La petite sirène tchèque

Rusalka est une petite sirène tchèque. Comme Ariel, la nymphe des eaux tombe amoureuse d’un homme et souhaite devenir humaine pour vivre cet amour. Contre l’avis de son père, elle demande à la sorcière Ježibaba de l’aider dans son entreprise. Pacte avec des forces diaboliques oblige, il y a une contrepartie : Rusalka sera damnée si le prince lui est infidèle. Et pour corser le tout, elle sera muette une fois une terre (pas hyper pratique dans un opéra). Évidemment (cf. La Petite Sirène, Le Lac des cygnes, Giselle et plus largement le genre humain), le prince est séduit par une princesse étrangère invitée à leur mariage et tout est mâle qui finit mal.

Le dernier acte est plus ambigu, plein de subtilités dues aux lois a-logiques de la magie : ainsi, Rusalka refuse de tuer le prince, seul moyen de se racheter – elle jette le couteau dans le lac ; mais le prince, se rendant compte de son erreur (c’est vraiment lent à la comprenette, un prince), retourne près du lac et réclame l’étreinte de Rusalka, dut-elle lui coûter la vie. Le prince meurt, Rusalka n’est pas sauvée, condamnée à errer dans le lac, à jamais étrangère à ses sœurs insouciantes. Aucune logique là-dedans si ce n’est de fournir le grand gâchis romanesque qui donne une dimension tragique à son héroïne1. Car il faut pouvoir la plaindre et l’admirer, la créature immortelle qui a consenti à sa déchéance pour connaître l’amour et ainsi nous conforter dans l’idée que notre condition de mortels est enviable.

Pour ce qui est de nous faire éprouver de l’admiration, Svetlana Aksenova s’en charge. La chanteuse n’est pas que chanteuse ; elle est sensuelle, dansante, vibrante ; elle est Rusalka. Lorsqu’elle chante l’air de la lune, j’ai l’impression d’être soulevée dans les airs par les arcs sonores d’Over the rainbow (moment d’hallucination auditive ? ici à 2’19 ou 4’21, là à 1’17) Avec elle, chaque intonation, chaque geste prend sens, jusqu’à la position des mains, en pronation au premier acte, où elle cherche à atteindre l’inatteignable, le prince, l’amour, la vie, la-haut ; en supination au deuxième et troisième acte, lorsque le bonheur lui échappe et qu’elle se retrouve les mains vides, à porter le poids du destin qu’elle s’est choisi. À ses côtés, Dimitry Ivashchenko est un Ondin plein d’aplomb et de douceur (ses petites lunettes rondes, sous le reflet desquelles son regard est fréquemment dérobé, me rappellent les tritons évoqués par Proust dans sa description des baignoires2).

La mise en scène de Robert Carsen est un vrai bonheur, qui prouve que, non, il n’est pas nécessaire que faire laid pour faire intelligent, et que, non, l’esthétique n’est pas pure ornementation. Le rideau se lève sur un décor qui me laisse presque bouche bée3, un vrai décor d’opéra, qui vous plonge dans l’histoire comme dans un rêve. Un lit flanqué de deux lumières de chevet flotte dans les hauteurs, dédoublé en une réalité connue, placée hors d’atteinte, et son reflet qui fait comprendre d’emblée, avec les parois de piscine et le plan d’eau où s’ébattent les trois ondines, que nous sommes dans les profondeurs du lac. Flottant hors de portée comme un radeau, le lit perd ses connotations bourgeoises, triviales, tout en maintenant présente à l’esprit la dimension charnelle de l’amour désiré par Rusalka (c’est loin, cela ne se dit pas, car dire, déjà, c’est déformer, exhiber une sexualité qui n’a pas le droit de cité).

Lorsque Rusalka s’apprête à quitter le lac pour la surface, le lit et son reflet se disjoignent, les murs du lac-piscine se retirent ; cette disparition onirique, qui plonge Rusalka dans les ténèbres fait d’elle une créature qui n’est plus d’aucun monde, ni de celui qu’elle quitte, ni de celui qu’elle s’apprête à rejoindre, et qui semble vaguement menaçant avec le lit suspendu au-dessus de sa tête comme une épée de Damoclès. Le lit et les lampes de chevet descendent peu avant le rideau : la chambre, la scène conjugale est installée.

Une fois à la surface du lac, c’est à celle du monde qu’est confrontée Rusalka, prisonnière de son apparence, retranchée en elle-même, sans voix. Quand tout à coup, je me souviens, je comprends : c’est le désir la lui ôte ; c’est son corps qui la rend muette, au moins autant que le pacte magique. La gorge serrée d’angoisse et de désir, face au lit qui occupe le centre de la pièce. Pour cet acte, Carsen a placé le lit de profil ; son reflet, cette fois, est horizontal. Non seulement le miroir ainsi créé donne lieu à des tableaux saisissants, mais il matérialise la coexistence de deux mondes antagonistes et la séparation qui se maintient entre le prince et Rusalka alors même qu’ils se voient, fusse d’un œil amoureux. XX a d’ailleurs très justement remarqué que le merveilleux n’apparaissait que d’un seul côté (côté cour). Rapidement repoussée de l’autre côté du miroir, Rusalka voit la princesse étrangère prendre sa place. Carsen l’a habillée exactement de la même manière que Ježibaba (j’ai d’ailleurs mis un certain temps à m’apercevoir que ce n’était pas la même chanteuse), faisant affleurer un complexe d’Elektra qui ne se dit pas (aux côtés du père Ondin, Ježibaba fait office de figure maternelle).

Lorsque l’infidélité est consommée, les deux côtés du miroir s’éloignent ; Rusalka, qui flottait entre les deux mondes à la fin du premier acte, se trouve déchirée entre les deux, rejetée et par l’un et par l’autre. Suspens au second entracte : après la coupure horizontale (monde des eaux/ monde d’en haut) puis la coupure verticale (monde gauche des humains / monde droit de Rusalka), dans quel sens la scène va-t-elle être divisée au troisième acte ? Au plaisir de se laisser surprendre par le lit vu du dessous, sur le mur en fond de scène (un peu comme pour la prieure dans Dialogues des carmélites mis en scène par Olivier Py), succède le plaisir du mais c’est bien sûr ! Rusalka, n’appartenant plus à aucun monde, ne peut plus évoluer dans des repères fixes (dans le lac au premier acte, sur terre au deuxième). Le lit en fond de scène tourne comme une vision cauchemardesque, ouverture sur une autre dimension, entre souvenir et hallucination… Si l’on revient finalement dans l’appartement lambrissé, avec son lit et ses lampes de chevet, c’est parce qu’il accueille la première et la dernière étreinte de Rusalka et du prince. C’est un doux mensonge qu’ils s’offrent l’un à l’autre4, la reconstitution fantasmée de leur histoire telle qu’elle aurait pu avoir lieu.

Mit Palpatine

À lire : Fomalhaut, et le mille-feuilles de Rusalka I et II chez Carnets sur sol

 

1 Quand on ôte tout tragique, le gâchis romanesque devient un roman gâché ; c’est La Bête humaine, par exemple, à la fin duquel je me suis dit qu’on aurait gagné du temps en alignant tous les personnages contre un mur pour les fusiller vite fait bien fait.

2 Dans Le Côté des Guermantes : « […] les radieuses filles de la mer se retournaient à tout moment en souriant vers des tritons barbus pendus aux anfractuosités de l’abîme, ou vers quelque demi-dieu aquatique ayant pour crâne un galet poli sur lequel le flot avait ramené une algue lisse et pour regard un disque en cristal de roche. »

3 La dernière fois que j’ai été saisie de ce même genre d’émerveillement enfantin face à un décor, c’était dans La Ville morte de Korngold.

4 Cela me rappelle le dernier épisode d’Angel, lorsque Wesley, mortellement blessé, demande à Illyria de lui mentir le temps de son agonie et de prendre l’aspect de Fred (Fred étant la fille qu’il a aimée et qui a été tuée par Illyria lorsque la déesse s’est emparée de son corps pour s’incarner).

Citizenfour

Je n’avais pas suivi l’affaire Edward Snowden, ni vu les documentaires précédents de Laura Poitras. Du coup, pendant les premières minutes, j’ai été un peu décontenancée par les informations à absorber sans véritable support visuel. Que filmer quand on fait un reportage sur une surveillance invisible ? En voilà, une question embarrassante…

Une console d’ordinateur. Un mot qui s’écrit lettre à lettre, des lignes qui défilent à toute vitesse une fois la touchée Entrée appuyée puis le curseur qui clignote comme des points de suspension : c’est une image évidente, attendue, pour un documentaire sur un lanceur d’alerte qui est d’abord un informaticien. Quoi de plus geek qu’un écran de console ? Et puis, pour le grand public, c’est cryptique, parfait pour signifier le secret (défense) de toutes ces informations chiffrées (dites cryptées à un geek et vous allez voir comment vous allez être reçus !). Heureusement, la réalisatrice n’en abuse pas.

Du texte en blanc sur noir. Curieusement, alors que je suis rompue à l’exercice des sous-titres, je peine à absorber l’information en temps et en heure. Puis je prends conscience du silence : alors que les images sont régulièrement commentées, il n’y a aucune voix-off pour lire ces lignes truffées de noms et de faits. Ce retour au muet, c’est le silence de celui qui se sait sur écoute.

L’intéressé. On ne peut pas dire que cela soit une interview, pas au début, du moins : la caméra est là comme un dictaphone, pour enregistrer. C’est un outil de travail au même titre que l’ordinateur de Snowden ou les calepins des deux journalistes. Peu à peu, à mesure que l’on prend l’ampleur des révélations, la caméra se stabilise, cadre mieux le jeune homme qui peine à déglutir. La pomme d’Adam qui se soulève et le bruit de la déglutition m’ont peut-être, au final, davantage marquée que sa paranoïa, laquelle culmine dans l’alerte incendie de l’hôtel où l’équipe est réfugiée (simple dysfonctionnement que Snowden suspecte d’être un coup monté pour le débusquer). On se croirait dans une parodie de film d’espionnage. Comme tout espion qui se respecte, Snowden se déguise avant de tenter sa première sortie de l’hôtel, et opère ainsi une métamorphose de geek à lunettes en beau gosse gominé (franchement, les filles, arrêtez de chercher le prince charmant et penchez-vous sur le batracien développeur, vous ne pouvez pas rêver meilleur retour sur investissement).

Des paysages urbains. Lorsque la réalisatrice filme la vue depuis l’hôtel, on se dit que c’est un moyen de se divertir un peu du huis-clos de la chambre et des révélations un brin suffocantes qui y sont faites. J’y vois comme principal intérêt de retrouver, de jour, le parc que Palaptine et moi avons visité de nuit il y a quelques semaines lors de notre voyage à Hong Kong : Kowloon ! C’est le parc de Kowloon avec les flamands roses et le labyrinthe ! Je reconnais ! – excitation d’avoir été là. Au gré des déplacements des journalistes, de Snowden ou de l’information, apparaissent des images de Berlin, de Paris, de Moscou. Peu à peu, on prend conscience de l’ampleur de la surveillance exercée par la NSA et des répercussions politiques de son dévoilement : mondiale. Même si on aperçoit la Fernsehturm, plus que des monuments, ce sont des avions ou des autoroutes que l’on voit… des axes de circulation, qui matérialisent la circulation invisible de l’information.

Des archives : extraits de JT (où l’on constate l’écart impressionnant de débit de Glenn Greenwald entre le travail de préparation dans la chambre d’hôtel et l’annonce du scoop en direct), de déclarations et de procès (instant jouissif lorsqu’un vieux juge envoie balader le gus du gouvernement qui suggère qu’on enterre l’affaire). D’une manière générale, le montage ne pardonne pas le parjure, qui en devient risible. On rit, brièvement, pour soulager la pression, mais il y aurait de quoi trembler devant l’incroyable aplomb que les autorités gardent dans le mensonge – c’est ce qu’on appelle un mensonge éhonté. Enfin un…

Des images de pure dramatisation encadrent le documentaire. Cela commence par un défilement de lumières dans un tunnel, que l’on voit dans la bande-annonce et qui me fait penser au motard d’Under the skin ; cela finit par une « conversation » entre Snowden et le journaliste, où les informations sensibles sont griffonnées à la hâte sur des feuilles de papier, puis déchirées en morceaux après avoir été lues et montrées à la caméra (donc enregistrées) – autant dire que cette dernière séquence est totalement mise en scène. Snowden surjoue notamment la surprise lorsque G lui apprend qu’on a découvert que le portable d’Angela Markel a été mis sur écoute et qu’in fine, les organigrammes désignent Potus (= President of the United States) comme décideur de tout le système d’espionnage de la société. L’ouverture et la fermeture montrent de manière patente la volonté de dramatiser. La dynamique du documentaire est en jeu, certes ; il faut introduire un certain suspens pour que le spectateur se sente embarqué, pour qu’il revive une affaire qu’il connaît déjà en sentant le poids des révélations. Mais justement, cette affaire, tout le monde la connaît déjà : pas dans ses détails, mais en gros, on sait et notre étonnement, notre indignation, même, ressemblent un tantinet à la surprise surjouée de Snowden.

Il y a là quelque chose d’inquiétant : quelque part, le besoin de dramatiser une affaire qui devrait d’elle-même être dramatique suggère que l’on a déjà intériorisé comme normales les pratiques illégales qui sont dénoncées. Bien sûr, on s’indigne des autorités qui mentent comme elles respirent, on s’inquiète des implications militaires de ces pratiques et des conséquences géopolitiques de leur révélation (on devrait s’inquiéter de ce que Poutine soit à peu près le seul à avoir bien voulu accueillir Snowden comme réfugié politique – les droits de l’homme, le revival de la guerre froide, tout ça…). Mais on s’inquiète finalement des dérives d’une surveillance généralisée qu’on a par ailleurs admis, bon gré mal gré, entraînés par Google et compagnies, alors que c’est cette surveillance qui est en elle-même une dérive (et une tendance qui ne touche pas que les États-Unis, comme le projet de loi du surveillance le montre par chez nous).

Éprouver le besoin de dramatiser un tel documentaire, c’est à la fois avoir rencontré la défaite et ne pas s’avouer vaincu. Heureusement qu’il y a des personnes pour avoir le courage de lancer l’alerte (le courage : si Snowden a du mal à déglutir, c’est qu’il risque gros), de relayer l’information et de venir secouer le spectateur sur son siège. Et ce, malgré le sentiment d’être démuni : même un expert en informatique ne peut pas tenir sa position secrète indéfiniment ; nos appareils nous trahissent et nous ne pouvons pas nous résoudre à les abandonner. Citizenfour nous confirme que, pour être tranquille, il faudrait vivre comme Richard Stallman, sans téléphone portable (j’avais déjà témoigné ma surprise en découvrant qu’un véritable geek est tout sauf technophile). Mais à peine sorti de la salle, on rallume son téléphone pour checker sa timeline Twitter… #fail

Mit Palpatine

Cartographie brahmsienne

Sur le point d’entrer au cinéma, Palpatine reçoit un SMS de Laurent, lui proposant deux places pour le concert du soir au théâtre des Champs-Élysées. Pasolini ? Brahms ? Je ne suis pas a priori très fan de Brahms, mais il y a Kavakos. Certes, il ne m’a pas subjugué la dernière fois où je l’ai vu comme lorsque je l’ai découvert, mais il reste tout de même le Kavakos des kavakophiles anonymes, groupe mélomane dirigé très anonymement par Klari (qu’on ne voit guère plus, d’ailleurs). Le film repassera, le concert, non : allons-y. Surtout qu’avec Laurent, c’est l’assurance d’être bien placé : au milieu du deuxième rang, donc.

J’adore être proche de l’orchestre, voir le corps des musiciens, leurs mains, leurs mimiques, la façon dont ils communiquent avec leurs instruments et leurs collègues. Face à l’orchestre philharmonique de Vienne, j’élis rapidement deux chouchous-à-regarder-en-priorité. Le premier est un violoncelliste avec de grands yeux ronds, toujours très observateur de ce qui se passe aux alentours ; il se retourne parfois comme un passager d’autocar se retourne pour partager un bon mot avec un ami assis derrière lui, ou un père au volant de sa voiture, pour s’assurer d’un coup d’oeil de l’état de sa progéniture – et de revenir avec le sourire. Le second est un altiste d’un blond très pâle, qui, à chaque pause, fixe la partition d’un air dubitatif, comme s’il soupçonnait les notes d’avoir changé de place – et de se remettre à jouer avec un sourire de plus en plus épanoui à mesure que l’archet va bon train. Le principe d’avoir des chouchous-à-regarder-en-priorité est de se constituer un point d’entrée dans l’oeuvre, d’en faire des connaissances qui vous introduisent auprès des leurs. Autant dire qu’avec Brahms, les deux musiciens et la violoniste solo (ah, ce sourire d’entente mûr…) ont fort à faire pour me faire entrer dans la danse.

Brahms est un continent qui me reste étranger. J’en ai une idée générale, comme on a une idée générale de la forme de l’Afrique ou de l’Amérique ; quand il s’agit de les dessiner, en revanche, c’est une autre paire de manches : on s’aperçoit qu’on est incapable d’en reproduire plus qu’une forme vague. Je suis tout le Concerto pour violon comme on suit du doigt le littoral dentelé des continents sur un atlas, surprise de la variété qui se révèle dans ce déroulement patient. Le dernier mouvement ajoute même du relief à l’intérieur du continent1, une petite montagne comme il en figure sur certains atlas pour enfants, parmi les espèces animales, les monuments et les plats typiques choisis pour représenter les pays. Une fois le concerto parcouru, pourtant, zoom out, le détail s’est perdu, l’intérêt avec lui. Il ne me reste plus qu’une vague idée du continent Brahms, que je n’ai pas plus envie que cela de continuer à explorer, aussi plaisante l’excursion a-t-elle été.

Jeu de chaises musicales pour la Symphonie n° 1 : je perds de vue mon violoncelliste et le sourire de l’altiste est mangé par son instrument. Je sombre alors dans une étrange fascination pour les chaussures vernies, soudain aussi étranges dans leurs coutures et leurs reflets que le dessin d’une oreille longtemps fixée. Au-dessus des chaussures vernies, les instruments se déchaînent – sans le contraste qui surprend et fait frémir, c’est une tempête qui donne envie de s’endormir, bien au chaud, en sécurité. Je dois avouer que j’ai de loin préféré le bis, des danses hongroises vraiment dansantes.

 

Théâtre des Champs-Elysées, orchestre philharmonique de Vienne, fauteuil au deuxième rang, voisins discrets… les conditions étaient idéales mais, au final, je me dis que c’est « très bien joué » comme je dirais des tableaux de le Renaissance qu’ils sont « très bien peints » : parce qu’ils ne m’inspirent rien. Un peu honteuse de ne pas savoir apprécier, je n’en ai pas moins passé une agréable soirée en continent étranger. Merci Laurent.

 

1 Moment d’intensité où le cheveu terne et graisseux du violoniste se met à voler façon crinière passionnée, éloignant l’image de l’ado blasé.

Merci Adèle

On a rarement l’occasion d’observer les gens. Je le fais, évidemment, comme tout le monde, mais toujours un peu en coin, un peu un voyeur, prête à détourner le regard dès que le mien sera perçu (comme intrusif, forcément). Alors je lis, déchiffrant aux rayons x des créatures de papier ; je vais au cinéma, écouter des voix qui ne parlent plus, voir des corps qui ne sont plus là ; je vais voir des ballets, admirer des corps muets mais incarnés. Et j’oublie le théâtre, par peur des voix mal incarnées et des corps qui sonnent faux. Je ne savais pas vraiment que des comédiens pouvaient se donner ainsi, s’offrir au public comme deux amants s’offrent l’un à l’autre, dans l’intimité d’une petite salle, à Ivry-sur-Seine1, où la scène n’a d’existence que par les gradins plantés devant un espace qui pourrait tout aussi bien être un entrepôt, un hangar ou un cour de tennis. C’est un salon, quand on arrive, meublé soixante-disard triste, cuir sans couleurs.

Quand l’une des comédiennes nous a fait un speech-sketch pour présenter le programme et demander d’éteindre les téléphones portables, parlant comme avec le hoquet, tripotant nerveusement sa paire de lunettes et remettant sans cesse en place le cardigan qui lui tombait des épaules, j’ai eu peur d’être tombée dans un truc de théâtreux – un truc de théâtre de la Ville, où le quart du public porte des lunettes rouges et où l’on ne s’étonne pas de croiser de jeunes gens en toge-rideau dans le hall. À la base, voyez-vous, j’étais juste venue voir Adèle Haenel, que j’apprécie beaucoup au cinéma, et que Palpatine apprécie beaucoup cinéma ou pas. On ne savait pas à quoi m’attendre. Non seulement j’ai vite été rassurée, non seulement je n’ai pas été déçue, mais j’ai senti peu à peu le sourire et l’enthousiasme monter tranquillement en moi pendant ces quatre heures dominicales. Je n’en revenais pas, je crois. Que cela ne soit pas un truc de théâtreux. Qu’Adèle Haenel soit comme au cinéma et qu’elle n’en fasse pas. Que je sois venue pour elle et m’enthousiasme presque encore plus pour l’autre comédienne, Aurélie Verillon, petite sorcière de la rue Mouffetard hyperactive incroyable dans tout. Je n’en revenais pas, je crois, d’apprécier autant de voir des corps parler en face de moi, qu’ils s’offrent ainsi, si proches, sans mettre entre eux et nous deux mètres de dénivelé ou des kilos de diction surjouée.

Je n’ai pas vu des personnages défiler (et pourtant, il y en a, entre les identités multiples du Moche et le kaléidoscope de Perplexe !) ; j’ai vu des corps se métamorphoser, sourire, tiquer, trébucher, courir, minauder, grimacer, éructer, cracher même (je n’ai pas pu retenir une réaction de dégoût). C’est du théâtre incarné ; il n’y a qu’à voir la petite sorcière de la rue Mouffetard glisser comme une couleuvre pour échapper à une confrontation, se jeter de désespoir sur un canapé, se contorsionner pour fermer un placard (une scène de ménage digne d’une comédie musicale) et arracher un « Joli ! » à quelque personne du public lorsqu’elle rattrape un verre in extremis (était-ce chorégraphié ?). Les comédiens ne se glissent pas dans la peau des personnages comme dans une mue de serpent ; ils laissent affleurer ce qui d’eux rencontre le personnage, si bien que lorsqu’on les retrouve après le spectacle (car en plus de donner de leur personne, ils donnent de leur temps pour rencontrer le public), on chercherait en vain à voir qui ils sont vraiment. Ils sont à la fois tous leurs personnages et aucun, leur somme et leur soustraction. Il n’y avait pas de masque, c’est leur propre visage qu’ils ont prêté ; ils se sont prêtés au jeu. Et ont donné corps à trois textes de Mayenburg, dont je n’avais jamais entendu parler et qui constituerait à présent un argument pour me faire retourner au théâtre.

Du triptyque présenté, Le Moche est sûrement la pièce plus brillante : un homme (Paul Moulin)découvre de la bouche de sa femme sa laideur après s’être vu refuser pour cette raison la présentation d’un composant électronique breveté par ses soins. Cruauté dans le monde ennuyeux des réunions, cynisme social et amoureux. Le moche décide/se laisse convaincre de passer sur le billard et devient un canon – à tel point que le chirurgien met ce visage à son catalogue – et le démonstrateur de devenir produit de démonstration. Dialectique beauté – identité jusqu’à la schizophrénie. (Mais avant : un descriptif de produit lascivement murmuré-chanté au micro, avec des airs de rock-star. Le fou rire.)

Venait ensuite Voir clair (voire Claire), où une femme de ménage entrée au service d’un vieil homme (Serge Biavan)dans la perspective de le cambrioler se met à craindre (et à espérer, aussi, peut-être) de devenir sa victime. Entraîné par une culture de téléfilms policiers, on ne peut s’empêcher, petit à petit, de soupçonner cet homme qui vit reclus dans le noir et s’offusque du moindre bruit. Après la virtuosité de la première pièce, on s’imprègne plus lentement de l’atmosphère tantôt étouffante tantôt feutrée de ce Barbe-bleue moderne (où le héros n’est pas sans rappeler le Mr. Rochester de Jane Eyre) : impression de lenteur, peut-être un peu, certes, mais aussi de densité.

Pour la troisième pièce, on nous avait promis un « feu d’artifice ». Effectivement, ça a été le bouquet. Un pur délire, où les personnages changent d’identité en cours de route – non pas selon la convention bien réglée de la première pièce, où chaque comédien interprétait successivement plusieurs personnages, soulignant similitudes et contrastes entre eux, mais en faisant voler en éclat ladite convention : dans Perplexe, le changement d’identité se fait toujours à l’insu d’un des personnages, qui se trouve ainsi exclu de sa propre histoire et, incrédule, finit par croire à sa propre folie (pour mieux se prendre pour un autre et jouer le même tour au personnage d’un autre comédien). Il y a plein de moments limites, qui tendent vers le trash (un geyser d’abricots crachés) ou le lourdingue (un coït de caribou en soirée déguisé), mais sont emportés dans le flot d’un nawak en pleine éruption (grand moment qu’Adèle Haenel qui mime la fille pas contente qu’on n’ait pas deviné qu’elle était déguisée en volcan et se met à mimer le volcan en éruption), jusqu’à saccager l’appartement et l’illusion théâtrale dans lesquels la pièce avait commencé. Un peu sonné, on était.

On dit merci qui ? Merci Maïa Sandoz pour la mise en scène qui dépote. Merci Trois couleurs pour avoir mentionné ce programme en fin d’interview. Et merci Adèle de m’avoir donné envie d’y aller.

 

À lire : la jolie déclaration d’amour-admiration de Palpatine à Adèle

1 Au Théâtre des Quartiers d’Ivry (Pâtisseries arabes locales et pas de Coca parmi les sodas, la buvette ne laisse aucun doute : on est bien chez les cocos et les immigrés 🙂 ).

Concerto pour cors

La magie de la Philharmonie, c’est de transformer un concerto pour piano en concerto pour cors. Placée au premier rand de côté (impair), au fond de l’orchestre, je n’ai rien soupçonné pendant l’ouverture d’Hamlet de Tchaïkovsky, heureuse d’être prise dans la tempête – en pleine mer du Nord, certes, mais digne des tempêtes méditerranéennes narrées par les Romains. Proche des vents, je me suis même payé le luxe d’observer la clarinette et le hautbois dans leurs parties solo (la mélodie n’a-t-elle pas été reprise quelque part ? J’ai l’impression de l’avoir déjà entendue dans un contexte populaire.)

Puis Boris Berezovsky a pris place au piano et… rien. Bien sûr, lorsqu’il est seul à jouer, on l’écoute, on l’entend ; mais dès que l’orchestre se met de la partie, même discrètement, j’observe en vain les mains qui courent sur le piano : elles ont d’autant moins l’air d’enfoncer les touches qu’on ne distingue plus aucun son auquel relier leur chorégraphie virtuose. C’est tout de même dommage ; un concerto pour piano sans piano n’a plus franchement la même physionomie. Je reste néanmoins émue d’avoir assisté à création la mondiale du concerto pour cors n° 1 de Prokofiev.

Comme chacun sait, une création par soirée est grandement suffisant ; aussi me suis-je replacée au premier balcon pour le Concerto pour piano n° 2. Les mains de Boris Berezovsky, quoique dérobées à ma vue (voir ou entendre, il faut choisir), se sont mises à produire des sons. Et quels sons, mes chatons ! Quand le piano déchaîné se tait et que l’orchestre reprend à son compte le crescendo sonore, on croirait voir une immense vague se dresser derrière le pianiste ; le silence du soliste, alors, ne relève plus de l’inaudible mais de l’évidence : c’est l’oeil du cyclone. On frissonne puis, le pressentiment entériné, on se laisse entraîner.

Scriabine vient nous extraire de là avec son Poème de l’extase, étymologiquement parfait : j’ai passé vingt minutes hors de moi-même (moi-même étant l’entité pourvue d’oreilles). Au loin s’agitait une immense feuille métallique, rutilant comme une mer de cuivre et me concernant à peu près autant qu’une planète lointaine où toute vie serait impossible. Les reflets ont cependant fini par m’éblouir et je suis revenue à moi les dernières minutes, pour me faire définitivement sonner par un scribouilli sonore.