In another country, in another life

Affiche d'In another country

 

De passage dans une petite ville au bord de l’eau, où il n’y a rien à voir, une jeune fille trompe son ennui en écrivant de courts scénarios qui, joués à tour de rôle par les mêmes acteurs, donnent un film léger, juste et plein d’humour.

Un réalisateur ou une réalisatrice, une Française, un couple dont la femme est enceinte et le mari attiré par la Française, une jeune fille toujours prête à rendre service, un sauveteur en tongs, un parapluie, une tente, un barbecue et un phare introuvable : voilà les cartes chaque fois redistribuées. L’humour réside dans un rien : l’anglais très frenchy d’Isabelle Huppert, son trottinement sur talons, les ébrouements du sauveteur qui a la chair de poule mais pas froid, les gentillesses à n’en plus finir et à se créer des malentendus parce que l’on ne sait pas quoi dire ni comment le dire, ou encore les mimes pour essayer d’obtenir une réponse à cette question cruciale : « Where is the lighthouse ? »

Comme dans le roman de Virginia Woolf, rien n’est fixe, les consciences se superposent et se séparent sans s’être liées, les visages se souriant quand ils sentent un flottement. Les uns et les autres ne trouvent d’écho que dans les histoires successives, lorsque leur personnage précèdent a déjà disparu, si bien que la tristesse passe avant même d’avoir été nommée, légère, passagère, et laisse place à un subtil comique de répétition. Pas d’amertume, juste quelques vagues d’attendrissement au pied d’un phare qui ne nous éclaire pas – mieux vaut sourire pour faire bon visage et bon voyage. 

Avec Palpatine.

Redoublement avec mention

Une femme qui n’a pas bien vieilli est propulsée dans son passé, au moment des choix qui ont semble-t-il fait d’elle, trente ans plus tard, une actrice ratée, alcoolique, larguée par l’amour de sa vie. Le pitch de Camille redouble n’est pas d’une grande originalité mais la réalisation, parfaitement cohérente de bout en bout, confère au film une justesse pas si commune.
 

Gros plan sur le visage de Camille

 

Ce n’est pas le comique né du décalage entre Camille jeune et Camille adulte que recherche Noémie Lvovsky, même si l’on sourit avec elle de (re)découvrir les fringues qu’elle osait porter à l’époque. Le parti-pris de faire jouer les deux Camille par la même actrice l’indique clairement : la continuité de la personnalité prévaut sur la rupture entre deux âges qui s’ignoreraient. On ne perd ainsi jamais de vue le sens de cette plongée dans le passé : une femme qui fait retour sur elle-même. Non seulement les autres personnages la regardent comme une fille de seize ans, mais chaque écart par rapport à l’histoire déjà vécue s’y intègre de manière à la consolider, voire à l’expliquer : l’émotion de Camille à retrouver ses parents vivants passe pour des « effusions de pochtrone » ; le détachement amusé de l’adulte à qui l’on prend son carnet pour y mettre un mot reproduit l’indifférence de l’adolescente en crise contre l’autorité ; quant à son talent d’actrice inné, il s’explique par des années de pratiques…

Lorsqu’elle croit faire dévier son histoire en repoussant l’amour de sa vie, qui ne la connaît pas encore, Camille ne fait que rejouer l’adage « Suis-le, il te fuit ; fuis-le, il te suit ». L’amour est présenté comme une attraction inévitable, contre laquelle il ne sert à rien de lutter. Seule échappatoire pour changer la course des astres : préparer dans le passé une rencontre (avec un passionné d’astronomie) qui, le présent venu, prendra le visage du destin. C’est qu’il aurait été impossible pour Camille de réécrire l’histoire qui l’a construite et qui seule lui permet de savoir ce qu’elle aurait voulu faire autrement.

 

L'horloger tient Camille par les épaules.

Comme lui dit l’horloger, passeur entre les époques : il faut avoir « le courage de changer ce qui peut l’être, d’accepter avec sérénité ce qui ne le peut pas et de posséder le discernement nécessaire pour faire la différence entre les deux ». Ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous… On ressort de ce film avec la légèreté que l’on connaîtrait toujours si l’on savait vivre selon la sagesse stoïcienne – vivre sa vie tout en étant détaché, comme si on la vivait pour la seconde fois. Camille redouble et revit pour la première fois.

Dans le dernier Ozon

Une fois n’est pas coutume, je ne vous raconterai pas la fin. Mais c’est bien parce qu’il n’y en a pas.

 

Il y a toujours un moyen d’entrer… mais pas de (s’en) sortir, apparemment.

 

Dans la maison, il y a Raph, le Charbovary que Claude choisit comme camarade-cobaye, Raph, le père de Raph, qui, comme son fils, aime le basket et les pizzas, et Esther, la mère de Raph, qui a « cette odeur particulière des femmes de la classe moyenne » et passe ses journées le nez dans ses magazines de décoration. C’est bien connu, les femmes de la classe moyenne ne travaillent pas et les gamins de tous les collèges publics portent un uniforme à l’anglaise. L’irréalisme fait partie intégrante de la narration : il faut que Claude puisse fantasmer sur une famille pas comme la sienne et que le collégien en reste un en-dehors des heures de classe. Car tout l’intérêt réside dans les rédactions que Claude remet à son professeur de français, à partir de ce qu’il a observé en s’introduisant dans la maison de Raph. D’abord invité par son camarade pour l’aider en maths, Claude passe peu à peu de la chambre de Raph aux autres pièces de la maison, s’immisce dans la vie de la famille puis son intimité.

Heureux d’avoir déniché une plume prometteuse parmi ses élèves, Germain pousse Claude à continuer son récit et à travailler son écriture. La meilleure partie du film réside dans ces savoureux exercices de style où Germain essaye de faire prendre conscience à Claude de la nécessité de se forger un style et où celui-ci adopte tous ceux que son professeur croit deviner dans son feuilleton sur la famille Raph. La superposition de la lecture des rédactions aux images vécues par Claude donne corps à l’écart entre la réalité et sa vision, dont on finit par voir qu’elle est indissociable de cette prétendue réalité première. En effet, le jeu de la famille change selon l’angle de narration adopté : des attitudes et discours stéréotypés choisis pour donner raison au mépris initial de Claude (mépris sublimé en satire par Germain), on passe peu à peu à une expression plus naturelle à mesure que se développe l’empathie de Claude-narrateur (naturalisme pour Germain) pour finir dans le mélodramatique lorsqu’il se met à tout confondre, ses désirs avec ceux de Germain, le sentiment d’être proche de l’autre avec la manipulation d’un personnage, et pour tout dire fiction et réalité (mauvaise série B pour Germain, qui prend peur et refuse de continuer). L’idée est fort bonne, tout comme l’interprétation de Luchini en professeur réac qui déteste les œuvres d’art contemporain qu’expose sa femme presque autant que la médiocrité de ses élèves.

Là où cela se gâte, c’est que Claude n’a aucune idée de ce qu’il veut raconter et le réalisateur, pas davantage. Claude voulait seulement capter l’attention de son professeur ; on a bien volontiers accordé la nôtre au réalisateur qui, après avoir fait monter le soufflé, le tire soudain du feu et le fait retomber d’un coup (un soufflé, ce n’est pas la même chose que des marrons, zut, quoi). La narration du film s’est calée sur celle de Claude : n’ayant pas su s’en détacher au moment critique, elle souffre des mêmes défauts. Le lecteur-spectateur est balloté et finit par se lasser des brouillons de fins qui n’en finissent pas. On avait là la structure idéale pour un « thriller littéraire » – titre que le film aurait mérité s’il avait été jusqu’au bout –, le pouvoir de manipulation est à peine exploité : quelques esquisses de drames familiaux mal préparés dans les brouillons de fins et un sujet de maths volé par Germain, qui entraîne certes son renvoi mais avec une telle précipitation narrative qu’on a du mal à avaler l’hyperbole. Pas de secret de famille dévoilé, pas même un projet de vengeance à l’encontre du professeur : l’édifice narratif, dans lequel on est entré parce qu’il semblait prometteur, n’a en réalité aucun sous-bassement et s’écroule finalement comme un château de cartes – avec comme joker un désir de paternité contrarié. Très contrariant, en effet.  

Like someone in boredom

Parfois, il ne faudrait pas laisser de seconde chance. Après un Copie conforme mi-figue mi-raisin, c’est carrément le pépin avec Like someone in love.

Une étudiante qui se prostitue se rend auprès d’un vieillard un peu spécial par rapport à ses clients habituels (dont on ne saura rien) : avec un pitch comme ça, je m’attendais à trouver une belle endormie. Elle a beau être belle et s’endormir dans le taxi, c’est raté. Il n’y a pas une once de sensualité dans ce film. De l’empathie, en revanche, il y en a à revendre : la jeune fille remuée de rater sa grand-mère venue passer la journée à Tokyo, le fiancé jaloux qui prend le vieillard pour le grand-père de sa moitié, celui-ci qui endosse le rôle sans moufter et elle encore, angoissé par le quiproquo qui ne peut pas bien finir (mais c’est quand même bien que ça finisse).

On passe du temps au restaurant, comme dans Copie conforme, mais encore plus en voiture, et je me prends à regretter le rythme effréné de Cosmopolis, autre huis-clos sur roues. Certes, la lenteur et la pudeur permettent de s’abîmer dans la contemplation de magnifiques reflets (le mac-business man qui se superpose dans la vitre à sa recrue, les lumières de Tokyo sur son visage à travers les vitres de la voiture, son corps dénudé flou sur l’écran de la télévision – vague idée du grain de la peau), mais la technique ne peut pas faire toute l’esthétique d’un film. Ni les gros plans réitérés sur les visages faire durer l’émotion.

On veut nous signifier je ne sais quelle profondeur ; on se heurte à la surface quotidienne des choses, des êtres et du temps. Car d’ellipses narratives, il n’y en a que très peu dans ce film – une nuit et quelques minutes d’un trajet, qui n’existent pour ainsi dire pas à la conscience de la jeune fille dans le sommeil. D’après Umberto Eco, il existe un moyen narratologique de définir le film porno : le temps du récit est exactement le même que celui de l’histoire. « Entrez dans une salle de ciné : si pour aller de A à B, les protagonistes mettent plus de temps que vous ne le souhaiteriez, alors c’est un film porno. » Like someone in love est un film porno. D’où la prostituée malgré l’absence de sexe. Reste à trouver quel est l’intérêt d’un porno sans sexe.

Le [formidable] Château de Barbe-Bleue et de Bartók

J’aime décidément cette rentrée symphonique : troisième concert, troisième invitation, par une généreuse anonyme cette fois-ci. Et une soirée qui pourrait prétendre au titre de concert de la saison grâce à sa seconde partie. Oubliez l’Espagne pour construire des châteaux : c’est en Hongrie qu’il faut aller.


La symphonie italienne et dispensable de Mendelssohn

Cette symphonie est anti-synesthésique au possible – une musique sans image, sans nature ni lutin, où les flûtes ne sont que des flûtes. Pour le chef, qui y est plongé, c’est OK, fait-il de la main ; et je crois voir une ombre chinoise cancaner en basson.

J’essaye alors des images de campagne puis de salons luxueux, comme face au miroir on porte devant soi une robe en la tenant par le cintre. Mais je vois au premier coup d’oeil que cela n’ira pas ; je repose mes images sur le portant et passe le reste en revue sans conviction, en sachant d’avance que l’ensemble de la collection n’est pas dans le ton. Les lustres et les fauteuils en velours sont beaucoup trop étincelants et solennels pour ce morceau. La marche que l’on entend est trop légère pour des militaires, même d’apparat, mais elle n’a pas non plus l’allant d’une virée campagnarde qui envoie valdinguer les petits cailloux du chemin de terre. Du paysan, elle n’a que la simplicité, pas la robustesse ni la bonhommie.

C’est une musique d’honnête homme, voilà. Pas de désir, même à réprimer : une simple ligne de conduite à angles droits, comme le tracé d’une architecture sans fioritures. Et lorsque l’on s’emporte, c’est en bon père de famille un peu bourru, qui s’adoucira à la fin, au retour du fils prodigue. Lequel a fait son tour d’Italie, faut-il croire à la lecture du programme que je n’avais pas eu et qui me livre un titre aux antipodes (européens, certes) de mon imagination. Drôle d’Italie que ces paysages au rayonnement mesuré, sans éclat ni aplat, aussi exubérants que des croquis aux pastels de ses ruines. 


Bartók, Balázs et Le Château de Barbe-Bleue,
investi par Elena Zhidkova et Matthias Goerne

Après ce drame bourgeois bien policé, celui de Barbe-Bleue a une tout autre allure. Bien étrange si l’on considère que ce n’est plus le personnage éponyme mais son château qui en est au centre. Barbe-Bleue semble s’y retrancher comme une bête dans sa tanière, sans que l’on comprenne au juste ce qu’il cherche à fuir. On s’attendrait plutôt à ce que cela soit sa nouvelle épouse qui cherche à prendre à fuite. Mais la porte d’entrée reste ouverte et malgré l’obscurité du château, elle ne songe guère à l’emprunter pour aller rejoindre celui, lumineux et orné de roses, d’un prince de conte de fées. C’est ici un conte humain et la nouvelle épouse, qui n’a été ravie à son fiancé que pour son propre ravissement, prend le risque qu’il ne soit que trop humain – inhumain. Elle n’est pas une jeune fille ingénue qui cède à la curiosité en l’absence de son nouveau mari ; Judith ne cède à rien et surtout pas à ce nouveau mari, que je ne peux m’empêcher d’imaginer un instant en Holopherne.

Judith. Ce prénom seul suffit à introduire le doute. Ce n’est plus Barbe-Bleue qui est terrible mais de ne plus être certain de savoir qui l’est. Le comte, bourru comme une bête blessée plus que féroce, semble chercher à se protéger tandis que l’autre conte, celui que l’on connaît, désigne la nouvelle épouse, inconsciente du danger qu’elle court, comme victime. Pourtant la poupée blonde glamour qui chante sous nos yeux a quelque chose de terrible dans le regard, inquiétant à force de fascination, et dans la voix, qui couvre sans problème l’orchestre. Judith obtient de son mari qu’il ouvre une à une les sept portes du hall. La deux premières confirment la barbarie attendue de Barbe-Bleue : la salle de torture et la salle d’arme sont toutes deux entachées du sang qui se trouvait originellement sur la clé confiée à la jeune femme. Judith se délecte de son épouvante, veut baiser de ses lèvres les murs qui saignent, le désirant d’autant plus que cela devrait la répugner. Elle aime Barbe-Bleue, jusque dans son ignominie, et le lui dit, comme un avertissement : cet amour qu’elle livre, par lequel elle se met à sa merci, est un aveu de force et non pas de faiblesse, car elle exige la même chose en retour. Elle n’aura de cesse de le vampiriser, aspirant son sang et celui qu’il a répandu avec la même avidité, le même délice, absorbant chaque recoin de son être jusqu’à fusionner avec lui.

Judith presse Barbe-Bleue d’ouvrir les autres portes, pour faire pénétrer la lumière dans le château. Cette volonté de percer à jour les secrets de son mari se répète après l’ouverture des trois portes suivantes et à chaque fois, cette demande s’accompagne d’une dissonance grandissante, comme si le danger venait justement de là, de la connaissance que l’on tient absolument à porter sur les parts d’ombre du château de Barbe-Bleue ; comme si la cruauté de ce dernier n’existait pas tant qu’on ne l’en soupçonnait pas. Tout à la fois délivré de ses ténèbres et livré au jour qui inonde la salle, il supplie sa femme d’en rester là – et les harpes ont quelque chose de céleste, quelque chose de pur, qui atténue la vague dissonante qui vient de déferler.

Le trésor aux cuivres scintillants, le jardin de fleurs et le domaine entier du comte, terre et lune comprises, qu’ont dévoilés respectivement les troisième, quatrième et cinquième portes auraient dû suffire à Judith comme preuves d’amour. Barbe-Bleue a offert tout ce qu’il pouvait à celle que son âme noire n’a pas repoussée. Mais Judith ne voit plus dans le trésor que les dépouilles de ses femmes précédentes, souillées de sang, de ce sang qui abreuve les fleurs du jardin secret et gorge le nuage dont l’ombre assombrit le tableau. Elle en veut plus, elle veut la vérité, elle veut que cet homme ait tué ses premières femmes, car tant de richesses et de générosité ne peut venir de lui seul. La septième porte ouvre alors sur un lac de larmes, mémoire des chagrins passés, qui n’a plus la douceur du « sang qui sourd des fraîches blessures ». Forcée, l’âme un instant lumineuse du comte se referme sur l’amertume de ce lac de larmes.

En le sommant de se livrer au moment même où il avait commencé à se confier, Judith l’a accusé et a rompu irrémédiablement la passerelle qui aurait pu les mener l’un à l’autre. Elle voulait la vérité et non la légende, la septième porte la lui révèle : Barbe-Bleue y cachait son amour pour toutes ses femmes, « vivantes toutes ! Toutes vivantes ! » Tout le sang qu’elle a vu, c’est elle qui l’a voulu, celui d’amours qu’elle aurait souhaité mortes et qui continuent d’irriguer le jardin secret de Barbe-Bleue, de le nourrir et de passer dans son sang, de s’y mêler. « Dis-moi, dis-moi Barbe-Bleue, qui avant moi tu as aimé ? » Quelles femmes a-t-il aimé, qu’elle doive encore tuer dans son cœur pour y régner sans partage, sans jamais être gênée par le fantôme d’une rivale ? En s’éprenant d’une brute sanguinaire comme d’un coureur de jupon, elle a pris le risque de finir comme les précédents numéros de la série pour être la seule à survivre, celle que l’on choisit et dont on ne sépare plus.

En répandant le sang dans ses visions, c’est Judith elle-même qui a commis les meurtres dont elle accusait Barbe-Bleue, parce qu’elle aurait secrètement voulu qu’il en soit l’auteur. En élimant ce qui le constituait, ce qui faisait partie de son histoire, elle l’a du même coup atteint et, en perçant à jour ses secrets, l’a blessé profondément. Sans rémission, sans retour en arrière possible. Il ne lui reste plus qu’à disparaître à son tour derrière la septième porte, déjà franchie à l’instant même où elle a voulu l’ouvrir, parée du manteau que Barbe-Bleue lui a installé sur les épaules. Elle pensait pouvoir endosser son passé, l’aider à porter le fardeau de son âme, mais il se révèle trop lourd, précisément à l’instant où elle n’a plus le loisir de le rendre. Ce poids qu’ils auraient pu porter tous deux, si Judith s’est résignée entre la troisième et la cinquième porte, elle le lui a arraché et il les a perdus. Elle doit vivre avec ce qui lui est insupportable pour n’avoir pas su l’aimer sans le comprendre – d’un amour aveugle qui se serait heurté à certains de ses secrets, demeurés étrangers, mais par lequel elle aurait pu le toucher. Elle ne peut plus vivre dans le château qu’elle a assiégé et mis à sac par des torrents de lumières. « Désormais, tout sera ténèbres, Ténèbres, ténèbres… » 

 

Dans les contacts avec les personnes qui ont la pudeur des sentiments, il faut savoir dissimuler : elles sont susceptibles d’une haine subite pour qui surprend chez elles un sentiment délicat, enthousiaste ou sublime, comme s’il avait vu leurs secrets.

Si on tient à leur être agréable en pareils instants, qu’on les fasse rire ou qu’on leur décoche quelque froide raillerie : leur émotion se glacera et elles se ressaisiront aussitôt.

Mais je donne ici la morale avant l’histoire.

Nous avons été un jour si proches l’un de l’autre dans la vie que rien ne semblait entraver notre amitié et notre fraternité, seul l’intervalle d’une passerelle nous séparait encore.
Et voici que tu étais sur le point de la franchir, quand je t’ai demandé : « Veux-tu me rejoindre par la passerelle ? »

Mais déjà tu ne le voulais plus, et à ma prière réitérée tu ne répondis rien.

Et depuis lors, des montagnes et des torrents impétueux, et tout ce qui sépare et rend étranger l’un à l’autre, se sont mis en travers, et quand bien même nous voudrions nous rejoindre, nous ne le pourrions plus.

Mais lorsque tu songes maintenant à cette petite passerelle, la parole te manque et tu n’es plus qu’étonnement et sanglots.

Nietzsche, Le Gai savoir.


 

Voilà le pourquoi de la dissonance assourdissante lorsque Judith réclame que lumière soit faite : il ne faut pas que Barbe-Bleue entende ce que sa pudeur veut taire. Lui sait d’instinct qu’il n’y a nul besoin de montrer ce qui est déjà là, et que Judith ne fera que rendre son passé trop encombrant en le plaçant en pleine lumière. Déjà, il pense à eux deux avec nostalgie – harpes et célesta.

 

Ils ont aussi tremblé : Palpatine, Klari, Joël, Hugo…