Quatre pas de deux d’Onegin

Montrer de multiples interprétations comporte toujours le risque d’altérer le souvenir de celle que l’on a vue mais c’est aussi le seul moyen de le partager lorsque l’artiste en question n’a pas été filmé. Si quelqu’un trouve une vidéo de Sarah Lamb, qu’il me fasse signe. En attendant, on va picorer quelques secondes à droite et à gauche pour voir comment se construit le rôle de Tatiana – littéralement pas à pas.

 

Le pas de deux du premier acte est la rencontre de Tatiana et d’Onéguine ou, plus précisément, la rencontre d’Onéguine par Tatiana. Alors que Lensky donne la main à sa bienaimée, Onéguine donne le bras à Tatiana et c’est elle qui, toute heureuse de ce bras mis à disposition, s’y accroche (3’06). Il ne cesse de rompre le pas de deux et de s’éloigner d’elle sans l’attendre, comme appelé par l’arlésienne de sa pensée, tandis qu’il demeure au centre de ses timides déplacements. Elle gravite littéralement autour de lui : l’attraction la fait s’avancer à petits pas courus, en sixième, et l’éloigne de même, sans qu’elle ait pu toucher Onéguine (3’40). Elle l’a tout juste effleuré que déjà elle recule, le bras lancé en avant, comme une sylphide qui voit son amour lui échapper, et lorsque, timide mais mue par le désir, elle s’avance à nouveau, sa trajectoire la fait une nouvelle fois dévier. Ces petits pas courus sont les mêmes, an avant, que ceux de Swanilda-Coppélia, et en arrière, que ceux de la somnambule de Roland Petit ou des prêtresses de la Bayadère, toutes sous l’emprise d’une force qui les dépasse. Associé au visage radieux de Sarah Lamb, on aurait vraiment dit un papillon attiré par la lumière, qui tourne autour de ce qui l’attire sans savoir ce qui l’attend.

 

 

 

À côté de cela, un peu avant plus précisément, le pas de deux de Lensky et Olga est un petit joyaux d’harmonie. Tout particulièrement un certain motif qui, d’un développé, fait éclore la jeune fille avant de la laisser se promener en arabesque plongée, plongée dans les prémices du plaisir (1’10).
 

 

J’ai beaucoup aimé la manière dont Yasmnie Naghdi ramassait sa jambe dégagée dans un souffle, le buste très penché en avant (beaucoup plus que sur la vidéo) : le développé qui suit resplendissait de cette pudeur initiale. Son partenaire, moins pressé que celui de la vidéo, attendait qu’elle se soit déployée pour la décaler et la regarder, les sourires s’épanouissant simultanément chez les deux tourtereaux – jeune fille en fleur d’arum dans la promenade en arabesque plongée, la jambe pistil dressée en l’air, jusqu’à ce que la pudeur fasse reprendre le motif du début.

C’est à ce moment-là que j’ai été frappée par la musique, sublime sous la baguette de Dominic Grier.

 

Le pas de deux du miroir, d’où sort l’Onéguine rêvé par Tatiana, laisse présager du refus de celui-ci au sein même de l’expression la plus parfaite de la passion amoureuse. On retrouve des bribes de la promenade en arabesque plongée du pas de deux d’Olga et Lensky, mais lorsque Sarah Lamb se projette dans les bras de son partenaire, celui-ci se contente d’amortir sa chute et la repousse pour la relever. C’est moins flagrant sur ces vidéos mais on le devine ici, à partir de 0’15 :
 

et là, à 0’29, lorsque Manuel Legris rouvre les bras avant même que Maria Eichwald soit parfaitement d’aplomb. Le rêve ne suffit pas à supporter la rêveuse ; Onéguine se dégage de l’emprise de Tatiana.
 

Cette diagonale est à mettre en rapport avec celle du pas de deux final, également de dos, en remontant. À genoux devant Tatiana, Onéguine ne la repousse plus mais la replace sur son axe, plus ou moins fiévreusement selon l’intensité du combat qui se livre en elle. Il a déjà brisé la Tatiana de Sarah Lamb et il n’en transparaît plus que les blessures, rouvertes à l’instant, par lesquelles s’écoule le peu de vitalité qui lui reste encore. C’est délicatement, donc, plus délicatement que dans toutes les interprétations que j’ai pu trouver, que son partenaire la relève, l’élève au-dessus de lui.

On s’en fera quand même une idée en regardant Manuel Legris (un peu après 4’39 mais telle que je vous connais, vous allez regarder toute la vidéo) :
 

et Alina Cojocaru à 4’45, dans une interprétation totalement différente (j’ai l’impression que c’est un pléonasme, avec elle) mais que les Balletonautes m’ont fait regretter de ne pas avoir vu de A à Z :
 

Rouge, Valentino ?

L’aile sud de la Somerset House a le chic pour accueillir des expositions où l’élégance est le maître-mot. Après celle consacrée à Gruau, sur laquelle nous étions tombés par un heureux hasard il y a deux ans, voici une rétrospective Valentino, qui a fourni un prétexte parfait pour retourner à Londres.  

Cent trente sept robes sont disposées de part et d’autre d’un immense couloir-podium sur lequel on a du mal à défiler, tant le travail minutieux de couture et de broderie retient l’attention. J’aime particulièrement les jeux de transparence qui introduisent un érotisme subtil et donnent une image de la femme qu’on se plairait fort à incarner, jambes magnifiées et dos sublimes : être le corps enserré par les cordelettes de satin de cette robe étroite ou le cadeau qu’enveloppe cette autre robe au gros nœud.

Et parce que l’intelligence rend plus belle encore, le livret de l’exposition inclut un glossaire explicitant les termes non-cousus de fil blanc et la dernière salle les illustre échantillons et vidéos à l’appui. Ces innombrables manipulations pour un résultat qui n’en laisse rien soupçonner, simplement beau, m’ont rappelé les broderies de ma mère revenue d’un stage chez Lesage – à ceci près que les mains expertes vont à toute vitesse, semblant couper et coudre au pifomètre quand celui-ci n’est rien d’autre que des années de savoir-faire condensées en réflexes.

Les roses, parmi les rares touches de rouge de l’exposition, séduiront sûrement les fans du couturier mais mon âme d’enfant jouant à la pâte à modeler garde un faible pour les boudins, pardon, les budellini, des brins de laine recouverts de soie qui, cousus côte-à-côte, donnent l’impression de savamment ligoter le corps. Bref, l’élégance faite robe, l’élégance fait main.  

Les sortilèges des costumes et des surtitres

La magie, blanche ou noire, des costumes : métamorphoser des choristes sans âge en un groupe d’élèves ; transformer des servantes en soubrettes ; tirer l’opéra vers l’époque de sa composition.

Les surtitres, eux, révèlent une composante essentielle du Nain : le personnage éponyme ne sait rien de son apparence. Cette ignorance est le pivot qui fait basculer le comique (le regard des autres) dans le tragique (le regard sur soi, dépouillé de ce que l’on pensait à tort être). Le dédoublement final de la marionnette et du chanteur qui l’animait s’en trouve chargé de sens : à l’un, l’apparence moquée, à l’autre, la personne qui comprend soudain qu’elle était considérée comme un jouet ridicule et que, décidément non, on ne souriait pas avec bienveillance partout où elle se montrait.

On finit par ne plus très bien savoir où réside la véritable cruauté : est-elle dans le rire de l’Infante, totalement méprisant de la personne mais franc envers le compagnon de jeu, ou dans la révélation de la gouvernante, qui précipite l’anéantissement du nain pour avoir mis fin à l’hypocrisie générale ? Le miroir dont il est question n’est finalement pas tant celui que l’on dresse devant le nain, persuadé d’y trouver l’ennemi qui l’espionnait furtivement depuis la lame de son épée, que celui que l’on nous tend, à nous, hypocrites qui savons et faisons semblant de n’en rien savoir.

*   *   *

Sous le coup d’un sortilège qui l’affuble d’affreuses chaussettes jaunes et d’une perruque qui le rend bouffi, l’enfant est devenu un garçon. Le genre est censé être affaire de construction, je sais bien, et le travestissement, une constante de l’opéra, mais je préférais le carré bouclé et tressautant de la chanteuse en répétition. Mis à part les volants colorés qui font flamboyer les flammèches (l’enfant joue avec le feu), les costumes escamotent la poésie des personnages plus qu’ils ne les caractérisent. Ils sont tantôt redondants, comme l’horloge en pyjama numérique, tantôt peu explicites dans la transposition qu’ils opèrent (l’oiseau en aviateur, on voit encore, mais y’a certaines bestioles pour laquelle je donnerais ma langue au chat – ou pas, vu la pilosité du matelot de gouttières).

L’enchantement des décors et des voix, en revanche, est intact, même si ce ne sont plus les mêmes personnages mystérieux, résultat d’un anthropomorphisme imprévisible, qui y circulent. Le fantastique a reculé devant la fable, qui, moins fascinante, déclenche toujours un concert de miaou réjouis à la sortie.    

Mit Palpatine.
Un nain et deux sales mômes en répétition. 

Don Quichotte du Trocadéro

Dans le Don Quichotte de Noureev/Petipa, le personnage éponyme meuble le prologue puis apparaît de loin en loin, histoire de conserver le prétexte et de permettre aux danseurs de souffler un peu. Dans la relecture colorée qu’en donne José Montalvo, le chevalier bedonnant est presque toujours en scène et imprime un ton burlesque à l’ensemble de la pièce.

C’est un peu tendue que j’assiste aux premières minutes de mime au comique bien grassouillet et de montages vidéo sauvages, prête à essuyer les foudres de Palpatine qui, je le sens, regrette déjà le Messiaen donné au théâtre des Champs-Elysées. Quand soudain surgit un petit bolide à queue de cheval rousse qui, d’un grand saut écart à la seconde, se place pour le début de la première variation. Échange entendu de regards : wow. Sandra Mercky est explosive et l’on se fiche bien qu’elle soit en dedans de temps à autres : ça dépote. Ça dépote tellement que ça part en vrille, pardon, en smurf ou je ne sais quelle autre mouvance de hip hop. Et Don Quichotte, micro à la main, de commenter tel un répétiteur : pas du Petipa, ça, ah, ça, c’est du Petipa, Petipa, Petipa, pas Petipa, pas Petipa, ah non, ça ne n’est pas du Petipa, Petipa, etc. Héritage et rupture : comme Cervantès qui emprunte aux romans médiévaux pour créer le roman moderne, José Montalvo multiplie les clins d’oeil à Petipa et offre la musique de Minkus aux danseurs de hip-hop.

On se félicite de ce que la version traditionnelle ait été programmée à l’opéra juste avant : en l’ayant en mémoire, les détournements sont encore plus savoureux. Le passage de mains en mains de l’encombrante guitare, parfois dégagée de manière musclée (exemple à 6’39), donne ainsi lieu à un véritable lancer de guitare entre Don Quichotte et Sancho, dont l’ironie est de plus en plus perceptible au fil des passes.

Mais c’est à l’entrée des toréadors que le fou rire me prend : la parade noble et pompeuse (17’20 et 17’36) a été transformée en entraînement sportif, les poses/pauses étant sifflées à intervalles réguliers par un Don Quichotte arbitre.

La parodie, qui fera bien rire les balletomanes, n’est pas le seul ressort comique ni surtout la seule ambition artistique de José Montalvo. Plus le spectacle avance, plus s’affirme la confrontation et la synthèse des genres. Comme pour mieux rendre compte de ces multiples croisements, les montages vidéos substituent aux moulins les couloirs du métro. On y regarde passer les rames à dos de canasson quand on ne chevauche pas les rampes des escalators, où l’on croise quelques tutus-pointes (on oubliera l’idée catastrophique de les faire enfiler à une danseuse contemporaine dont les derniers cours de classique doivent remonter à la petite enfance). C’est totalement déjanté mais quelque part encore dans l’esprit de Don Quichotte et de ses idéaux qui se dissolvent dans le monde moderne. Quant au rang de Sancho et son ancrage dans le monde, ils sont ingénieusement rendus par les évolutions au sol d’un danseur hip-hop hardi par rapport à son Laurel de maître.

Du joyeux capharnaüm auquel les mélanges donnent lieu, surgissent des pépites, comme le dialogue des frappes de flamenco et de la tap dance ou, plus surprenant encore, des claquettes avec les pointes. Hip-hop, classique, claquettes, contemporain, acrobaties… les styles rivalisent : la virtuosité n’est plus ici un gros mot mais une explosion d’énergie et de bonne humeur, une incitation pour chacun à dépasser ses limites et celles de sa discipline chorégraphique.

Et ça marche : quoique très hétéroclite, le groupe est une véritable troupe. Le chorégraphe opère le croisement de parcours improbables, depuis Jérémie Champagne, finaliste de l’émission You can dance et compositeur à ses heures perdues et bad boy beau gosse, jusqu’à Nathalie Fauquette, dont les grands jetés et les tours en arabesque plongée ne laissent aucun doute sur sa formation de gymnaste – dans l’équipe de France, excusez du peu –, en passant par des danseurs hip-hop des quatre coins du monde. Il y a de toutes les formations mais aussi de tous les physiques, de toutes les couleurs : une liane au cou-de-pied classique, une nana au crâne à moitié rasé ou encore un monsieur Propre, moustache comprise. C’est un grand bol d’air par rapport aux corps normés du classique (même si, entraînée à cette école, j’ai encore du mal avec le physique un peu grassouillet du comédien Don Quichotte, par exemple).

Au final, Don Quichotte du Trocadéro est une cure survitaminée de bonne humeur qui s’administre sans se prendre la tête. Je propose une séance à guichets fermés pour l’Opéra.

 

Encore !

Se faire composer 27 pièces par 25 compositeurs, il pourrait y avoir là quelque vanité. Mais alors que les notes du programmes trahissent l’enthousiasme des compositeurs et l’honneur que cette commande représente pour eux, Hilary Hahn n’en tire pas la moindre gloire. Plus sérieuse que son interview du poisson rouge l’aurait jamais laissé supposer, elle se consacre tout entière à mettre leurs pièces en valeur – même celles qui en ont manifestement moins que les autres. Sa robe-tapisserie à franges n’est pas pour dissiper l’atmosphère de sérieux et de concentration, ni les lunettes qu’elle sort pour une partition-carte routière déployée sur le pupitre-pare-brise, soit particulièrement ardue à jouer soit difficilement mémorisable.

 

Pas de bienvenue mais un adieu de David del Tredici pour commencer la soirée. Aucune raison de douter que Farewell a été créé dans un moment où le compositeur ne se sentait « ni heureux, ni triste, mais plutôt serein » : il y a une sorte de lassitude, de détachement, qui n’est pas de l’indifférence mais au contraire le contre-coup d’une grande fatigue – un moment d’accalmie pour n’avoir plus la force de rien ressentir.

 

When a Tiger Meets a Rosa Rugosa : fragilité en force et la férocité sur la corde pour une pièce-pétale sous verre qui crisse comme du cristal. Du Yun m’a fascinée par les sonorités aigües de cette rencontre orientale à la Saint-Exupéry.

 

Light Moving : lumière en mouvement et déménagement aérien pour une pièce lumineuse de David Lang. Altitude des buildings, air frais et soleil d’hiver, voilà les pans de murs d’Hopper qui font partition.

 

Storm of the Eye : brefs coups d’archet et sons métalliques étirés sont précipités comme une réaction chimique en bocal – une tempête dans un verre d’eau, d’une forme curieuse et violacée. Tout à fait raccord avec le nom d’Elliott Sharp.

 

Incursion au XVIIe  siècle : le programme a été savamment concocté pour que les amateurs d’Hilary, qui ne le seraientt pas de musique contemporaine, viennent quand même la découvrir, rassurés par des valeurs sûres du répertoire. Pour ma part, je découvre aussi Corelli avec cette Sonate pour violon et basse continue. J’y retrouve une certaine qualité de la musique de Bach : le pouvoir de faire surgir le vide, soudain rempli d’air et de silence. L’espace entre les balcons, les projecteurs du plafond et les gradins de l’arrière-scène devient un volume sonore et architectural à part entière, la clef de voûte de la musique, le creux qui lui permet de battre son plein.

 

En imaginant Hilary Hahn en héroïne de film, Michiru Oshima nous propose des Memories sans vécu. J’oublie vite.

 

En cherchant d’où proviennent les drôles de sons pincés et vibrants d’Aalap and Tarana, on prête enfin attention à Cory Smythe, que l’on avait injustement délaissé jusque-là. Étalé sur son instrument pour atteindre directement les cordes et les pincer de la main gauche, tout en continuant à jouer sur le clavier de la main droite, le pianiste fait apparaître le fantôme sonore d’un sitar indien. Vraiment étrange.

 

La Chaconne de Bach qui a suivie a été jouée sans concession – je n’arriverais pas à la qualifier autrement. Comme si une main maîtresse, juste et dure quoiqu’aimante, recadrait à tout instant la course folle des notes, n’en laissant pas échapper une, les contraignant à ralentir ou à accélérer pour tenir le rythme, toujours à la limite de se laisser entraîner par leur puissance, qui lui donne force et vitesse, toujours à la limite de la lutte, limite jamais franchie, toujours retenue.

 

La Sonate n° 1 de Fauré est sûrement le moment le plus émouvant du concert et celui où le piano occupe une place égale au violon. À celui-ci la plainte des petites blessures accumulées, plus ou moins bien refermées et rouvertes sous la poussée lancinante de l’archet, à celui-là l’expression policée qui ne laisse rien paraître qu’au compte-goutte, toujours avec pudeur et élégance, selon le savoir-vivre de la bonne société qui tempère les élans de l’intériorité.

 

Je demanderai ensuite à Anton Garcia Abril, Valentin Silvestrov et James Newton Howard de bien vouloir m’excuser : soit que la pause n’ait pas été assez marquée entre les morceaux par les artistes, soit qu’ils aient accueilli les applaudissements entre les mouvements avec un peu trop de bienveillance, j’ai perdu le fil de ce qui revenait à chacun et me suis fait surprendre par la fin du concert après avoir apprécié le rythme enjoué, vaguement jazzy, de 133… at least. La forme courte des encores s’y prêtant bien, Hilary Hahn a gratifié le public de deux bis aux titres dont je n’ai pas compris un traître mot – puis de son sourire lors de la séance d’autographes. J’ai eu un coup de pincement au cœur pour le pianiste, auprès duquel on ne se ruait guère, mais celui-ci souriait tant et si bien qu’il ne faisait aucun doute qu’il était heureux d’être là, à côté certes mais aussi aux côtés d’Hilary Hahn. Avec l’aura de la fatigue, il était ils étaient terriblement beaux.


Quelques photos des saluts. L’extase palpatinienne.