Werk ohne Autor

Attention, des éléments essentiels à l’intrigue figurent dans cette chroniquette de L’œuvre sans auteur – si vous êtes sensible aux spoilers, allez directement voir le film.

Dans une scène qui vaut déjà à elle seule d’aller voir le film, la jeune tante du personnage principal fait une requête aux chauffeurs de bus en arrivant au dépôt, puis se place au milieu des véhicules qui dessinent un demi-cercle autour d’elle : un à un, les chauffeurs se mettent à appuyer sans discontinuer sur le klaxon, chacun se faisant entendre en propre avant de se rajouter aux autres et d’inonder la jeune femme de ces phares sonores, dans une cacophonie-harmonie étourdissante. On la sent dans une ivresse folle. Elle ajoute après à l’attention de son jeune neveu Kurt que peindre un tableau qui fasse cette impression-là serait extraordinaire ; c’est ce que cherchent à faire les peintres abstraits qu’ils sont allés voir dans une exposition consacrée aux peintre dégénérés (la bonne ambiance dès l’ouverture du film).

Je ne sais pas si la peinture peut faire cet effet-là, mais le film de Florian Henckel von Donnersmarck (La Vie des autres), sans aucun doute : il nous prend dans un faisceau d’échos, conséquences et contingence étourdissant, superposant l’histoire individuelle et familiale à l’histoire d’un pays, représentées dans l’histoire de l’art. Il y a des regards de folie : celui d’Elizabeth, la tante de Kurt, internée par un médecin nazi ; celui de son cadavre dans la salle de bain / chambre à gaz ; le regard de Kurt, transporté, lorsqu’il entend à son tour la dépendance des choses et des êtres comme harmonie universelle, dix ans après sa tante émue de la trouver dans une seule note de piano, répétée ostinato ; celui d’Ellie, enfin, qui rappelle à Kurt sa tante, et transporte toute l’harmonie dans cet être qu’il aime désormais, sans savoir que le père de celle-ci est précisément le médecin qui a condamné sa tante. On sent une force de vie incroyable émaner de ces regards qui aimantent les nôtres, confondant la folie telle que stigmatisée par le corps médical (SS) avec une ivresse des sens, une lucidité qui vous livreF le monde par intuition.

Le scénariste-réalisateur se garde bien de transformer les échos en destins héréditaires. Ça, c’est le point de vue du médecin nazi, qui ne veut pas du « patrimoine héréditaire » de Kurt pour sa fille. Florian Henckel von Donnersmarck se fait un plaisir d’en prendre le contrepied : alors que le père de Kurt sombre dans la dépression, réduit qu’il se trouve à nettoyer des escaliers pour son adhésion de convenance au parti nazi (comme les trois-quarts du corps enseignant, souligne-t-il, lui qui voulait avant tout protéger sa famille), le même métier exercé par Kart pour gagner sa vie pendant qu’il se cherche comme artiste (un emploi dégoté par le beau-père, en toute délicatesse) finit en tranche de rigolade avec ses copains artistes, qui dessinent dans la poussière et font du Pollock avec la mousse du savon. De même, si les points communs entre tante et neveu sont nombreux, cultivés par le réalisateur pour souligner leur sensibilité au monde similaire, Kurt n’hérite pas du même déséquilibre mental, et redirige l’ivresse du monde dans la création artistique. Ou du moins, essaye-t-il.

Il faut avoir le cœur bien accroché quand on veut être artiste à cette époque-là en Allemagne : après que l’art moderne a été qualifié de dégénéré par les nazis, les communistes cherchent à le corseter dans la doctrine du réalisme socialiste. Kurt étouffe dans ce formalisme totalitaire et rêve de peindre pour de vrai, à l’Ouest. Mais savoir ce que l’on ne veut pas ne suffit pas à savoir ce que l’on veut, et la liberté tant espérée se confond à l’arrivée avec l’errance : Kurt bloque devant ses toiles vides – blanc sur blanc, ironise le beau-père.

Toute sa génération d’artiste est plus ou moins comme lui et ne sait pas quoi faire – pour faire nouveau ou attirer l’attention : la visite de l’école d’art où il souhaite s’inscrire est croquignolesque. Il faut du temps et de l’instinct pour distinguer ce qui relève de l’escroquerie et de la démarche authentique. Parfois, ce n’est pas même visible dans l’œuvre elle-même, seulement dans son histoire (le film nous en fait la démonstration avec le professeur), qu’il faudra apprendre à distinguer de la justification fumeuse a posteriori (là encore, une réjouissante démonstration avec l’étudiant mystifiant son papier peint). Lorsque Kurt finit enfin par trouver sa voie, « l’idée » après laquelle son pote d’atelier le faisait courir s’efface derrière le style. Il n’y a pas de truc, seulement la répétition d’une manière de faire, à travers laquelle Kurt rend le monde tel qu’il en est traversé. L’œuvre sans auteur, c’est probablement celle-ci, bien davantage encore que les fresques socialistes où le collectif devait l’emporter sur l’individu, et faire taire les « ich, ich, ich » qui irritaient tant le professeur.

L’œuvre sans auteur, ce sont les photographies en noir et blanc que Kurt peint en niveau de gris, avant de les filer-flouter avec un pinceau sec, reproduisant la vision qu’il adoptait enfant pour continuer à regarder ce qui était insoutenable, et honorer l’injonction de sa tante à ne pas détourner le regard, ni de l’horreur ni de la nudité : regarde, regarde, tout ce qui est vrai est beau.

L’œuvre sans auteur, c’est aussi la vie de Kurt et de ceux qui l’entourent, des vies négociées dans un contexte historique donné, où le libre-arbitre se retrouve avec un jeu d’action limité – assez pour tordre le cou au déterminisme, trop peu pour ne pas être rattrapé par le sens du destin. Dans les expérimentations de Kurt, le visage de son beau-père se retrouve mêlé sur la toile au sourire de celle qu’il a tuée et de sa fille, pêle-mêle qui sonne le principal incriminé ; il bafouille et titube sous les coups de klaxons qu’il est seul cette fois-ci à entendre, l’harmonie émanant du tableau ne résonnant comme signal d’alarme que pour lui seul.

L’œuvre sans auteur, enfin, de manière anecdotique ou essentielle, c’est celle de Gerhard Richter, grand absent des noms de peintre au générique. Les photos peintes par Kurt sont pourtant ses tableaux, peints après être passé à l’Ouest à la même période. Sans doute a-t-il réussi là un joli tour de disparition qui le fait transparaître, comme transparaît quelque chose (intensité, humanité, sensibilité, individualité ?) dans les images reproduites pour elles-mêmes et non pour leur contenu, n’a-t-il de cesse de rappeler, mais pas choisies au hasard non plus… Des choses qui vous touchent sans que vous sachiez nécessairement pourquoi – et voilà l’instinct du peintre éclairé par le génie du scénario, toute les histoires, individuelles, sociales et artistiques, ramassées, tenues par la nécessité. Pas de doute, c’est une œuvre, et elle a un auteur : Florian Henckel von Donnersmarck.

Well, virgule

Le Solo proposé à Chaillot par Philippe Decouflé un est patchwork disparate, où les séquences n’ont même pas l’homogénéité de numéros : il y a des moments, des passages, des jeux d’ombre, de démultiplication, des entremêlements plus ou moins réussis de danse et de projections, de la musique et des bruitages live, mais aussi des prises de parole, une chanson mimée et même une séquence album photo de famille (avec un kangourou jouant obligeamment l’intrus) pour nous avertir de ce que ce solo ne sera pas une œuvre autobiographique. Ni une œuvre tout court, à vrai dire : la performance se présente plutôt comme le feuilletage d’un carnet de croquis. On se retrouve à éplucher des brouillons d’idées – idées qu’on trouverait merveilleuses intégrées à un spectacle auquel elles contribueraient à donner du sens, mais qui, juxtaposées ainsi, se contentent d’être ingénieuses… jusqu’à ce que l’ennui s’installe. Car, dans cette perspective expérimentale, la plupart des trouvailles sont exploitées jusqu’à épuisement formel.

L’orfèvrerie technique force l’admiration (les jeux d’ombres ont dû être abominablement compliqués à régler) mais ne raconte aucune histoire et ne suscite généralement aucune émotion passée la surprise de la découverte. Le passage où le chorégraphe rend hommage aux comédies musicales des années 1930, par exemple, commence fort : sa silhouette est démultipliée avec un décalage temporel et spatial qui évoque à merveille les scènes de natation synchronisée kaléidoscopiques (et me rappelle mes jeunes années de meneuse de revue lorsque, gesticulant entre les deux penderies à miroir de ma grand-mère, je m’amusais à créer des armées de corps de ballet). L’effet, saisissant, se dilue pourtant dans la répétition : peu à peu, les silhouettes perdent leurs contours et, de plus en plus floues, se concatènent en formes abstraites, sans que la pulsation induite par le décalage temporel crée un effet hypnotique qui prendrait la relève.

J’imagine que cela fonctionne sur certaines personnes. Il n’y a qu’à voir la différence de perception entre Christelle et moi à propos du mime sur Le Petit Bal perdu : pour elle, c’était comme les jeux d’ombre, cela s’éternisait, il aurait fallu couper après un ou deux couplets ; pour moi, la fascination ne s’interrompt pas, j’observe les doigts qui virevoltent, plus expressifs que des marionnettes sophistiquées. Peut-être est-ce dû à la similarité gestuelle avec la langue des signes, qui me captive, mais je trouve ça d’une poésie folle, et ne m’en lasse pas.

Christelle est davantage séduite par le tout début de la soirée (un passage que j’ai également aimé), lorsque Philippe Decouflé danse sous et avec la projection agrandie en temps réel de ses orteils. Cela paraît idiot dit ainsi, mais cela produit une espèce de court-circuit ; on ne sait plus comment s’emboîtent les parties du corps, laquelle vient d’où et appartient à qui – des orteils et des doigts peuvent-ils vraiment être si expressifs que ça ?

Quand je vois les merveilles qu’il chorégraphie avec ses dix doigts, je me demande pourquoi diable je m’échine à rajouter des centimètres à mes arabesques ; il y a tant de manières de faire surgir la poésie du corps – y compris d’un corps de 57 ans, comme nous le rappelle l’interprète à voix haute, craignant de ne pouvoir compter dessus autant qu’il aimerait. Quand je vois les merveilles qu’il danse de ses dix doigts, je regrette qu’il ne fasse pas davantage confiance à son corps et recherche la poésie dans la mécanique plus que dans l’organique – pourtant bien plus émouvant.

Ce solo ne fonctionne pas en tant que tel, alors même qu’il y a quantité de choses à sauver de son bric-à-brac, qu’il faudrait vider comme un grenier – conserver les fragments précieux et les nettoyer du reste. En l’état, on ne peut qu’imiter Philippe Decouflé, les mains jointes, doigts écartés, derrière son bureau : Well…

On aurait voulu s’écrier : well done! Mais : well, done.

Une escapade de santé

J’avais fait l’aller et retour à l’hôpital avant le spectacle, mais comme j’y suis retournée après pour raccompagner Palpatine chez lui, j’ai davantage eu l’impression de faire l’aller et retour à Chaillot. C’est étrange, un moment de vie normale entre deux éternités à y être soustrait. Je retrouve au pied d’une statue la femme à qui il est convenu que je remette le duplicata de Palpatine, et comme si de rien n’était, elle prend de ses nouvelles, elle qui ne l’a jamais vu, moi qui ne l’ai jamais vue, son compagnon seulement un ami professionnel de mon éclopé. Cheveux courts, air à ne jamais se laisser abattre sans vouloir en découdre avec quiconque, elle me fait penser à ma collègue : j’ai mis six mois avant de comprendre qu’elle était ma boss.

Pendant la première pièce, d’Alexander Ekman, je stresse en sourdine comme si elle était une amie que j’avais embarquée voir un spectacle et dont je regretterais presque la présence, embarrassée de mon choix dont je doute de plus en plus qu’il lui plaise. Il y a des danseurs avec des gros croquenots, des vestes, torses nus, une poubelle, une caisse de régie, des fumigènes, des lunettes de piscine, je crois, tout un fatras qui m’amuse et m’embarrasse ; j’adore pourtant quand les danseurs éparpillés se regroupent pour s’ébrouer, frapper, trembler, se chewinggumer ensemble : quelque part, alors, ça se tient. Ça ne fait pas forcément sens, mais ça fait rire parfois, ou seulement sourire, ou rien du tout, mais ça se tient, tout d’une pièce, d’Alexander Ekman, donc : FIT. Mon amie improvisée apprécie ; je suis plus sereine pour la suite.

Wir sagen uns Dunkles : nous nous disons sombres ? noirs ? Les costumes sont sombres, effectivement, mais surtout les pantalons sont affublés de longues fanfreluches de cow-boys (cousues à l’arrière des jambes plutôt que sur le côté). Cela devrait être ringard, mais toute logique de bon ou du mauvais goût s’évanouit dès que les fanfreluches frémissantes prennent part à la chorégraphie : toujours à la traîne, elles écrivent le mouvement, visuellement. Ça caracole sévère, les croupes agitées des spasmes nerveux dont Marco Goecke a le secret (éventé mais qu’importe, pourvu qu’on ait l’ivresse). Lorsqu’une danseuse au long buste se rapproche de son partenaire, je vois une jument – une jument, je vous jure, les fanfreluches pour encolure, électriques. Cela aurait du être ridicule ; c’était juste beau. Incongru mais beau, comme dans le roman que j’avais en pause de lecture, Pietra Viva, où un surnommé Cavallino, qui préfère les animaux aux hommes, et voit ceux-là en ceux-ci, s’éprend d’une (vraie) jument.

Arrive en dernier la pièce de Sol León et Paul Lightfoot, les chorégraphes attitrés de la compagnie. Signing off. J’aspire à pleins poumons, cônes et bâtonnets la beauté que j’en attendais – et qui est là, dans une absence de surprise qui la rend encore surprenante. Des tentures noires et des panneaux modulent l’espace en écho à la musique de Bach : les corps de danseurs s’y découvrent plus que lumineux, solaires en pantalons blancs. J’en viens à me laisser fasciner par un danseur blond, moi que n’attirent généralement que les bruns ; dans cette dramaturgie abstraite, les physiques nordiques se gonflent de mythes méditerranéens, que voulez-vous. Moi c’est exactement ça, que je veux, comme un monstre mythologique à qui l’on sacrifierait chaque année son tribut de jeunesse : des corps jeunes mais pas lisses, pleins d’une vitalité qui surcompense l’absence de ride et d’histoire, des corps qui disent l’à vivre plutôt que le vécu et qui, ce faisant, donnent le désir de ce qu’il y a à vivre avec une intensité incroyable, dont je me gave sans jamais parvenir à satiété, encore moins à saturation. Palpatine est immobilisé dans son lit d’hôpital, le moindre centimètre de déplacement lui cause des douleurs incroyables, elles aussi ; et moi je suis là, ailleurs dans le noir, à me gaver de ces corps lumineux qui se donnent sans réserve, l’énergie jamais en stock, toujours à se renouveler dans la flamboyance de l’ici et maintenant. Ils ne donnent pas, ils n’ont pas encore cette conscience-là : ils laissent, comme des serpents qui viennent de muer ; ils laissent et moi je prends, sans attendre qu’on me l’offre, je m’empare de ces débordements de vie, contractions, abdominaux, rapidité, muscles, incision, petits culs, visages éclairés, habités. Je me sens vieille, à me gorger d’une vitalité que je découvre extérieure à moi, à me rendre compte de leur jeunesse. Mais pas tant que cela a posteriori : je m’étais emmêlée entre le NDT 1 et le NDT 2 ; il s’agissait bien de la compagnie junior, et non de la compagnie principale que je n’aurais pas vue rajeunir. On ne voit pas souvent des danseurs si jeunes d’une telle maturité artistique. Des artistes dans la force de l’âge, en somme, qui feraient passer la récente soirée Lóon & Lightfoot de l’Opéra pour une séance de répétition.

Piano de verre

Mon professeur de danse donne cours le lundi, mercredi et vendredi à la même heure, mais j’ai fini par me caler uniquement sur le lundi, parce que la pianiste ce jour-là est différente. Non seulement elle ne modifie pas le rythme en cours d’exercice, contrairement à son collègue qui, par ennui ostensible, se retrouve à faire du jazz avec du classique, mais elle improvise parfois à la manière de Philip Glass : instantanément, on respire mieux, et l’exercice prend une autre dimension – presque une représentation intérieure.

C’est probablement aussi pour ce compositeur que j’aime tant les chorégraphies de Sol León et Paul Lightfoot – même si je comprends les gens que cette tarte à la crème rebutent. Le rejet de cette musique est en quelque sorte inclus dans sa composition : il est un moment où la répétition qui nous hypnotisait soudain devient insupportable – la répétition de trop. Elle arrive rarement pourtant, et presque uniquement par défaut d’attention : un bruit, une fatigue nous a tiré à l’écart, et c’est comme le sang qu’on entend soudain battre dans ses tempes, la pulsation devient bruit. Bruit léger mais continu : irritant. Il me semble que le compositeur joue avec ça, et que c’est là que réside son génie, à répéter la pulsation jusqu’à la transe, et modifier imperceptiblement la ligne musicale pour éviter que la répétition s’entende comme telle et suscite l’irritation – pour que la joie, la transe demeure. C’est comme une règle de vie, une règle du vivant : rien ne se prolonge qu’en s’altérant ; il faut exister pour vivre, sans cesse sortir de sa forme pour se réinventer – la vie comme mue prolongée.

C’est toujours la même flèche à double-sens que je revois sur le tableau de la salle d’hypokhâgne : identité <–> altérité. Quand l’interprète parvient à faire entendre cette tension entre désir du même (qui est crainte du changement) et désir de renouvellement (irritation de l’enlisement), la musique de Philip Glass me subjugue. Les dix pianistes qui se sont réunis à la Philharmonie pour donner l’intégrale des études pour piano me l’ont chacun à leur manière fait un peu mieux comprendre. Évidemment, aucun n’a joué les même pièces et certaines sûrement étaient pour me plaire plus que d’autres, mais l’on sentait diverses manière d’interpréter, qui me permettaient plus ou moins d’entrer dans la transe.

Le degré zéro de l’interprétation, l’étalon mesure, est fourni par le compositeur lui-même, qui vient jouer les deux premières études. Observer un créateur jouer lui-même sa création est souvent fascinant ; on comprend mieux d’où elle surgit, soudain, comment elle s’articule et s’enracine dans un corps ou une personnalité. Cela ne donne pas LA manière d’interpréter pour autant, ni ne constitue nécessairement la meilleure interprétation. Voir du Forsythe dansé par William Forsythe ou du Preljocaj dansé par Angelin Preljocaj est une expérience à la fois intéressante et décevante : le mouvement sur eux est naturel. C’est la torsion qu’il prend lors de la transmission qui le rend vraiment fascinant, qui fait surgir le style. C’est peut-être d’ailleurs la marque du talent : le mouvement se charge de sens et rend mieux encore sur d’autres corps – signe qu’il y a là une œuvre, à interpréter. Quelque chose de similaire se passe lorsque Philip Glass joue ses propres pièces : il y a presque de la maladresse ; on sent des cassures, mais voulues, évidentes, comme dessinant un paysage intérieur. Pour autant, je n’entends pas tout à fait ce que j’ai fini par identifier comme le style Glass – qui est un peu à la musique ce que Duras est à la littérature : un style qui appelle le pastiche par sa structure ostentatoire, facile à méprendre pour des tics, mais inimitable dans sa capacité à faire voir, entendre et ressentir ce qui surgit soudain sous la main (la plume, les doigts) de l’artiste.

Le pianiste qui suit Philip Glass et que l’on applaudit à son entrée… est en réalité un machiniste chargé d’échanger les tabourets pré-réglés et disposés en arc de cercle autour du piano comme un cadran solaire lunaire. Ce sera la running joke de la soirée ; on l’applaudira presque jusqu’au dernier échange de tabouret.

Le pianiste qui suit le compositeur et le machiniste donne pour ainsi dire dans l’excès inverse (même s’il s’agit probablement d’un effet de contraste) : son jeu virtuose semble si facile, si rapide, tout est si lié qu’on n’a plus le loisir d’entendre les failles de la musique, celles qui nous happent. Ce sera l’écueil principal de la soirée : la trop grande facilité, revers de la virtuosité. Le verre ne vole plus en éclats – tranchants ; il s’avale d’un trait, glass of water, piece of cake.

Puis il y a Timo Andres. Il architecture ses études pour m’en faire entendre les creux, les silences qui y résonnent et prennent à la gorge. Opère alors une rare métaphore : les cordes du piano se confondent avec mes cordes vocales, et ça se serre au rythme des petits marteaux. Être cloué sur son siège, cela doit être ça. Et il faut un talent certain pour donner ainsi envie de chialer, une envie vague et noble, alors que ça siffle, clique et gling-gling chez les voisins (j’ai passé une bonne partie du concert avec la main en cornet autour de l’oreille pour minimiser les bruits parasites).

Il y en a eu d’autres coups de cœur durant la soirée (notamment Thomas Enhco), mais celui qui m’est resté, le coup de gorge, c’est lui, Timo Andres, avec son look trop premier de la classe pour ne pas être un génie. Un Mika pianiste, qui retrouverait les autres coachs de The Voice avec Aaron Diehl en Soprano, Célimène Daudet en Jennifer et Philip Glass en Julien Clerc. Palpatine m’a regardé avec un drôle d’air quand je me suis amusée des correspondances à l’entracte, mais ne s’est pas formalisé en seconde partie de soirée quand je me suis exclamée-murmuré : mais c’est Liberace ! à l’arrivée de Nicolas Horvath. Pardon, pardon, à tous. Je commence à avoir faim et suis moins concentrée, je plane un peu et commence à délirer avec les petits carrés de la Philharmonie, qui se détachent des murs et se transforment en triangle, des échardes de verre ; ça tourne, ça tourne depuis le piano en spirale et je plane de Maki Namekawa jusqu’aux sœurs Labèque, l’une après l’autre. Quelque chose comme ça :

C’est un peu kitsch, mais je débute dans ce genre d’illustration.

S’il fallait tenter une dernière image pour appréhender la musique de Philip Glass, ce serait celle des cercles et de la spirale : ça tourne, ça tourne en rond croit-on et, sans avoir compris comment, on se retrouve ailleurs, élevé dans une spirale qu’on n’a pas vue nous emporter.

Passe-passe, pluie et pied léger

Je ne sais pas pour vous, mais il est rare que mes souvenirs de ballets soient en mouvement. J’ai des ambiances, des images, parfois assez proches pour être rassemblées et suggérer un mouvement, mais rarement des enchaînements. Dès que je me concentre sur un souvenir que je crois voir animé, son avant et son après disparaissent en l’entrainant ; sitôt dansé, sitôt évanoui, le mouvement ne peut qu’être à nouveau imaginé – pour peu qu’on ait mémorisé l’enchaînement, un fragment souvent. Du programme León-Lightfoot et Van Manen à Garnier, je repars ainsi avec deux pellicules volées-reconstituées.

La première : dans Sleight of Hand, Eve Grinsztajn et Stéphane Bullion sont les gardiens d’un temple qu’ils font exister à eux seuls, deux divinités statuesques perchées de part et d’autre d’un seuil qu’ils matérialisent (leur hiératisme me ramène à l’exposition sur Toutankhâmon). Ils se tiennent longtemps immobiles, et reprennent entre deux immobilités un même enchainement : la main se lève vers le ciel, deux doigts tendus comme dans la pantomime je-le-jure ; demi-tour avant que le coude se tende, ils piquent comme une arme dangereuse vers l’épaule opposée, qui se rétracte en anticipant le point d’impact ; le buste se recroqueville et c’est encore la main, accompagnée de sa jumelle, qui le sort de la prostration : elles se décroisent et aplanissent de la paume toute perturbation, interdite sans appel, font revenir le calme comme on lisse un tissu.

En contrebas de ces deux figures hiératiques, on danse ou on s’agite comme les pauvres mortels que nous sommes, au point que je finis par regarder en priorité qui danse moins et, bougeant a minima, danse véritablement en donnant au mouvement le temps de résonner. Quand la résonance s’épuise dans l’immobilité, je quitte à regrets mes divinités du regard et, surprise, découvre un geste, une configuration ou un danseur qui n’y était pas. Si tour de passe-passe il y a, comme l’annonce le titre, il est là, dans cette surprise de l’attention, que j’avais déjà expérimentée de manière plus étonnante encore lors des spectacles d’Amagatsu.

La seconde (pellicule de souvenir) : dans Speak for yourself, la toute fin, reprise de l’enchaînement : Ludmila Pagliero laisse partir le poids de sa tête contre le torse d’Hugo Marchand – une demande d’attention qui se sait d’emblée insatisfaite, entre coup de bélier et caresse de chat. La mémoire emprunte alors à la logique du rêve : je ne la vois pas se retourner, mais elle se retrouve dos à lui, qui l’enlace dans une couronne ; un instant et elle se soustrait à cet enlacement qui, demeurant figé, se révèle emprise. Lui reste immobile, les bars pas du tout ballants, enserrés autour du vide ; et elle, échappée, rescapée de l’abandon, marche lentement vers l’arrière-scène, vers le hors-scène, fin et suite. J’ai trouvé cela infiniment émouvant après les larmes vaporisées en rideaux de pluie, et la pluie ruisselée des corps trempés aux racines glissantes de la scène. Je ne me souviens plus à vrai dire de ce qui précédait ; le ballet dans mon souvenir commence et s’éternise avec ce rideau de pluie.

Entre ces deux ballets, il y avait le pas de deux de Van Manen sur les Gnossiennes de Satie. Je l’ai découvert à la télévision avec Ludmila Pagliero et Hugo Marchand, filmé de manière inattendue mais plutôt poétique. Frontalement, avec la distribution que j’ai vu, cela ne fonctionne pas. Peut-être est-ce, comme l’analyse l’ami berlinois de Palpatine à la Philharmonie, que le style a mal vieilli ; j’ai eu des flashs des Balanchine qui m’ennuient le plus, la modernité marquée comme académisme. Peut-être est-ce, comme l’analysent les Balletonautes, que le partenariat ne fonctionne pas, Florian Magnenet n’ayant pas la trempe pour accompagner Léonore Baulac, qui trouve porte close à toutes ses demandes d’interactions. J’en reste au constat que cela ne lui va pas. Non pas : elle n’est pas bien dans ce pas de deux ; mais : ce pas de deux ne lui va pas, comme la jupette du costume ne lui va pas, à partir des hanches plutôt que de la taille – l’un et l’autre, tenue et chorégraphie, trop étriqués pour elle. Il n’en reste pas moins, de part et d’autre, une excellente soirée (enfin… matinée).

Mit Palpatine