Exemplum secret

C’est le premier film de l’année que j’ai vu et je tarde à en parler parce que je ne sais toujours pas ce que j’en pense. Je n’ai aucun doute sur le fait qu’Une vie cachée soit un film magnifique. J’ai notamment été fascinée par ses plans rapprochés en contre-plongée qui, en déformant le réel, y donnent un accès direct : immédiatement, on voit cet avant-bras de qui travaille la terre et peut éprouver la chair de poule. La caméra déformante rompt la convention réaliste et nous récupère de l’autre côté du miroir convexe, où nous pensions être sagement à l’abri.

August Diehl et Valerie Pachner <3

Ça secoue, et je ne sais toujours pas quoi en penser, de cette vie qui nous est proposée comme exemplum secret. Pour qui n’a pas vu le film de Terence Malick, la trame tient en quelques lignes : Franz, paysan et père de deux petites filles, se tend de tout son être à la montée du national-socialisme et, lorsqu’il est à nouveau mobilisé, refuse de prêter serment à Hitler. On peut croire un temps à un idéal pacifiste, mais ce n’est pas ça : du nouveau régime, il refuse tout en bloc, y compris les aides auxquelles il aurait le droit ; en outre, il a déjà été enrôlé dans l’armée et ne refuserait pas de combattre pour une cause juste ; depuis ses terres pourtant reculées, il comprend, pressent qu’il ne s’agit pas de défendre son pays mais d’annexer les voisins.

Conscient qu’un refus plus net que son retrait graduel de la vie du village mettrait sa famille dans une position délicate, Franz s’enquiert, fait le tour des gens à qui il peut parler. Le prêtre le renvoie à des instances supérieures, lesquelles, dans le collimateur des nazis, pratiquent attentisme et langue de bois. Un boulanger ou un forgeron, je ne sais plus, un homme de sa condition en tous cas, comprend sa position mais appelle à une sagesse pragmatique (sans chercher à collaborer, commencer par ne pas s’attirer des ennuis). Notre homme en plein dilemme échange également avec le peintre qui rénove les fresques de l’église, et cette rencontre me semble constituer la clé de voûte de l’œuvre (détail amusant, Palpatine la situe dans une tout autre scène, plus tardive) : le peintre dit concourir par ses fresques à créer des admirateurs du Christ, et non des fidèles. Sans se l’avouer, on se contente d’admirer un comportement qu’on ne voudrait surtout pas avoir à endosser, et on remercie celui qui, en se sacrifiant, a donné bonne conscience aux autres. C’est le Christ et c’est… notre homme.

Tous, tous sauf sa femme, essayeront de le faire changer d’avis, qu’il s’agisse de le sauver ou bien de le faire ployer, d’humilier celui qui n’a jamais été qu’humble, s’excusant de ce qui le dépasse et qu’il peine à expliquer : il ne clame pas son refus au nom de grands principes, juste… il ne peut pas – c’est un constat presque davantage qu’une volonté. Quelque chose en lui fait barrage, et plus il a l’air de s’entêter, moins il semble maître de son refus, plus l’évidence s’ancre, dut-il en mourir, dut-il en mourir sans que sa mort ait la moindre valeur d’exemple – mais ça, c’est ce que dit l’histoire (le film est inspiré de faits réels et d’un homme, Franz Jägerstätter), pas le récit. En mettant cette histoire sur le devant de la scène, en en faisant un film, on en change la portée. Le geste de cet anonyme devient public et, sous ce nouvel éclairage, il est facile de se mettre soi aussi à admirer cette figure christique à l’époque de la seconde guerre mondiale, de se dire : il a fait ce qu’il fallait faire, c’est un grand homme – et le remercier de nous faire oublier que pas une seconde nous aurions fait de même.

Repris au plan de la société, connu, le geste (et partant le film) a un sens. Mais ignoré ? Qu’est-ce qui pousse cet homme à persévérer dans son refus ? Comment peut-il condamner ses enfants à vivre sans leur père quand lui-même a grandi sans le sien, mort à la guerre ? abandonner une femme qu’il aime et qui l’aime à une vie rude sans lui ? Comment peut-on envisager de mourir – et l’accepter ? L’admiration le dispute à l’incompréhension, et bientôt à la colère. Évidemment qu’un plus un plus un finit par changer la donne, que le nazisme n’aurait pas gagné tant de terrain si tout le monde ne s’était pas rallié ou résigné derrière les convaincus ; mais dans ce cas concret, ce n’est pas un plus un plus un, ni même un plus un, c’est juste un, il est seul dans son village et ne changera pas la donne à cette échelle, alors que sa survie fait une différence pour sa famille. Quand son avocat lui offre une dernière porte de sortie en lui proposant de travailler dans un hôpital militaire et qu’il la refuse, j’ai à la fois la satisfaction de constater que la beauté, la force du film reste pleine et entière (en tant que spectatrice, sur le plan extra-diégétique) et suis dépitée (en tant qu’être humain, sur le plan intra-diégétique), en colère même, contre ce gâchis qu’on nous présente comme un sacrifice admirable, alors qu’il n’est que cela : du gâchis*.

Présenter cette histoire et la grandir fait sens – c’est même le seul sens qu’on puisse lui trouver -, mais en même temps, le travestissement me scandalise. La sublimation fonctionne trop bien, il n’y a plus là rien d’humain. Je veux l’histoire de ceux qui se cachent, dans la forêt ou derrière leur bureau (belle conversation avec l’officier du tribunal militaire, qui craint le jugement moral de celui qu’il condamne ; l’absence de tout jugement qu’il rencontre le rend plus misérable encore) ; je veux l’histoire de ceux qui survivent, qui se battent pour vivre, avec leurs compromissions, leurs espoirs amochés, mais qui tiennent, qui continuent. Ce sont ces vies-là qui demeurent cachées dans l’ombre d’Une vie cachée, laquelle ne l’est plus sitôt mise en lumière sur pellicule. Quelque part, je comprends plus que je ne voudrais l’admettre la colère de ceux qui veulent le faire rentrer dans le rang, qui ne supportent pas cet homme moralement supérieur, et cherchent à tout prix à diminuer l’écart entre eux, fusse en le brisant, fusse en lui évitant le combat.

À supposer qu’il existe une voie entre l’inatteignable-indésirable de notre figure christique et le méprisable de ceux qui s’opposent à son dessein, il faudra la chercher du côté de sa femme Fanni, qui sans approuver jamais ne s’oppose, l’amour suppléant à l’incompréhension. C’est elle, sûrement, l’héroïne à qui nous pouvons, nous devons nous raccrocher. Et elle est d’une beauté, cette femme qui, sans abandonner (ses enfants), sans suivre (ni son mari ni le village) continue de lutter de vivre (c’est tout un)…

Mit Palpatine


* Cette volonté inflexible, qui demeure après le contexte qui l’a fait naître, m’a rappelé… La Princesse de Clèves : c’est une exaspération similaire que le personnage éponyme fait naître en moi (bien plus forte, car je ne suis absolument pas sensible à l’esthétique de ce roman)(pour tout dire, j’ai même fui la spé lettres et préféré une spé philo en khâgne parce que l’œuvre était au programme, suite à la saillie de Sarkozy).


Pour compléter, ce lien vers un thread intéressant. Je n’ai pas lu Kierkegaard, mais le commentaire m’a aidé à problématiser l’ambivalence de ce qui est montré et de ce qui est tenu secret.

L’effet d’une bombe

Le scénariste de Scandale (traduction bien plate de Bombshell), Charles Randolph, est le même que celui de The Big Short, et ça se sent. Il insuffle une verve qui se traduit dans la réalisation par des procédés similaires – du moins en ouverture, où une présentatrice de Fox News se fait présentatrice extra-diégétique, face caméra, pour nous faire rapidement comprendre qui sont les principaux protagonistes de l’affaire, et résumer les relations de pouvoir qui se jouent entre les différents étages de l’immeuble, maquette à l’appui. Passée cette introduction, les personnages ne sortent plus de leur rôle, mais le rythme est pris : ça dépote.

Si vous avez quelques difficultés au début à distinguer Megyn Kelly (Charlize Theron) de Gretchen Carslon (Nicole Kidman), c’est normal : elles et Margot Robbie incarnent symboliquement la même femme à trois étapes de leur vie. À rebours, il y a : la présentatrice mise au placard dans un show à faible audience, puis licenciée pour faire place à la jeunesse ; la présentatrice au faîte de sa gloire, qui interviewe les candidats à la présidentielle ; et la jeune aspirante, qui vient d’arriver et n’a pas froid à ses grands yeux de biche. Toutes trois sont blondes, moulées dans des robes-uniformes et couvertes d’une couche de fond de teint telle qu’il doit y avoir une ligne de budget dédiée pour le film : c’est la présentatrice Barbie qu’affectionne Roger Ailes, créateur de la chaîne… pour qui point de salut hors la promotion canapé.

Le résumé est glauque, cliché…. et inspiré de faits réels : non seulement l’affaire a bien eu lieu, suite à la dénonciation de Gretchen Carslon pour harcèlement sexuel, mais c’est, plus largement, le portrait de l’Amérique de Trump. Bienvenue dans l’univers où une employée du journal se sent obligée de se défendre sous le regard de sa collègue parce qu’elle mange des sushis : sushis aren’t liberals, they’re just sushis. À bas les bobos, vivent les bimbos – même si les femmes sont choquées d’être traitées ainsi (par un candidat à la présidentielle) et font ce qu’elles peuvent pour échapper au quolibet – uniquement encouragées par leur hiérarchie masculine si cela contribue à faire de l’audience.

Autant dire que les femmes de Fox News sont à l’étroit dans leurs robes de sexy working women, et c’est cette marge de manœuvre qu’explorent Charles Randolph et Jay Roach, réussissant l’exploit de marier nuance et satire. On comprend mieux à ce compte comment opère la loi du silence, chaque femme calculant ce qu’elle a à perdre, mais se sentant aussi redevable de ce qu’elle a obtenu : le patron qui promeut par pipe est aussi un patron qui paye largement ses employés, y compris lorsqu’ils sont hospitalisés (ça compte aux États-Unis). C’est là que le doute s’installe chez les victimes et encourage le patron à se sentir tout-puissant : ces femmes se sentent acculées à l’échange sexuel sans y être techniquement obligées ; il n’y a pas, techniquement, de viol ; tout se passe dans un continuum qui rend difficile de savoir quand on passe de la misogynie ordinaire au harcèlement, comme dans cette scène où le patron demande à l’aspirante de tourner sur elle-même (le beauf se justifie : it’s a visual media ) puis de remonter sa jupe pour voir ses jambes et, centimètres par centimètres, la transition se fait, jusqu’à ce que la culotte apparaisse (plus de doute, c’est du harcèlement sexuel).

Quand l’une des présentatrices en poste se décide à témoigner, tout le monde le lui reproche : ceux qui ont à y perdre et ceux qui font bloc, évidemment, mais aussi les victimes plus récentes, qui lui reprochent de ne pas avoir parlé plus tôt et de les avoir, par son silence, laissé revivre la même chose. Le constat de la victoire finale est moins doux qu’amer : il faudra plus de temps pour changer les mentalités que pour faire tomber quelques coupables identifiés, bien vite remplacés. Heureusement que le ton y était, ça fait temporairement changer la jouissance de côté.

Petits bouts de femmes

J’ignorais que Les Filles du docteur March avaient pour titre original Little Women. Qu’importe, en VO ou non, j’y allais pour ça :

Les actrices et les robes.

Pour Saoirse Ronan (découverte dans Lady Bird, justement, le précédent fim de Greta Gerwig) et pour Emma Watson (dont la palette de jeu semble malheureusement se réduire avec les années).
Pour les acteurs aussi, on ne va pas se mentir : Palpatine s’est retourné vers moi quand il a vu apparaître Louis Garrel à l’écran, avec son regard avoue-que-c’est-pour-ça-que-tu-voulais-venir. Mais je n’ai rien avoué du tout, pour la simple et bonne raison que je deviens manifestement cougar en vieillissant : dans le rôle du gringalet à fossettes agaçant, Thimothée Chalamet me fait depuis Call me by your name beaucoup plus fantasmer.

Laurie (Timothée Chalamet) et Jo March (Saoirse Ronan), les cheveux aux vents dans la campagne

Ouais. Quand même, hein.

Bon, après, l’esthétique Jane Austen adaptée par la BBC, ce n’est pas tout le temps. Il faut se coltiner pas mal d’images d’Épinal façon Petite connerie dans la niaiserie (copyright Mum, qui anticipait ainsi ses déjeuners de RTT devant, vous aviez deviné, ne faites pas semblant : La Petite Maison dans la prairie).

Laurie (Timothée Chalamet) et Jo March (Saoirse Ronan) par terre en patins sur la glace

Pour contrebalancer la niaiserie inhérente à l’histoire, sans laquelle Les Filles du docteur March ne seraient plus Les Filles du docteur March, Greta Gerwig joue à fond la carte de la jeune fille rêveuse mais intrépide, prête à tout pour faire reconnaître son talent. Grosse impression de déjà vu avec les scènes chez l’éditeur : on croirait voir Miss Potter (l’histoire de l’illustratrice Beatrix Potter et de ses best-sellers). La narration en abyme de l’histoire en train de s’écrire permet néanmoins de combler les petits cœurs mous des spectateurs en faisant semblant de respecter le personnage qui se veut complet sans avoir besoin d’en passer par l’amour : l’héroïne du roman de Jo pourrait finir par embrasser celui de Louis Garrel, mais c’est pure supposition narrative, évidemment.

Jo March (Saoirse Ronan) en chapeau melon dans le bureau de son éditeur

Mais admettons. On peut se vouloir épanouie et complète en soi seule, et néanmoins ne pas cracher sur une compagnie affective – la subtilité est difficile à rendre à l’écran ; Greta Gerwich a le mérite de l’aborder. Non, le hic, c’est surtout que l’élan de Jo March (Saoirse Ronan) est si pur et lyrique que le girl’s power aura tôt fait d’être regardé avec une bienveillance condescendante : ah, ce petit bout de femme quand même ! Ou, pour coller à la traduction : ah, cette jeune fille tient de son père (père qu’on voit 5 minutes en tout et pour tout, mais qui définit l’identité de ses filles en son absence). Sur fond de niaiserie, la détermination peut se lire comme sous-catégorie d’une humeur caractérielle. Donc oui mais non.

On aurait bien Elizabeth (Eliza Scanlen) pour donner un peu de gravité à l’ensemble, mais la pauvre est un peu expédiée : elle donne son quota de tragique et basta.

Celle qui reste pour offrir un peu de profondeur au film – assez pour s’y projeter en tous cas -, c’est Amy March (Florence Pugh), sur laquelle on n’aurait pas parié. Alors que ses sœurs s’épanouissent dans la caricature d’elles-mêmes, la fille un peu superficielle, un peu fade, sans talent particulier (aussi douée soit-elle en peinture – elle a le courage d’admettre qu’elle n’a pas le talent pour, de peintre du dimanche, devenir artiste) révèle sur la fin tout une intériorité rentrée. En elle convergent sentiment du devoir être raisonnable, contre-temps amoureux, douleur d’être un second choix – et le quand même de qui ne se résigne pas et, tout en gardant les pieds sur terre, réclame son dû. Pas étonnant que Florence Pugh ait été nommée pour l’oscar de la meilleure actrice dans un second rôle.

Amy March (Florence Pugh) dans son atelier de peinture

Bonus cartoon pour le plaisir :

Cartoon de Jogn Atkinson
"Little Women, by Louisa May Alcot (abridged)"
Case 1 : 4 silhouettes féminines "We're poor. Let's all get married."
"Okay"
"Okay"
"Never"
Case 2 : 2 silhouettes de femmes avec 2 silhouettes d'homme à côté d'une tombe et d'une 3e silhouette féminine qui réplique "Fine! I'll get married."

Un Skywalker peut en cacher un autre

Rey (Daisy Ridley) in Stars Wars: the Rise of Skywalker

Palpatine (le mien, pas celui du film) m’a organisé un rattrapage express pour que je puisse l’accompagner revoir le dernier opus : visionnage de l’épisode VIII, précédé par le résumé de l’épisode VII en tirant le curseur de lecture à tout berzingue, avec arrêt sur image pour les scènes clés – franchement, on devrait voir les Star Wars comme ça, l’intrigue est bien plus facile à assimiler. Je me souvenais si peu de cet épisode VII que j’ai franchement douté l’avoir vu, jusqu’à ce que : ah mais oui, le robot mignon ! (Et l’actrice qui ressemble à Keira Knightley avec plus de fougue.) Cela aurait tout aussi bien pu être une bande-annonce.

La mythologie autoréférentielle de la saga me passe à cents pieds au-dessus de la tête. Je n’avais par exemple jamais remarqué que les Jedi ont des sabres de couleur différente (la barre perpendiculaire de celui de Kev, en revanche, m’a perturbée – pourquoi cela m’a-t-il fait penser au KKK ?). Dans le métro du retour, Palpatine se délectait de retrouver chez son homonyme les mêmes paroles qu’à l’épisode n-x ; devant mon air, que je m’efforçais pourtant de conserver neutre, il s’est interrompu, dépité : tu ne te souviens pas… non ? Perso, j’étais déjà contente d’avoir suivi le film en sachant à peu près qui est qui, et qui voulait tuer qui pourquoi. Franchement, c’est déjà beaucoup pour moi, qui vois Star Wars comme un blockbuster – ni plus ni moins. Des méchants stylés (Adam Driver compte double), une héroïne battante, quelques répliques cinglantes et des mignons robots suffisent à mon bonheur (surtout les mignons robots, on ne va pas se mentir).

Et oui, oui, bon d’accord, l’aspect psychologique qui affleure dans le traitement des prophéties autoréalisatrices : le fait que ce qu’on projette sur l’autre contribue à le façonner, en bien comme en mal, et la marge de manœuvre que l’on a face à cela, qui déplace la question du bien et du mal vers celle du déterminisme et du libre-arbitre. J’avoue. Mais les mignons robots avant tout.

Bulles de BD, 2020 #1

Il n’est pas impossible que les deux premiers aient été lus en décembre, mais, hop, lot groupé.

Une case de moins : la dépression, Michel-Ange + moi, d’Ellen Forney

Ellen Forney raconte son parcours d’artiste bipolaire, entre quête du bon dosage médicamenteux et crainte de voir sa créativité se tarir avec le traitement. Selon l’humeur du lecteur et la phase traversée par l’héroïne, le récit paraîtra foisonnant ou désordonné…

Il fallait que je vous dise, d’Aude Mermilliod

Dans cette bande-dessinée sur l’avortement, Aude Mermilliod met en regard son expérience personnelle avec le parcours de Martin Winckler. Le décalage de vision, intime/professionnelle, féminine/masculine (et le léger décalage temporel dû à l’âge de chacun d’eux) rend la rencontre plus féconde que la stricte partition du récit le laissait présager.

Un détail que j’aime : la manière dont la bouche est colorée sans être dessinée.

Nous allons toutes bien, d’Ana Penyas

J’aimais l’idée de raconter l’histoire présente et passée de ses deux grands-mères, et le travail graphique sur les motifs, mais n’ai finalement pas accroché : non seulement le dessin des visages me met mal à l’aise, mais surtout les évocations du passé ne coagulent jamais vraiment en récit… et ne m’évoquent rien en tant que telles (à part les churros, peut-être, pas de tropisme pour l’Espagne – et encore moins pour l’Espagne sous Franco).

Les Grands Espaces, de Catherine Meurisse

Gros coup de cœur pour cette bande-dessinée pleine de sensibilité, de drôlerie et d’intelligence – un parfait mélange inscrit dans le dessin, avant même toute narration : les décors sont riches, vibrants et détaillés, tandis que les personnages y sont projetés en quelques traits bien sentis, qui ne s’encombrent de rien qui ne soit expressivité – à la limite d’un style de caricature que, seul, je trouverais presque vulgaire, mais qui, ainsi contrebalancé par la richesse environnante, fait merveille.

Et de quoi ça cause ? Les Grands Espace est un récit d’apprentissage et d’enfance au milieu des plantes, des livres, des rêves, de parents qui font des boutures à tout bout de champ, râlent contre le remembrement et reprennent les grands auteurs lorsque leur lyrisme contredit la botanique – une ode à la culture dans toutes ses acceptions, une éducation campagnarde comme on parlerait d’éducation sentimentale.

Une sœur, de Bastien Vivès

Bastien Vivès a parfois le fantasme un peu envahissant. Il passe pourtant plutôt bien dans cette bande-dessinée-ci, où il épouse l’éveil sexuel et amoureux d’un jeune garçon. La différence d’âge et surtout d’aplomb entre les deux protagonistes a parfois quelque chose de malaisant (tout comme le titre incestueux), mais si on est honnête et qu’on accepte le flou inhérent à l’apprentissage du désir, ça sonne assez juste (enfin j’imagine, parce que les hormones n’ont fait effet que bien plus tard chez moi et mes amies). Surtout, il y a quelque chose qui se construit là, dans la maison de vacances et l’enfance qui s’éloigne, entre le petit frère et la bande de jeunes plus âgés, les cônes glacés à pas d’heure, les parents loin et tout près, salade en famille et permission de minuit, à vélo, à la plage, à contretemps, encore dehors quand les parents sont rentrés, ou délibérément enfermés par ce beau temps parce que le puzzle est devenu prioritaire sur la plage et qu’il faut l’achever avant de se quitter.

Un détail qui m’intrigue : l’absence d’yeux à certains moments, comme ici, où l’on imagine le garçon ébloui par sa compagne, ou à d’autres moments, lorsqu’on voit les parents faire une annonce logistique aux enfants qui ne lèvent pas même les yeux vers eux (et ce sont les parents qui en sont alors dépourvus).

Un détail que j’aime : les ombres qui se substituent parfois davantage au dessin qu’elles ne le complètent, et lui donnent une sensualité à part (j’ai toujours l’impression qu’on sent le regard d’un personnage sur un autre, que le dessin est en soi une caresse).