Inanna, x nanas

Le matin de ce spectacle, je lisais à la BU la préface d’un livre plus vieux que moi, consacré à Pina Bausch et à son travail. Le matériau nécessaire pour chorégraphier, elle l’amassait en posant des questions, souvent intimes, à ses danseurs. Et je suis tombée en perplexité devant celle-ci : « A quel moment vous êtes-vous senti un homme ou une femme ? » Soit je n’en suis toujours pas une, soit le statut est trop diffus pour s’être statufié en un instant précis. J’ai spontanément pensé à la fois qui, au cinéma, aurait déclenché le « ma fille est devenue une femme » (sur le mode, tu quoque, me filia), mais je l’ai rapidement écartée. Trop simple, la fille faite femme au contact de l’homme, comme si le genre se formait à la manière des micelles. Quoi alors ?

Les robes ? les talons ? la maternité ? la séduction ? Carolyn Carlson joue de tous ces états, et de ces robes, robe portefeuille qui découvre un cul à l’air, robes de chambre qui s’ouvrent sur une évocation de la geisha, robes de ménagères ou de ménage, robes légères, robes printanières… Lorsque pantalons il y a, les talons prennent le relais et donnent lieu à une scène titubante de Bambi sur échasses. Les poitrines* rembourrées se disséminent dans tout le corps, formant genou cagneux ou gros points de côté. Mais l’esquisse de vieillesse est bientôt esquivée, et les talons d’Achille redeviennent des symboles de féminité. Plus d’équilibrisme, c’est à présent au sol que rampent ces courbes longilignes, cambrées, déployées, à contrejour sur le fond doré.

L’absence d’homme fait apparaitre tous les artifices de la féminité comme le propre du gynécée : rien de tout cela n’est vraiment destiné au regard de l’homme, tout est là non pour plaire mais pour jouer. Les faux seins ? Des balles qui dégringolent et rebondissent. Les talons ? Des échasses déguisées. Le mont de Vénus inversé sur lequel  grimpent les danseuses et d’où elles se laissent glisser, tête en bas, avec des rires spasmodiques ? Un toboggan orgasmique. Et même lorsqu’une femme berce un nourrisson imaginaire et fait la mère, l’autre fait l’enfant, allongée par terre, glapissant. La femme n’est pas la compagne de l’homme, mais celle de la fille, qu’elle a été, qu’elle élève, qu’elle nourrit, qu’elle est toujours, qu’elle retrouve en elle, qu’elle ne cesse d’être.

Alors, s’il devait y avoir une image de ce qu’est la femme, ce serait cet instant juste après le début du spectacle, qui aurait tout aussi bien pu le clôturer : une danseuse, que j’ai eu par la suite, une fois l’état de grâce passé, toutes les peines du monde à reconnaître parmi ses six compagnes, saute toute droite, les pieds parrallèles, les cheveux en point d’exclamation, elle saute, elle saute encore, elle n’arrête pas de sauter — à tel point qu’elle ne saute plus, elle rebondit et dans ce rebond permanent, ses expressions se heurtent, se rencontrent, se mélangent, elle se métamorphose : timide, pudique, rayonnante, les mains qui cachent son visage, qui le découvrent en ouvrant le rideau de cheveux, qui se tiennent jointes au bout des bras tendus, en haut des cuisses, excuse, désir innocent, les cheveux libres, la masse défaite, soufflée autour du visage, enfant, femme, fille, femme enfin. Le reste, souriant, superflu.

 

Pour des photos, allez voir le portefolio de Mélanie Skriabine.

 

* Ces poitrines-protubérances font encore écho à ma lecture du matin. Pour Pina, elles ne prennent leur sens qu’avec la maternité ; bien sûr, on sait à quoi ça sert, mais on se promène avec sans y penser. Au point que lorsqu’on fixe son attention deux secondes (il ne s’agit pas de reluquer, messieurs, mais si ça vous fait plaisir…), comme dans Inanna, ces bosses deviennent aussi surprenantes que celles, directement incongrues, des costumes de Scenario, réalisés par Comme des garçons pour Merce Cunningham.

J. Edgar

Le FBI, du groupe parallèle parasite à l’institution tentaculaire.

Un homme assez peu sympathique, qui fait confiance instantanément, à l’instinct, et vire de même, à la gueule du client. 

Son second beaucoup plus amène, pour amadouer le spectateur.

Une amourette de jeunesse esquissée, un enlèvement d’enfant, la vieillesse homosexuelle – faibles tentatives du film pour faire pièce aux intrigues politiques.

Une obstination qui force l’admiration et la détruit : soif de pouvoir. Réécriture de l’histoire : le procédé de falsification du vainqueur falsifié en humaine faiblesse.

Le second vieilli en lézard. Vérité nue du maquillage : trop de taches.

Elles

Elles n’est pas un film sur la prostitution estudiantine. C’est un film sur une rédactrice d’Elle (ou tout autre magazine féminin) qui fait un papier sur la prostitution estudiantine, nuance. Il ne s’agit donc pas tant de décrire une réalité que de montrer la difficulté qu’on peut avoir à l’admettre. Je dis on parce que même sans être une bourgeoise du XVIe arrondissement, je suis par les préjugés de mon éducation plus proche d’Anne, la journaliste, que de Charlotte et Alicjia, dont j’ai pourtant l’âge et le profil d’étude. Préjugés : pas nécessairement un jugement préconcu et moralisateur, plutôt une absence pure et simple de jugement. Ni pour ni contre la prostitution (contre le proxénétisme en revanche) a priori, je l’associe pourtant spontanément à une activité déplaisante. Une spontanéité à base de media et du jus de corps dans lequel on baigne dans le métro, probablement. Dans une rame, combien d’hommes supporterait-on comme clients ? Vu sous cet angle, le jeu de « qui est baisable ? » n’en reste pas un très longtemps…

Pourtant, les deux étudiantes, si elles ne prennent pas nécessairement leur pied à chaque fois, ne prennent pas pour autant leurs jambes à leur cou. Leur aplomb désarçonne Anne, qui s’était préparée à recueillir le témoignage (i.e. la complainte) de jeunes victimes et se retrouve face à deux business women bien dans leurs baskets. Le propos de Malgorzata Szumowska, la réalisatrice, n’est pas de dire que la prostitution est une activité idyllique (une scène complètement traumatisante où Charlotte se fait sodomiser avec le goulot d’une bouteille se charge de nous le rappeler tout en subtilité) mais de la réinscrire dans un contexte social dont on l’exclue un peu vite. D’ailleurs la scène traumatisante l’est presque moins pour Charlotte, que cela n’empêche ni de dormir ni de sourire (et de s’asseoir ?), que pour le spectateur, qui ne voit rien mais serre les fesses (entre ce film et la place mal placée d’Orphée et Eurydice, c’est dingue ce que la culture veut du bien à mes fessiers). 

Ce qui la dégoûte, laisse sur elle une odeur qui ne part pas et lui donnerait presque envie de vomir, ce ne sont pas les pipes qu’elle taille à des hommes qui ont l’âge d’être son père, comme la juxtaposition des plans nous le laisse croire ; c’est la médiocrité qui colle, la saleté du HLM banlieusard dans lequel elle a été élevée, duquel elle s’est « élevée » jusqu’à une prépa, et dans lequel elle revient les week-ends, l’absence de l’argent, qui, elle, a une odeur… et les pulls en acryliques, ajoute-t-elle à l’intention d’Anne, très propre sur soie (spéciale dédicace à Palpatine, qui a la fibre compréhensive niveau textiles).

Un second plan sans transition se charge d’enfoncer le clou : Charlotte couche avec un jeune homme frêle qu’on suppose immédiatement être Thomas, son petit copain, tant la scène irradie de blancheur, depuis les draps et la peau du jeune homme jusqu’au sourire de Charlotte, lumineux comme l’immense fenêtre qui déverse sur eux une lumière béate. Ils finissent, elle lui tripote les cheveux, lui sort et compte les billets. Raté : Thomas, c’est le plan suivant et finalement, on se dit qu’on préférait le plan cul. Pour faire bonne mesure, Charlotte est soupçonnée d’être jalousement amoureuse du client ; elle lui pique son téléphone pour fouiner dans les numéros, mais ça ne va pas bien loin (jusqu’aux toilettes où elle s’enferme un instant – comme un caprice d’adolescente à la tristesse vite passée).

L’aplomb de ces filles dérange. Il dérange Anne. Il dérange l’ordre des choses. Ce serait si simple de les plaindre, pas besoin de se remettre en question. Avec son regard provocateur (plus racaille que femme fatale), Alicjia accuse sans sourciller celui de la journaliste. Elle prend un malin plaisir à défendre ses clients, ces clients qui sont « tes types normaux », insiste Charlotte, « pas des pôv’ types », et à sourire de cette femme qui est du bon côté, du côté qui stigmatise. Quitte à se faire baiser par la société, Alicjia préfère encore s’asseoir sur son hypocrisie et se servir de son cul pour prendre de l’argent à ceux qui l’ont bordé de nouilles. Elle ne se laisse pas faire à son arrivée à Paris par le propriétaire qui consent à lui louer un studio à un prix modique pour peu qu’elle complète en nature ; elle ne passe pas non plus à la casserolle lorsqu’un étudiant sensible à ses charmes lui propose de l’héberger pour l’aider, mais on sent que c’est à partir de ce moment qu’elle décide de tirer profit de la situation (« tu dois avoir l’habitude, non ? Tous les mecs doivent avoir envie de coucher avec toi ») avant qu’on ne profite d’elle.

Forcément, tout ça, quand tu habites un appartement assez grand pour que le traverser te suffise à prendre soin de ta ligne, que tu prends ta journée pour servir au dîner des coquilles Saint-Jacques* au patron de ton mari, et que tu balises grave parce que ton aîné aux cheveux en pétard vient d’en fumer un, c’est un brin culpabilisant. Encore plus que de ne pas avoir acheté des céréales bio et de laisser le cadet massacrer des pixels animés, c’est dire. S’il lui a été difficile d’entendre que les clients étaient des types normaux, c’est parce que ça pourrait être son mari, certes, mais aussi parce que si elle ne peut plus dire « ils », elle ne peut plus non plus dire « elles » (« qu’est-ce qui tu dis que ce sont des putes ? », finit-elle par lancer à son mari). « Elles », ce sont ces filles qu’on tient à l’écart — de sa pensée mais aussi de la société. Société dont elle est une privilégiée.

[Elles… qu’on voudrait reléguer dans le coin de l’affiche]

Tout au long du film, Anne essaye en vain de démasquer la peine chez ses deux interviewées, et ce n’est pas faute de les avoir questionné sur toutes les craintes que la prostitution lui inspire. Seulement, quand on leur tend une perche, Alicjia et Charlotte s’en foutent. Anne s’en rend presque malade et finit par capituler ; ce serait tout de même un comble que la privilégiée soit la plus nevrosée de toutes. La moindre des choses est de savoir apprécier ce qu’elle a quand celles qui n’en ont pas le quart ne se font pas de noeud au cerveau. Tout ça finit par un petit-déjeuner qui n’échappe au Ricoré que par les traits fatigués mais sereins d’Anne et le portable consulté distraitement par son mari. Après la débâcle de la veille (et que je te plante en plein milieu du dîner, et que je revienne hagarde au milieu de la nuit, en me jetant sur toi), c’est joli mais un peu pompeux ; je m’attendais à chaque instant à l’entendre dire : « Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s’appelle l’aurore. » Mais plus que de renaissance, c’est un sentiment d’inachevé qu’Elles laissent, elles si parfaitement antithétiques, si parfaitement para-doxales. A prendre systématiquement le contrepoint du cliché, on finit par le détourer et le faire apparaître en creux.

Il n’y a donc qu’une seule chose qui m’a choquée, c’est que le film soit interdit aux moins de douze ans. On parle quand même d’un film où une fille entièrement nue assise sur un piano se masturbe les cuisses écartées avant de se faire prendre en levrette, et où on comprend sans le voir qu’une autre se fait sodomiser avec une bouteille en verre. Douze ans. Alors oui, on ne voit pas de sexe d’homme. Mais alors, quoi, une toison pubienne, comme il n’y a rien qui dépasse, ce n’est pas un sexe, pas besoin d’interdire aux moins de seize ans ? Y’a quelque chose qui me dépasse.

* Saint-Jacques gluantes, cuisinées à mains nues. Tout comme d’autres ingrédients peu râgoutants ou le massage des pieds qu’Anne fait à son père sénile. Ce constant pétrissage relativise celui de la chair auquel se livrent les deux étudiantes…

Le muet éloquent

The End. La mention apparaît plusieurs fois avant la fin de The Artist, comme pour faire sentir que la carrière de George Valentin prend fin bien avant que sonne la retraite. Cet acteur du cinéma muet refuse en effet de prendre le tournant du parlant et se laisse ravir (sa place) par Peppy Miller, une jeune première en pleine ascension.

Forcément, un film muet en noir et blanc aujourd’hui ne peut que parler des films muets en noir et blanc d’autrefois, pour trouver sa justification dans le fait d’être à l’image de son objet. Pourtant, The Artist est bien de notre époque ; son monde en noir et blanc est bien le nôtre, distinct de celui où l’on tournait dans les années vingt. Et si l’on a un peu peur les premières minutes en se disant que les mimes outranciers et les didascalies en flash infos1 vont demander un sacré temps d’adaptation, on découvre rapidement qu’il s’agit d’une mise en abyme où les traits du film muet ont été forcés à dessein. Certes, backstage George fait des grimaces et Peppy s’agite comme une folle, mais à la manière de celui qui fait le pitre la matin devant le miroir de la salle de bain (étendu à la journée entière puisque Valentin, un brin mégalomaniaque avec son portrait en pied à la Dorian Gray, se croit en permanence sous le feu des projecteurs) et de celle, girly, à qui l’on vient d’annoncer une excellente nouvelle.
 

Je craignais de la part de Jean Dujardin une légèreté de garçon de café. Il m’a surprise ; c’est un peu comme de découvrir que Jim Carey n’est pas que le bouffon de The Mask et peut très bien jouer dans The Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Quant à Bérénice Bejo, son sourire et son peps suffiraient seuls à faire basculer le muet depuis le handicap vers le non-dit, avec la finesse d’implicite que cela suppose. L’absence de parole, loin d’être encombrante (on a finalement peu d’écrans brandis comme une ardoise de sourd-muet), redonne toute sa place aux corps ; on redécouvre que l’expression passe par mille et une nuances de la physionomie.


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Outre la qualité de ses interprètes, The Artist regorge de trouvailles : rien que le chien de George, mi-Milou mi-chien de cirque, dressé à tomber raide mort au moindre bang en forme de pistolet, est tordant. Alors que toutes les bobines de ses films sont par terre et que le projecteur tourne à vide, la déprime alcoolisée de George fait apparaître sur un écran blanc une ombre qui prend son autonomie et vient invectiver son propriétaire.

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Cela m’a fait penser à la fin du Procès d’Orson Welles. C’est un des seuls films un peu anciens que je connaisse mais je suis sûre qu’un cinéphile s’amuserait à trouver moult références. Pour autant, ces clins d’œil n’excluent personne et l’on peut très bien s’amuser du premier niveau sans rien connaître au cinéma américain de l’entre-deux-guerres. Il en est ainsi des différentes prises d’une scène où l’acteur perd le fil de son texte à valser quelques instants avec la nouvelle figurante, Peppy, revisitant sur le mode méta le comique de répétition.
 

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Mais la méta-tranche de rigolade que je me suis payée, c’est lorsque George rêve que le cinéma parlant, en l’excluant, lui a pris la parole : aucun son de sort de sa bouche, comme depuis le début du film, normal, mais le verre qu’il repose sur la table, lui, émet un tintement. Le personnage est éberlué, la salle morte de rire. S’ensuit une scène où ses hurlements silencieux face au miroir sont couverts par les bruitages amplifiés des objets qu’il jette par terre de colère. C’est ainsi que lentement, nous passons au parlant… sans paroles superflues, néanmoins, puisque c’est le bruit des claquettes qui anticipe le crépitement des applaudissements retrouvés pour notre star du muet.
 


1 N’empêche que c’est beaucoup moins fatigant à suivre que des sous-titres simultanés…

Orphée et hors de prix

Pour une critique des prix, lire le premier paragraphe.
Pour une critique des danseurs, lire le deuxième paragraphe.
Pour une critique du spectacle, lire les trois derniers paragraphes.
Mes élucubrations sont au milieu.

 

L’Orphée et Eurydice qui passe en ce moment à Garnier est signé à la fois par Gluck et Pina Bausch. Deux signatures prestigieuses, c’est deux fois plus de garanties monnayables. Dans sa grande mansuétude, l’Opéra n’additionne pas tout à fait le prix d’une place d’opéra et d’une place de ballet (l’opéra se veut démocratique, voyons) ; ça ne va pas plus haut que 180 €. Remarquez, tant qu’il y a des Japonais et des Russes pour acheter (aucun Pass mercredi soir), ils auraient tort de s’en priver. Surtout qu’avec seulement trois chanteuses solistes en plus du chœur et des décors sobres, on doit être loin des frais faramineux de certaines productions d’opéra – même avec le corps de ballet sur scène. J’espère au moins qu’ils douillent sévère en droits d’auteur. Je râle, je râle mais les pigeons que nous sommes, Palpatine et moi, sommes allés nous percher au troisième rang de la loge coincée entre le poulailler et les stalles. 25 € en lieu et place des 12 habituels mais au moins, on voit tout la scène. C’est-à-dire si l’on se tient debout pendant deux heures. Sans bouger, parce que le parquet craque au moindre transfert de poids. Outre la séance de gainage gratuite, cette place offrait tout de même deux avantages.

D’abord, c’est un test infaillible pour savoir si un danseur passe la rampe parce qu’il faut passer la rampe et grimper quatre étages. Alice Renavand passe jusqu’aux quatrièmes loges. Surtout dans son dernier solo en robe rouge où ses grands ronds de jambes éclatent et en jettent jusque-là. 

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© Laurent Philippe

Vous me direz, Alice Renavand, on le savait déjà. En revanche, je peux vous dire que Charlotte Ranson n’est pas jolie. A cette distance-là, sans jumelles, un joli minois ne sauve plus rien et elle n’en a absolument pas besoin pour être un Amour. Virevoltant, qui joue du coude, mutin. La robe claire dans la maison endeuillé de Bernarda ne faisait pas tout, elle n’a pas besoin de contraste pour être lumineuse. Jusqu’aux quatrièmes loges. Forcément, Audric Bezard, en tablier de boucher-Cerbère, me tape dans l’œil sans que je puisse savoir si sa carrure et mes hormones sont seules en cause. Le test est plus sûr mais moins favorable à Nicolas Paul, qui s’en sort avec une mention passable. A relativiser peut-être à cause du second « avantage » de ma place.

Si j’ai tendance à regarder de haut un ballet lorsque je suis installée à l’amphithéâtre, ce n’est peut-être pas en effet parce que je suis haut mais parce que je suis mal. Mon professeur de danse avait dit cette chose curieuse, qu’on l’on pouvait avoir des courbatures le lendemain d’un très bon spectacle. Il ne s’agit pas d’avoir été mal assis (à ce compte, tous les spectacles seraient bons vus de l’amphithéâtre) mais d’avoir assisté à une pièce dont l’intensité était telle que le spectateur est entré musculairement en empathie avec les danseurs. C’est moins absurde qu’il y paraît si, comme moi, vous vous surprenez parfois à faire sur votre siège de micro-mouvements violents et involontaires. Cela m’explique en tous cas pourquoi je reste de marbre quand je suis obligée de me statufier dans une position inconfortable (ah, les pieds qui ne touchent par terre que sur demi-pointe à l’amphi…) : contractés pour tenir la position, mes muscles tétanisés sont incapables de se contracter en écho aux mouvements des danseurs. Il faut être détendu pour que cette télépathie musculaire fonctionne.

A partir du moment où j’en ai eu l’intuition, j’ai essayé d’y remédier en contractant sciemment tel ou tel muscle, de manière à mimer les évolutions du soliste. Même en ne faisant que de très légers mouvements (laissez-moi fantasmer et croire que j’ai réussi à faire appel à mes muscles profonds), l’exercice est périlleux et implique d’avoir de préférence un parquet et un voisin qui ne craquent pas. Je remercie donc Palpatine – de m’avoir supportée, peut-être, mais surtout de n’avoir cessé de tournicoter son buste avec la régularité irritante d’un métronome : c’est d’abord pour cesser de percevoir ses mouvements toujours identiques et donc rarement en phase avec ce qui se jouait que je me suis décidée à bouger. Si cela a marché ? Je crois bien, la dernière partie m’a davantage touchée (à moins que ce ne soit le soulagement anticipé de n’avoir plus qu’une demie-heure à tenir debout ; je ne savais pas encore à l’entracte qu’un cocktail pour jeunes Aropeux m’achèverait sans rémission).

 

Tout de même… du premier acte, je garderai le souvenir du corps de ballet féminin endeuillé, magnifiquement vivant sous des robes noires transparentes (les bandes noires qui cachaient ou soulignaient les seins selon les modèles ont mis Palpatine en émoi, forcément, mais la danse ainsi incarnée était déjà émouvante en elle-même). Et la figure hiératique, pâle comme la mort et lumineuse comme une promesse de vie, de la mariée défunte qui trônait cependant aux Enfers.
 

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© Maarten Vanden Abeele
 [Seconde déséquilibrée, ouverte d’un côté sur demi-pointe, refermée par le cambré : désir brisé] 

Du deuxième acte et de ses figures emmêlées aux fils des Parques (fils d’Ariane ?), j’oublierai l’espèce de miche de pain (et si c’était la creuse écaille de sa lyre ?) pour ne garder que les tours avec une main devant le visage – souffrance de l’interdiction de voir, déjà.
 

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[Bras de haut en bas, main flex : c’est ainsi qu’est ensevelie Eurydice.] 

Troisième acte, le chœur des umbras, ces âmes-ombres roses qui tourbillonnent comme de légères fumées, ne cesse de répéter une phrase qui résume le mythe à elle seule : elles descendent le buste (Orphée aux Enfers), embrassent une présence devant elles (étreindre Eurydice), l’attirent à elles, en imprègnent le parfum à leur nuque, et ramènent une simple bouffée d’air inconsistant, les coudes devant leur visage, dans une caresse qui se termine en geste de prostration (désolation d’avoir perdu Eurydice). Ce même geste du coude, qui était une divine coquetterie chez Amour… Traduire des gestes en mots est à peu près aussi élégant que de traduire Ovide en cours de latin, mais on espère que l’original n’en est que mieux rappelé. Surtout que des mots, il y en a déjà, que j’attrape à la volée… suchen… fühlen… Blick… nicht sehen… et que j’aurais aimé voir traduits sur le prompteur.

Le troisième acte pourrait n’être qu’une grande diagonale – du vide où Orphée et Eurydice tentent de s’éviter du regard. Mais le mythe veut que, lorsque enfin ils s’étreignent, elle s’éteigne. La chanteuse qui donne sa voix à Orphée dépose le corps d’Eurydice au-dessus de celui de sa chanteuse, en croix. Pina Bausch a tiré tout le parti du doublage : danseurs et chanteuses sont corps et voix, corps et âmes. Le corps d’Orphée peut ainsi rester prostré en fond de scène tandis que sa voix, propre à faire entendre sa peine, étreint le corps absent d’Eurydice, lequel écrase sa voix à jamais tue. On s’étonne après que les spectateurs entrent dans une bacchanale d’applaudissements et achèvent Orphée à mains nues, rougies d’avoir bien frappé.