me rappelle un de mes meilleurs Noël, où mon amie M. en mal de famille s’était jointe à la mienne. Ça nous renforçait comme famille de l’y inclure.

Et puis il faudrait dire l’après. Ce qui continue après l’orgasme, qui est encore du Mozart. S’envelopper l’un l’autre, bouger le moins possible, se remercier. Pour maintenant, et pour toutes ces années passées l’un à côté de l’autre.

On ne dira jamais assez l’importance des postliminaires. Câlins above all.

…

Meilleur achevé d’imprimer avec ce colophon-calligramme :

Informations légales sous forme de calligramme représentant un clitoris

Journal de lecture : Tombée des nues

Les paragraphes sont parés de nombres, 1. qui renvoie à (7), 2. à (4), 3. à (9).  J’emporte le livre avec moi parce que j’ai spontanément sauté de 1. à 7. et suivi la sidération de l’infirmière face à ce qui s’annonce comme un déni de grossesse. Ça, ça m’intrigue. Je suis donc tout à fait prête à lire à saute-moutons quand, reprenant chez moi les pages liminaires, l’autrice m’avertit que le livre se lit soit de manière classique, linéaire, soit en sautant d’un paragraphe à un autre, auquel cas il faut commencer au 5. Mais la narratrice du 5. ne me plaît pas du tout, c’est une vieille râleuse qui se tient à distance. Alors, sans penser que je pourrais être rebelle et lire à saute-mouton à partir du 1., je prends l’option linéaire : je retrouverai plus vite l’infirmière. De fait, je suis surtout embarquée par des voix d’hommes, de paysans, Dédé qui gère la naissance comme une mise bas, Tony l’ami du couple qui gère tout le reste et Baptiste, le père qui refusait de l’être mais se découvre subjugué par le divin enfant :

j’ai expliqué que tout me paraissait très clair, j’avais besoin d’un enfant alors que je refusais catégoriquement d’en avoir, en le portant bien caché en elle Marion avait permis que mon désir se réalise

La mère, Marion, il faut attendre d’avoir dépassé la page 50 pour entendre sa voix, 50 pages pour ne pas se remettre du traumatisme, juste du choc premier et se réentendre penser — aux brebis laissées là-haut, surtout, dans la montagne.

Cette histoire m’a fascinée, parce que je suis secrètement persuadée que, ne voulant pas d’enfant, c’est ainsi que mon être réagirait si un autre y avait pris place (indifférence, rejet, dégoût — renforcés par l’impossibilité de la fuite, par tout le monde qui s’extasie autour). Violaine Bérot fait bien les choses, narre de manière à ce que cela soit audible. L’enfant qui n’était pas attendu devient désiré, par le père subjugué et par tout le village qui s’unit pour pallier les préparatifs qui ne pouvaient avoir lieu. Ils postparent à toute blinde, aménagent une chambre pour le bébé, menuisent un berceau, tricotent sévère et votent pour élire un prénom, qu’on devine sans qu’il soit jamais nommé. Avec tout cet amour où pourra se nicher l’enfant, il devient possible d’entendre l’absence de lien entre la mère et l’être qu’elle n’attendait pas, l’être qui s’est immiscé dans son corps sans son accord, sans qu’elle le sache même, et en est sorti de même, sans prévenir, la jetant dans la détresse et la douleur.

je ne voyais plus alors que le bébé et la nausée montait, j’avais besoin de vomir, de me vider encore, j’étais persuadée que restaient égarés en moi des morceaux de lui, des bouts pourrissants que je n’avais pas fini d’expulser, je sentais leur odeur, je puais la charogne, j’avais des spasmes qui me déchiraient le ventre, que ce bébé se soit permis de pénétrer à l’intérieur de moi sans ma permission m’était intolérable, je n’acceptais pas la violence avec laquelle il s’était imposé dans mon corps, je ne pouvais supporter cette intrusion, cette souillure, mais à qui aurais-je pu raconter cela, à qui aurais-je pu dire ces mots inaudibles, ce bébé m’a violée

Tombée des nues : c’est la mère jetée à terre et peut-être, aussi, on l’espère, l’enfant tombée du ciel, la chute transformée en miracle par un récit cru et sensible, qui donne à chacun la place d’exister.

elle s’est adressée à moi à voix très basse, sans se presser, comme on murmure une berceuse pour effacer les cauchemars, ce n’est pas vous Marion c’est l’espèce humaine dans son entier qui a perdu cet instinct ce n’est pas vous Marion une naissance c’est une adoption prendre votre temps ayez confiance en vous vous avez le temps Marion vous avez le temps

Mon seul regret est de ne pas pouvoir (de suite ?) rencontrer cette histoire par l’autre voie narrative.

(Je m’en rends compte seulement en recopiant les extraits : il n’y a pas de points. C’est donc pour cela… l’impression que la lecture s’emballait malgré moi, lire à en perdre haleine même sans prononcer un mot.)

Journal de lecture : L’échec. Comment échouer mieux

Comment échouer mieux, c’est presque un how-to Shadock que nous promet le titre (beckettien, en réalité). J’imaginais un essai quelque part entre ceux Charles Pépin et Claire Marin. J’y crois pendant le premier chapitre : Claro déploie les possibles de la sémantique, l’imaginaire de la faille, de la rive où l’on échoue… Puis, ah, ça se transforme en essai sur la traduction ; ce n’est pas ce que j’attendais, mais pourquoi pas, c’est bien mené, de l’humour, j’achète — d’autant mieux que je n’ai rien déboursé. Quand, oh, un inventaire à la Prévert (à la Sei Shonagon, dixit Claro) de ce qu’est poétiquement l’échec puis des échecs personnels de l’auteur. Vous prendrez bien un récit éclaté en feuilleton, tant que nous y sommes, hé. On se fait balader comme ça, dans un essai-lasagnes de courts chapitres qui n’ont rien à voir avec la choucroute, mais qui font monter la sauce béchamel. On échoue de rive en rive en rime à rien : Oui-oui fait nod-nod, la traduction est abandonnée pour la littérature étrangère, Kafka, Pessoa, Cocteau et on revisite Vertigo au prisme de l’alcoolisme. Je crois avoir moi aussi échoué à bien lire ce livre, pas vraiment dans le mood pour un essai littéraire (le propos sert la littérature quand je m’attendais à ce que la littérature serve le propos). L’humour qui faisait mouche au début me l’a fait prendre à la fin, le prétexte virtuose de l’échec finissant par tourner à vide. Ça a failli me plaire — est-ce un échec ? donc une réussite ? ou un échec échoué ? Et mat, à la fin.

…

Faillir, c’est aussi bien faire et ne pas faire ; se planter et ne rien semer. Échouer, c’est aussi, notons-le, arriver, certes mal en point, mais arriver néanmoins, tant qu’à faire sur la plage abandonnée, coquilles et crustacés.

La traduction est la grande école de l’échec. […] Que penser en effet de cet amour immodéré pour un texte qui pousse l’amant à supprimer intégralement chaque mot du texte adoré ?
[…] Quand je traduis « bread » par « pain », je fais comme si le rectangulaire pain de mie anglais avait le pouvoir de s’arrondir, s’allonger, se fendiller et dorer pour prendre l’allure d’une sémillante baguette parisienne.

Ce passage-ci m’a fait penser à Guillaume Vissac (et la suite, où Claro parle d’écrire avec la gomme) :

Une question qu’on pose souvent à l’écrivain, une question faussement ingénue : que voulez-vous dire quand vous dites… Ce à quoi il pourrait répondre : je ne veux rien dire parce que je ne dis rien. Je ne suis pas dans le dire. Je contre-dis, systématiquement, tout ce qui transite par ma tête, mon corps, ma pensée, car je sais, ou du moins je subodore, quelles sont ces choses qui aimeraient être dites. Elles sont là, elles attendent, fossilisées dans la langue qui et à ma disposition, dûment faisandées par la société qui chercher à les fourguer. Si je les dis, si je les exprime telles quelles, elles resteront lettres mortes. Je dois en former de nouvelles, déformer les anciennes et ne rien laisser passer qui soit passible d’évidence.

Le monde nous a tellement gavés de phrases toutes faites, de descriptions de descriptions, de mots d’ordre, de conseils, de certitudes, il nous a tellement roulés dans la farine des truismes que, pour une fois, nous sommes secrètement heureux de nous casser les dents sur du sens. Enfin le langage, telle cette chose en nous qui jamais ne se livre tout à fait, nous résiste, comme l’Autre nous résiste. […] Enfin, des choses obscures s’efforcent de nous faire signe, par de l’obscurité, et non par une fausse clarté.

Journal de lecture : L’Odeur des pierres mouillées

L’Odeur des pierres mouillées, de Léa Rivière. J’ai ouvert cet étroit recueil gris dans l’allée de la médiathèque, et suis tombée là-dessus :

Elles refusent de se battre contre ce dont elles veulent se débarrasser.

Oh ? Mais comment alors ?
Juste avant :

Elles disent que combattre quelque chose c’est faire de cette chose un centre.
Qu’alors, d’abord, la combattre devient une habitude.
Puis que cette habitude mute en besoin. Elles disent que si combattre une chose devient un besoin alors on finit par avoir besoin de cette chose, par en faire, pratiquement, une raison d’être au monde.

J’ai lu encore un peu en amont et en aval, d’autres choses hétérodoxes, et des pierres et de la forêt ont surgi des clit, bites, butch, trans. Je me suis sentie étrangère à ce monde, j’ai reposé l’essai poétique sur le présentoir. Ce n’était pas pour moi.

Mais ça a continué à me trotter en tête, de loin en loin, et la fois suivante, j’ai pris le recueil, l’ai ajouté à mon butin. Et ce n’était pas pour moi, c’est vrai, pas tout. La dernière pièce « Amour municipal », où Lila et Léo s’asticotent dans une joute sex-textuelle, m’a complètement échappée — il me manque tout une culture dans laquelle je ne baigne pas, quasi la moitié des références et théories LGBTQIA, dont je n’ai que le versant mainstream.

Les premiers poèmes, en revanche, m’ont plongée dans un monde étrange, comme est étrange le sien propre qu’on voit depuis l’autre côté du miroir, de la rivière. On n’est pas tous doués pour ouvrir les yeux sous l’eau, on n’a pas forcément envie, ça fait peur, ça pique et ça déforme. Léa Rivière, elle, est dans son élément et nous y entraîne. C’est comme ça qu’elle lutte, avec des “Armes molles” (titre du premier poème), maniées par des “lesbiennes géologiques” sous la forme d’une litanie. Elles disent… et alors, le militantisme poétique.

Elles disent que le rôle est une forme de stabilisation, densification, épaississement ponctuel de certaines relations.

Alors que l’identité serait plutôt leur négation — le projet de faire du monde un plan neutre avec des choses distinctes posées dessus, supposées interagir vaguement dans un second temps : des chevaliers « dans la nature », des colons dans la jungle, des soldats dans la panade.

Les pierres, la forêt, la rivière, le lichen… toute la nature poétique est reprise comme environnement dans une approche éthologique, qui coupe toute idéologie à la racine pour la replanter — écologie poétique qui réunit le fait social et le fait naturel, sans avoir à rien déconstruire, sans laisser de ruines derrière soi, rien que de mortes animistes, avec une histoire à raconter.

Elles disent qu’elles sont la rivière quand elles sont dans son lit, que faire partie d’une rivière c’est être la rivière.

Elles appellent ça une métonymie géologique.

[…]

Elles disent qu’une rivière n’est ni juste de l’eau,
ni juste des rochers, ni juste des arbres, des poissons,
des insectes, des oiseaux, mais toujours seulement
une composition de toutes ces choses et d’autres corps
encore, un flot de relations qui se forment,
se déforment, s’informent.

[…]

Elles disent qu’elles ne peuvent pas parler de l’eau sans pleurer et que pleurer c’est ce qu’elles peuvent dire de mieux de l’eau.

Elles disent qu’une personne qui écoute est un monde et que le monde est une personne qui écoute.

…

Dans la forêt, il n’y a qu’un être qui devient, c’est en société qu’il faut louvoyer entre des pôles sédimentés — d’où ce “Je ne suis pas trans dans la forêt”.

TRANS c’est le nom de la distance qui me sépare d’un ensemble de fictions situées qui ont échoué à traiter mon cas.

C’est le nom de l’écart entre moi et ce qu’il aurait été plus simple que je sois, franchement ce qui aurait arrangé tout le monde.
C’est le nom de la fosse plus ou moins sceptique
installé entre moi et ce qu’on a commencé à me
demander d’être quelques mois avant ma naissance.

TRANS c’est le nom de ce que tu vois de moi tant que t’as pas appris à me voir moi.

Dans ce dernier cas, on peut remplacer trans par femme ou homme ou français ou étudiant ou tout autre étiquette générique, ça marche aussi. Toujours me reste cette perplexité : j’ai parfois l’impression que les personnes non-binaires croient plus fort que les autres en l’identité, comme en un point unique qui nous définirait et qu’il faudrait fuir (il y a d’ailleurs quelque chose en ce sens dans la dernière partie, sous le prisme des traditions nécessaires à leur réinvention). Je les vois poser les identités côte à côte, comme des cercles qui cernent et qu’ils s’emploient joyeusement à contourner, alors que j’ai toujours imaginé ça comme des cercles qui s’empilent et se croisent, dans une définition toujours à recommencer, un jeu d’anneaux à lancer. Lisant Léa et Kim et qui j’entends, je me dis : non, toujours pas ; mais aussi : ah d’accord. Je suis toujours à côté de la plaque tectonique LGBT+, mais j’ai l’impression d’échouer de mieux en mieux. …

“L’odeur des pierres mouillées”

to feel seen 
[…] Est-ce que je
deviens ce qu’on
voit de moi ?

Elle me colle un regard ou un
pronom en coin,
et mon genre a déjà changé.

[devenir ce que l’autre voit de nous] Honnêtement, ça a l’air épuisant à l’échelle cellulaire.

…

Découverte de nouvelles ligatures non-binaires. Cela me semble une formidable aire de jeu typographique.

Journal de lecture : Hêtre pourpre

La couverture ovidienne sur l’étal du Furet du Nord, quelque chose de singulier dérangeant-fascinant dès les premiers paragraphes : j’avais mentalement noté que Hêtre pourpre, à lire, peut-être. Comme la médiathèque fait bien les choses, j’ai retrouvé le roman sur l’étagère des nouveautés quelques mois plus tard.

Dérangeant, fascinant, singulier, il l’est ce Hêtre pourpre, en V.O. Blutbuch… hêtre pourpre donc, et littéralement livre de sang. Sang-sève, arbre du jardin et généalogique… plus qu’une métaphore, l’arbre planté dans le jardin par son arrière-grand-père est une obsession pour le narrateur-narratrice — disons tout de suite Kim, pour écarter la lourdeur non-binaire (more on that latter). Il étend ses ramifications à tout le roman, quitte à faire sauter les fondations du genre — romanesque ou sexuel, pourquoi choisir.

Qu’est-ce que t’as trafiqué ? T’as du jardin plein les mains.

Rapidement, on ne sait plus trop ce qu’on lit, tout se mêle et se lie et délie en ronces ardentes : en quelques pages, on navigue entre une enquête botanique érudite, où l’on croise des universitaires aux allégeances politiques douteuses, une scène de sodomie lyrico-trash, le tricotage d’un pull rose bonbon pour la grand-mère de Kim (la juxtaposition pornographie-famille engendre un malaise récurrent) et des biographies faussement maladroites des femmes-sorcières de la famille, rédigées en scred par la mère de Kim, qui aurait bien aimé faire des études mais qui, à la place, a eu un fils. Les transitions à la truelle sont à l’image des relations de cette famille où l’on s’aime et se traumatise de mère en fille-fils, chacun faisant de son mieux et se blessant à qui mieux mieux.

Grand-mer, si j’ai commencé à écrire, c’était pour trouver une formule magique, pour donner une blessure à la douleur qui n’en a pas, pour donner une voix au passé qui ne passe pas.

Croyez-le ou non, ce bazar finit par faire essence (de hêtre pourpre), on retombe sur ses racines et le roman comes full spiral (titre de la dernière partie), décalé de ses origines et en plein dedans. On y est, même si le y est incertain : Berne, Tucini, origines, merde, secret, en plein dedans, dans le mil et une nuit…

…

Les relations familiales décrites sont terribles, même quand ça tient à rien, à un vide, surtout quand ça tient au vide, enfant mort, sœur disparue. Le récit n’avance pas, il tourne autour, creuse, revient à la charge, à la décharge sexuelle, baiser pour fuir, pénétrer le mystère de la procréation littéraire, rejouer les relations manquées, répétées, transmises.

Tout le roman est adressé à la grand-mère de Kim, qui ne lui laisse pas en caser une (en caser un, alors : un livre) :

Il était impossible d’avoir une vraie discussion avec toi : tu monologuais, et il fallait écouter. […] Ton débit était intarissable, un bruit blanc visant à éclipser tout ce qui t’importait vraiment. Ton débit déteste l’écrit, il est tout l’inverse de l’écrit : son flot vise à occulter l’essentiel. Ton débit incessant est un mutisme.

Un des premiers portraits de la grand-mère, c’est ce très bel extrait, sur « les mains de grand-mer » (ça me fait repenser à Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, on pourrait faire une anthologie de littérature manuelle) :

Elles attrapent des patates qu’elles épluchent avec avidité. Empoignent la petite cuillère à moka pour pelleter du sucre dans la tasse de café — oui, ce mouvement relève du coup de pelle. C’est un mouvement étranger à la petite cuillère, comme si grand-mer s’était directement inspirée de la récolte des patates pour pelleter des cristaux de sucre. La moitié des petits cristaux atterrit systématiquement sur la nappe à carreaux rouges et blancs. La petite cuillère à moka : un objet qui ne parle pas la même langue que ces mains. Les arabesques et fioritures ornent son manche avec un raffinement grotesque. Superflu. Devant un Disney où une Parisienne gantée, d’un geste sophistiqué (avec le pouce et l’index, l’auriculaire en l’air), plonge une petite cuillère à moka dans une tasse à thé, j’ai pris conscience de l’écart. De fossé entre grand-mer et le monde auquel j’aspirais. Grand-mer chopait la petite cuillère à moka de tout son poing. Ses articulations renflées par l’arthrite me rappelaient les ronces ensorcelées dans La Belle au bois dormant de Disney. Ces renflements noueux. Cent ans d’ankylose.

Écrire à sa grand-mère, sur sa grand-mère est aussi pour Kim le moyen de sauter par-dessus sa mère, de retarder le moment d’en parler… exactement comme la mère recule le moment d’établir la biographie de sa mère à elle en se découvrant une « rage d’écrire » l’arbre généalogique qui mène à elle et l’en détourne dans le même mouvement.

La mer crie que l’adolescent : « Non, justement, tu n’as aucune idée de ce que c’est, de qui c’est, grand-mer, parfois, elle est horrible, non, je ne pourrai pas aller à Berne tant qu’elle y sera, je ne pourrai pas aller à Berne sans être obligée d’aller la voir. C’est une araignée, elle est tapie là-bas, dans sa tanière, et elle tisse sa toile sur toute la ville. […] » Et l’adolescent comprend que l’enfance ne se termine jamais, même pour les adultes.

C’est qu’il y a des duretés dans l’enfance de Kim qui n’a manqué de rien, des duretés héritées. Sa mère, qu’il nomme toujours mer, gèle parfois de l’intérieur et alors ce n’est plus la mer, mais la sorcière de glace :

Elle a le regard qui fuit. Ses yeux sont tournés vers l’intérieur de son histoire.

Regarde comme c’est beau, dit l’enfant. Mer n’a pas de regard dans les yeux.

Il était une fois une femme. Sauf qu’elle ne voulait pas devenir femme. Elle voulait devenir quelqu’un. […] Et les yeux de mer ne voyaient pas l’enfant. Ils voyaient ce qui avait fait de la femme une femme. Alors que la femme voulait devenir quelqu’un.

Ce que la mère n’a pas eu et donné à l’enfant peut-il les réparer tous deux ? Kim le ressent, la revanche sur le passé n’est pas exempte de jalousie.

Cela me revient, avec la mauvaise conscience, la conscience qu’elle aurait aimé étudier et qu’elle ne l’a pas fait, qu’avec son travail mal payé, elle m’a pros de faire des études, et que c’est une des raisons pour lesquelles nous vison aujourd’hui dans deux mondes différents. Des années plus tard, je me suis rendu compte qu’il y avait une drôle de concurrence entre elle et moi. Je n’ai pas étudié pour mer, j’ai étudié à la place de mer.

Transfuge de classe… encore une place de qui n’a pas la sienne propre, et oscille entre deux. Mais les liens souterrains, toujours, la mer qui n’est jamais uniquement celle qu’on a connue, celle qu’on pensait :

La femme qui a passé des années à faire des recherches, potasser des livres d’histoire et éplucher des forums Internet pour planter un arbre généalogique en cachette, ce n’est pas la mer qui m’a élevæ, ni la femme dont je pensais être sortiə.

L’origine inquiète, on la recherche, la mère, jusque dans la recherche universitaire :

Et quand je regarde mes sources sur le hêtre pourpre, j’ai l’impression que tous ces auteurs (que des mecs of course) sont à la recherche d’une figure maternelle. Ils le veulent tous, ce hêtre pourpre mère, pour eux, pour leur nation. Comme si les mères manquaient cruellement.

Et si la grand-mère est un moyen de saute-moutonner la mère, que dire du père dans tout ça ? Dieu qu’il est superbement absent, presque jamais mentionné. Ce sera pour un autre livre. Ou un psy. D’homme dans cette famille de femmes, il n’y a que l’arrière-grand-père — et bien trash, l’arrière-grand-père, mais je ne vais pas spoiler, seulement vous induire en erreur d’un pas de côté :

[…] mais je crois qu’arrière-grand-per ait compté au nombre des nationalistes helvètes ou européens de mauvaise foi. Je me pose cette question, et je sais que je le fais dans le contexte historique qui est le mien et que ça ne rime à rien, qu’autrefois l’existence avait d’autres dimensions que j’ai du mal à comprendre, que l’existence était étroitement liée à notre lieu de naissance, bien plus que je ne peux l’imaginer aujourd’hui.

…

Faut pas avoir peur du viscéral et des détours, des délires aqueux et des déformations linguistiques. Plus gender-fluid que Kim, y’a pas à dire, c’est sa langue. Ses langues, même, parce qu’étant Suisse, l’enfant Kim parle suisse allemand et l’auteurice Kim écrit en allemand standard… sauf quand ille écrit en anglais ou à la place de sa mère. La « langue de mer », nous explique la traductrice Rose Labourie (dont le nom fait écho à la grand-mer Rosemarie) dans une passionnante introduction, est un mélange d’allemand standard, de suisse allemand et de dialecte bernois. Pour rendre cette langue inouïe, elle a pioché dans des dialectes de suisse francophone, mais aussi de Wallonie et du Québec (j’empoche pour ma part « à brûle-parpaing » et « et bien d’autres inouïseries »).

La dernière partie du roman est carrément en anglais, un anglais emprunté, qui n’est clairement pas une langue maternelle et que l’on choisit justement pour ça, pour sa neutralité, parce qu’elle permet de se réinventer. C’est pour Kim la langue de la distance. D’abord sous forme de jeux de mots :

je suis assez absinthe-minded

de commentaires ironiques, entre parenthèses :

[après la citation d’un vieil érudit méprisant envers la plèbe et les femmes] (sic (yes, so sick))

en note de bas de page :

[corps de texte] Jagging souligne que le hêtre pourpre suisse « surpasse considérablement en âge le prétendu hêtre mère de la forêt du Hainleite […] et existait en tous les cas depuis longtemps alors que ce dernier était encore dans les langes¹ ».

1 1. Jäggi, 1894. Seriously : « encore dans les langes ».

Puis la distance ironique devient mise à distance analytique et existentielle. Dans la dernières partie, l’anglais est la langue de l’émancipation, de la trahison, du secret qu’on ne pouvait pas avouer avoir deviné, qu’on continue de masquer dans son énonciation même, comme des parents qui recourent à l’anglais ou à des mots épelés pour communiquer sans se faire comprendre des enfants, la surprise pour l’A-N-N-I-V, t’as pensé au cotton candy ?

Quelques extraits en anglais dans le texte :

We had a lot of fun analyzing us and we even managed to push away the typical self-loathing of not doing something more meaningful with our privileges as 30-ish, well educated central Europeans. We defined our generation as the apolitical self-fulfillers between the boomer generation and gen Z […].

We were raised at the end of the 20th century, in the short period of the « end of history », with the belief (and expectation) that we could become everything. But the ned of history has ended, war and violence never really left, only left the self-image of « the West ». But still, I grew up in an apolitical time of hypercapilatist neoliberalism, and our goal was trying to make « it » as individuals. Ans in that goal, I am purely a child of my generation. And the is the place that I am writing you from, Grandma. The place that we have un common: to be common.

And while carrying these words I realized that maybe that’s the closest I will ever get to giving birth, and maybe that is good, because I know that I could never do what you have done, Meer and Grossmer, no, I could never raise a chord, I would go mad in the first few sleepless nights. And here is what I do instead:

I break the circle of children who kill their parents in order to be free, to become themselves. I don’t kill my parents. I am giving birth to my mothers.

…

Ce qui m’a le plus frappée au début de ma lecture, ce thème de non-binarité, au final s’est effacé à la lecture, dissolu dans la question du corps qu’on habite et de la place qu’on occupe. Oui, Kim se déguise enfant avec des vêtements de fille… qui appartenaient à la sœur disparue de sa grand-mère.  Oui, Kim essaye des corps comme des tenues, le corps de l’homme qui se pense viril jambes écartées, aka corps-qui-joue-au-foot, le corps-qui-rentre-du-travail, le corps-qui-voit-du-monde… des corps modelés par des rôles genrés, des attitudes en somme. Qui être quand on est l’homme de la maison en l’absence du père, mais qu’on occupe-usurpe aussi la place qui aurait du échoir à sa propre mère dans l’ascension sociale ? Quand on est descendant de gens qui eux-mêmes ont été les remplaçants d’autres, nés et morts ou morts-nés avant eux ? Qui être quand on ne reconnaît rien de propre en soi, seulement les traits et les traumas des uns et des autres ? Qui être quand tout vous affecte et traverse au point où il ne semble plus y avoir de frontière entre soi et l’extérieur ? Alors entre un genre et l’autre…

Il y a pour Kim, hanté par toutes les existences mutilées du passé, une impossibilité à prendre place dans cette famille. Une impossibilité à être, de manière ferme, ci ou ça. Qui ne lui laisse que la possibilité de devenir ou, sans amarre sûre, de disparaître. Et cette tendance à disparaître apparaît violemment au détour d’un paragraphe, l’anorexie comme par hasard tue (le parallèle m’était venu en tête bien avant, le lire a constitué une confirmation) :

[…] j’étais hospitalisé parce que j’avais arrêté de manger. Je crois, oui, c’est bien possible, que je voulais disparaître. Pas consciemment, ce n’était pas un choix délibéré, ça s’est fait comme ça. Je ne voulais pas mourir, je voulais seulement que ce corps prenne fin.

Contre ça, contre la violence de la haine de soi, ou de ce qui en soi n’est pas seulement soi (« L’envie d’extraire à la pince à épiler chacune de mes cellules une par une pour les dissoudre dans l’acide. »), reste à devenir, tout et son contraire — fluide. L’eau est omniprésente dans le roman, tout est aqueux et mouvant. Tout échappe et irrigue. Kim est une sensibilité poreuse, un corps perméable aux contours flous, qu’ille éprouve surtout dans la sexualité, quand on vient le cerner de l’extérieur.

La question de l’identité n’est jamais posée en termes identitaires, mais est travaillée de l’intérieur, ne serait-ce que par la difficulté à conserver une unité, un unique je :

[…] mais qui a écrit le script de ma scène de cul d’où parle cette infamie comment a-t-elle hacké l’accès à ma voix intérieure je ne veux pas de ce débit où est le bout de JE qui voit tout ça et ne s’y oppose pas […]

Quand on devient quelqu’un d’autre que celui qu’on aimerait et même qu’on pense être…

La grand-mère fait miroir à cette identité qui se cherche, cette fois par l’effacement, l’effacement de soi dans la démence. Kim l’y plonge de manière anticipée, la projetant dans une maison de retraite où elle n’est pas encore quand ille écrit :

Ici, on ne dit pas je, nous, vous, tu, on dit seulement ON. […] Tout le monde y perd son je en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

Tu dois penser que je fais partie du personnel soignant. D’abord, tu ne me reconnais pas. Je ne te reconnais pas non plus. Tu es devenue toute douce. Tu parles au coussin comme à un petit chat.

Alors écriture inclusive, oui, mais surtout écriture inventive, bricolée, déformée, pour donner à entendre soi et les autres, ceux qu’on pourrait être, ceux qui nous entourent et nous précèdent, d’autres vies derrière la voix qui les ventriloque. Dans tout ce travail de langue, on peut compter sur la galoche discrète de la traductrice et des typographes, avec des ligatures que j’ai trouvées belles et fluides, rien avoir avec la butée des points médians :
æ
comme une boule de papier froissé à la fin d’un participe passé (é, ée), une certitude raturée , un entrelacs qu’on peut facilement sauter tout en l’ayant remarqué,
ə,
e inversé, à la fois e et son contraire, et autre chose encore d’être à al fois l’un et l’autre.

La langue n’est plus tordue ou défigurée ou que sais-je, elle est redevenue malléable, et c’est un drôle de hasard ou une belle enfilade qu’Hêtre Pourpre me soit tombé dans les mains juste après Les Furtifs et la langue si ludique-mais-pas-que de Damasio.

…

En l’absence d’un centre stable, il n’y a plus qu’à sans cesse se réécrire, je(u) palimpste, réécrire son histoire pour la faire sienne et y trouver, s’y ménager une place.

Which reminds me of […] how important it is to change one’s story, in order to own it.

Genre sexuel et romanesque entrent ainsi en écho. Dans le choix des prénoms et des accords, à l’échelle micro, mais aussi, à l’échelle macro, dans la narration elle-même, protéiforme comme sait le devenir le roman. L’autofiction malmène sa matière, défait-refait la concordance des temps du récit et de la narration, anticipe, rappelle, déplace, ment et avoue, trafique, ajuste, pour que le compte soit bon — et autre.

In all the different cultures where forms of writing were invented independently of each other, the earliest forms of scripture were always records of debts. […] That’s why I think that literature and guilt are indivisibly interconnected. But — I also believe the forms of writing which interest me have always been those that don’t want to be what the have to be. Texts that undermine their primary intention, projects that want to get free of the debts, writing that searches exit doors out of writing.

Alors oui, parfois le récit erre, menace de tourner en rond ou de se déliter, mais quand la narration se ressaisit, c’est la déflagration. Tout coule et explose en même temps, ça se déforme lisible, coule de ressource attendue en ressource inattendue, la langue est d’une vitalité folle d’avoir tourné sept fois dans une bouche à vide avide. J’aurais parfois aimé que tout soit de cette teneur, aussi puissant, quelle maestria alors, mais peut-être que parfaitement maîtrisé, le roman aurait cessé de se débattre et aurait été moins à l’image de ce qu’il contient ? Peut-être faut-il la rétention-stagnation du roman-lac, roman-barrage, pour qu’advienne le roman-chute, roman-cascade.