Gourmandise douce-amère

– Life is tragic.
– But it’s good.

Ce bref échange, entre deux garçons dépités d’être invisibles à côté du chanteur de leur groupe, donne à lui seul le ton de God Help the Girl. Loin d’être évacués par l’esthétique rétro du film, prompte à présenter le présent comme un heureux souvenir, la maladie de l’héroïne et le regret des amours manquées se trouvent enrobés d’un voile nostalgique qui en fait mieux passer l’amertume. Avec simplicité, sans hyperbole lyrique ou mélodramatique, comme jeunesse se passe. On contemple l’étrange beauté du spleen dans le regard d’Emily Browning (Eve), la maladresse juvénile dans le corps d’Olly Alexander et le visage d’Hannah Murray (bouche ouverte, comme Adèle), et l’on s’aperçoit que les sourires font affleurer les blessures, que les courses les plus enjouées enjouées sont des errances déguisées. But it’s good. La bande-son pop, qui aurait pu affadir le film, l’adoucit juste ce qu’il faut pour réconforter les jeunes âmes ébréchées, rafistolées à coups d’amitié. Et l’on n’en finit plus de chantonner God help the girl, she needs all the help she can get.

Cousu de fil blanc comme neige

De tous les extraits de Kafka étudiés en cours d’allemand, je crois n’avoir retenu qu’un mot : übersehen. Un mot formidable : über-sehen, voir par-dessus, c’est à la fois se rendre compte et ne pas faire attention à, voir du dessus et ne pas voir de regarder au-delà. Il n’y a pas de meilleur mot pour rendre compte de White Bird in a Blizzard, film dans lequel Kat, une adolescente calme mais pas apathique, grandit sans s’inquiéter outre mesure de la disparition de sa mère.

Lorsque son père lui annonce sa décision de déclarer la disparition à la police, elle continue de piocher dans son pot de glace, mine contrite, vaguement mal à l’aise. Factuelle, elle confirme à l’inspecteur que la piste d’un amant est tout à fait plausible, sa mère prenant un malin plaisir à draguer son petit ami – celle du suicide aussi, tant les signes de dépression étaient évidents chez cette parfaite desperate housewife (parfaite Eva Green). Un meurtre ? Encore faudrait-il un corps. Kat opte pour l’hypothèse de l’amant et continue à vivre comme on hausserait les épaules.

Pourtant, le corps reste central, dans les rêves de Kat, où elle aperçoit à peine sa mère, masse blanche recroquevillée dans une tempête de neige, comme dans sa sexualité, de plus en plus assumée à mesure que s’estompe le fantôme de sa mère qui, avec sa silhouette de mannequin, ne cessait de reprocher ses courbes à sa fille. L’absence de la mère semble à vrai dire un soulagement pour sa fille, qu’elle enviait, mais aussi pour son mari, à qui elle reprochait sa médiocrité. Autant dire que le mystère, qui sera élucidé dans les cinq dernières minutes du film, est volontiers éludé : lorsque Kat rend visite à l’inspecteur, c’est dans le but avoué de le draguer – et elle n’a pas peur de son désir. La scène, meilleur dialogue préliminaire qui soit, marque la fin de l’enquête policière et le début d’une quête sensorielle et humaine : le corps désirant a pris la place du cadavre que l’on s’attendait à trouver. Fascinant le spectateur, il arrête le regard au moment même où, voyant un personnage ne pas voir, on devrait voir intensément ce qu’il ne voit pas. Übersehen. Le malaise, s’il y en a un, vient de là, mais le tout est filmé et joué avec une telle pudeur (Shailene Woodley) qu’il est à peine plus perceptible qu’un oiseau blanc sous une tempête de neige.

Mit Palpatine

And now…

L’instant… quête impossible et jeu de chaises musicales pour le danseur-comédien qui déplace table et chaise pour essayer de retrouver ce moment, à l’instant, où il était assis, et celui d’avant, où quelqu’un d’autre l’était et ne l’est plus. L’instant, c’est toujours une chaise vide. Lorsqu’elle est occupée, lorsqu’on a voulu saisir l’instant, on l’a figé : le danseur, encadré de lumière comme une photographie sépia dans un album, voit ses mouvements suspendus, le geste perdu.

Pour vivre, pour danser, il faut accepter de perdre l’instant, de voir le geste mourir à l’instant où il se fait – oublier et se souvenir à chaque instant que l’on est mortel pour que cela ne nous empêche pas de, et nous pousse à : vivre. Tant pis si, ensuite, on ne parvient pas à l’isoler, pas plus que l’on ne parvient à distinguer les gestes ultra-rapides et confinant au mime des danseuses, même si l’on croit apercevoir une tasse levée, un ventre arrondi ou un coin de vitre essuyé. La danse n’est pas plus une suite de pas que la vie est une succession d’instants : c’est une vision, déclare Carolyn Carlson – où ce qui vient s’ajouter ne cesse de modifier ce qui précède, le tout n’étant jamais identique à la somme de ses parties, l’arbre n’étant pas la somme de ses branches, il a bien fallu croître.

L’illusion que l’on pourrait vivre sa vie comme une égalité mathématique disparaît avec les chiffres digitaux projetés en haut à droite en fond de scène, au terme d’un compte à rebours qui n’a rien déclenché, pas d’explosion, pas d’implosion – la vie a toujours déjà commencé. J’ai crains un instant la fin du spectacle, mais j’aurais dû m’en douter : Now n’a pas d’horaire de fin, seulement une durée. Car l’instant n’est pas une fleur que l’on cueille à telle heure (prononcez l’heure du décès), c’est un arbre qui ne cesse de s’élever, tout comme s’élèvent les danseuses aux longs cheveux lâchés, promenées par les hommes sur de petites planches à roulettes – plutôt que des statues, des divinités, qui traversent la scène comme me traverse l’esprit la figure de Cérès croisée chez Yves Bonnefoy : même mystère, même impression de ce qui est présent depuis le commencement mais, fragile, n’est pas assuré d’être éternel.

Forêt de symboles, montagne projetée en arrière-scène comme l’homme dans Sils Maria et danseurs en contrebas… Now, c’est l’écologie qui, perdant sa science et son savoir de mauvaise conscience, devient émotion, conscience de ce que ce n’est pas le temps qui passe mais nous, de ce que l’arbre nous survivra et finira par mourir à son tour, de ce que la montagne survivra à l’arbre puis elle-même s’érodera. Et cela se régénérera en centaines et milliers d’années, bien après nous, après bien des générations.

Ce vertige du temps incommensurable, Now le fait danser. Chaque artiste a sa manière de le faire sentir. La photographe Beth Moon, elle, a photographié des arbres centenaires, sans couleur, sans présence humaine. Des photographies que l’on aurait très bien pu voir projetées dans Now. En les découvrant, j’ai d’abord regretté qu’il n’y ait aucune silhouette humaine pour nous donner l’échelle, avant de comprendre que l’échelle qui importait n’était pas spatiale mais temporelle. Les légendes mythiques ou historiques associées à ces arbres ne font que souligner l’éphémère de l’être humain qui, comparé à la longévité de ces spécimens, semble soudain ne pas vivre beaucoup plus longtemps qu’un papillon. L’homme ne peut être qu’absent de ces photos car celui qui y aurait été le sera bientôt.

 

Beth Moon

 

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Le jour où j’ai découvert ces photos, je suis tombée sur un autre projet photographique qui y a fait curieusement écho : les pénis montrés par Nathalie Bagarry à côté du visage couvert de leur propriétaire ressemblent à de petits troncs des arbres, pourvus d’une écorce bien fragile…

L’éphémère, la fragilité, le temps… tout cela, on le sait, mais le savoir nous sert surtout à ne pas le voir ; l’art, au détour d’un tableau esthétique, nous le fait soudain sentir. La dernière fois qu’une telle fenêtre s’est ouverte, c’était à la lecture de Kundera et, saisie par le froid, je me suis dépêchée de la refermer. Elle s’est rouverte il y a peu : me voilà a priori au quart de ma vie, encore trois fois ce que j’ai vécu, trois petits tours et puis s’en vont. Now aurait pu prolonger cet effroi mais, cette fois-ci, le froid n’est pas entré par la fenêtre. Le mouvement de Now a balayé toute trace d’anxiété : la musique profondément nostalgique de René Aubry rend nostalgique d’une autre vie que la vôtre, celle des hommes et des femmes qu’interprètent les danseurs, une vie que vous n’avez pas vécue, que vous voyez déjà passée en une heure et demie, mais qui enrichit soudain la vôtre, s’y ajoute comme si vous l’aviez vécue – l’art comme extension de l’expérience, qui permet de dérober un peu de maturité aux années. On sourit comme on sourirait, attendri, devant les photos de notre enfance, d’un sourire qui se fige lorsque l’homme sur scène se met à rugir : Smile ! Smile ! Les raisons de sourire risqueraient-elles de venir à manquer ? Mais les lumières couleur d’automne baignent la scène, douces comme un âtre où l’on vient de redémarrer le feu, réconfortant, apaisant. Ce qui nous dépasse ne nous écrase plus ; on sent même que l’on pourrait y appartenir. En petites monades qui habitons quelque part dans le macrocosme, nous n’avons plus qu’à essayer de nous y trouver chez nous, pour la durée de notre passage.

Beauté de la poésie : le rectangle de lumière, qui figeait au début du spectacle la pose d’un seul danseur, dessine au final le contour d’une maison où les danseurs se retrouvent – entre eux et avec eux-mêmes.

Avec Now, Carolyn Carlson ne saisit pas l’instant : elle nous dessaisit de la crainte de le laisser filer – un exploit que la simplicité de sa danse et l’authenticité de sa quête de sens et de poésie en viendraient à nous faire occulter.

 

Et maintenant… non, rien : continuons. Ce n’est pas parce qu’on ne sait pas où on va qu’on ne peut pas avancer.

Ozon, osons

 Toi aussi, révise ton gender avec Une nouvelle amie :

Ce n’est pas parce qu’un homme s’habille en femme qu’il aime forcément les hommes.
Ce n’est pas parce qu’un homme s’habille en femme qu’il ne peut pas être aimé d’une femme.

Tu me le copieras trois fois dans ton cahier. Si l’anaphore ne t’aide pas à mémoriser (anaphore répétée spécialement pour toi, pourtant), tu pourras remercier David/Virginia pour cette formule, parfait résumé :

« Les garçons naissent dans les choux, les filles dans les fleurs, moi je suis né dans un chou-fleur. »

Et le chou-fleur, vois-tu, c’est naturel. Ne fronce pas les sourcils comme ça, mon chou, c’est ton problème si tu n’aimes pas, ne prends pas cet air dégoûté. Le chou-fleur, disions-nous, c’est naturel. Exit donc le travesti fantasque à la Almodovar, la Virginia d’Ozon veut pouvoir être regardée comme femme sans être dévisagé(e) comme homme – être normal, quoi (après, chez Almodovar, être normal, c’est a-normal, mais bon, ne compliquons pas). Ozon mais pas trop.

On pensera ce que l’on veut de la correction d’une erreur de casting génétique et de la marginalité centrale à boboland, au moins, c’est assumé et c’est plus reposant que les jérémiades infinies de Laurence anyways (désolée, Xavier ; anyway, Virginia, c’est plus classe comme prénom que Laurence)1. D’une manière générale, le sujet de société m’intéresse assez peu, mea culpa, même si c’est amusant de voir le baromètre d’acceptation sociale, lorsque le travestissement est maquillé (un comble, je sais) en homosexualité : « Homo, c’est mieux que travelo, non ? » Je ne sais pas si la femme est l’avenir de l’homme, mais le travelo est celui du bobo. Parce qu’il a encore du boulot.

Si on pouvait aussi trouver une styliste/maquilleuse pour expliquer à Virginia que la femme ne s’est pas éteinte dans les années 1950… Le trench et les collants Chantal Thomas, on valide, surtout avec tes jambes (sans déc’, elles sont vraiment à Romain Duris ?) mais la perruque mise en pli et le maquillage surchargé, c’est légèrement overkill, ma chérie. Moi et mes ongles dénués de vernis commencions à douter de notre féminité. Heureusement, je porte des jupes et je peux faire des trucs que la société permet exclusivement aux filles comme… euh… porter des jupes ? Quand Virginia déclare vouloir faire tout ce que la société ne lui permet pas de faire en tant qu’homme, j’ai envie de demander : define « tout », mais on risquerait de me répondre que je suis une sale féministe travestiphobe, alors je me tais.

Je me tais et j’admire comment Ozon utilise les troubles du genre pour peindre ceux de désir. Parce que c’est particulièrement réussi. Et pas uniquement parce que mes hormones se mettent de la partie dès que les fossettes de Raphaël Personnaz pointent le bout de leur nez, enfin que ses joues pointent le bout de leurs fossettes, pointent ou retroussent, enfin, bon, vous voyez ce que je veux dire. Il faut voir les grands yeux d’Anaïs Demoustier/Claire lorsqu’elle découvre David habillé en femme, ceux de Raphaël Personnaz/Gilles2 lorsqu’il retrouve ensuite sa femme avec un regain d’ardeur au lit et ceux de David/Romain Duris, magnifiquement troublants lorsqu’ils n’ont plus que du mascara (c’est-à-dire lorsqu’ils soulignent la féminité d’un visage d’homme qui ne joue plus à la femme). Il faut voir aussi, surtout, les sourires, tout un répertoire, et celui-ci, surtout, celui de Raphaël Personnaz, celui de la naissance du désir par excellence : le sourire-néon, qui clignote sur un visage qui hésite, résiste et ne résiste pas. Ah, Anaïs, Anaïs !

 

1 Il y aurait un truc à creuser sur Virginia, qui évoque la virginité, comme celle qui n’a pas encore pu (et ne pourra pas totalement ?) se réaliser. Le prénom porte en lui un certain impossible, l’impossible de la passion (Virginia, n’est-ce pas aussi Virginia Woolf, ses revendications féminines et… son suicide ?). En ce sens, Laurence Anyways sonne plus juste ; Ozon, plus sage, a passé l’âge de la passion pour, de l’amitié, aller vers l’amour, mais la scène finale, où devrait triompher cet amour, fait aussi « vraie » que les perruques de Virginia… Travestissement de la passion en amour pour ne pas voir que c’est mort ?
(Cette note vous a été présentée avec le concours de ma lecture du moment, L’amour et l’Occident, et son étude du mythe de Tristan.)

2 Oui, JE SAIS.

Duo russe

Après une petite sonate de Debussy pour se plonger dans le concert, Vadim Repin et Boris Berezovsky passent à Chostakovitch. C’est la Russie qui parle à la Russie, aux âmes grinçantes de froid et d’ironie. Le Prélude n° 6 part en grand pas de bourré, sans que l’on sache s’il s’agit d’un pas de danse ou d’un mouvement de la vodka, parodie de valse esquissée par un Cosaque à une réception péterbourgeoise ou devant ses camarades de boisson pour illustrer son récit. Le bouchon de la bouteille dégringole avec le Prélude n° 12 et, cessant de le chercher au sol, le regard du buveur assis se perd dans la mélancolie – mélancolie qu’une course dans la neige ne manquera pas de secouer, avant de s’arrêter dans la nuit glacée quelque part au milieu d’une grande avenue (les rues se sont enchaînées sans que j’y prête attention, le Divertimento de Stravinsky avec les Préludes de Chostakovitch).

Après l’entracte, on oublie les strapontins tellement bien pensés que leur assise, au niveau de l’accoudoir des autres sièges, hisse les têtes dans la trajectoire de moult paires d’yeux, on oublie et on se laisse entraîner par une sonate de Strauss, pleine de soupirs de regret et de contentement. Le toucher à la fois doux et viril de Boris Berezovsky fait merveille, Vadim Repin joue sur ses cordes comme sur nos gorges déployées, et la main du pianiste rebondit de plus en plus haut, jusqu’à ce que le violoniste finisse en guitar hero, geyser de doigts derrière au-dessus du piano. 

Les bis se suivent et ne s’entendent pas, à l’exception du premier, un mouvement d’une sonate de Grieg qui vous coule le long de l’échine, roulant joyeusement sur chaque vertèbre. J’imagine les rayons du lustre s’allumer comme les touches d’un synthétiseur pour débutant et la salle se transforme en lanterne magique. On y contera entre autres un carnaval chinois (suggestion de la rangée de devant au grand jeu du téléphone arabe des bis), avec un coq superbe dont le violoniste pince les barreaux de la cage, jusqu’à pincer les cordes vocales des spectateurs et ponctuer le morceau d’un rire.